Chapitre VI. L’attrait physique et la beauté
p. 257-276
Texte intégral
L’instinct sexuel et le sentiment du beau
1Quand nous avons montré quelle place tient l’attrait dans nos admirations, nous ne l’avons considéré que sous sa forme la plus légère, la plus superficielle. Allons franchement à l’idée qu’évoque immédiatement le mot d’attrait physique, je veux parler de l’instinct qui porte l’un vers l’autre l’homme et la femme, de l’attrait sexuel. Il est impossible, on le conçoit, de traiter sérieusement la question de la beauté sensible sans tenir compte de cet instinct.
2Il a cette propriété remarquable d’exalter en nous, d’une manière générale, le sentiment du beau. Il agit de la sorte, non seulement sur l’idée que nous nous faisons de la beauté humaine, mais indirectement sur tous nos jugements de goût et sur toutes les manifestations de notre art. Il y a là une sorte d’action rayonnante qui mérite d’être signalée.
3L’adolescent dont le cœur bat au seul pressentiment de l’amour promènera sur le monde un regard ravi ; au soleil de mai dont les rayons le grisent, la nature entière lui semblera radieuse. Qu’est-ce que cette extase printanière qu’ont chantée tous les jeunes poètes, si ce n’est l’effet d’un désir inconscient encore et sans objet précis, d’une exubérance de vie qui se répand en admirations diffuses ? Mais quand l’instinct sexuel se sera manifesté dans sa forme la plus pleine, la plus riche, la plus puissante, dans le sentiment de l’amour, alors son action esthétique arrivera à son apogée. L’amour est le sentiment dynamogène par excellence. Sous son influence, les sens acquièrent une véritable hyperesthésie, toute émotion esthétique prend une extraordinaire intensité. La contemplation de la nature et des chefs-d’œuvre de l’art nous donne des impressions plus pénétrantes. C’est le splendide nuage d’or et de pourpre dont parle Edgar Poë, qui descend sur le val enchanté et colore toutes choses de son éclat magique. Nous serions tentés de croire qu’avant d’avoir aimé nous ignorions le sens profond de la musique et de la poésie, l’allégresse des matins, la sérénité des soirs, la mélancolie des bois jaunis par l’automne, le parfum des fleurs et la couleur du ciel ! Et voici la contre-épreuve : quand l’amour devient moins passionné, quand il s’alanguit, la beauté n’a plus le même prestige ; on le constate encore comme un fait, on ne l’admire plus avec passion. Le nuage d’or et de pourpre se retire, et le val enchanté se décolore.
4Non seulement l’instinct sexuel est fécond en émotions esthétiques, mais il est vraiment créateur de beauté. À l’origine même de l’art, dans l’animalité, nous le voyons jouer un rôle. C’est pour s’attirer et se séduire que les animaux font parade de leur beauté, se mettent en frais de coquetterie, que le ver luisant allume son flambeau, que les coqs de bruyère dansent dans la clairière de la forêt ; c’est l’amour que chante le rossignol en mélodies vibrantes dans la nuit silencieuse. De même que le désir a fait pénétrer dans l’âme obscure de l’animal, comme une vague lueur, le sentiment du beau, c’est encore lui qui provoque ses premières et naïves inspirations d’art. Cette influence se retrouve dans le développement de l’art humain, dans la danse, dans la musique, dans les arts plastiques, dans la poésie, c’est l’amour encore qui féconde l’imagination de l’artiste. Comme la soif aride nous fait rêver d’eaux jaillissantes, de sources limpides scintillant dans l’ombre verte des bois, ainsi la fièvre d’amour évoque d’elle-même les fraîches images de beauté. Ôtez l’amour, que restera-t-il de l’art ? Pour rajeunir un symbole suranné, ce n’est pas Apollon, le dieu de lumière, c’est Éros qu’on devrait nous montrer tenant en mains la lyre et menant le chœur des Muses. Quand on étudie la vie des maîtres de l’art, on est surpris de leur précocité de passion, marque caractéristique des plus profonds et plus mâles génies. Presque tous ont eu l’obsession de l’éternel féminin. Même dans leurs inspirations les plus étrangères en apparence à l’amour, vous retrouveriez son influence profonde. N’est-ce pas lui qui dès leur adolescence les arrache aux vagues rêveries, qui leur donne ce besoin d’aimer, de créer, de se multiplier, d’épandre en œuvres puissantes la vie qui surabonde en eux ?
5Telle étant l’influence de l’instinct sexuel sur nos jugements de goût et sur notre art, quand il ne s’agit pourtant que d’objets auxquels il n’est pas intéressé directement, on peut s’attendre à ce qu’elle se manifeste avec une étrange puissance dans les jugements que nous portons sur la beauté humaine, et dans les arts qui ont pour fonction propre de nous la représenter.
Clairvoyance de l’instinct
6Considérons d’abord l’effet produit quand il s’agit de la beauté vivante et réelle. En pareille matière, les sentiments à analyser sont de nature si intime, qu’il est difficile d’en parler autrement que par expérience personnelle. Dans toute cette discussion, je me placerai donc de préférence au point de vue de l’homme, laissant à la femme le soin de juger si elle trouve en elle-même des impressions équivalentes. Il est probable qu’elle n’en doit pas éprouver de très différentes, en sorte qu’il suffirait d’un simple changement de signes pour retourner nos formules à son usage.
7L’instinct sexuel intervient dans notre appréciation de la beauté féminine de deux manières : il nous fait trouver cette beauté particulièrement attrayante ; il nous porte à trouver plus belles les femmes qui ont plus d’attrait. Il y a donc là deux jugements distincts portant, l’un sur la beauté absolue du type féminin, l’autre sur la beauté relative des femmes comparées entre elles. Il convient de les critiquer à part.
8Jamais l’admiration d’un homme pour une femme très belle ne sera tout à fait désintéressée. Je ne sais qui de nous pourrait se vanter de contempler la beauté féminine avec une parfaite froideur, à supposer qu’il y ait là de quoi se vanter. L’impression ne sera pas la même que celle que nous éprouverions en regardant une superbe étoffe, un bouquet de fleurs, un cheval de race, un corps d’athlète. Il ne faut pas dire seulement que la beauté est supérieure. L’attrait est plus vif, et d’un autre ordre. Il y a là comme un désir des yeux, qui les porte invinciblement vers cette image dont ils ne peuvent plus se détacher. Un visage féminin exceptionnellement beau produit sur un regard d’homme un véritable effet de fascination.
9L’instinct a donc pour naturel effet de donner à la beauté féminine un surcroît d’attrait, qui en augmente à nos yeux la valeur esthétique. Encore n’ai-je parlé que de la contemplation la plus désintéressée. Dans la contemplation passionnée, tous les attraits de la femme prennent un charme indicible, qui donne à sa beauté une recrudescence d’éclat. Ainsi l’amour et la beauté vont s’exaltant l’un par l’autre : elle l’enflamme, il la fait resplendir, et chaque onde d’amour provoque un nouvel élan d’admiration. Je donne ici les impressions de l’homme devant la beauté féminine ; je suis persuadé que la femme, devant la beauté masculine, doit éprouver des impressions analogues, moins avouées sans doute, moins hardies, moins conscientes peut-être, aussi profondes à coup sûr. Comment la femme, plus instinctive que l’homme à l’ordinaire, se montrerait-elle ici plus rebelle aux sollicitations de l’instinct ?
10En présence de la beauté féminine, l’attrait sensible porte notre plaisir esthétique à sa plus haute intensité. À cela nous ne voyons aucun mal. Mais voici le danger. Ne risquons-nous pas de nous laisser entraîner, dans le jugement que nous portons sur la beauté féminine en général, à une certaine partialité ? Elle a pour nous un attrait incomparable. Dès lors, l’équilibre de nos jugements de goût est rompu. Nous mettrons cette beauté au-dessus de tout pour des raisons toutes subjectives, qui n’ont rien à voir avec la perfection propre de l’objet. Le type de la femme est-il plastiquement supérieur à celui de l’homme ? À juger les choses de sang-froid, il est permis d’en douter. L’homme est plus endurant que la femme, plus vigoureux, plus agile ; son corps, développé par l’exercice, est d’ordinaire mieux fait ; chez lui le jeu visible des muscles met en évidence la beauté mécanique du geste et de l’attitude. Si la rondeur des formes et la souplesse des membres donnent plus d’aisance apparente aux mouvements de la femme, les mouvements de l’homme ont au moins autant d’aisance réelle et par conséquent de véritable grâce. Organisé pour vivre d’une existence plus active, plus indépendante, plus enviable en somme, il est physiquement supérieur. Et pourtant nous ne pouvons nous décider à le dire plus beau. C’est encore dans la forme féminine que nous mettons notre idéal de beauté. C’est qu’il nous est impossible de juger la femme de sang-froid, par le raisonnement pur. Nous la voyons dans une auréole poétique ; il reste toujours autour d’elle comme un murmure admiratif, un écho d’acclamations lointaines, vague rappel de tous les hymnes que l’on chante à sa gloire depuis qu’il y a des hommes sur la terre ; elle nous paraît plus belle de son attrait, de tous les désirs qui sont allés vers elle, de toutes les passions qu’elle a inspirées, et tout cela crée en sa faveur un préjugé d’admiration dont notre goût a peine à se défendre.
11Non seulement nous sommes trop indifférents à la beauté virile, mais nous avons même une tendance, par inconsciente jalousie de mâles, à la trouver déplaisante quand nous la rencontrons chez autrui. Il faut nous garder de ces illusions. Si sur ce point il nous est difficile de faire entendre raison à nos sentiments, à tout le moins nous sommes maîtres de nos jugements, que nous pouvons immédiatement rectifier. Nous n’avons pas le droit de déclarer le type féminin plus beau qu’un autre pour cette seule raison qu’il nous séduit davantage.
12Avons-nous le droit de trouver plus belle une femme plus attrayante ? Ceci est une tout autre question. Il serait injuste de déprécier la beauté virile parce que pour nous elle manque de charme ; elle n’est pas faite pour nous charmer. Mais il me semble très raisonnable de tenir compte à la femme de son attrait. Qu’elle plaise aux yeux, qu’elle soit désirable, cela ne rentre-t-il pas dans ses fins naturelles ? N’est-ce pas pour elle un devoir d’être gracieuse et séduisante, comme c’est pour l’homme un devoir d’être actif, robuste, vivace, énergique, d’avoir en un mot les qualités mâles ? La fleur se colore et s’épanouit pour attirer à elle les insectes ailés. N’est-ce pas pour appeler à elle l’amour que la jeune fille se fait rose et fraîche, prend ses yeux limpides, et se pare de sa soyeuse chevelure ? Si la nature a donné à la femme tant de séduction, ce n’est pas, j’imagine, pour que l’homme la regarde d’un œil désintéressé. Elle est dans son rôle quand elle charme. Nous avons donc le droit de mettre ce charme dans l’idéal que nous nous faisons de sa beauté, et d’admirer le plus celle qui le possédera au plus haut degré.
13L’attrait féminin est d’ailleurs en correspondance avec la beauté de forme. Indépendamment de tout autre agrément, une femme pourra charmer par cela seul qu’elle aura un joli profil, des traits bien réguliers, un corps bien proportionné ; il est inutile, je crois, de démontrer qu’une exceptionnelle beauté de forme lui donne une exceptionnelle puissance de séduction. Voici donc un cas unique, exceptionnel de coïncidence presque parfaite entre l’attrait sensible et la beauté. Immédiatement, antérieurement à toute expérience, à toute culture esthétique, à toute recherche théorique sur les conditions de la beauté, nous trouvons un charme particulier, une séduction irrésistible à certains types féminins ; et par un hasard merveilleux, ou plutôt par une rencontre trop significative pour pouvoir être attribuée au hasard, il se trouve que ces types, qui nous charment à première vue, sont aussi ceux que le goût le plus développé estimera les plus beaux.
14Les formes qui rendent une femme plus attrayante sont précisément celles qui impliquent une véritable supériorité physique. « Une belle femme, dit M. Guyau, pour un homme du peuple, est une femme grande, vigoureuse, aux fraîches couleurs, aux formes amples, et c’est aussi celle qui peut le mieux satisfaire l’instinct sexuel1. » Si dans les classes dites élevées de la société, si chez les personnes plus cultivées l’idéal est plus fin, plus élégant, il n’en reste pas moins toujours adapté aux exigences sexuelles. Une femme aux formes sèches et masculines séduira peu ; d’instinct on lui préférera celle qui est vraiment femme, adaptée à sa fin organique, à l’amour et à la maternité. Et la femme s’éprendra aussi de la beauté vraiment virile : son instinct la portera vers un homme jeune, bien fait, robuste plutôt que vers un homme mal proportionné ou débile. Le désir, et avec lui le plaisir de contemplation qu’il engendre, est un véritable instinct esthétique, qui de lui-même nous signale la beauté.
15Dans le regard sérieux, profond qu’échangent deux fiancés, Schopenhauer nous montre une méditation du génie de l’espèce, qui se demande si cette union doit s’accomplir. Au charme qu’a pour nous la simple contemplation de la beauté, au sourire amical et presque tendre avec lequel elle est toujours accueillie, on pourrait à aussi juste titre trouver un sens profond : ici encore n’est-ce pas le génie de l’espèce qui s’émeut en nous, et se réjouit en voyant une créature humaine si conforme à ses fins secrètes, à son mystérieux idéal ?
16Les lois de la sélection naturelle nous expliqueront comment cet instinct a pu se former et se développer dans les plus belles espèces animales. Il est né de son utilité même. C’est à la beauté spécifique que l’animal se montre tout d’abord sensible, parce qu’il lui importe d’en avoir le sentiment. Le goût, c’est-à-dire la tendance à préférer le type supérieur de l’espèce à son type dégradé, assure à l’être qui le possède une chance de plus de se perpétuer : il rend ses amours plus fécondes et sa descendance plus forte. La simple convoitise qui attire l’un vers l’autre le mâle et la femelle ne fait qu’assurer la perpétuité de l’espèce : le désir électif qui donne à la beauté un attrait supérieur perfectionne la race. Ainsi par l’effet progressif de la sélection se forme dans l’animalité même une sorte d’aristocratie qui se garde des mésalliances, et conserve avec un soin jaloux la pureté de son sang, la perfection de ses formes. – Ce précieux instinct esthétique, l’homme le possède aussi et pour la même raison. Platon a décrit, en images saisissantes, cette étrange émotion que nous éprouvons en présence de la parfaite beauté, quand pour la première fois elle se révèle à nous. À son aspect, nous tressaillons comme si nous l’avions déjà vue quelque part, dans une existence antérieure. La théorie de l’hérédité vient donner ici aux mythes du poète philosophe une valeur scientifique inattendue. Dans l’émotion que nous ressentons alors, il y a comme une réminiscence atavique des émotions que nos pères ont éprouvées devant la beauté. Son aspect réveille en nous un instinct acquis depuis d’innombrables générations, et cette impression de chose déjà vue dans une existence antérieure n’est qu’une sourde conscience des origines très lointaines de cet instinct.
17L’instinct sexuel se rapporte évidemment à la conservation de l’espèce. Il est sa sauvegarde. Il préserve son type des déviations extrêmes qui le compromettraient. À coup sûr il ne l’a pas compromis.
18Nous avons toutes raisons de nous fier à ses indications. Pour l’affirmer nous nous appuyons, non sur une sorte de confiance aveugle dans la sagesse de la nature, mais sur l’expérience la plus décisive. L’instinct a justifié sa clairvoyance par son succès. Nous avons raison de le suivre, puisqu’en fait cela nous a toujours réussi. En ne poursuivant jamais que l’attrait, l’homme a pourtant assuré la vitalité et la fécondité de sa race ; c’est donc que son instinct l’a bien servi, et que les formes les plus attrayantes correspondent vraiment aux plus essentielles conditions de la beauté physique.
19Mais, dira-t-on, n’y a-t-il pas des femmes très séduisantes sans beauté, et des beautés accomplies qui laissent le contemplateur très froid. Que devient en ce cas cette prétendue loi d’harmonie entre le désir et la beauté, qui nous a fait attribuer à l’instinct sexuel une sorte de divination esthétique ? – Reste à savoir si ces discordances ne sont pas apparentes, et si l’instinct, au moment même où nous croyons le surprendre en défaut, ne montre pas une clairvoyance supérieure. Ces femmes auxquelles nous dénions la beauté et qui séduisent pourtant ont à défaut de traits réguliers la grâce, la fraîcheur, la richesse de tempérament, en un mot la beauté physiologique. Ces beautés dites accomplies et qui pourtant n’excitent qu’une froide admiration sont vraiment glaciales ; ou bien encore elles ne sont belles que de cette beauté banale qui correspond à de simples moyennes, régulière par défaut de personnalité, beauté de statue académique. La beauté parfaite, a dit Winckelmann, est comme l’eau pure qui n’a pas de saveur particulière. Le bel idéal que voilà ! Quand le désir se détourne des femmes ainsi faites pour se porter vers les autres, vers les originales, vers les vivantes, c’est lui qui a raison contre les formules superficielles de notre esthétique. – Enfin savons-nous bien ce que réclame en nous l’instinct ? Le consultons-nous franchement, librement ? Il faut tenir compte en tout ceci du hasard des rencontres, des mille complications de la vie sociale, des caprices de la mode, du contrôle moral auquel nous soumettons nos sentiments, de nos préjugés esthétiques, de la pression exercée sur notre goût par l’art contemporain, de toutes les causes accidentelles et secondaires qui doivent agir sur un être aussi compliqué que l’homme. L’amour même, une fois qu’il a choisi son objet, fixant le désir, l’empêche de papillonner de-ci de-là, à la recherche de son idéal. Ce choix peut-il au moins indiquer nos véritables préférences ? Il faudrait qu’il eût été libre, et précédé d’innombrables expériences. Cela ne peut être : de là une incohérence apparente dans nos goûts. On sait aussi les illusions de l’amour. Comme tous les sentiments vifs, il se garde lui-même avec un soin jaloux, il s’exalte à plaisir : quand on aime, on veut aimer pleinement, exclusivement. On s’appliquera donc, non seulement à admirer de tout son cœur la femme aimée, mais à déprécier, à décolorer les beautés rivales. Quelles que soient les causes véritables qui lui ont donné naissance, l’amour cherche toujours à se justifier après coup par les raisons les plus subtiles. Tout cela est bien fait pour déconcerter l’instinct. Mais à travers ces variations individuelles, il est facile de discerner une orientation constante du désir vers la plus grande beauté. Ainsi la boussole d’un navire, dans ses perpétuelles oscillations, tend toujours vers le nord, bien qu’elle ne le marque jamais exactement.
20Je ne crois donc pas que jamais puisse s’établir entre l’instinct sexuel et la beauté une telle discordance, qu’une femme très belle puisse n’avoir aucun charme, et une femme charmante aucune beauté. Je reconnais pourtant qu’il serait exagéré d’attribuer à notre goût instinctif la précision absolue et l’infaillibilité.
21Nous aurions peine à indiquer un type exactement défini, qui puisse être regardé comme son idéal. Si une forme donnée avait un charme éminent, c’est celle-là que seule nous devrions déclarer normale. En fait, des formes assez diverses ont un charme sensiblement égal ; l’instinct les approuve également.
22Il n’admet que les formes normales ; je doute qu’entre celles-là il nous permette de choisir celles qui sont tout à fait supérieures. Il y a des nuances assez délicates qui lui échappent, parce qu’elles ne l’intéressent pas. Il serait injuste de dire qu’il ne goûte dans l’homme et dans la femme que la perfection organique ; il n’oublie pas que notre beauté doit être de la beauté humaine, et non de la simple beauté animale ; il exigera donc une certaine expression d’intelligence, et des qualités morales. Nous trouverons certainement moins séduisante une femme qui a l’air niais, ou l’air méchant ; ces défauts, portés à l’extrême, produiront même une véritable répulsion physique. Mais dans l’expression des qualités intellectuelles et morales, la bonne moyenne lui suffit. On ne saurait affirmer qu’un degré d’intelligence ou de bonté en plus, même rendu visible par l’expression de la physionomie, donne plus d’attrait physique. De par sa fonction propre et ses antécédents, l’instinct sexuel doit être plutôt conservateur que progressiste. Il ne peut évoluer aussi vite que nos idées et que nos sentiments, que notre type même. Dans les phases de progrès rapide, il sera toujours quelque peu arriéré. Ainsi s’explique que des hommes, de très haute valeur intellectuelle et morale, soient parfois séduits par des femmes de type inférieur, et réciproquement que des hommes vraiment grossiers puissent plaire à des femmes fines, délicates, intelligentes, de qui l’on attendrait un meilleur choix : l’instinct n’a pas eu le temps de se mettre au pas. Chez ces hommes, chez ces femmes, les goûts conscients sont élevés ; le goût instinctif est bas. Le progrès ne s’est fait que dans les couches superficielles du sentiment ; il n’a pas atteint encore les couches profondes.
23Il faut en outre tenir compte, pour juger de l’intervention de l’instinct dans nos jugements de goût, de ses propres déviations. La déviation de l’instinct génésique, c’est la sensualité. En laissant prendre à l’attrait trop d’importance dans nos jugements, en le recherchant pour lui-même, nous risquons de voir s’altérer notre idéal de beauté. Dans la contemplation de la beauté féminine, l’attrait sexuel nous fait trouver un charme particulier à tout ce qui caractérise la femme : lignes du corps, traits du visage, attitudes, gestes, démarche. Pour plaire complètement, il faut qu’une femme n’ait rien de l’homme, qu’elle soit femme jusqu’au bout des ongles, qu’elle le soit à l’excès. On aboutit ainsi, en suivant la pente de la sensualité, à un idéal fantaisiste et même contre nature, tant il s’écarte de l’idéal rationnel. Ce sera la levantine surchargée d’embonpoint ; la japonaise aux grâces mièvres, affectées, tortillées ; la française de 1830, aux épaules tombantes, au cou de cygne, aux grâces alanguies ; la jeune anglaise d’album, fleur de beauté trop haute sur tige, trop candide, suave comme on ne l’est pas. Dans tous les cas, nous trouvons la même erreur de goût : exagération de quelqu’une des différences sexuelles qui nous font trouver à la femme un attrait particulier. La mode même s’en mêle, pour accentuer encore ces différences. Le désir, devenu sensuel et égoïste, ne se prend plus aux qualités propres de la femme, mais aux qualités de pur agrément, qui n’impliquent aucune supériorité dans l’être qui les possède.
24Dans la détermination de notre idéal de beauté masculine l’influence de l’instinct pourra produire un effet aussi fâcheux : on altérera encore le type génétique de l’espèce, mais cette fois en atténuant à l’excès ses caractères sexuels. La beauté vraiment virile n’ayant pour nous aucun charme, nous serons tentés de trouver l’adolescent plus beau que l’homme fait, parce qu’il ressemble plus à une femme. Ainsi pour bien des raisons, l’instinct sexuel pourra nous mal conseiller, quand nous arriverons à la détermination précise de notre idéal de beauté.
25À certains points de vue il juge bien ; à d’autres points de vue il juge mal. Que conclure ? Notre conclusion sera que nous ne devons ni accepter, ni rejeter en bloc ses indications, mais toujours en tenir compte à condition de les interpréter. L’attrait est précieux, indispensable pour nous fournir une première approximation esthétique. Nous pouvons juger par lui des conditions essentielles de la beauté physique ; immédiatement, sans raisonnement ni calcul, il nous permet de déterminer le type normal du corps humain et de la figure humaine. Conservons-le donc comme critérium indispensable. Mais en même temps élevons-nous à la compréhension des éléments intellectuels et moraux de la beauté ; efforçons-nous de nous faire, de la destinée de l’homme et de la femme, la plus haute idée possible. J’ai un espoir ; c’est qu’en élevant ainsi notre idéal nous purifierons en même temps nos désirs. Quand pour des raisons logiques ou morales nous serons arrivés à faire entrer une qualité nouvelle dans notre idéal de l’humanité, nous trouverons plus de charme à la beauté vivante qui exprimera le mieux ce caractère. Nous aurons de plus nobles amours. Notre instinct, purifié, nous portera vers l’être vraiment supérieur en qui s’épanouiront toutes les beautés morales en même temps que les attraits physiques. Est-il même interdit de croire qu’à la longue ce progrès du goût ira perfectionnant le type même de l’espèce humaine ? Si l’animal, être à peine conscient, s’est embelli par sélection naturelle, il conviendrait à l’homme, être d’imagination, poète, artiste, de se modeler sur son propre idéal par sélection esthétique.
La sensualité dans l’art
26Il nous reste à savoir ce que nous devons penser de l’intervention de l’instinct sexuel dans l’art. J’estime pour mon compte que le problème est en grande partie résolu par ce que nous venons de dire. Il me semble en effet évident que nous ne jugeons pas et ne devons pas juger de la beauté sculpturale tout autrement que nous ne jugeons de la beauté vivante ; il me semble évident aussi que l’artiste ne se fait pas et ne doit pas se faire de la beauté un idéal tout différent de celui que s’en fait le commun des mortels : en sorte que tout ce que nous avons dit à ce sujet, en traitant de la beauté réelle, serait applicable à l’art. Mais on pourrait me dire que ce n’est pas la même chose ; et c’est au moins une question de savoir s’il ne doit pas y avoir de différence. Les critiques d’art sont loin de s’entendre sur ces questions. La plupart diront que toute émotion sensuelle est et doit rester étrangère à l’art ; quelques-uns affirmeront que l’art a droit à la pleine et libre sensualité. Le problème doit être posé à nouveau.
27Même quand nous n’avons sous les yeux qu’une œuvre d’art, représentation plus ou moins sommaire de la beauté vivante, il n’est pas difficile de retrouver dans notre plaisir esthétique une certaine délectation d’ordre sensuel. L’idée que nous avons devant nous une simple effigie, une statue, une toile peinte est faite sans doute pour atténuer l’impression produite. La même scène, représentée en peinture ou en tableaux vivants, produira évidemment un tout autre effet. Mais, si l’œuvre d’art agit moins sur les sens que la réalité vivante, l’art profite de cette atténuation de l’émotion sensuelle pour se permettre de plus grandes libertés. En sorte que ce qu’on gagne en un sens, on le perd dans l’autre. On a dit et répété que le nu dans l’art était la chose du monde la plus chaste : « La beauté statuaire, dit Charles Blanc, est toujours chaste. Pourquoi ? Parce qu’elle est idéale, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir les accents de la vie individuelle, qui seule pourrait éveiller nos désirs, elle porte les empreintes de la vie générique, de la vie divine. Un portrait peut exciter l’amour sensuel, un type ne peut provoquer que l’admiration. Aucune idée, aucun soupçon même d’impudeur ne saurait s’attacher à Vénus, si elle est une statue impersonnelle de l’amour. » Il faut s’entendre. J’accorde que le nu par lui-même n’a rien de licencieux, de provocant ; et tout ce qu’en dit Charles Blanc serait excellent à dire pour calmer les scrupules de quelque rigoriste qui le condamnerait au nom des bonnes mœurs. Mais par lui-même il n’est pas chaste non plus. Cette fois on veut trop prouver. Le soin même que l’on met en pareil cas à rassurer la pudeur montre qu’elle est un peu inquiète. Je n’admets pas qu’il suffise de dévêtir complètement le corps humain pour faire disparaître par là même toute impression sensuelle. Cette impression est produite par la seule perfection des formes. Quand bien même l’artiste aurait éliminé de son œuvre (ce qui n’est pas l’idéal), tous les accents de la vie individuelle, l’image qu’il nous présente reste comme la glorification de la beauté physique, et garde tout son attrait.
28J’accorde que si l’œuvre est vraiment belle, quel que soit le sujet représenté, ce qui domine dans le spectateur c’est l’impression d’art, mais je nie que cette impression, pour être dominante, fasse disparaître l’autre ; si vive que soit notre admiration, elle ne nous empêche pas d’être en même temps séduits. On pourrait même se demander si la modification qui s’est faite dans nos idées morales et dans nos mœurs, si la conception moderne de la décence n’est pas faite pour donner au nu sculptural un attrait spécial, revanche secrète de l’instinct primitif sur la pudeur acquise, qui nous rend le parfait désintéressement un peu plus difficile qu’il ne l’était pour les anciens. Si le nu, qui n’est plus dans nos mœurs, se maintient et a chance de se toujours maintenir dans l’art, c’est sans doute pour sa valeur esthétique : il serait étrange qu’une aussi belle chose que le corps humain fût cachée à tout jamais comme une chose honteuse ; il faut au contraire qu’elle soit glorifiée ; que ses types les plus achevés soient mis constamment devant nos yeux, à titre d’exemple ; et puisque cela ne se peut faire en nature, que cela soit fait au moins en effigie. Mais indépendamment de ces très sérieuses raisons, je dis qu’à parler franchement il se maintient surtout pour son attrait, pour le charme tout spécial que nous trouvons à contempler au moins en image cette beauté de la forme humaine qui se voile et se dérobe à nos yeux dans la réalité.
29Je crois n’avoir rien exagéré. Tout ce qu’on pourrait, ce me semble, reprocher à ces analyses, c’est d’avoir mis trop en évidence et comme au premier plan des sentiments qui sont d’ordinaire plus intimes, plus secrets, et parfois cachés dans les profondeurs les plus intimes de la conscience. Je n’ai pu m’empêcher de les formuler un peu trop nettement, comme on fait quand on explique, à qui ne veut pas les admettre, les sous-entendus d’une phrase. Qu’il soit donc convenu qu’ils ne tiennent pas dans nos émotions esthétiques la place qu’ils tiennent dans cette étude, spécialement consacrée à prouver leur existence ; ils existent en nous, mais accompagnés et comme recouverts par d’autres sentiments sous lesquels ils se dissimulent. C’est précisément le caractère de l’instinct d’agir ainsi par sourde suggestion, déterminant à notre insu des sentiments que nous sommes tentés d’attribuer à des motifs d’ordre tout différent.
30Nous devons donc constater qu’en fait l’œuvre d’art produit très souvent sur nous certaine émotion, d’ordre sensuel, fort analogue à celle que nous recevons de la beauté vivante ; parfois atténuée, mais parfois aussi plus intense et plus sensuelle encore. Cette émotion est-elle répréhensible, au point de vue de l’art ?
31Certains théoriciens, un grand nombre de critiques d’art la blâmeront, comme une faute de goût. Si notre culture artistique était plus avancée, nous diront-ils, nous ne nous laisserions pas aller à ces suggestions de l’instinct. C’est la marque d’un goût supérieur et vraiment artiste, de pouvoir contempler avec un parfait désintéressement les images qui troublent le vulgaire. Quand elles seraient sensuelles en elles-mêmes, nous ne devons pas nous en apercevoir ; nous ne devons sentir que leur beauté. Elles n’ont pas été faites pour les profanes ; quand nous les regardons en profanes, nous trahissons les intentions de l’artiste ; nous prenons un plaisir vulgaire à ce qui ne devait nous donner qu’une pure émotion d’art.
32Je ne puis entrer dans ces idées. Nous ne devons pas nous sentir troublés devant une œuvre que l’artiste a voulu faire austère et forte. Mais devant une œuvre toute imprégnée de charme féminin, c’est justement en restant de glace que nous trahirions les intentions de son auteur. L’artiste lui-même n’a aucune raison pour chercher à se soustraire à la séduction des images qu’il nous présente. On veut qu’il ait le regard lucide et froid. La lucidité, oui sans doute. Mais pourquoi la froideur ? Pensez à des tableaux, à des statues qui vous aient donné l’impression de la grâce parfaite : je suis certain que de telles images n’ont pas été représentées sans émotion et sans amour ; elles ne peuvent être que l’œuvre d’un artiste épris de la forme féminine. Celui qui ne sentirait rien de tel pourra reproduire avec une correction parfaite les formes traditionnelles de la beauté ; ce n’est pas lui qui nous en présentera une expression inédite : cela ne se fait pas de pratique.
33Dans le coup d’œil admiratif dont l’artiste enveloppe un modèle exceptionnellement beau, dont il veut faire passer la beauté sur sa toile, il y aura toujours un hommage au charme féminin. Ce n’est pas une émotion sensuelle sans doute, le terme serait presque grossier pour rendre cette émotion si délicate ; il n’y a là ni trouble, ni pudeur choquée, ni convoitise non plus, mais pourtant de l’attrait ; quelque chose au moins comme le plaisir particulier que nous avons à regarder un beau visage parce que c’est un visage de femme. En percevant cet attrait, le peintre ne manque à aucun devoir professionnel, il est justement dans sa fonction d’artiste. Ce sentiment tout à fait pur et élevé, qu’on lui accorde à bon droit, ce n’est pas quelque chose d’absolument étranger à l’émotion sensuelle, c’est cette émotion même, purifiée, idéalisée, amortie comme sensation au point qu’on n’y pourra trouver trace de sensualité répréhensible, mais exaltée comme sentiment (les plus grands artistes nous en fourniraient la preuve) à un degré surprenant. Ce facteur génétique de la beauté corporelle, dirons-nous avec Sully-Prudhomme, se mêle intimement à tous les autres, au point d’en être indiscernable, de sorte qu’il serait très difficile à un statuaire de préciser la part qu’il lui attribue dans la beauté d’un modèle féminin.
34Il est enfin toute une catégorie d’images dans lesquelles la présence de l’attrait est si manifeste, que jamais on n’a songé même à la mettre en question ; ce sont ces images de beauté plastique, que nous suggèrent les poètes et les romanciers : images tout idéales sans doute, mais qui pourtant peuvent être plus troublantes que des tableaux et des statues. Elles ont le mouvement, elles ont la vie. C’est bien ici que jamais l’artiste ne songera à supprimer ces accents de la vie individuelle, qui risqueraient de rendre la beauté trop attrayante. Il veut au contraire qu’elles soient attrayantes. Il pare ces figures idéales de toutes les séductions de la femme, pour expliquer la passion qu’elles inspirent ; et lui-même se prend à ce jeu d’amour, partageant les sentiments qu’il prête à ses personnages : et nous nous y prenons avec lui2. Qu’ici encore l’impression d’art puisse et doive rester dominante, je l’admets. Mais que ces visions d’amour nous laissent sans émotion des sens, que ces images puissent et doivent être conçues, composées, rendues sans intervention de l’instinct sexuel, franchement on ne le peut soutenir.
35Il faut parler net. L’art a-t-il le droit d’être sensuel ? Toute la question est là. Il faut dire oui ou non. Si vous dites oui, ne trouvez pas mauvais que l’artiste use franchement de son droit. Ne lui retirez pas d’un côté ce que vous lui accordez de l’autre. Qu’est-ce que cette casuistique d’intentions à laquelle on nous convie, et ces restrictions mentales, et cette interdiction de prendre à des images, sensuelles en soi, un plaisir sensuel ? Si l’artiste a le droit de donner à son œuvre cet attrait spécial, libre au spectateur d’en jouir. Si vous dites non, soyez logiques. Le plus sûr, le seul moyen de purger l’art de toute sensualité, c’est de lui interdire les sujets qui pourraient induire le spectateur et l’artiste lui-même en tentation. On sourit de ces prédicateurs rigoristes, qui parlent des musées comme d’un lieu de perdition, où nous n’aurions sous les yeux que des images choquantes. On a tort de sourire, si l’on admet avec eux que l’émotion sensuelle est mauvaise en soi. Ce principe étant admis, il faudrait en suivre jusqu’au bout les conséquences. Il faudrait constater que l’art a fait fausse route, blâmer ces tableaux qui sont il faut le reconnaître une apologie assez païenne de la chair, nous interdire de les regarder, interdire de les peindre, les bannir de nos musées ; il faudrait faire honte aux sculpteurs de leur nu sculptural, soi-disant si chaste, en réalité bien voluptueux. Voilez ces formes trop attrayantes que je ne saurais voir ! Aura-t-on le courage d’aller jusque-là ? Il le faut pourtant, si résolument on veut bannir toute sensualité de l’art. – Mais peut-être la question est-elle trop brusquement posée. La sensualité est-elle permise ou interdite ? Chacun sent bien que c’est une question de degré, qui ne saurait être tranchée ainsi, par oui ou par non. – Il y a là en effet une question de mesure que nous aurons à examiner tout à l’heure. Mais qu’on le remarque, cette question ne se pose que pour ceux qui en principe accordent à l’art le droit de faire appel à des émotions d’ordre sensuel. C’est ce principe même que nous discutons en ce moment. À voir l’insistance avec laquelle certains théoriciens défendent les artistes et se défendent eux-mêmes du soupçon de sensualité, on voit bien qu’ils regardent toute émotion tant soit peu sensuelle comme une chose mauvaise en soi, mauvaise à tous les degrés, et dont nous devons nous garder le plus possible. Ils ne l’admettent pas franchement, à la seule condition qu’elle ne dépasse pas certaines limites : même dans ces limites, ils ne la concèdent que de mauvaise grâce ; ils ne conseillent pas l’usage modéré, mais l’abstinence totale. Ont-ils raison, ont-ils tort ? Ce n’est pas là une question de degré, mais une question nette et franche, à laquelle on ne peut répondre que par oui ou par non ; une opinion absolue, qu’il faut admettre ou rejeter absolument.
36La question étant ainsi franchement posée, je crois que la réponse s’impose, Oui, l’art a droit à une certaine sensualité. Il n’y a rien de répréhensible en soi dans l’attrait physique. Il serait injuste d’attacher à tout ce qui se rapporte à l’instinct sexuel une sorte de réprobation : que cet instinct intervienne dans le plaisir particulier que nous trouvons à la contemplation de certaines images, ce n’est pas une raison suffisante pour blâmer ce plaisir et interdire ces images. La morale n’y trouvera rien à redire. Il n’y a pas de raison pour qu’ici l’esthétique se montre plus rigoriste que la morale même. Ce plaisir, affirme-t-on, est étranger à la pure émotion d’art ; il n’est pas digne d’un artiste de spéculer sur l’attrait spécial de ces images pour séduire notre goût. Je répondrai qu’il n’est nullement établi que l’œuvre d’art doive nous donner une pure et simple émotion d’art ; elle a le droit de nous plaire par l’attrait propre des objets représentés. Personne ne songera à blâmer le peintre qui nous mettra de préférence sous les yeux les images de la nature qui ont en elles-mêmes un caractère poétique, bien que cette poésie soit évidemment étrangère à son art. Pourquoi donc ne mettrait-il pas également à profit cet attrait discret et vraiment poétique lui aussi, qu’ont pour nous les images féminines ? – Effet facile, dira-t-on. – Moins facile qu’on ne croirait. Rien n’est plus aisé que d’évoquer des images grossièrement sensuelles ; mais il faut du talent pour faire passer dans une œuvre artistique ou littéraire ce qu’il y a de plus délicat dans la beauté féminine. – Mais l’artiste n’a-t-il pas mieux à faire que d’émouvoir nos sens, même à ce degré atténué que vous qualifiez de poétique ? Bien au-dessus de ces œuvres gracieuses, délicatement voluptueuses, ne mettez-vous pas les œuvres fortes et grandes, qui font appel aux plus nobles sentiments du cœur humain ? Oui, sans doute, oui, mille fois, je serai le premier à reconnaître que l’art sensuel, même en ses œuvres exquises, est un art inférieur. – N’est-ce pas le condamner ? – Non, c’est le mettre à son rang. Le champ de l’art est vaste. Tous les degrés de beauté peuvent y prendre place. L’esthétique ne doit pas travailler à le restreindre, mais à l’élargir encore. Un sonnet, même sans défaut, ne vaut pas une épopée. S’ensuit-il que l’on ne doit pas faire de sonnets, mais travailler seulement dans le genre épique ? Je n’attribue pas à la plus exquise statuette de Tanagra la même valeur d’art qu’aux Parques du Parthénon. En faut-il conclure que l’artiste se dégrade quand il modèle de petites statuettes, au lieu de tailler de magnifiques statues pour le fronton des temples ? Chaque artiste doit faire ce qu’il peut, proportionner son œuvre à ses forces, travailler à exprimer la beauté qu’il sent le mieux, et qu’il est le plus capable de représenter. Si certains artistes sont ainsi faits, que leurs goûts et leurs aptitudes les portent plutôt vers les images de grâce féminine, qu’ils nous les rendent avec tout leur attrait, ils auront en cela bien mérité de l’art. Il est bon qu’il s’en trouve de tels, pour s’acquitter de cette fonction. Figurons-nous que l’art classique seul soit représenté dans nos musées, dans nos édifices publics. Ce serait très beau, ce serait très noble, mais ce serait insuffisant. Nous appellerions de tous nos vœux un art de grâce et d’attrait, qui bientôt ne pourrait manquer de surgir, pour répondre à cet appel. Cet art est donc tout à fait légitime. Il ne doit pas être seulement toléré, il est vraiment exigé. Le bon goût ne veut pas que la sensualité soit bannie de l’art, mais qu’elle y prenne la place qui lui revient.
37Il est certain qu’il y a des limites à tracer, des abus à craindre. Ayant légitimé en principe l’intervention de l’instinct sexuel dans l’art, nous pouvons poser la question de mesure.
38L’art n’a pas échappé aux exagérations et aux fautes de goût que nous avons reprochées à l’instinct. Nous avons vu comment l’attrait sexuel, en donnant à la beauté féminine une singulière plus-value, créait de véritables préjugés en sa faveur. L’art se ressent de cette partialité. Dans nos musées, sur nos monuments, pour une statue d’homme, combien trouverez-vous de statues de femme ? « Si dans deux ou trois mille ans, écrivait Viollet-le-Duc, lorsque l’herbe poussera où s’élèvent nos édifices, de savants antiquaires font faire des fouilles, ils croiront certainement, en retrouvant tant de statues féminines, qu’une loi ou qu’un dogme religieux nous interdisait de représenter l’homme par la sculpture, et ils feront à ce sujet de longs mémoires qu’on lira dans les Académies d’alors et qui seront peut-être couronnés. » Même en faisant la part de l’exagération, cette sorte de statistique est significative. Si nous prenions nos exemples dans les arts décoratifs, surtout dans la décoration légère et le bibelot d’art, cette sorte d’obsession sexuelle serait plus manifeste encore. Trop d’artistes ne semblent avoir pour but que de faire miroiter devant nos yeux et chatoyer sous toutes ses faces la beauté de la femme, dont ils sont comme hypnotisés. Ils contribuent, en s’en inspirant, à établir ce préjugé, que la beauté suprême est féminine. Dans l’art comme dans la vie, la femme a strictement droit à l’équivalence : rien de moins, rien de plus.
39Autre danger, beaucoup plus grave. Nous avons signalé la tendance d’une imagination trop sensuelle à déformer notre idéal de beauté par exagération des caractères sexuels. Les peintres, les sculpteurs n’échappent pas toujours à ce défaut. Il est surtout manifeste dans les œuvres d’improvisation, croquis, dessins rapidement jetés sur le papier, maquettes pétries à la hâte : dans ces ébauches où l’image à peine conçue prend forme aussitôt, on voit réalisé immédiatement l’idéal sensuel de l’artiste, et bien souvent on y peut constater cette excessive féminisation de la femme. Un degré plus bas, et l’on tomberait aux déformations érotiques du type féminin, caractéristiques de l’art immonde. Dans les œuvres sérieuses, réfléchies, étudiées sur le modèle vivant et qui ont une véritable valeur d’art, il va de soi qu’on ne trouvera jamais de telles déformations : pourtant le peintre ou le sculpteur le plus consciencieux, dans la recherche de la grâce féminine, ne pourra résister aux sollicitations de l’instinct : volontairement ou à son insu, il fera subir à la forme humaine de légères modifications, pour la rendre plus conforme à son idéal ; si cet idéal est trop sensuel, si l’artiste en exécutant son œuvre n’a pas su résister à l’obsession d’images voluptueuses, ces modifications seront excessives, et le type féminin ne sera plus idéalisé, mais altéré.
40L’art enfin pourra suivre l’instinct sexuel jusque dans ses aberrations. Pour rendre la beauté virile plus attrayante, quelques artistes n’imagineront rien de mieux que de l’efféminer. De là des formes bâtardes et équivoques, une sorte de grâce contre nature, que le goût normal et sain doit réprouver. Aussi n’ai-je jamais pu contempler sans une secrète répugnance ces œuvres antiques, pourtant admirables, où l’artiste a dévêtu avec trop de complaisance des corps d’éphèbe. C’est à la femme seule qu’un homme doit trouver de l’attrait. Si l’on veut s’inspirer des artistes d’autrefois, qu’avec eux on nous montre l’homme dans sa mâle beauté. Mais, de grâce, qu’on laisse aux sculpteurs de la décadence gréco-romaine leurs Narcisses, leurs Ganymèdes, leurs Antinoüs, et leurs Apollons au sexe indécis, et leurs Hermaphrodites. Que l’on écarte ces figures suspectes d’androgynes qui reparaissent, depuis quelque temps, dans l’art contemporain. Cette beauté-là, impur alliage des formes viriles et de la grâce féminine, nous ne devons plus l’admettre, nous ne devons plus la comprendre, et c’est la honte de l’antiquité de l’avoir trop bien comprise.
41En tout ceci, point de difficulté théorique. Pour un observateur de sang-froid, ces exagérations, ces fautes de goût sont manifestes, elles sautent aux yeux. L’artiste sera donc averti de ses erreurs par la critique, qui ne manquera pas de les apercevoir ; lui-même en prendra conscience, quand la fièvre de la composition sera tombée, quand il se sera détaché de sa création et qu’il la considérera non plus avec amour, mais avec ce regard désenchanté, méfiant, cruellement lucide que l’on a pour l’œuvre terminée. La nature d’ailleurs est toujours là, pour lui indiquer le juste milieu, le type normal dont il ne devait pas s’écarter. Le moyen de prévenir l’abus est donc tout indiqué : qu’il ne laisse pas son imagination travailler trop longtemps à vide, qu’il revienne plus souvent au modèle, qu’il reprenne contact avec la nature, et il évitera ainsi ces déformations du type humain que nous venons de signaler. Son idéal plastique se rectifiera de lui-même.
42Je n’ai fait jusqu’ici de réserves qu’au point de vue purement esthétique. Au point de vue moral, il est à craindre que l’art, se laissant aller à la pente de la rêverie sensuelle, n’arrive à nous mettre sous les yeux des images trop voluptueuses. Si belles qu’elles soient, elles seraient inexcusables : et même, si l’on admet avec nous que la moralité d’une œuvre fait partie intégrante de sa beauté, on devra dire que cette sensualité excessive leur ferait perdre quelque chose de leur valeur d’art.
43Les peintres et les sculpteurs, il faut leur rendre cette justice, dépassent rarement la mesure. Notre art public est en général très suffisamment chaste. On pourrait même trouver que sur ce point l’opinion exerce une censure un peu sévère. Elle s’est parfois montrée bien prompte à se scandaliser d’œuvres qui ne dépassaient en rien les limites permises. Je voudrais pouvoir en dire autant de la littérature. Le roman contemporain se permet, avec la complicité du public, d’étranges audaces. Il ne craindra pas de nous mettre sous les yeux des images si voluptueuses, des scènes si osées qu’elles effaroucheraient vraiment si elles étaient traduites en peinture ou en sculpture. Ici la morale aurait raison de s’alarmer, il faut protester contre cet envahissement de la littérature érotique, véritable école de sensualité, qui risque d’avoir sur nos mœurs une influence néfaste. Nous n’avons pas besoin d’excitants. Cette hantise des images sensuelles est vraiment morbide. Et que dire des écrivains qui écrivent ces choses à froid, cherchant seulement le succès de librairie, attirant à eux le public par une véritable surenchère d’impudeur ? Exploiter ainsi la sensualité humaine, c’est l’inavouable métier. C’en est assez, je crois, pour condamner le genre. Maintenant s’il est des personnes que ces raisons touchent peu et qui estiment que l’art est au-dessus de la morale, ou tout au moins à côté, je leur dirai que pour des raisons purement esthétiques, et dans le seul intérêt de l’art, on devrait encore blâmer cette extrême sensualité. C’est le danger des excitations trop intenses de nous blaser sur les excitations modérées ; l’abus du piment fait paraître fades les mets accommodés au goût moyen. La littérature sensuelle fait le plus grand tort à l’autre. Quelle saveur le public, accoutumé au roman de sensation et de volupté, peut-il trouver à une simple histoire d’amour ? Quel intérêt surtout pourra-t-il prendre à un roman d’observation, de réflexion, de pensée ? Il lui faut des visions d’amour physique ; et comme ce sont ces romans-là qui s’achètent, ce sont ces romans-là qu’on écrit. De sorte que par une pente fatale la littérature revient constamment au même sujet. Toujours ce même thème, obsédant, étrangement monotone. Ne pourrait-on nous chanter d’autres chansons ? N’y a-t-il pas d’autres cordes à faire vibrer en nous ? Il est, je le sais, des œuvres de grande valeur littéraire, où les scènes de sensualité trop vive n’apparaissent que comme épisode ; ce sont quelques pages seulement dans un beau et long roman. Pourquoi l’auteur les a-t-il écrites ? Peut-être par simple défi, pour affirmer son droit d’écrire ce qu’il veut, pour montrer qu’il est capable tout comme un autre de se montrer ardent et passionné, pour échapper au soupçon de pruderie. Peut-être aussi, en mettant les choses au mieux, parce que ces pages étaient en situation, et qu’elles lui ont semblé devoir concourir à l’effet esthétique de son œuvre. Une fois qu’il les a écrites, il y tient, et jetterait les hauts cris si on lui parlait de les effacer. Je dis pourtant qu’elles sont de trop et pourraient être supprimées ou adoucies sans aucun inconvénient. Elles empêchent l’œuvre ; considération que l’on trouvera peut-être bien mesquine mais que je crois importante, d’être mise dans toutes les mains. L’auteur va protester : il n’écrit pas pour les jeunes filles ! – C’est en effet votre droit. – Ni pour les adolescents ! – Soit. J’admets aussi qu’il n’écrive pas pour les personnes, hommes ou femmes, élevées dans des idées de décence un peu rigoriste. Mais voyez comme de proche en proche le cercle de vos lecteurs se rétrécit ! Est-ce que l’ambition d’un grand poète, d’un grand romancier ne devrait pas être au contraire d’élargir ce cercle le plus possible, de parler à tout un peuple ? Ces quelques pages ont encore un défaut d’ordre purement littéraire, auquel un véritable artiste devrait être plus sensible. On ne saurait dire absolument qu’elles font tache, mais elles sont voyantes : elles attirent spécialement l’attention au détriment des autres parties, où l’auteur a peut-être mis le meilleur de sa pensée ; elles ont à coup sûr un intérêt de tout autre ordre : elles ôtent donc à l’œuvre cette qualité essentielle de l’œuvre d’art, l’homogénéité. Figurez-vous, dans une œuvre de peinture belle, grande et sérieuse, qui doit produire une forte impression d’ensemble, un détail trop libre. Les yeux s’y attacheraient ou s’en détourneraient ; dans tous les cas, l’effet sera fâcheux, l’équilibre de la composition sera rompu.
44Mais où commence l’excès ? Voilà précisément ce qu’il faudrait savoir. Et je dois avouer ici mon embarras. Dans les descriptions d’amour, ne parler que des sentiments, jamais des sensations, ce serait trop sévère. À quel moment le détail physiologique sera-t-il trop accusé ? Quelle est la limite ? C’est ce qu’on ne saurait déterminer en une formule générale. Dira-t-on qu’il ne faut pas choquer la pudeur ? Mais les exigences de la pudeur varient singulièrement avec l’éducation, avec les mœurs, avec le milieu. Les écrivains peuvent se rassurer : personne ne songe à leur imposer un code précis de la bienséance. C’est à vous, leur dirai-je, qui vous piquez d’être artistes, de trouver la juste mesure, pour chaque cas particulier. Cela est vraiment votre affaire, puisque c’est une question de discrétion et de tact. Dites-vous seulement qu’il doit y avoir une limite, passée laquelle votre œuvre perdrait à la fois de sa valeur morale et de sa valeur d’art ; il ne s’agit donc pas simplement pour vous de savoir jusqu’où la tolérance de l’opinion permet d’aller, mais jusqu’où vous pouvez aller sans froisser des scrupules légitimes et manquer au bon goût. Surveillez-vous à ce sujet. Ayez vous-mêmes des scrupules. Assurez-vous que ces audaces, car vous sentez fort bien vous-mêmes que ce sont des audaces, sont justifiées à vos propres yeux par un pur souci d’art. Je ne vous demanderai que d’avoir bonne conscience.
45Je ne veux pourtant pas éluder tout à fait la difficulté. S’il m’est impossible de déterminer rationnellement le degré de sensualité permise à la littérature, je dois au moins quelques indications sur ce que je me représente comme une mesure raisonnable. Voici quel critérium je proposerai. Nous regarderons comme trop sensuelle toute page que l’on n’oserait lire tout haut en bonne société.
46J’ai constaté qu’en général les œuvres de la peinture et de la sculpture étaient très suffisamment chastes. Cela tient évidemment à ce que ces œuvres, étant exposées à tous les yeux, sont sous le contrôle de l’opinion publique ; une sorte de respect humain, ce scrupule que nous avons à mettre en commun autre chose que nos sentiments les plus élevés, nous empêche de nous complaire publiquement à des images trop sensuelles. Pour les images qu’évoque la littérature, on n’a pas ce scrupule ; elles ne sont pas publiquement exposées ; chacun les contemple intérieurement, gardant pour lui les impressions qu’il en reçoit, savourant même aux pages trop libres cet attrait de fruit défendu, ce charme d’émotion sensuelle dont les consciences les plus délicates ne peuvent se défendre quand elles ne se sentent pas surveillées. Je suis persuadé que c’est ainsi qu’il faut expliquer tant de rigorisme pour l’art, tant de complaisance pour la littérature. Dans la lecture à haute voix, les scrupules se réveillent ; les auditeurs ont conscience de contempler ensemble ces images, qui leur sont suggérées par le livre ; celles qui ne pourront résister à l’épreuve de cette sorte d’exposition publique seront décidément condamnées.
Notes de bas de page
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