Chapitre II. La beauté géométrique
p. 283-298
Texte intégral
Beauté de forme
1Il est un certain genre de beauté que j’appellerai la beauté géométrique. Elle consiste dans la régularité, dans la simplicité des formes et des proportions. Je l’examinerai en premier lieu, comme le cas le plus simple de beauté intellectuelle, et pour la facilité avec laquelle on peut en établir la théorie. Grâce à cette sorte d’exercice préalable, nous nous trouverons plus à l’aise quand nous aborderons les problèmes d’ordre supérieur qui peuvent se poser au sujet de la beauté de forme.
2Il est manifeste que nous nous plaisons au spectacle des choses qui présentent un caractère de régularité dans la forme, de simplicité dans les proportions. Nous avons une tendance à imprimer nous-mêmes ce caractère aux produits de notre art. Nous n’avons donc pas à démontrer l’existence d’un tel goût. Il s’agit seulement de l’apprécier. Sachant quelles sont les raisons qui le déterminent, nous serons à même d’apprécier la valeur de ces raisons, et par conséquent d’établir jusqu’à quel point nous avons le droit de nous faire de la beauté géométrique un idéal.
Attrait des formes régulières
3Les raisons qui déterminent ici notre goût me semblent être de deux sortes. Les unes sont subjectives et de pur agrément. Les autres sont plus objectives, en ce sens que nous nous croyons autorisés par elles à attribuer à l’objet un caractère de perfection et de supériorité.
4À notre point de vue personnel, les formes régulières et simples ont l’avantage de nous faciliter singulièrement le travail intellectuel requis pour la perception des objets.
5On a bien essayé d’expliquer l’effet esthétique de certaines lignes et de certains contours par l’aisance particulière avec laquelle nous les parcourons du regard. Mais avant de hasarder cette explication, il aurait fallu s’assurer que pour percevoir une ligne, nous la parcourons réellement des yeux. Or, il n’en est rien. Un déplacement continu du point de fixation de l’œil ne pourrait que brouiller toutes les images et produire un véritable vertige1. Pour percevoir une forme, notre regard se fixe sur le point d’où il la perçoit le mieux dans son ensemble ; si cette vision ne lui suffit pas, brusquement, d’un mouvement si rapide que, pour la conscience, il est instantané, il se porte vers un autre point, et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous ayons achevé notre exploration. La façon dont se déplacent nos yeux ne peut donc avoir aucune influence sur l’effet esthétique de la ligne. Tout au plus leur pourrait-on attribuer une préférence pour les figures simples et de grandeur médiocre, que nous pouvons percevoir sans déplacement du regard, d’un seul coup d’œil. Quand nous cherchons le point d’où un objet offre l’aspect le plus esthétique, d’instinct nous nous plaçons à une distance telle que nous puissions facilement l’embrasser du regard. Nous aimons aussi que le centre optique de la figure soit marqué par quelque point saillant, sur lequel les yeux viennent d’eux-mêmes se fixer. Mais ce sont là des motifs de préférence bien ténus, qui ne doivent agir sur le goût que lorsqu’il est à l’état d’équilibre instable, indécis entre diverses figures également insignifiantes, dont il ne sait que penser.
6Dès qu’il s’agira d’un objet intéressant à quelque titre, d’un meuble, d’un édifice, d’un être animé, nous aurons des raisons autrement sérieuses pour juger de sa forme ; que nous soyons obligés de nous y reprendre à trois fois pour la percevoir ou qu’elle nous apparaisse du premier coup d’œil, cela ne compte plus, ou compte pour si peu qu’il n’est pas très utile de savoir pour combien. À quoi bon doser ces infiniment petits ? La solution de certains problèmes est qu’ils sont de trop peu d’importance pour qu’on s’y attarde. Je sais que quelquefois nos préférences esthétiques les plus formelles sont déterminées par de bien imperceptibles nuances d’impression. Mais il faut le remarquer : ces petites différences n’importent que dans les cas où une grande différence importerait beaucoup. Ainsi l’effet d’une fausse note étant intolérable, la plus légère altération dans la justesse du son inquiétera l’oreille et produira un très fâcheux effet esthétique. Mais l’œil est assez habitué à se mouvoir pour ne pas regarder à sa peine. La plus grande n’étant presque rien, peu importent les nuances. Il est étrange qu’ici certains théoriciens s’obstinent à faire notre goût plus sensuel qu’il n’est, et s’efforcent de ramener ses préférences pour la forme à de toutes petites raisons d’agrément physique, quand en fait il se décide pour des raisons bien plus importantes. Si toute l’élégance des formes se réduisait à fournir au regard un trajet un peu plus facile, la conclusion serait que nous sommes bien puérils d’attacher tant d’importance à l’élégance des formes.
7En somme l’effet produit sur la sensibilité physique par la perception des figures est quelque chose de tout à fait insignifiant, qui ne doit intervenir que pour une quantité négligeable dans l’évaluation de leur beauté.
8La forme, à vrai dire, n’existe que pour l’intelligence. Ce ne sont pas les sens qui la perçoivent. Quand par exemple je regarde un triangle tracé sur le papier, ma vue perçoit bien chacun des points blancs qui composent sa surface et des points noirs qui la limitent, mais sur ces données immédiates de la vue il me faut accomplir un certain travail mental pour remarquer que tout cela forme un triangle. Débrouiller le chaos de nos perceptions sensibles, constater la forme des objets est un des premiers exercices de notre esprit. Tout ce qui tend à nous faciliter cette tâche doit nous plaire. Or les formes régulières nous présentent le travail en quelque sorte tout préparé. Peut-être n’éprouvons-nous pas à les percevoir un plaisir positif : l’opération à effectuer est si simple qu’elle ne peut nous donner grande stimulation intellectuelle ; mais nous jouissons de cette aisance par contraste avec le labeur qu’exige la perception des formes très compliquées. Soit par exemple un objet rectangulaire, ou cylindrique, ou sphérique : il est perçu d’un coup d’œil ; sur un minimum de données sensibles, le voilà compris, défini, classé. Nous nous faisons de sa forme une idée simple que nous pouvons exprimer d’un mot ; nous pourrions facilement le décrire ; son image se grave plus nettement dans notre mémoire, et d’ailleurs il nous serait toujours possible, grâce à la formule qui l’exprime, de la reconstituer intégralement. Nous avons donc pris avec une aisance surprenante une parfaite connaissance de sa forme, et nous devons lui en savoir gré. Soit au contraire un objet de forme irrégulière ou compliquée : l’analyse en sera beaucoup plus laborieuse ; nous pourrons l’étudier longtemps avant d’arriver à nous en faire une idée ; il nous impose une tâche supplémentaire qui doit nous indisposer contre lui.
9La régularité des formes rend donc les objets plus faciles à connaître, plus intelligibles ; et cela suffit, non seulement pour expliquer, mais pour justifier le sentiment de satisfaction intellectuelle avec lequel nous les contemplons.
10Mais nous ne nous plaisons pas seulement à voir ces objets ; ils éveillent en nous un sentiment de beauté. Ce sentiment implique certaines affirmations sur la valeur de l’objet, affirmations qui vont plus loin que la simple constatation de son agrément, et qui, par conséquent, doivent être justifiées à part.
11Ce que nous admirons dans les dispositions régulières, c’est leur évidente finalité. Rien n’exclut davantage le hasard, rien n’est plus manifestement intentionnel qu’une disposition régulière et simple. Voici deux lignes : si elles ont très précisément la même longueur, ce ne peut être par une coïncidence fortuite ; il est infiniment probable qu’on a voulu les faire telles. Si je ne puis découvrir entre elles qu’un rapport un peu plus compliqué, et qui encore ne soit pas réalisé très exactement, les chances augmentent pour qu’il n’y ait là qu’une simple coïncidence ; la finalité ne s’impose plus. De même pour les formes d’une régularité géométrique ; elles donnent plus que d’autres une impression d’art et de finalité ; elles ne peuvent être que l’effet d’un plan préconçu et systématiquement suivi.
12Cette pensée relève singulièrement le plaisir que j’ai à les voir. Soit un objet, un plat par exemple, de forme exactement circulaire. Je jouis déjà de cette simplicité de forme qui me le rend commode à percevoir ; mais j’éprouve par surcroît une satisfaction désintéressée à constater que la fin poursuivie, à savoir de faire ce plat bien rond, a été pleinement atteinte ; j’admire l’ouvrier d’avoir réussi à obtenir ce cercle irréprochable. La moindre irrégularité que je viendrai à remarquer me choquerait comme contraire à la fin poursuivie, et gâterait tout l’effet.
13Cette considération de finalité complique évidemment le problème. S’il ne s’agissait que d’agrément, nous aurions vite fait de déterminer les formes qui rendent la perception le plus aisée. Mais du moment que nous concevons l’objet comme réalisant une fin, voici des éléments très divers et d’évaluation délicate qui vont entrer dans notre appréciation. Nous nous demanderons ce que vaut en elle-même la fin poursuivie, s’il était bien opportun de poursuivre celle-là dans la circonstance donnée, et jusqu’à quel point il était difficile et par conséquent méritoire de l’atteindre. L’objet nous plaira plus ou moins, selon la réponse que nous donnerons à ces diverses questions ; et chacune de ces questions se posera à nouveau devant chaque objet, sans qu’il soit possible de donner de réponse une fois pour toutes. Comment par exemple pourrait-on apprécier la valeur esthétique de la forme ronde ? Cela dépend évidemment de l’objet considéré : il est des cas où nous aimerons mieux qu’il soit rond, d’autres où la forme carrée sera préférable et produira un meilleur effet esthétique. Il s’ensuit encore, et ceci est bon à rappeler aux esthéticiens qui ont essayé de déterminer par expérience l’effet esthétique des diverses formes, que nous ne jugeons pas de la beauté de ces formes par simple impression, mais aussi par raisonnement, par jugements théoriques qui peuvent singulièrement différer d’un individu à l’autre et d’un moment à l’autre.
Leur valeur dans la nature
14Dans ces conditions, nous comprenons qu’il est tout à fait impossible de déterminer, d’une manière générale, ce que vaut la beauté géométrique et ce que valent les jugements que nous portons à son sujet. Nous pouvons dire en gros que nous avons des raisons sérieuses pour l’aimer, et que certainement elle a une certaine beauté. Mais cela n’est pas bien instructif. Pour arriver à quelques indications un peu précises, il faut considérer des cas particuliers. Citons un certain nombre d’objets qui présentent ce caractère géométrique, voyons quels sentiments ils inspirent communément, et demandons-nous jusqu’à quel point ces sentiments sont justifiés.
15Dans la nature inorganique je citerai, comme exemple de dispositions géométriques, la coupole du ciel, le disque du soleil, le croissant de la lune, l’arc-en-ciel, la ligne circulaire de l’horizon, les monts arrondis en dôme ou dressés en pyramides, les falaises coupées en hautes murailles verticales, les formes architecturales de certains rochers, les lacs circulaires, les galets arrondis des plages, etc. D’elle-même la matière s’agrège dans les cristaux en solides très réguliers. Ainsi l’eau qui gèle se cristallise en figures hexagonales d’une parfaite symétrie. Notre goût n’exige pas cette régularité ; nous ne tenons pas essentiellement à ce que tout dans la nature semble fait à la règle et au compas. Nous préférerons même en général, dans les ordonnances naturelles, quelque chose de plus varié, de plus souple. Mais quand cette régularité se présente par exception, nous l’accueillons avec plaisir. Elle nous montre dans le jeu des forces naturelles un semblant et même un commencement de finalité. Dans un cristal, nous admirons la certitude avec laquelle les molécules sont venues prendre place dans la construction comme pour réaliser une forme prédéterminée. Notre intelligence prend ici un légitime plaisir à constater qu’un objet, qu’elle n’a pas ordonné elle-même, est conçu suivant ses propres lois.
16Dans les organismes vivants, je citerai la structure simple et régulière des feuilles, des fleurs, des fruits ; la disposition rayonnée d’un si grand nombre de plantes et d’animaux ; l’élégante spirale que décrit la coquille d’un grand nombre de mollusques ; l’exacte symétrie qui fait que dans l’immense majorité des animaux, la partie gauche du corps et la partie droite se répondent point par point ; la répétition intégrale du même type dans tous les animaux de même espèce. Cette régularité, cette simplicité des formes est évidemment esthétique. Nous avons toutes raisons subjectives de nous y plaire et toutes raisons objectives de l’admirer. L’être ainsi dessiné d’un trait net et pur se détache aisément de son fond, il est perçu d’un coup d’œil dans sa totalité, nous nous faisons immédiatement une idée de sa structure. Objectivement, cette régularité nous prouve l’existence d’un plan défini qui a présidé à son organisation : c’est la forme même, non apparente et illusoire, mais évidente de la finalité.
17Soit une aile de papillon : vous la voyez bigarrée de taches multicolores, qui semblent disposées au hasard. Mais à côté regardez l’autre aile : elle présente exactement, point par point, en parfaite symétrie, les mêmes dispositions. Ici l’on ne peut plus parler de hasard. Entre les forces organiques qui ont présidé à la structure de chacune de ces ailes il faut bien qu’il y ait eu de quelque manière entente et harmonie, pour que ce résultat ait été obtenu. La partie gauche d’un animal répond à sa partie droite ; à cette symétrie nous voyons une raison d’utilité ; elle assure l’équilibre ; nous pouvons donc supposer qu’elle a été poursuivie comme fin. Quand nous ne pourrions lui assigner aucune fin appréciable, elle nous donnerait encore, et à bon droit, une impression d’art, par le seul fait qu’elle a été exactement obtenue, et ne peut avoir été réalisée que par un concours vraiment merveilleux des forces organiques.
18On a dit souvent que la nature avait horreur de la géométrie, surtout de la géométrie élémentaire ; à la rigidité de la ligne géométrique on a opposé les molles inflexions, l’allure sinueuse et libre des lignes de vie ; on a fait remarquer que plus nous avancions dans la série des êtres organisés, plus nous avions de peine à retrouver la géométrie des formes primitives, en sorte que la beauté géométrique devrait être regardée comme la caractéristique des êtres inférieurs et le plus bas degré de la beauté. C’est parler trop vite. Il est faux que la nature évite la beauté géométrique. Elle semble au contraire s’y complaire. Elle la prend comme principe premier de composition, ne s’en écartant que pour raisons spéciales. Elle ne s’interdit pas les formes les plus complexes quand elle en a besoin pour arriver à ses fins ; mais jamais elle ne complique la forme pour le plaisir. En cela elle nous donne une excellente leçon de goût. Si nous voulons nous inspirer de son art, au moins faudrait-il prendre la peine de le comprendre.
Leur emploi dans l’art
19Dans l’art humain, la régularité triomphe. Ici notre instinct de géomètres peut pleinement se satisfaire en ordonnant les choses selon ses convenances personnelles. Nous étudierons les manifestations de ce goût dans les occasions où il se révèle de la manière la plus significative, dans le décor et dans la construction.
20J’aime ce mot du philosophe antique, qui apercevant sur une grève un tracé géométrique s’écriait : « Il y a des hommes ici ! » C’est bien par la géométrie que l’homme met son empreinte sur cette terre ; le tracé de figures régulières est notre première manifestation d’art.
21De tout temps on s’est ingénié, pour embellir la nature, à la régulariser. De là ces parterres tracés au cordeau, ces longues avenues toutes droites bordées d’arbres plantés à intervalles réguliers, ces corbeilles de fleurs circulaires ou elliptiques, ces ifs taillés en murailles ou en solides réguliers.
22Le dessinateur qui croit reproduire intégralement le contour des objets le simplifie d’instinct ; il donne aux lignes une allure plus régulière, et ainsi corrigées les trouve plus belles et plus pures. Presque toujours, dans les arts du décor, l’artiste s’applique à faire rentrer la forme naturelle des objets dans un moule plus simple ; ne se sentant pas asservi à l’imitation littérale, libre de ses allures, il se donne le plaisir de styliser les formes végétales et animales, de les exprimer en lignes aussi simples et régulières que possible, de les rappeler par de véritables symboles géométriques ; il faut s’être livré soi-même à cet exercice pour en comprendre tout le charme. Dans le décor abstrait, l’impression esthétique est donnée par de simples lignes, combinées en figures régulières et symétriques : il est intéressant et significatif de voir de pures figures de géométrie servir ainsi de parure à un objet, et lui donner autant de charme que le feraient les plus fraîches couleurs.
23J’ai cité pêle-mêle un certain nombre d’exemples, pour montrer par quelle variété d’applications se manifeste ce goût si humain de la régularité géométrique. Au cours de cette énumération, en pensant aux objets cités, on a dû éprouver des sentiments divers, tantôt d’approbation, tantôt de perplexité et même d’impatience : il est évident que la régularité de forme n’a pas dans tous les cas la même valeur esthétique, mais qu’il est des cas où elle s’impose, d’autres où elle est permise, d’autres où elle n’est recherchée que par manie.
24Je ne trouve rien à redire à ce que nous adoptions pour nos jardins une ordonnance artificielle. Un jardin est toujours artificiel ; aucune plante n’y pousse au hasard, là où le vent a jeté sa graine, comme dans la nature ; elle pousse où elle a été semée ou plantée par la main du jardinier. Il n’y a donc aucune raison pour que le plan adopté s’efforce d’imiter les dispositions naturelles, qui d’ailleurs ont justement pour caractéristique l’absence de tout plan préconçu. La finalité affectant la forme de la non-finalité, c’est un contre-sens esthétique. Les rocailles artificielles, les pseudo-cascades, les accidents factices de terrain, les jardinets dessinés en paysage, tout ce qui singe la nature est plutôt déplaisant. Mieux vaut accuser le caractère intentionnel de l’ordonnance que l’on adoptera. Quand on voudra jouir de la libre nature, on ira l’admirer chez elle. Il ne s’ensuit pas bien entendu que les lignes d’un jardin doivent être nécessairement tracées au cordeau et à l’équerre ; rien n’interdit d’y mettre de la grâce, de la souplesse ; tout ce que je demande, c’est que le jardin s’affirme comme œuvre d’art. Où la nature doit être respectée, c’est dans l’individualité de chaque plante : disposez-les comme vous voudrez, mais là où vous les avez mises, qu’elles puissent se plaire et se développer librement. Que le jardinier n’abuse pas du sécateur et des grands ciseaux. Un jardin doit exprimer au moins la joie de la vie végétale. Sans fausse sensiblerie, on devrait souffrir de voir des plantes contrariées, comme elles le sont parfois, dans leur croissance naturelle. Nous avons droit sur elles ; j’admets fort bien qu’on les sacrifie à des raisons d’utilité ; mais les sacrifier à des raisons d’esthétique. – Plus notre éducation artistique sera avancée, plus nous condamnerons toute fantaisie décorative qui va contre les intentions de la nature ; plus nous mettrons, dans nos rapports avec les êtres les plus humbles, de délicatesse et de sympathie. La plus belle forme que puisse avoir un arbre, une plante, une créature quelconque ayant vie, c’est sa forme naturelle.
25Nous pouvons en prendre plus à notre aise avec la forme animale ou végétale, quand il ne s’agit que d’en reproduire l’image dans un décor. Les scrupules que nous éprouverions devant la réalité ne sont plus de mise. Que le décorateur se joue de la forme comme il lui plaira : du moment que ses représentations n’ont aucune prétention à l’exactitude, toutes les fantaisies d’interprétation lui sont permises. La seule règle qu’on puisse lui imposer est la suivante : les images de la nature qu’il utilise dans son ornementation ayant à tout le moins la prétention d’être un décor, c’est son devoir strict de leur donner le maximum de valeur décorative. En lui imposant cette obligation, nous ne faisons que le rappeler aux fins essentielles de son art, et lui demander de faire en toute conscience ce qu’il a dessein de faire ; dans une œuvre qui a l’agrément pour but, nous avons bien le droit de dire qu’il serait irrationnel de ne pas tendre au plus grand agrément possible ; le parti qui ne serait pas le plus avantageux est donc interdit. Or cette règle, une fois adoptée, va nous permettre de délimiter assez exactement le style à adopter. Nous savons la vertu ornementale des formes très claires, très nettes, dont la silhouette est immédiatement perçue ; et c’est une raison pour simplifier le plus possible les images que l’on utilise dans le décor ; mais d’autre part, en les stylisant à l’excès jusqu’à en faire de simples ornements graphiques, en les écartant du naturel pour les rapprocher de la géométrie, on leur enlève beaucoup de leur beauté propre ; car il y a infiniment plus de beauté dans une vraie fleur que dans n’importe quelle figure géométrique. On retire surtout à ces images le caractère individuel, le détail expressif qui agirait sur l’imagination : devenues de simples formes typiques, elles rappellent de trop loin la nature pour en donner l’impression ; elles perdent toute valeur suggestive ; elles manquent donc à la fonction qu’on leur avait assignée en les prenant pour motif de décor, et qui était de donner à l’objet décoré un reflet de poésie. Pour ces divers motifs, on voit que le maximum d’effet décoratif sera obtenu par des images simplifiées sans doute et un peu conventionnelles, mais dans lesquelles on aura conservé l’accent individuel, le caractère propre de chaque objet représenté. Exprimer l’essentiel de la forme, tel doit être l’idéal du décorateur : et nous voilà bien loin de la beauté géométrique. La géométrie n’aura lieu de reparaître que dans l’ordonnance générale de la composition décorative, qui gagne d’ordinaire à présenter de la symétrie des alternances, des répétitions de motifs semblables. Des ornements jetés comme au hasard sur la forme, surtout quand elle est très régulière, très symétrique, peuvent être utilisés à l’occasion pour produire un effet de contraste, et avoir de l’attrait. Mais en général il vaudra mieux conserver une correspondance entre la forme et l’ornementation, et par conséquent mettre dans l’ordonnance du décor une certaine symétrie.
26Quant au décor abstrait, non seulement il peut être géométrique, mais en principe il doit l’être. Ici la régularité, la symétrie s’imposent comme la seule beauté à laquelle puissent prétendre des figures qui ne rappellent aucune image de nature. À l’occasion, de simples lignes, lancées d’un mouvement gracieux et libre sans symétrie aucune, peuvent encore faire décor ; mais comme tout ce qui est de fantaisie pure, ce décor calligraphique a surtout un charme d’exception, et deviendrait bien vite monotone si on le prodiguait. Le simple décor géométrique ne donne jamais une impression d’art bien saisissante, il est un peu mécanique d’exécution et n’exige dans sa conception même qu’une dose moyenne d’ingéniosité et de goût : il a du moins cet avantage de n’être jamais prétentieux.
27Dans presque tous les objets construits de main humaine, vous trouverez la régularité absolue, la parfaite symétrie des formes recherchée comme indispensable condition de beauté. Un menuisier n’emploiera pas une planche avant de l’avoir sciée par angles bien droits et rabotée jusqu’à la rendre parfaitement plane. Le potier donnera à ses vases la forme d’un parfait solide de révolution. Dans les formes architecturales, même les plus fantaisistes, nous voyons usitées les lignes droites ou régulièrement infléchies, les triangles et rectangles, les prismes, la pyramide, le cylindre, la sphère, toutes les figures de la géométrie. Le plan d’un édifice se trace à la règle et au compas. Cette prédilection pour les formes géométriques est justifiable. Les formes simples, régulières, symétriques ont déjà cet avantage, qu’appartenant à des types connus et définis, elles peuvent mieux que d’autres nous donner l’impression de la perfection. Une forme irrégulière m’étant présentée, je ne sais si l’on a voulu précisément la faire telle qu’elle est ; elle ne réalise aucun idéal à moi connu. Mais étant donnée une forme carrée, quand je ne saurais pourquoi elle a été choisie, je suis sûr au moins qu’elle est intentionnelle, cette régularité ne pouvant être le produit du hasard ; on a donc voulu la faire telle ; je puis constater qu’on y a tout à fait réussi, et il doit en résulter une impression esthétique. Ces formes se justifient encore pour d’autres motifs. Elles s’imposent comme étant les plus stables, les plus solides, et d’ordinaire les plus rationnelles. C’est à celles-là que l’on aboutira le plus souvent, faute d’une raison quelconque pour en adopter d’autres. On fera un meuble parfaitement symétrique, non parce que la symétrie nous plaît, mais parce qu’on ne trouve aucune raison pour faire une partie différente de l’autre. Pourquoi donne-t-on à une assiette un contour exactement circulaire ? La forme ronde ayant été choisie comme la plus commode à établir et celle qui sera du meilleur usage, on lui a donné la régularité absolue, faute de raison qui autorise une irrégularité quelconque. Un angle ne servirait à rien ; ne faisons donc pas d’angles. Il n’y a aucune raison pour qu’elle ait une plus grande dimension dans un sens que dans l’autre ; donnons-lui donc exactement la même dimension en tout sens. On aboutit donc à la forme géométrique la plus simple comme à un résultat, et non comme à un but : on n’a poursuivi que des raisons de finalité.
28En principe, la forme la plus esthétique que puisse avoir un objet construit de main d’homme est celle qui répond le plus simplement, le plus directement à sa destination. À ce titre la géométrie est pleinement justifiée ; mais elle ne l’est, il faut aussi le dire, qu’à cette condition. Nos goûts sont un peu routiniers. Quand une forme nous a plu dans des occasions où elle était justifiée, nous lui associons une idée de beauté, et nous aimons à la retrouver partout, même dans les occasions où elle serait contre-indiquée. Il ne faut pas, bien entendu, tenir à la régularité quand même. Sacrifier la commodité à la symétrie, la finalité réelle à la simple forme de la finalité, ce serait une aberration de goût. Jamais la dissymétrie, quand elle est exigée par quelque convenance, ne doit être évitée par le constructeur et ne doit choquer les yeux ; elle doit au contraire produire une impression esthétique, en affirmant la parfaite adaptation de l’objet ou de l’édifice à sa destination. On a bien le droit aussi, pour satisfaire à ce besoin de variété inhérent à notre goût, et pour rompre la monotonie des formes trop simples, d’y introduire des détails d’ornementation, mais à la condition que les lignes essentielles, répondant aux strictes exigences de la construction, restent toujours perceptibles et dominantes.
Beauté des lignes
29On s’est parfois demandé quelle est la plus belle des lignes. Le problème a son intérêt au point de vue artistique. Entre toutes les lignes possibles, s’il en est une qui produise meilleur effet que les autres, je ne dis pas que nous devrons l’employer exclusivement, mais nous pourrons l’employer de préférence : elle sera la ligne normale, dont nous ne nous écarterons que par exception, pour obéir à quelque convenance particulière, et à laquelle nous reviendrons toujours.
30La question ne se pose bien entendu qu’au sujet des lignes pures, simples, abstraites, considérées en elles-mêmes. Soient par exemple un certain nombre de lignes droites, brisées, courbes, diversement infléchies, qui seraient tracées sur une feuille de papier. Ces lignes ne représentent rien, elles ne marquent le contour d’aucun objet, ce sont de simples figures linéaires. En est-il une qui, pour une raison ou pour une autre, nous plaise particulièrement ?
31Nous voyons ici se manifester à nouveau ce goût naturel et très justifié que nous avons pour la régularité des formes. C’est aux lignes les plus régulières, les moins compliquées, les plus faciles à percevoir et à définir, que nous accordons la préférence. On peut poser en principe qu’une ligne nous paraît d’autant plus belle que la formule en est plus simple. De là suit que la ligne esthétique par excellence, c’est la ligne droite.
32On reproche à la ligne droite d’être monotone, inexpressive et sans vie. – Monotone ? Toute ligne donnée est monotone par définition, ne pouvant avoir que son expression particulière ; employée exclusivement, elle finira toujours par lasser ; mais de toutes les lignes c’est encore la droite qui fatigue le moins vite. Il y a ici un malentendu à dissiper. On compare la ligne droite à la ligne courbe, c’est-à-dire une chose définie à une chose non définie, un cas particulier à tout un genre. Alors il va de soi que la ligue droite semblera par comparaison bien pauvre ; elle ne peut être, à elle seule, plus belle que l’infinie variété des courbes possibles ; comparez-la, comme il est juste, à telle courbe déterminée, elle reprendra sa supériorité. – Inexpressive ? Elle paraît l’être quand on la considère isolement ; mais elle ne l’est plus quand on la compare à d’autres ; son expression, comme toute expression d’ailleurs, est relative et vaut par le contraste ; c’est à l’art de la mettre en évidence. Avec des lignes droites, on peut faire quelque chose qui ne signifie rien du tout ; on peut faire quelque chose de puissamment expressif. Il est tout à fait injuste de prétendre que la droite n’a pas d’expression ; elle en a au contraire toute une gamme, fort bien caractérisée. Selon les circonstances, elle semblera calme, sereine, digne, sévère, inflexible, sans compter toute la variété d’expression qui résulte de ses variations de longueur : une ligne brève et brusquement coupée n’a évidemment pas le même caractère que celle qui se prolonge indéfiniment. Toutes ces expressions peuvent être rassemblées en une formule simple : ce sont celles que peut prendre un visage humain par le seul fait que pas un muscle n’y tressaille. – On accuse enfin la ligne droite d’être sans grâce, sans souplesse et sans vie. Ces qualités sans doute lui manquent ; on ne peut tout avoir. Aussi ne sera-t-elle pas toujours de mise. Chaque fois que l’on se proposera justement d’exprimer ces qualités-là, ou que l’objet devra les avoir, l’emploi de la ligne droite sera contre-indiqué. Mais dans une construction par exemple, que faut-il avant tout exprimer ? Je doute que ce soit le naturel, la grâce et la vie. De ce que certaines lignes se rencontrent plutôt dans les plantes et les animaux, il ne s’ensuit nullement que nous devons les mettre de préférence dans nos meubles ou nos édifices, et qu’elles y feront bon effet ; ce serait au contraire une raison pour croire qu’elles y seront tout à fait déplacées.
33Les préjugés que l’on a contre la ligne droite ne résistent pas à la discussion. La ligne droite est la ligne typique, normale, absolue ; au milieu de toutes les autres, elle s’impose ; une ligne bien droite est quelque chose d’admirable en soi. L’emploi des lignes courbes a besoin d’être justifié et pour ainsi dire excusé. Pour s’écarter ainsi de leur première direction, il faut qu’elles aient une raison spéciale. Elles ne plaisent que par accident. Encore peut-on dire que la beauté d’une courbe est d’être le moins courbe possible, d’avoir le moins d’inflexions capricieuses, de tremblements et de déviations, de telle sorte qu’elle accomplisse son évolution par la trajectoire la plus simple. Pensez à quelque édifice dont les contours soient surtout définis par des droites : vous serez frappé de sa dignité, de son style, de sa beauté. Les artistes grecs, qui avaient au plus haut degré le sentiment de la ligne, l’ont bien compris. C’est à cet emploi de la ligne droite que le Parthénon doit son effet si imposant ; les fameuses courbes dont on a tant parlé n’étaient pas faites pour donner plus de grâce aux lignes en nous y faisant sentir une légère inflexion, mais au contraire pour assurer leur parfaite rectitude apparente, et prévenir certaines illusions d’optique qui auraient risqué de l’altérer.
Beauté de proportions
34Quand nous mesurons du regard les diverses parties d’un objet, nous aimons trouver entre elles un rapport défini ; et ici encore nous nous montrons avant tout épris de régularité, de simplicité. Les proportions qui nous agréent le plus sont celles qui se ramènent au rapport le plus simple.
35Le plus simple de tous est l’égalité ; et c’est aussi la proportion la plus agréable. Divisons une ligne par un petit trait transversal : cette division nous plaira si le trait est placé bien exactement au milieu de la ligne. Notre œil approuve, il admire presque cette exactitude. Dans un polygone régulier, nous jouissons, non seulement de la simplicité générale de la forme, mais surtout de l’égalité de tous les côtés. Une longue file de colonnes toutes pareilles nous plaît par cela même qu’elles sont pareilles et à la condition qu’elles le soient absolument. Ici encore, comme pour la simplicité des formes, intervient le principe de raison. Que dans un édifice une fenêtre soit un peu plus grande qu’une autre, cela n’aurait aucun inconvénient pratique ; mais s’il n’y a aucune raison pour qu’on lui donne des dimensions plus grandes, nous serions choqués qu’on le fît. L’égalité sera plutôt une marque d’intelligence et d’habileté dans la construction ; aussi préférons-nous qu’elle soit nettement affirmée. Nous l’aimons parfaite, absolue, saisissante. Bien ne produit plus fâcheuse impression que les fausses égalités. Il faut qu’un carré ait sa base rigoureusement égale à sa hauteur, ou bien qu’il renonce à toute prétention d’être un carré et s’affirme franchement comme un simple rectangle. Dès qu’on s’écarte de l’équivalence absolue il faut qu’on arrive à des différences notables, pour qu’il n’y ait pas de confusion possible, et pour bien montrer que l’écart est intentionnel. Une inégalité évidente ne choque plus. Un édifice qui serait seulement un peu plus large que haut semblerait écrasé : qu’on exagère la largeur, alors le spectateur comprendra que cette proportion a été recherchée intentionnellement, et l’édifice reprendra son style.
36En dehors du rapport d’égalité, on aimera retomber sur les rapports qui sont après celui-là les plus simples, par exemple sur le rapport de 1 à 2, ou de 2 à 3. Mais ces rapports sont déjà difficilement mesurables à la vue et perdent bien vite, si peu qu’ils se compliquent, toute valeur esthétique. On se guidera alors, dans le choix des proportions et dans leur évaluation esthétique, sur de pures raisons de convenance, de finalité. En dehors des proportions les plus simples, notre goût ne s’inquiète plus du rapport mathématique que peuvent avoir entre elles les diverses parties d’un objet.
37On s’est pourtant demandé s’il ne serait pas possible, en mesurant les proportions d’un très grand nombre d’objets qui en fait sont agréables à voir, d’y découvrir quelque rapport géométrique constant ou tout au moins plus fréquent, une loi quelconque à laquelle sembleraient se conformer nos préférences. Si une telle découverte était faite, elle serait à coup sûr du plus grand intérêt. Sans doute tout ne serait pas expliqué par là. Il resterait à comprendre d’où vient cette tendance du goût à se porter sur certains nombres ; mais on finirait sans doute par trouver dans ces nombres eux-mêmes quelque particularité expliquant leur effet esthétique, et l’on saurait au moins que c’est de ce côté qu’il faut chercher ; de plus on aurait en tout cas une règle empirique très commode pour donner immédiatement à tout objet des proportions qui aient toute chance de plaire. – Le malheur est que ces recherches n’ont pas encore donné de résultat bien probant ; je doute même fort qu’elles aboutissent jamais. Je mets très peu d’espoir dans les tentatives qui sont faites pour déterminer mathématiquement la loi des proportions les plus esthétiques. En s’ingéniant on arrivera toujours à établir entre plusieurs nombres une loi quelconque. Mais plus les calculs par lesquels elle aura été obtenue seront profonds, plus je me défierai du résultat. Dès que l’on aboutira à des formules trop compliquées pour que le premier venu puisse les comprendre, je dirai qu’elles ne sont pas la loi déterminante de notre goût. Il est en effet difficile d’admettre que nous prenions plaisir à d’autres rapports qu’à ceux qui sont évidents, immédiatement perceptibles ; la géométrie à laquelle nous nous plaisons et qui détermine nos préférences ne peut être qu’une géométrie très simple, une géométrie de sens commun. L’aperception de rapports numériques un peu complexes pourrait éveiller le sentiment esthétique dans l’esprit d’un pur mathématicien, pour qui de telles spéculations ne sont qu’un jeu ; peut-être existe-t-il quelque part dans une autre planète des êtres plus avancés que nous, dont les goûts ont leur raison dans une géométrie profonde. Notre goût à nous ne s’inspire que d’une géométrie très élémentaire ; il ne jouit que des rapports les plus simples. On fait donc, j’en suis persuadé, œuvre vaine en se creusant l’esprit à découvrir la formule mathématique des proportions les plus agréables : si l’on ne tombe pas du premier coup sur des rapports très simples, il est à peu près inutile d’aller plus loin ; il est probable qu’on ne trouvera jamais : car en ce cas la raison de nos préférences ne doit pas être mathématique.
38Considérons une formule particulière parmi toutes celles qui ont été proposées. Soit par exemple la loi de Zeising, en vertu de laquelle le rapport de deux longueurs nous agréerait le plus quand la plus petite est à la plus grande comme la plus grande est à la somme des deux : ainsi, dans un rectangle dont nous appellerons le plus petit côté A et le plus grand B, l’effet le plus favorable serait obtenu quand les deux côtés seront dans un rapport tel que nous ayons la proportion A/B = B/A+B. Il m’est impossible d’admettre que notre goût soit déterminé par l’aperception, consciente ou inconsciente, d’un tel rapport. Essayez de déterminer numériquement les longueurs exactes que devraient avoir les côtés d’un rectangle pour répondre à cette formule, vous vous apercevrez que l’opération n’est pas toute simple. Comment donc croire que notre vue vérifiera d’emblée des proportions dont nous n’avons d’avance aucune idée, des proportions que nous serions peut-être incapables, en prenant tout notre temps, de calculer avec quelque précision ? Ne pouvant les vérifier, pourquoi en jouirions-nous ? On s’explique le plaisir que nous éprouvons à percevoir simultanément deux sons dont les vibrations sont entre elles en rapports simples, bien que nous n’ayons aucune conscience du nombre de leurs vibrations : de cette simplicité de rapports résultent des effets physiques qui peuvent être sentis. On ne voit pas comment le rapport plus ou moins complexe de deux dimensions pourrait produire un effet analogue sur la vue. Penser que l’harmonie des proportions visibles doit avoir une loi analogue à celle des accords musicaux, c’est se laisser entraîner par de fausses analogies. Le rapport de deux longueurs ne peut donner qu’une satisfaction intellectuelle, et l’esprit ne peut prendre plaisir qu’à des rapports dont il ait conscience. Admettons même que toutes ces mensurations soient les plus aisées du monde, et que nous puissions nous assurer au premier coup d’œil que les divisions d’un tout sont conformes à la loi de la section dorée : pourquoi éprouverions-nous un plaisir tout particulier à constater cette conformité ? Qu’a donc d’éminent et de merveilleux ce rapport, pour que nous tenions tant à le rencontrer, de préférence à tel autre rapport plus simple ou à tel autre rapport plus compliqué ? – Mais le fait est là, Fechner l’a vérifié expérimentalement, ces proportions sont bien celles qui nous agréent le plus2 ! – Il est bien plus simple d’admettre que ces proportions nous plaisent parce qu’elles se rapprochent sensiblement de proportions plus simples que nous pouvons aisément évaluer. Ainsi dans un rectangle où le petit côté aurait une longueur 2, pour être conforme à la loi de la section dorée le grand côté devrait avoir une longueur 3,235… Cela ressemble singulièrement au rapport de 2 à 3. Ne peut-on admettre que nous cherchons d’instinct à établir cette proposition de 2/3, avec une tendance à sous-évaluer un peu la longueur du grand côté et par conséquent à le faire un peu trop grand ? L’interprétation est assez plausible. Au reste, les préférences sont ici si peu accusées, qu’il serait vraiment dérisoire de les formuler avec une précision mathématique. Est-ce décidément la proportion 2/3, ou la proportion 2/3,235… qui nous agrée le plus ? Le goût doit être assez indécis entre les deux, et il est trop facile de le faire pencher du côté que l’on voudra. Tant bien que mal, en sollicitant un peu le goût, en arrondissant un peu les chiffres, on arriverait de même à vérifier telle autre loi que l’on aurait adoptée pour des raisons aussi arbitraires, par exemple la loi des nombres rythmiques. Des préférences assez flottantes ; un nombre immense d’objets de proportions diverses entre lesquels on a le choix ; la facilité de prendre ses mesures suivant les besoins de la cause, en posant ici ou là les pointes de son compas, tout cela forme un ensemble de conditions très favorable à la vérification d’un système quelconque.
39Nous voyons qu’il faut renoncer à trouver une loi arithmétique quelconque, qui nous donne la formule des proportions les plus agréables. Je comprends qu’on l’ait cherchée. Les proportions sont des choses qui se mesurent ; elles peuvent toujours s’exprimer en chiffres ; quelques-unes de celles qui nous plaisent sont mesurées par des nombres très simples ; il était donc naturel que l’on essayât de faire entrer aussi les autres dans quelque formule arithmétique, et toutes ces formules, si possible, dans une formule centrale, qui eût été comme la loi arithmétique de la beauté. Mais cette loi ne peut pas exister. Dans les jugements que nous portons sur la beauté des proportions, nous voyons clairement intervenir des raisons de convenance, qui n’ont aucun rapport avec les chiffres et que nous ne pouvons songer un instant à mettre en formule. Toute la géométrie des proportions se réduit à cette observation élémentaire, que nous avons une préférence pour les proportions dont nous pouvons saisir la loi au premier coup d’œil, ou que dans la pratique il nous est plus facile de retrouver exactement. On a donc chance de trouver trace de ce goût dans les produits de notre industrie et de notre art ; mais il n’y a aucune raison pour que les produits de la nature répondent à cette convenance toute subjective ; et dans notre art même, nous nous inspirons d’ordinaire de raisons d’un tout autre ordre bien plus importantes à nos yeux. Il n’y a donc aucune formule arithmétique, simple ou compliquée, qui règle toute beauté de proportion. Et j’ajoute, ce qui me semble trancher le débat, qu’il ne doit pas y en avoir. Si l’on arrivait à constater que notre goût, dans le choix des proportions, a une tendance à retomber sur une certaine formule arithmétique, quelle qu’elle soit, ce serait une raison tout à fait suffisante pour condamner notre goût, et pour nous faire une obligation de réagir contre une telle manie. Comment en effet serait-il possible d’attribuer une valeur esthétique particulière à cette tendance instinctive ? Qu’y pourrions-nous trouver de vraiment admirable ? On me prouvera que toutes les proportions qui me plaisent sont dans tel rapport géométrique. Quoi donc ? Est-ce pour cela qu’elles doivent me plaire et que je suis en droit de les admirer ? La beauté des proportions, si elle se réduisait à l’application d’une formule arithmétique, ne vaudrait ni dans la nature ni dans l’art d’exciter notre enthousiasme. Quand l’esthétique a cherché à résoudre par calcul le problème de la proportion esthétique, elle s’est donc engagée dans une impasse ; et ce qui est plus grave, elle a risqué de fausser notre goût, en lui faisant croire que, la formule une fois trouvée, il n’aurait désormais qu’à la prendre pour règle. Il était nécessaire d’insister sur cette méprise.
40En résumé, il existe une beauté géométrique de proportions, qui nous plaît pour raisons subjectives et que par conséquent nous avons le droit de rechercher, mais qui doit être tenue pour très secondaire et toujours subordonnée aux raisons objectives de finalité.
Notes de bas de page
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