Chapitre I. La beauté d’expression
p. 341-346
Texte intégral
1Par beauté morale je n’entends pas la beauté de moralité, que j’aurai à étudier sans doute mais simplement comme un cas particulier, j’entends d’une manière plus générale, la beauté de sentiment. Il est certains objets qui ne valent ni par l’impression plus ou moins agréable qu’ils produisent sur les sens, ni par la satisfaction intellectuelle qu’ils peuvent nous donner, mais par la propriété qu’ils ont de nous toucher le cœur. Ce que nous admirons en eux, c’est leur expression morale ; ce sont les sentiments qu’ils nous suggèrent et dont ils semblent eux-mêmes pénétrés.
Distinction nécessaire
2Quand on dit qu’une chose a une expression donnée, par exemple qu’une chanson est triste, on peut vouloir dire qu’il nous est impossible de l’entendre sans nous sentir attristés ; ou bien l’on veut dire qu’elle indique, par ses inflexions, que celui qui chante est attristé lui-même. Dans le premier sens, on pensera à l’expression subjective de la chanson, c’est-à-dire aux sentiments qu’elle nous suggère ; dans le second, à son expression objective, c’est-à-dire aux sentiments qu’elle traduit. Cette distinction, faite par Sully-Prudhomme, devra désormais prendre place dans toute théorie de l’expression ; elle est de valeur ; elle permet de résoudre aisément certains problèmes d’esthétique qui ont fort embarrassé les théoriciens.
3Entre l’expression subjective d’un objet et son expression objective, il y a le plus souvent une correspondance très étroite, au point qu’il faut un effort d’abstraction pour les distinguer. Par sympathie nous souffrons avec ceux qui ont l’air de souffrir. Par illusion poétique, nous mettons dans les choses nos joies et nos tristesses ; nous avons une tendance à leur donner la teinte des sentiments qu’elles nous suggèrent, ou même de ceux qui se trouvent accidentellement en nous. Il se présente pourtant des cas où les deux expressions sont très nettement différenciées. À l’expression de sentiments bas, vils ou cruels correspondra en nous un sentiment d’indignation ; nous rions volontiers de ce qui atteint les autres dans leur amour-propre ; dans l’admiration que nous éprouvons pour tout acte de courage, il va de l’angoisse ; l’expression d’une colère puissante provoque un sentiment d’effroi. Dans le sentiment dit sublime, où par une analyse un peu laborieuse Kant a voulu voir un conflit entre notre imagination, qui souffre de son impuissance à se représenter l’infini, et notre raison, qui dans la conscience même que nous avons de cette impuissance trouve sa propre glorification, n’y aurait-il pas simplement un contraste entre l’expression subjective de l’objet et son expression objective ?
4Ces deux expressions pouvant être tout à fait différentes et même antagonistes, il est clair que nous n’apprécierons pas les objets de même, suivant que nous ferons plutôt attention à la valeur des sentiments qu’ils nous suggèrent, ou bien à la valeur des sentiments qu’ils expriment. Il doit y avoir une beauté d’expression subjective et une beauté d’expression objective, dont il peut se faire que nous ne jugions pas selon les mêmes règles.
La beauté d’expression subjective
5Notre sensibilité morale se plaît, comme toutes nos facultés, dans l’exercice normal de son activité. Nous avons un cœur fait pour ressentir des amours et des haines, des regrets et des espoirs, de la pitié, de l’angoisse, des remords, de la fierté et des humiliations. Parmi ces émotions si diverses que nous pouvons éprouver, les unes sont joyeuses, les autres pénibles ; mais nous avons besoin de toutes, pour sentir tout notre cœur.
6Ce besoin d’émotions, nous l’apportons dans la vie réelle. Ce qui nous est le plus intolérable, c’est l’existence stagnante, monotone, qui ne nous apporte ni douleurs ni joies. Plutôt souffrir, car au moins c’est vivre. En des pages inoubliables, Pascal nous a montré l’homme s’agitant pour ne pas sentir sa misère naturelle et le vide de son existence. « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Mais est-ce quand l’homme est inerte, immobile, qu’il est dans sa condition naturelle ? Cet irrésistible instinct qui nous mène montre au contraire que nous sommes faits pour les émotions de la vie active, dans lesquelles nous sentons bien que nous trouvons la plénitude de notre existence.
7Si nous ne trouvons pas dans la vie réelle l’occasion de dépenser les énergies morales qui surabondent en nous, nous leur chercherons un dérivatif dans une activité de jeu ; nous demanderons au rêve, au conte, au roman, au théâtre, l’excitation dont nous avons besoin pour fournir notre dose normale d’émotions. De là le plaisir que nous trouvons à toute œuvre pathétique ou dramatique.
8Nous sommes ici sur le terrain battu de l’esthétique. Ce que nous venons de dire a été dit cent fois. La question vraiment intéressante, parce qu’on ne s’entend pas aussi bien sur la réponse à faire, est de savoir jusqu’à quel point cette multiplicité d’émotions, que l’œuvre d’art peut nous suggérer, lui confère une valeur esthétique.
9Est-il juste de mesurer la beauté d’une œuvre à l’intensité des émotions qu’elle nous donne ? Il le faudrait, si l’on assignait comme fonction à l’art de nous remuer le plus profondément possible. Mais ce ne peut être notre idéal. Les émotions extrêmes épuisent la sensibilité ; elles l’obligent à recourir pour retrouver la même stimulation à des excitations de plus en plus fortes ; il y a donc, dans leur usage, quelque chose de dangereux. Par excès d’intensité, elles deviennent une véritable souffrance. Il est des romans et des drames qui nous troublent comme un songe fiévreux, qui nous obsèdent d’images terrifiantes, qui nous serrent le cœur. On en sort comme d’un cauchemar ; et longtemps encore on reste sous l’impression pénible qu’elles nous ont donnée, comme lorsqu’on a échappé dans la vie réelle à quelque danger grave, ou passé par quelque grande douleur. Si l’on recherche de telles émotions, si l’on s’y complaît, ce ne peut être que par une sorte de curiosité malsaine. À vrai dire, bien souvent on ne les recherche pas, on les subit ; on est pris par le drame comme par un engrenage ; on a beau résister, demander grâce, il faut qu’on y passe tout entier. Sans doute on éprouvera, quand ce sera fini, un soulagement indicible à se sentir délivré de cette angoisse ; mais c’est payer trop cher ce plaisir. Ce sont là les procédés d’un art brutal. Il est d’ailleurs plus facile qu’on ne croirait d’obtenir de tels effets ; il y a des artifices de métier pour les produire. La valeur d’art et la beauté d’une œuvre ne peuvent donc se mesurer simplement à sa puissance d’expression. Suivant la très juste recommandation de Cournot, « de ce qu’une tragédie ou un opéra, souvent médiocres, nous remueront plus que la vue d’un tableau, d’une statue ou d’un monument d’architecture, nous nous garderons de conclure qu’il y a dans l’opéra ou dans la tragédie des beautés d’un ordre bien supérieur à tout ce que peut produire l’art des Phidias et des Raphaël1 ».
10Quand l’effet pathétique est dû à quelque grossier artifice, quand il agit trop fortement sur les nerfs, toute impression esthétique s’évanouit à bon droit. Ce que nous admirons ou devons admirer, c’est un maximum d’émotion produit avec un minimum d’impression physique. Nous devrons surtout nous plaire aux œuvres qui nous procureront des émotions variées et riches, mais d’intensité moyenne, et qui nous laisseront assez de sang-froid pour qu’aux moments les plus pathétiques nous puissions goûter encore une impression d’art.
11Ce n’est donc pas l’intensité des sentiments suggérés qui importe, c’est bien plutôt leur qualité. J’ai le droit de juger une œuvre d’après les sentiments qu’elle me donne ; mais pour que je la dise belle, il faut qu’il y ait dans ces sentiments quelque chose de vraiment esthétique, c’est-à-dire de vraiment moral, la perfection des sentiments étant dans leur moralité.
La beauté d’expression objective
12Essayons de dégager les lois élémentaires de l’expression objective.
13Toute chose est belle quand elle est expressive ; c’est qu’alors elle est vivante, c’est qu’elle semble avoir une âme. Rien ne peut être plus antipathique à la pensée que la matière brute. Qu’il y ait dans le monde de lourdes masses matérielles, substances inertes et inconscientes, poids mort de la réalité, cette seule pensée inspire à un être conscient une sorte d’horreur. Nous ne pouvons accorder de sympathie et ne pouvons attribuer de beauté qu’à ce qui est vivant et sentant. Pour que les choses prennent une valeur esthétique, il ne suffit donc pas qu’elles nous émeuvent, il faut qu’au moins par illusion poétique nous puissions supposer en elles-mêmes quelque chose qui ressemble au sentiment.
14Toute chose sera d’autant plus belle qu’elle sera plus clairement expressive. Il n’est pas nécessaire que les sentiments exprimés soient très intenses. Mais il faut que rien n’en soit perdu. Il est des physionomies si expressives qu’elles sont pour ainsi dire transparentes ; elles rendent avec tant de délicatesse les plus fines nuances du sentiment, qu’aucune n’échappe. Par quelle imperceptible modification des traits la gaîté, la tristesse, les émotions les plus diverses se trouvent-elles signifiées ? Nous ne saurions le dire. Nous ne voyons que le sentiment exprimé. Le visage prend ainsi une sorte de beauté immatérielle et toute psychique. De même, quand nous lisons un poème ou écoutons un chant très expressif, dans lequel chaque inflexion de la phrase, chaque modulation de la voix a un sens et correspond à un sentiment, il nous semble encore que les émotions exprimées sont directement perçues ; rien ne paraît s’interposer entre elles et nous. S’il nous fallait un effort pour interpréter l’expression, sa valeur esthétique en serait singulièrement amoindrie, non parce que cet effort nous coûterait, mais parce que la difficulté de l’interprétation prouverait qu’il y a dans l’expression même quelque chose de défectueux. Un visage inexpressif est un visage empâté, trop inerte, que ne parviennent pas à émouvoir les sentiments légers ; une phrase littéraire ou musicale dont l’expression ne se dégage pas est une phrase lourde, opaque ; c’est de la matière qui n’est pas complètement pénétrée d’esprit. L’expression sera parfaitement belle quand elle sera si transparente qu’elle n’attirera plus sur elle-même notre attention, et que nous croirons atteindre directement, sans intermédiaire, le sentiment exprimé.
15Toute expression est d’autant plus belle que les sentiments exprimés sont plus beaux. Ici nous n’avons pas de démonstration à donner. La loi s’impose. Toute la question est de savoir comment nous jugerons la valeur esthétique des sentiments.
16On est trop disposé à n’attribuer la beauté proprement dite qu’aux objets qui tombent sous nos sens et qui ont une forme perceptible. Mais il y a une beauté purement psychique : beauté de l’âme, beauté d’un état de conscience. Cette beauté toute morale, nous devrons l’accorder aux sentiments qui ont en eux quelque chose de délicat, de généreux ou d’élevé ; à ceux qui impliquent le plus libre, plus riche et plus harmonieux développement de notre personnalité.
17Voici enfin une règle que nous devons poser et qui devra présider à toute notre critique de la beauté d’expression. C’est que toujours nous devrons accorder plus de valeur à l’expression objective qu’à l’expression subjective. Cette règle rentre dans le programme même de notre esthétique, qui est de chercher à nous détacher autant que possible de nous-mêmes et de juger les choses, non d’après l’effet qu’elles produisent sur nous, mais d’après leur valeur propre.
18La beauté d’expression objective est la plus objective de toutes, la plus dégagée des apparences, et vraiment la plus réelle. Mes sens ne me font percevoir les objets que très superficiellement ; on est même en droit de se demander si l’image qu’ils m’en présentent a la moindre ressemblance avec la réalité. L’intelligence, qui me fait percevoir les formes et déterminer le rapport des êtres à leur fin, a plus de valeur objective ; mais la connaissance qu’elle me donne des choses est bien abstraite ; à vrai dire, elle ne me fait connaître que des rapports. Mais quand je me représente les sentiments qu’un être éprouve, je puis me les représenter exactement tels qu’ils sont ; il n’est pas de connaissance qui soit plus pure d’illusion, plus adéquate à son objet que celle-là. La vie morale d’un être, c’est ce qu’il y a de plus réel en lui, c’est la raison d’être de toute son organisation, la fin vers laquelle convergent toutes ses énergies. C’est donc en cela que doit être sa beauté.
19Essayons maintenant de sortir des généralités, et de donner quelques applications de ces principes à la beauté d’expression dans la nature et dans l’art.
Notes de bas de page
1 A. Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances, Hachette, 1831, t. I, p. 381.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comprendre la mise en abyme
Arts et médias au second degré
Tonia Raus et Gian Maria Tore (dir.)
2019
Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance
De la dysharmonie à la belle laideur
Olivier Chiquet
2022
Un art documentaire
Enjeux esthétiques, politiques et éthiques
Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.)
2017