Chapitre III. Les sensations accessoires
p. 203-224
Texte intégral
1Parmi les sensations qui nous mettent en rapport avec le monde extérieur, je formerai un premier groupe de toutes celles que nous recevons des sens réputés esthétiquement inférieurs1, du toucher, du goût, de l’odorat. Toutes ces sensations ont une particularité dont nous devrons tenir grand compte dans la détermination de leur valeur esthétique. Elles sont à demi subjectives, à demi objectives. Ce ne sont pas tout à fait des sensations ; ce ne sont pas tout à fait des perceptions ; on rendrait mieux leur nature en disant que ce sont des impressions. Les sachant déterminées à la fois par la nature propre de l’objet et par l’état de notre organisme, nous hésitons à les rapporter franchement soit aux objets, soit à nous-mêmes. Elles restent en équilibre instable. Selon les circonstances dans lesquelles elles seront produites ou la manière dont nous les interpréterons, tantôt elles prendront un caractère mieux marque d’extériorité et nous apparaîtront comme une qualité sensible des objets eux-mêmes, tantôt elles reviendront pour ainsi dire à nous et ne nous sembleront plus que des sensations tout intérieures, de purs états de conscience. Prenons comme exemple une sensation tactile. J’approche ma main d’un corps, j’en reçois une sensation de chaleur. Cette chaleur me semble-t-elle être en moi ou dans le corps ? Je ne saurais trop dire. Si elle est faible, je la considérerai plutôt comme une qualité sensible du corps. Si elle est forte, elle me semblera plutôt subjective ; c’est dans ma main même que je croirai sentir de la chaleur. Ces apparences peuvent d’ailleurs être renversées par un effort d’imagination et comme par jeu. Respirant un parfum, je puis à volonté me le représenter, soit comme une senteur propre de l’objet, soit comme une sensation délicate que je savourerais en moi-même.
2Nous pouvons de même nous représenter comme plus ou moins objectives les sensations tout internes qui sont associées à celles-là et forment groupe avec elles ; avec un effort d’imagination, nous arriverons à en faire une qualité sensible des choses. Ainsi un mets qui me donne la sensation d’appétit me semblera appétissant. Un objet que j’ai répugnance à toucher me semblera répugnant en soi. La sensation de nausée que déterminent certaines odeurs s’attachera si invariablement à elles, qu’elles-mêmes me sembleront nauséeuses, et l’objet dont elles émanent nauséabond.
Leur valeur de fait
3Quelle est maintenant la valeur esthétique de ces sensations ? D’abord leur valeur de fait. Il ne peut être question, bien entendu, de la déterminer avec précision. Les avis sont trop divers. Il est évident en effet que selon notre culture et aussi selon les théories que nous aurons adoptées nous n’en jugerons pas tout à fait de même. Les impressions d’un lourdaud ne seront pas tout à fait celles d’un esthète. Il faut prendre une moyenne d’impressions, ou celles d’un goût que l’on peut supposer répondre à cette moyenne, ni trop primitif, ni trop raffiné, cultivé pourtant, enfin ce que l’on peut appeler le bon goût moyen ; le nôtre si vous le voulez. Ce sera ce que je considérerai comme le jugement ordinaire. Quand nous constaterons quelques divergences entre notre goût et celui d’autrui, nous les signalerons à titre d’exception.
4En elles-mêmes, considérées isolément, ces sensations nous donneraient-elles le sentiment du beau ? Il est assez difficile de le savoir, car justement nous n’avons pas l’habitude de les considérer ainsi. Elles nous sont données d’ordinaire par des objets que nous avons en même temps sous les yeux, dont nous recevons des impressions très diverses, et que nous jugeons d’ensemble. Ce n’est que par abstraction que nous pouvons distinguer, dans la beauté totale que nous attribuons à l’objet, l’apport de chaque sens : nous n’avons pas intérêt à faire cette abstraction. Pourtant il arrive parfois que notre attention se porte de préférence sur telle ou telle qualité sensible des objets, qui se trouve ainsi mise en évidence et isolée du tout. Quand je goûte un mets, je ne pense plus guère à l’aspect qu’il avait auparavant. Les odeurs surtout sont franchement isolables, les particules odorantes étant en réalité détachées de l’objet, et parfois flottant en l’air sans que je connaisse leur provenance. Dans ces conditions, peuvent-elles devenir en elles-mêmes un objet de contemplation, et nous donner l’impression du beau ? Mon expérience personnelle ne me semble pas décisive. Je crois bien qu’il m’est arrivé de trouver au toucher de certaines surfaces, à la saveur aromatique de certains fruits, à certains parfums de fleurs, un plaisir d’ordre esthétique. Mais cette impression était bien indécise. La sensation me charmait ; c’était quelque chose de supérieur au simple agrément, ce n’était pas tout à fait de la beauté. On voit mes réserves. La nuance entre le plaisir de simple agrément et le plaisir esthétique est parfois si délicate ! Il est si facile de s’y méprendre, et aussi de s’exagérer à soi-même, pour se poser en esthète, la délicatesse de ses impressions ! Mais je ne doute pas que chez certaines personnes douées de sens exceptionnellement fins, et spécialement entraînées à ce genre d’évaluation, les plaisirs du toucher, de l’odorat et du goût ne prennent un caractère plus franchement esthétique. L’esthète qui manie un grès de Carriès en admirera les qualités tactiles. Un aveugle qui aurait le goût d’un artiste, ou un artiste qui aurait le tact d’un aveugle, jouirait certainement du toucher de certains objets à la façon dont nous jouissons des couleurs. Les personnes particulièrement sensibles au charme des parfums y discernent des finesses qui les ravissent. Un Brillat-Savarin parlera de la saveur d’une caille servie à point en termes vraiment lyriques. Le dégustateur qui savoure un vin de choix y perçoit tout un bouquet d’arômes. « Chacun de nous probablement, avec un peu d’attention, se rappellera des jouissances du goût qui ont été de véritables jouissances esthétiques. Un jour d’été, après une course dans les Pyrénées poussée jusqu’au maximum de la fatigue, je rencontrai un berger et lui demandai du lait ; il alla chercher dans sa cabane, sous laquelle passait un ruisseau, un vase de lait plongé dans l’eau et maintenu à une température presque glacée : en buvant ce lait frais où toute la montagne avait mis son parfum et dont chaque gorgée savoureuse me ranimait, j’éprouvai certainement une série de sensations que le mot agréable est insuffisant à désigner. C’était comme une symphonie pastorale saisie par le goût au lieu de l’être par l’oreille2. » – On pourrait discuter longtemps sur l’interprétation des faits. Les impressions ainsi décrites, au moment où elles ont été éprouvées, étaient-elles si esthétiques ? N’est-ce pas après coup, par illusion rétrospective, qu’elles ont pris ce charme, quand elles reparaissaient à l’état de simples images, épurées, idéalisées par le souvenir ? Dans la manière dont elles sont décrites, ne peut-on pas dire, ici encore, qu’il y a un peu de littérature ? Tout cela peut se soutenir. On pourrait soutenir surtout qu’il est bien difficile d’isoler les sensations d’odeur ou de saveur de toutes les images visuelles qu’elles nous suggèrent et de tous les sentiments qui leur sont si étroitement associés. Dans le parfum d’une fleur, quand nous croyons le savourer en lui-même, nous mettons la grâce de la fleur même. L’arôme d’un vin généreux a quelque chose d’exhilarant, qui nous fait rêver de coteaux ensoleillés, de joyeuses vendanges, de gais repas, de fêtes et de rires. Dans le lait qu’il savourait, Guyau n’a-t-il pas mis à son insu la poésie de la montagne, confuse réminiscence de toutes les impressions qu’elle lui avait données ? Ce ne serait donc pas, même dans ces conditions exceptionnelles, à la pure sensation que nous trouverions ce charme esthétique. Figurons-nous que l’on nous mette sur la langue une parcelle de substance inconnue, du goût le plus exquis ; ou bien encore qu’on approche de nos narines un flacon d’où s’exhalerait un parfum très suave, mais que nous ne reconnaîtrions pas. À ces pures sensations d’odeur ou de saveur, attribuerions-nous encore quelque beauté ? Cela ne serait pas absolument impossible. Peut-être les admirerions-nous encore pour leur finesse propre, pour leur délicatesse, pour la perfection de leur charme. À vrai dire je n’en sais rien. Il reste donc que ces sensations inférieures, considérées en elles-mêmes, n’ont pas de caractère esthétique bien déterminé. On ne parle jamais de beaux parfums, de jolies saveurs. Que ces épithètes, dont nous sommes si prodigues, ne leur soient jamais appliquées, cela donne à réfléchir. Nous ne voyons rien dans ces sensations qui exclue la beauté, mais en fait nous ne songeons pas à la leur attribuer. Peuvent-elles nous sembler belles ou non ? Notre goût hésite. C’est à cette hésitation que nous devons nous en tenir. N’ayant ici qu’à enregistrer nos impressions, n’essayons pas de les faire plus nettes qu’elles ne le sont.
5Mais si nous avons peine à attribuer quelque beauté aux sensations inférieures quand nous les considérons isolément et en elles-mêmes, il n’en sera pas de même quand nous les replacerons dans leur milieu naturel, dans l’ensemble dont elles font d’ordinaire partie : elles reprennent alors une indéniable valeur esthétique.
6Elles entrent, à n’en pas douter, dans le jugement que nous portons sur la beauté des choses, et contribuent pour leur part à le déterminer. Il nous est impossible d’admirer ce qui nous inspire quelque répugnance physique. Songez à l’impression que nous fait une peau huileuse, une haleine fiévreuse, une odeur malsaine. Quel retrait de notre chair ! À l’être humain qui nous donnerait de telles impressions, quand d’ailleurs il serait irréprochable de forme, aurons-nous le courage de reconnaître quelque beauté ? Quelle que soit la perfection plastique, si nos sens sont à ce point choqués, tout sentiment esthétique s’évanouit. Pourquoi trouvons-nous si laids un crapaud, une limace, un ver de terre, si ce n’est parce que nous nous figurons la répugnance que nous aurions à les toucher, à les tenir dans nos mains, et autres imaginations déplaisantes ? Tout ce qui est malpropre nous semble laid. Le seul fait qu’un objet ait une surface rugueuse, désagréable au toucher nous le fait paraître moins beau. Une fleur à l’odeur vireuse, à la tige bourrue, quand elle aurait des couleurs charmantes, nous paraîtra moins agréable à voir qu’une autre. Du seul fait qu’il est sans parfum, le camélia nous semble moins joli que la rose ou que l’œillet : sa valeur esthétique diminue de tout l’attrait qui lui manque. Remontez maintenant la série. Pensez aux impressions que nos sens, que tous nos sens reçoivent à l’approche d’un être sain, jeune et bien organisé : pour qui constatera les choses sans parti pris, il est évident que ces sensations, si légères, si fugitives qu’elles puissent être, entrent dans le plaisir que nous prenons à contempler la beauté physique, et nous la font admirer davantage : sympathie de la vie pour la vie, séduction inconsciente mais profonde qui exerce une influence décisive sur notre jugement de goût. Nous ne regardons pas une pêche du même œil que nous regarderions une pomme verte : l’idée de sa peau veloutée, de sa chair fondante, de la tiédeur des rayons qui l’ont mûrie, de sa saveur si bien assortie à sa couleur même, tout cela lui fait à nos yeux une beauté spéciale, bien distincte de celle du fruit vert ; un peu sensuelle, mais plus pleine, plus riche, plus harmonieuse, et qu’en somme nous trouvons supérieure. Consultez à ce sujet, non pas un peintre, qui peut avoir ses théories paradoxales et qui d’ailleurs s’est trop exercé à ne percevoir les choses qu’avec ses yeux, mais simplement une personne de goût ; et demandez-lui, non pas ce qu’elle croit devoir en penser, mais quelles sont franchement ses impressions : sans hésiter elle répondra que la pêche est plutôt que la pomme ce que l’on appelle un beau fruit. Tous les fruits savoureux nous semblent avoir une valeur esthétique particulière. Les fleurs odorantes nous font l’effet d’être plus jolies ; si l’héliotrope et la violette nous semblent charmantes, ce n’est pas pour leur couleur, qui en soi est un peu triste, mais pour leur parfum. Dans toutes les beautés de la nature, beautés concrètes qui frappent tous nos sens à la fois, vous trouverez les sensations inférieures non seulement comme appoint de beauté, mais bien souvent comme cause déterminante de notre émotion esthétique. Voici ce qu’il est très important de constater pour pousser à fond cette sorte d’instruction préalable : c’est qu’en fait ces sensations ne nous donnent pas une impression de beauté par leur seul agrément. Ce ne sont même pas les plus agréables qui produisent l’impression la plus esthétique. Nous estimons plutôt celles qui sont fines, délicates, originales, bien caractéristiques de l’objet qui nous les donne. Ainsi le parfum léger de l’églantine nous semble plus esthétique que celui du lys, qui pourtant est autrement suave ; l’odeur caractéristique du chrysanthème entre pour beaucoup dans le charme de la fleur, bien que ce ne soit pas vraiment un parfum. Toutes ces sensations spéciales que nous recevons des choses, alors même qu’elles ne sont pas vraiment agréables, leur donnent un intérêt, une originalité, qui contribue à nous les faire admirer. La neige gèle le bout des doigts qui la touchent, et cette impression n’a rien de délectable ; mais si la neige n’était pas froide, ce ne serait pas la neige ; elle perdrait tout son caractère esthétique. Si nous admirons une cime neigeuse, ce n’est pas seulement parce qu’elle est très blanche, c’est encore et surtout parce qu’elle se dresse froide et pure dans le ciel glacé. Analysez de même toutes les impressions esthétiques que nous recevons de la nature ; vous y reconnaîtrez toujours cette intervention des sensations dites inférieures, qui agissent non pas tant par leur agrément que par leur variété, et par l’individualité qu’elles donnent à chaque chose.
7Sur ces données premières, qui sont comme l’appréhension immédiate des plus simples beautés de la nature, se produit tout un travail mental, qui tend à leur donner un surcroît de valeur esthétique. Aux yeux d’un artiste ou d’un poète, et tous nous sommes artistes et poètes à quelque degré, les choses n’apparaissent jamais telles qu’elles sont réellement perçues. Elles subissent une sorte d’élaboration intérieure qui les transfigure ; d’instinct, avec un sentiment artistique inconscient mais très sûr, nous les transformons dans le sens de la plus grande beauté. Voyez le promeneur qui erre dans la campagne, à la recherche de quelque beau site. Il croit ne s’appliquer qu’à percevoir la beauté des choses : en réalité, il se livre à un véritable travail de composition décorative ; il met cet arbre à sa gauche, essaie de l’effet, le reporte à droite. Il arrange, il modifie l’aspect des objets par le choix du point de vue, se composant à chaque pas un nouveau paysage que naïvement il admire comme s’il lui était donné tout fait. En même temps, et toujours à son insu, il demande à ce paysage des impressions poétiques, il se complaît dans celles qu’il en reçoit, et s’efforce d’y mettre plus de poésie encore, pour en être touché davantage. Loin de réagir contre l’illusion de beauté, il la recherche, il l’amplifie. Peu lui importe, en effet, que la beauté soit en lui ou dans les choses, pourvu qu’il en jouisse. Quiconque s’intéresse aux beautés de la nature ne peut manquer de procéder ainsi. Une élaboration de ce genre a dû se produire sur les sensations inférieures, qui tiennent une si grande place dans toute contemplation esthétique. Nous avons vu comment d’elles-mêmes, telles qu’elles nous sont données par la simple perception, elles contribuent à la beauté des choses. Nous allons voir comment, dans une imagination suffisamment cultivée et entraînée, elles prennent une valeur esthétique particulière, une beauté de poésie, qu’une fois acquise nous reversons pour ainsi dire dans les choses.
8L’explication de ces faits peut être assez laborieuse, comme il arrive chaque fois que l’on veut se rendre compte des phénomènes si complexes de la vie mentale. La vie même se joue de cette complication. Tout ce travail s’effectue comme de lui-même, avec une aisance merveilleuse. Notre conscience n’intervient que pour constater ce résultat.
9L’association des idées, comme on peut s’y attendre, intervient ici d’une manière constante. Les sensations inférieures, se trouvant mêlées et confondues avec les sensations d’ordre supérieur que nous recevons en même temps des mêmes objets, doivent contracter avec celles-ci d’intimes associations. Nous ne pouvons séparer certaines impressions physiques des sensations visuelles ou auditives qui les ont accompagnées. De là ces subtiles correspondances entre les sensations dont l’art moderne s’entend si bien à tirer parti. Telle couleur nous fera l’effet d’être chaude, telle autre froide. Celle-ci sera savoureuse, celle-là aigre ; celle-ci fera sur la vue l’impression qu’une surface rugueuse fait sur le toucher, celle-là sera molle au regard. Un son nous paraîtra sec ou mouillé. Les odeurs prendront une nuance : l’odeur de l’encre nous semblera âcre et noire, celle de l’abricot jaune, celle du feuillage écrasé verte. Ainsi les sensations les plus hétérogènes se pénétreront si bien qu’elles prendront la qualité l’une de l’autre. Cette pénétration réciproque des sensations sera d’autant plus complète, qu’elle se produira dans la contemplation esthétique, où nous nous efforçons de percevoir les choses d’ensemble, et de fondre toutes les impressions reçues de l’objet en une impression unique. Elle s’achèvera dans notre mémoire et notre imagination. On sait comme les écrivains usent des sensations inférieures pour nous donner, dans leurs descriptions pittoresques, une plus concrète représentation des choses. Ils savent bien que leurs évocations resteront vagues, tant que l’imagination visuelle y sera seule intéressée ; mais qu’on nous rende l’impression physique que les choses ont faites sur nous : aussitôt la vision se précisera et prendra un réalisme surprenant3. Tous d’instinct nous usons du même artifice dans cette sorte de description pittoresque, par laquelle nous essayons de nous rappeler à nous-mêmes l’image des choses. Quand nous revenons à nos souvenirs préférés, à ces belles visions de la nature qui sont le trésor de notre mémoire, nous aimons à nous représenter, non seulement l’image visuelle des paysages autrefois contemplés, mais encore la sensation particulière, intime et pénétrante, qui a été la caractéristique de chacun d’eux : non seulement l’objet tel que les yeux l’ont perçu, mais l’objet tel qu’on l’a senti de tous ses sens. Rêvant à l’océan, je ne veux pas revoir seulement les rochers noirs blanchis d’écume, entendre à nouveau la vague déferlante ; je veux sentir « l’odeur du flot sauvage » ; je veux aspirer à pleins poumons la brise marine ; et c’est seulement quand j’aurai cru en sentir à mes lèvres la fraîcheur salée, que ma vision me sera vraiment rendue. Ainsi nous rappelons constamment le souvenir de ces sensations inférieures, nous nous efforçons de les souder à nos représentations visuelles et auditives plus intimement encore que nous n’avons pu le faire en réalité : les unes et les autres achèvent de se pénétrer. Actuellement elles sont si bien unies dans ce que je pourrais appeler notre imagination esthétique, c’est-à-dire dans l’effort spécial que nous faisons pour nous représenter les belles choses ; elles sont si bien données d’ensemble et indivises, que nous ne saurions plus dire laquelle nous donne plutôt l’impression de beauté : elles nous la donnent d’un commun accord, et par leur accord même. Toutes deux ont gagné à leur association.
10À nos sensations peuvent aussi s’unir de purs sentiments qui leur donnent une teinte particulière. Quelquefois ces associations sont si lointaines qu’il nous serait tout à fait impossible de retrouver leur origine. Elles n’en semblent que plus profondes. Telle senteur me semble d’un jaune triste, mais triste à pleurer. Pourquoi ? En faisant un effort pour préciser mes souvenirs, je crois revoir une salle de vieux château ; une grande salle nue avec quelques meubles couverts de soie jaune d’où s’exhalait cette même odeur. Mais où ai-je vu cette salle ? Et l’ai-je vue réellement ? Je ne saurais le dire. Presque toutes nos impressions physiques sont ainsi accompagnées d’images qu’elles nous suggèrent, ou de vagues réminiscences qui leur donnent une expression parfois mystérieuse. On peut nier que cela leur fasse une beauté, mais à coup sûr cela leur fait une poésie. Cette poésie, nous la cultivons vraiment. Nous trouvons un tel charme à ces rêveries que nous les prolongeons avec délices. Nous allons au-devant de ces émotions étranges, un peu superstitieuses ; nous nous les suggérons à plaisir.
11Le seul fait que les sensations inférieures passent par notre imagination suffit pour les idéaliser. Au cours d’une excursion, j’ai marché longtemps dans un bois humide ; j’ai été pénétré et comme saturé d’une vague odeur de feuilles mortes, de champignons, de mousse détrempée. Cette impression sur le moment n’avait rien d’esthétique. Mais quand je me la représente après coup, elle prend dans mon imagination une certaine poésie de souvenir. Chaque fois que je la retrouverai désormais, elle me plaira davantage. Je la reconnaîtrai avec un nouveau plaisir : comme c’est bien l’odeur des bois humides ! Je serais déçu si elle me manquait. Elle prendra ainsi pour moi une réelle valeur esthétique. Elle entrera dans l’idéal que je me fais de la beauté d’un bois. Il en est de même pour toutes les impressions que nous recevons de la nature ; sans cesse nous les faisons passer et repasser dans notre imagination, où elles s’idéalisent. Quand ensuite nous les retrouverons dans la réalité, elles auront pour nous un charme plus grand ; elles seront devenues des impressions poétiques. Elles auront pris l’attrait des lointains souvenirs d’enfance, ou de ces choses auxquelles on a longtemps rêvé. Ainsi se poursuit cette élaboration mentale, qui transfigure les sensations inférieures, les anoblit en les associant à des impressions plus nobles, les imprègne de poésie, et du rang très humble qu’elles occupaient d’abord dans nos émotions esthétiques, les élève peu à peu au niveau des émotions les plus élevées. Elles nous sembleront d’autant plus idéales que notre culture sera plus avancée.
Leur valeur de droit
12Je crois que nous disposons maintenant d’éléments suffisants pour fonder une appréciation. Nous savons quelle valeur esthétique nous attribuons aux sensations inférieures, et par quels motifs plus ou moins conscients nos jugements de goût sont ici déterminés. Que valent ces jugements, au point de vue rationnel ?
13L’impression d’ensemble est qu’ils sont assez bien fondés. Les motifs que nous avons d’admettre les sensations dites inférieures au rang des émotions esthétiques, tels que nous les avons exposés, n’ont rien de déraisonnable. On aura bien remarqué en passant quelques interprétations qui auraient besoin d’être rectifiées et surtout un certain parti pris d’illusion contre lequel nous aurons sans doute à réagir. Mais, en somme, ces évaluations instinctives du goût ont dû paraître assez justes. Avec quelques retouches, nous pourrons les conserver.
14De la poésie des sensations, j’aurai peu de choses à dire. Personne, je crois, ne saurait contester qu’ainsi sublimées, idéalisées, rêvées plutôt encore que senties, elles ne prennent une réelle valeur esthétique : beauté artificielle, beauté d’emprunt, tout ce que l’on voudra, mais beauté bien et dûment acquise. Nous n’avons pas à nous inquiéter des divergences d’opinions qui se sont produites à leur sujet : elles s’expliquent aisément par ce fait, qu’on les a considérées à différents degrés d’élaboration. Les uns, les prenant telles qu’elles sont immédiatement données par l’impression physique, y ont vu avec raison un fait très simple, où l’imagination ni le cœur ne sont intéressés, et qui ne peut avoir par conséquent qu’une médiocre valeur esthétique. Les autres, les prenant dans les descriptions poétiques ou dans leur âme de poète, avec tout le cortège d’images et de sentiments qu’elles suggèrent, les ont regardées avec raison comme une chose vraiment belle. Il reste donc prouvé que les sensations, alors même qu’elles n’auraient pas en elles-mêmes une grande valeur esthétique, peuvent en prendre une très haute quand elles auront été convenablement élaborées ; et il faut remercier les poètes, pendant qu’ils s’attachaient seulement à nous faire sentir cette beauté, d’avoir contribué à la produire. Je ne ferais qu’une réserve. Qu’on prenne garde à l’excès et à la fausse poésie. Quelques poètes abusent vraiment de cette correspondance entre sensations. Il ne faut pas plus les embrouiller dans la description littéraire qu’elles ne s’embrouillent dans la réalité. Donner aux unes des épithètes qui conviendraient plutôt à d’autres, parler de la couleur des sons, du chant des couleurs, et de la symphonie des parfums, intervertir tous les vocabulaires, c’est un jeu facile : on fait des mots ce que l’on veut. Mais c’est un jeu tout verbal, un simple artifice littéraire. Cela n’a rien de commun avec la vraie poésie, qui exige la parfaite sincérité dans les sentiments exprimés et la justesse absolue dans la notation de leurs plus subtiles nuances.
15Pour ce qui est des sensations considérées en elles-mêmes, nous avons vu comme notre goût hésite à leur attribuer une réelle valeur esthétique. Ici il pèche par timidité ou incompréhension : il n’ose se laisser aller : il n’admire pas assez. Ce sont les apologistes les plus résolus de la sensation qui s’approchent le plus de la vérité. On est tenté de sourire de leur enthousiasme, comme d’une exagération littéraire. On a tort.
16En elle-même, abstraction faite de toute la poésie que nous pouvons mettre en elle, et des informations qu’elle nous donne sur le monde extérieur, et de l’agrément qu’elle peut avoir, la sensation devrait être admirée comme une très belle chose. N’est-elle pas vraiment, si l’on y réfléchit, une chose merveilleuse ? C’est par elle que tout être s’éveille à la conscience ; elle marque le sublime passage de la matière à l’esprit. Elle est le terme d’une glorieuse évolution, le suprême épanouissement de la vie sur notre planète : fleur idéale de l’organisme animal, plus délicate, plus exquise encore que les floraisons de la plante, et que sans aucun doute nous admirerions plus encore, si nous avions un sens pour la percevoir, elle aussi, dans la nature. Figurons-nous, dans un monde lourdement matériel, l’apparition d’un être doué au plus faible degré de la faculté de sentir : cette première sensation n’apparaîtrait-elle pas comme un vrai miracle, comme la lumière dans les ténèbres, comme l’avènement d’un monde nouveau infiniment supérieur à l’ancien ? Ce miracle, en fait, s’est accompli. Il s’accomplit tous les jours, à la première sensation de chaque être nouveau-né. Il reste chaque fois aussi merveilleux. Et si nous prenons maintenant la sensation telle qu’elle existe actuellement en nous, indéfiniment variée, nuancée, notre admiration devrait être plus vive encore. Si l’on n’admire pas cela, qu’admirera-t-on au monde ?
17En fait, je ne crois pas que nous soyons aussi insensibles que nous le croyons nous-mêmes à cette beauté propre de la sensation. Nous sommes plutôt blasés sur cette beauté. Mais qu’apparaisse dans notre conscience une sensation originale, couleur, son ou parfum : par quelque sens qu’elle nous soit donnée, nous en serons agréablement surpris, nous la contemplerons en nous-mêmes avec une satisfaction vraiment esthétique ; notre goût, rafraîchi par sa nouveauté, en percevra la beauté réelle.
18On pourra constater que dans tous les exemples que nous avons cités de parfum, de saveur, de tiédeur ou de fraîcheur donnant une impression de beauté, il s’agissait de sensations inédites, ou d’une combinaison de sensations inusitée. Pourvu qu’elle ne soit pas trop pénible, nous admirons toute sensation nouvelle. Mais toute nuance particulière de sensation a commencé par être nouvelle, et a dû être admirée la première fois qu’elle a été perçue. Pour ces sensations intimes et profondes, très familières, assez peu variées en somme que l’on appelle les sensations inférieures, et dans lesquelles il nous est si difficile actuellement de trouver de l’inédit, il faudrait remonter, pour retrouver le moment où elles ont pu exciter une surprise admirative, à nos plus lointaines, à nos premières impressions d’enfance. Ne nous semble-t-il pas, quand nous faisons un effort pour descendre au plus profond de notre mémoire, que nous y retrouvons le souvenir de longues extases dans lesquelles nous admirions nos propres sensations : sensations de lumière ou de couleur, impressions sonores, impressions du toucher, saveur d’un bon lait, tiédeur de notre berceau ? Chacune de ces sensations merveilleuses n’était-elle pas accueillie avec ravissement et longuement contemplée ? En nous-mêmes, hors de nous-mêmes, peu nous importait, nous ne faisions pas encore nettement la différence. Étonnés de nous sentir vivre, nous admirions chacune de ces sensations nouvelles qui étaient vraiment une vie nouvelle. Qu’on n’aille pas nous objecter que nous prêtons au tout petit enfant une bien étonnante précocité esthétique. Le sentiment du beau est un des premiers qui se développent chez l’enfant d’une façon manifeste. Pour le nier il faut avoir oublié sa propre enfance. Il faut n’avoir jamais compris l’expression d’extase d’un enfant au berceau, quand il remarque pour la première fois un objet quelconque, un hochet brillant, des feuilles qui remuent au vent : avec quel ravissement il contemple cette chose étonnante, riant aux anges, agitant ses petits bras dans un véritable transport d’admiration ! Plus tard nous devenons plus utilitaires, moins contemplatifs. Nous perdons la fraîcheur de nos impressions premières. Seuls les artistes et les poètes la retrouvent parfois, dans leurs meilleurs moments, dans ces moments d’extase naïve où ils regardent la nature avec des yeux d’enfant ; comme s’ils la percevaient pour la première fois, étonnés, ravis de chaque impression qu’ils en reçoivent. Et ce sont eux qui sont dans le vrai.
19Toute sensation a donc en elle-même quelque beauté. Mais nous devons attribuer une beauté plus haute à celles qui sont plus posées, plus pures, plus sereines, plus musicales ; à celles qui sont plus nettement différenciées, et dont nous pouvons prendre plus nettement conscience. Elles seules d’ailleurs peuvent être vraiment des objets de contemplation, et par conséquent être vraiment admirées. Les sensations très mobiles, très fugitives, qui passent dans la conscience presque inaperçues, qui se distinguent à peine les unes des autres, peuvent avoir en elles-mêmes une certaine beauté ; sentir comme cela, c’est déjà une belle chose, puisque c’est déjà sentir. Mais c’est un réel progrès de la sensibilité, dont seuls sont capables les organismes supérieurs, et par conséquent une plus belle chose encore, que de pouvoir éprouver une sensation bien distincte, durable et posée, telle que celle d’une saveur franche, d’un parfum bien net. En jugeant ainsi des valeurs esthétiques de la sensation, nous devons reconnaître que les sensations dites inférieures sont inférieures vraiment par rapport aux sensations de l’ouïe et de la vue. L’odorat, le goût, le toucher même ne sont pas seulement des instruments de connaissance moins commodes, qui nous donnent de moins amples et moins précises informations sur le monde extérieur : les sensations qu’ils nous donnent sont vraiment moins belles en elles-mêmes, moins différenciées et distinctes, en un mot moins parfaites. Dans les sensations visuelles ou auditives, quelle netteté, quelle variété ! Cela est admirable. Mais la primauté indéniable des sensations visuelles et auditives ne doit pas nous rendre injustes à l’égard des sensations inférieures, auxquelles nous devons reconnaître une réelle valeur esthétique, bien supérieure à celle qu’on lui attribue généralement.
L’agrément et la beauté
20Dans cette critique, nous n’avons tenu aucun compte du caractère agréable ou désagréable que pouvait avoir la sensation. Nous l’avons jugée à un point de vue tout à fait désintéressé, au point de vue de la seule perfection. Ce jugement dans tous les cas doit être retenu. Mais le fait que les sensations présentent plus ou moins d’agrément a son importance. Il y a là un autre élément d’appréciation, secondaire sans doute, mais qui ne doit pas être négligé. Toutes choses égales d’ailleurs, devons-nous estimer plus parfaites, et par conséquent admirer davantage les sensations les plus agréables ?
21Cela me semblerait juste. Telle sensation me plaît plus qu’une autre : c’est une supériorité. Si je n’ai d’ailleurs aucune raison spéciale pour suspecter une sorte de dépravation de goût dans le plaisir que j’y prends, cette supériorité lui reste acquise. Un certain surcroît de sensations agréables est une des conditions de la vie heureuse, et concourt à l’épanouissement de l’âme. Le plaisir physique est en lui-même un bien, et par conséquent une belle chose. Pourquoi nous l’interdire ? On pourrait le blâmer sans doute si sa recherche nous faisait négliger quelque intérêt plus sérieux. Mais il se trouve que nous avons le plus sérieux de tous les intérêts, un intérêt vital, à éviter les sensations désagréables. Elles nous signalent un danger. Elles correspondent aux impressions nuisibles. En général, l’agrément de la sensation correspond au bon fonctionnement de l’organisme ; c’est un bien-être local, dont nous pouvons dire ce que nous avons dit du bien-être physique : il décèle quelque perfection intérieure. Nous prenons plaisir aux impressions reçues quand elles stimulent modérément, normalement notre activité organique. Dans quelques cas, le plaisir ou déplaisir que nous prenons à ces impressions est déterminé par des causes plus profondes ; il correspond, non pas au bien-être immédiat de notre organisme, mais à son bien-être futur, dont nous avons comme le pressentiment ; ainsi la sensation de l’amer nous déplaît, nous l’appréhendons et l’évitons comme décelant dans la substance qui nous le donne des propriétés vénéneuses. Les lois de la sélection naturelle et de l’hérédité ont dû établir une correspondance assez exacte entre le caractère utile ou nuisible que les impressions peuvent avoir, même à longue échéance, et l’agrément ou le désagrément que nous leur reconnaissons. C’est une raison de plus pour attribuer une réelle valeur à l’agrément. Il y a là un véritable instinct qui nous révèle les intérêts véritables de notre organisme. Nous ne devons pas négliger cette indication. Partout où je trouve de la joie, je puis croire qu’une fin poursuivie par la nature a été réellement atteinte, et par conséquent qu’il y a quelque beauté. On fait quelquefois, au plaisir que nous pouvons recevoir des sens inférieurs, un grief d’être sous l’étroite dépendance des fonctions organiques, comme si c’était là une infériorité de plus. Je dirais au contraire que le très sérieux intérêt que nous avons à ce que ces sensations soient agréables est fait, si elles en avaient besoin, pour les réhabiliter. Il serait vraiment absurde de les déclarer moins esthétiques parce qu’elles sont saines et bonnes.
22Pour les mêmes raisons qui viennent de nous faire accorder à ces sensations une valeur subjective, nous leur reconnaîtrons une valeur objective. Nous admettons pleinement qu’elles interviennent dans le jugement que nous portons sur les objets extérieurs.
23Kant et son école protesteront contre telle indulgence. « Croire, comme on le fait communément, que la beauté, qui réside dans la forme des objets, peut être augmentée par l’attrait, c’est une erreur très préjudiciable à la pureté primitive du goût. Sans doute on peut ajouter des attraits à la beauté afin d’intéresser l’esprit par la représentation de l’objet, indépendamment de la pure satisfaction qu’il en reçoit, et de recommander ainsi la beauté au goût, surtout quand celui-ci est encore rude et mal exercé. Mais ils font réellement tort au jugement de goût, lorsqu’ils appellent l’attention sur eux de manière à être pris pour motifs de notre jugement sur la beauté. » La déclaration, est énergique.
24Sans condamner aussi formellement l’attrait, quelques théoriciens et critiques d’art nous dissuadent de le faire intervenir dans nos jugements de goût. Admettons qu’il ait quelque valeur esthétique. Quelle tâche délicate que de faire au sensualisme sa juste part ! Que de cas particuliers à distinguer, de compromis à établir, d’abus à craindre ! Ne serait-il pas plus simple d’exclure absolument l’attrait sensible du domaine de l’esthétique ? Nous voulons que le sentiment du beau soit aussi désintéressé que possible. Efforçons-nous donc de le dégager autant que possible du plaisir des sens ! Si la perfection de la forme n’est pas l’unique beauté, c’est au moins la beauté la plus élevée et la plus pure. Allons à ce qui vaut le plus, à la beauté supérieure ! Peut-être nous est-il difficile de nous soustraire complètement aux séductions de l’attrait devant les beautés de la nature, beautés concrètes qui font sur nos sens une impression trop vive. Nous y réussirons mieux devant de simples effigies, dans la contemplation des chefs-d’œuvre de l’art. À leur école, exerçons notre goût ! De plus en plus il s’éprendra de la beauté idéale et purement formelle, jusqu’au jour où parvenu à la plus haute culture, il lui réservera toute son admiration. Nous nous habituerons à considérer de haut, d’un œil désintéressé, l’objet même qui nous séduisait tout d’abord. Et c’est la véritable mission de l’art, de nous élever ainsi à ces pures régions de l’idéal, où nous ne trouverons même plus un prétexte à l’émotion sensuelle !
25Je ne saurais admettre cette théorie. Je la crois au fond non seulement fausse, mais pernicieuse. Elle tend à banaliser notre goût, en l’habituant à s’exprimer en phrases toutes faites. C’est là cette esthétique conventionnelle, contre laquelle je voudrais réagir de toutes mes forces. C’est là surtout une esthétique étroite, exclusive, qui systématiquement restreint le champ de nos admirations. Il nous faut aborder le problème du beau dans un esprit plus large, plus tolérant, plus compréhensif.
26J’accorde que l’on peut tirer certaines indications de révolution du goût. Si vraiment, en se cultivant, il attachait une importance toujours moindre à l’attrait, comme il doit chercher à progresser en somme, cette indifférence croissante pour les beautés d’agrément serait assez significative. Il y aurait là contre elles, sinon des preuves, car toute évolution n’est pas nécessairement progrès, du moins de fâcheuses présomptions. Mais la culture intensive du sentiment esthétique a-t-elle vraiment cet effet ?
27Loin de là. Elle semble plutôt déterminer une sorte de sensualité particulière qui pour être très subtile, très délicate, plus curieuse de sensations rares qu’avide de jouissance, n’en est pas moins de la sensualité physique. Cet effet se produit d’une manière saisissante sur quelques romanciers et poètes contemporains. Que l’on relise leurs descriptions des beautés de la nature et de l’art, on verra quelle place y tient l’attrait sensible, dont leurs sens aiguisés perçoivent les plus subtiles nuances. Le jugement porté par Kant date évidemment ; il date d’une époque où le goût des beautés sensibles était encore peu développé. Personne ne dirait plus aujourd’hui que l’importance extrême accordée à l’attrait est la marque d’un goût rude et mal exercé. On serait tenté plutôt de dire qu’elle est la marque d’un goût trop raffiné, gâté par excès de culture. Mais de quel droit affirmer qu’il y a excès ? En réalité tout cela prouve peu. Laissons là ces indications qu’il est trop facile d’interpréter dans un sens ou dans l’autre, et jugeons les choses au fond.
28La beauté des choses est-elle uniquement, exclusivement dans la forme ? Là est toute la question. Adopter cette définition, ce serait sans doute donner raison à l’intellectualisme. Les sens inférieurs en effet ne nous apportent que des sensations informes ; ils ne nous apprennent rien sur la structure des choses ; qu’un objet ait ou non de beaux contours, ils ne nous permettent pas d’en juger : ils l’ignorent. Mais la beauté ne peut être définie par la forme seule. Cette définition est beaucoup trop étroite. Tout au plus s’appliquerait-elle à des objets tels qu’une épure, un dessin, le plan d’un édifice, objets abstraits qui ne peuvent évidemment avoir qu’une beauté toute formelle, n’étant à vrai dire que des formes. Il n’en est plus de même des beautés de la nature ; l’objet étant plus complexe ses conditions de perfection sont plus complexes aussi. Il peut avoir des qualités multiples, qui toutes, quand elles seront portées à un degré suffisant, mériteront d’exciter notre admiration. Au nombre de ces qualités, pourquoi ne compterions-nous pas ses qualités sensibles ?
29Il est parfaitement légitime de déclarer beaux les objets qui nous donnent de belles sensations. Les qualités sensibles que nous admirons en eux ne sont que nos propres sensations objectivées. Pour être pour ainsi dire projetées en dehors de nous, ces sensations ne doivent rien perdre de leur qualité esthétique ; et nous n’avons pas tort non plus de les attribuer à l’objet, car à coup sûr il est au moins de moitié dans l’impression produite. Nous avons tout autant de raisons d’admirer une fleur pour son parfum que de l’admirer pour sa couleur. Tout ce que l’on peut exiger, c’est que notre admiration soit proportionnée à la valeur relative des qualités perçues : nous avons signalé une certaine tendance qu’ont souvent les esthètes au fétichisme, c’est-à-dire à l’adoration superstitieuse de quelque beauté très spéciale, qui absorbe toutes leurs admirations.
30Il faut également approuver notre goût, d’admirer les objets pour la variété des impressions qu’il en reçoit. C’est en effet une richesse des choses, correspondant à la richesse de notre sensibilité. Plus un objet est concret, autrement dit plus il a de qualités sensibles, et plus nous sommes en droit de lui reconnaître de valeur. Qu’il ait une couleur, une sonorité, c’est bien ; mais qu’il ait en outre des qualités tactiles, qu’il soit odorant, sapide, chaud ou froid, etc., c’est mieux encore. Cela lui fait une existence plus riche et plus pleine. Car il faut le remarquer, ce n’est pas le même fait extérieur qui se traduit dans la conscience par des sensations diverses, comme si la même réalité pouvait paraître lumière à l’œil, son à l’oreille, résistance au toucher, parfum à l’odorat. Ce que chacun de nos sens perçoit, ce sont bien des phénomènes distincts. La variété n’est pas seulement en nous, elle est dans la chose.
31Si nous considérons maintenant, non pas un objet déterminé, mais l’ensemble des choses existantes, alors notre admiration doit être portée à son comble. Perçue par les yeux seuls, la nature est déjà bien belle ; figurons-nous pourtant qu’elle soit réduite à ses seules apparences visibles. Pouvons-nous dire qu’il y aurait autant de beauté, de perfection véritable dans un monde où il y aurait encore des choses bleues, vertes ou rouges, aux contours plus ou moins élégants, mais où il n’y aurait rien de pesant ni de léger, de dur ni de mou, de chaud ni de froid, où il n’y aurait ni saveurs, ni parfums ? Que de contrastes et d’harmonies perdus ! Quelle indigence d’impressions esthétiques ! Comme ce monde serait pauvre en comparaison du monde réel, tel que nous le percevons de tous nos sens. Encore lui ai-je accordé l’attrait de la couleur, que les théoriciens intransigeants préféreraient sans doute éliminer, comme suspect de sensualisme. À voir le rigorisme avec lequel ils le proscrivent en sculpture, et la mauvaise grâce avec laquelle ils l’admettent dans les arts du dessin, on voit bien qu’ils le banniraient s’ils pouvaient de leur esthétique. Il serait plus pur évidemment de ne goûter que la beauté de la forme. – Et c’est à de telles abstractions que l’on veut nous réduire ! J’imagine un pur intellectualiste disposant sur la nature d’un pouvoir souverain, et pouvant l’embellir conformément à son idéal. Cela donne le frisson. Ne pouvant agir sur la nature pour lui ôter ses beautés sensibles, il agira sur notre goût pour nous dissuader de les admirer. Si réduite qu’elle soit, l’action sera toujours néfaste. Ne faisons pas les dédaigneux ! Au lieu de fermer notre goût, ouvrons-le à toute émotion esthétique, même à la plus humble !
32Jusqu’ici, dans toute cette discussion, le sens commun est pleinement d’accord avec l’esthétique rationnelle contre les puristes. Il n’y a vraiment là aucune difficulté.
33Avons-nous également le droit de déclarer belle une chose parce qu’elle nous donne des sensations agréables ? La question est plus délicate. Nous-mêmes avons posé en principe que beauté n’est nullement synonyme d’agrément.
34Nous le maintiendrons toujours. Aussi ne devrons-nous jamais affirmer qu’une chose est belle par cela seul qu’elle nous est agréable. Ce ne sera pas non plus une raison, parce qu’elle nous plaît, pour lui attribuer une beauté moindre. L’agrément ne doit pas nous séduire ; il ne doit pas non plus nous faire peur. Il reste entendu qu’agréables ou non, nous apprécierons les choses froidement, rationnellement, au seul point de vue de la perfection.
35Mais ceci posé, je dis que dans certains cas à déterminer, l’agrément dans nos sensations peut être signe de perfection dans l’objet, et par conséquent beauté. Il est certainement beauté, quand le plaisir que j’éprouve est dû à la présence dans l’objet de quelque qualité intrinsèque, qu’il me signale ; et réciproquement, les impressions désagréables que je puis recevoir d’un objet diminuent vraiment sa valeur esthétique, quand elles me signalent en lui quelque réel défaut. Quand par exemple je touche la surface rugueuse d’une brique, l’impression est désagréable ; mais je n’en conclus pas seulement que la brique est une matière désagréable au toucher, j’en conclus que c’est une matière de qualité inférieure, faite de molécules grossièrement agglomérées. Quand au contraire je palpe un marbre poli, la délicatesse du contact me prouve que j’ai affaire à une matière de choix ; au plaisir sensuel que j’éprouve s’ajoute, justifiée par ce plaisir même, une admiration désintéressée pour l’exquise finesse de cette substance. Comparons enfin, aux impressions tactiles que nous éprouvons en touchant un bras de statue, celles que nous éprouvons en touchant un bras vivant, nous trouverons qu’elles sont autrement attrayantes, et que cet attrait même nous rend sensible la supériorité de la chair sur le marbre. Les perceptions du tact sont en cela plus fines, plus instructives que celles de la vue même ; elles nous donnent de plus intimes renseignements sur la structure moléculaire des corps, véritable beauté de la matière. En général, dans les jugements que nous portons sur la beauté des êtres vivants, les sens inférieurs sont nos meilleurs conseillers. Ils entrent peut-être plus avant que les sens supérieurs et que l’intelligence même dans la réalité ; ne nous ont-ils pas été donnés spécialement pour juger des choses de la vie ? L’agrément ou le désagrément des sensations est ici en proportion exacte avec la qualité de l’objet. Le seul fait qu’une sensation soit déplacée, c’est-à-dire qu’elle nous soit donnée par un objet qui ne nous la donnerait pas s’il était dans son état normal, nous la rend pénible. La chair, par exemple, nous semble devoir être tiède ; si elle est trop chaude de quelques degrés seulement, nous la trouverons bridante ; si elle est froide, la déception physique sera telle, que nous trouverons l’impression horrible : ainsi le contact d’un serpent, d’un cadavre. Dans notre évaluation de la beauté d’une plante, d’un animal, d’un être humain, n’avons-nous pas raison de compter l’agrément de toutes les impressions physiques que nous en recevons ? C’est bien ici qu’il serait impossible d’apprécier les choses en géomètres, par la seule perfection des formes. Ce que nous devons admirer dans un être vivant, c’est le parfait et complet épanouissement de la vie. La perfection des contours n’en est que le signe le plus extérieur : qu’est-ce en effet que le contour, si ce n’est une simple limite d’expansion ? Ce qui importe, c’est la réalité qui remplit cette forme, réalité que la vue n’atteint pas. Les sens inférieurs la devinent. Toutes ces sensations accessoires, auxquelles on ne veut reconnaître qu’un charme superficiel et de surcroît, nous décèlent au contraire une beauté profonde, infime, la véritable beauté vitale. À ce point de vue, les sensations de l’odorat ont une valeur de pénétration, et par conséquent une valeur esthétique toute particulière. Elles nous apprennent si l’être qui nous les donne est fait d’une matière grossière ou d’éléments de choix : elles nous font entrer d’une façon presque indiscrète dans l’intimité de sa vie. D’une peau saine et fraîche émane une sorte d’arôme particulier, bien personnel, si délicat qu’une simple influence morale, gaîté, chagrin, émotion tendre, suffit pour en modifier le ton. Cette fine senteur, charme de l’enfant et de la femme, est vraiment une beauté physiologique. Les parfums artificiels dont certaines femmes et certains hommes ont le mauvais goût de se farder ne les embellissent pas, parce qu’ils n’émanent pas de leur personne. Le parfum d’une fleur la rend réellement plus jolie parce qu’il lui est naturel : ce qui sent bon nous semblera toujours d’essence plus fine. En somme, toute impression choquante que nous recevons d’un être vivant ne nous le rend pas seulement moins agréable à voir, elle le disqualifie, puisqu’elle décèle une tare quelconque dans sa constitution. Tout agrément le recommande à bon droit à notre goût. Les caractères qui nous le rendent plus attrayant ont pour lui-même une utilité, ils lui confèrent une supériorité organique. Ainsi l’attrait a sa valeur objective. Ce n’est plus une simple grâce prévenante qui nous disposerait à trouver plus beau l’objet considéré : il lui donne une réelle plus value. Il est pour nous l’expression sensible de la vie librement épanouie, jeune et puissante, saine et pure, et c’est à bon droit que nous le faisons entrer dans notre idéal de la beauté physique. Les partisans les plus résolus du désintéressement esthétique doivent approuver de tels jugements, où l’agrément ne compte que comme indice de la valeur des choses.
36En suivant ce même ordre d’idées, je ne vois aucune raison pour que nous refusions une valeur esthétique aux choses qui nous donnent une impression agréable, quand cet agrément nous prouve qu’elles sont saines et bonnes pour nous. Nos sens se plaisent à la tiédeur de l’air, au soleil qui nous pénètre de ses rayons, à la lumière qui augmente notre vitalité ; autant ils ont de répulsion pour ce qui est impur, malsain, corrompu, croupissant, autant ils ont de sympathie pour ce qui est net, propre, hygiénique et pur, par conséquent favorable au développement de la vie. Ce qui est très propre n’est jamais laid ; ce qui est sale n’est jamais beau. Cela est vrai de l’être vivant : cela est vrai de son habitat. Il n’est personne qui ne sente quelle laideur donnent aux abords de nos grandes villes les industries insalubres qu’on y a reléguées, les masures immondes qui les encombrent, toutes les souillures de la vie humaine qui s’y étalent. C’est pour cela que nous les fuyons avec dégoût, et que nous nous en allons si loin chercher un coin de terre vierge que l’homme n’ait pas contaminé. Alors quelle impression d’assainissement, et quelle émotion esthétique ! Nous n’avons le droit, je ne dirai pas seulement d’admirer, mais même de tolérer rien de répugnant4.
37Comme essentielle condition de toute beauté physique, j’exigerais donc avant tout la simple propreté, dont tous nos sens sont juges, et surtout les sens inférieurs. Quand un faux esthète nous chantera la beauté des choses corrompues, notre goût devra protester, avec l’instinct vital, contre une telle apologie : ce qui est gâté ne peut plaire qu’à un tempérament gâté. Comme condition plus délicate de beauté supérieure, nous mettrons dans notre idéal la pureté parfaite : pureté de l’eau, pureté de l’air, pureté du ciel, pureté de la vie végétale ou animale. Enfin nous devrons étendre notre admiration à tout ce qui est à quelque degré hygiénique.
38Je constate avec plaisir que ce principe s’impose de plus en plus au goût moderne. Les artistes les plus raffinés commencent à comprendre cet intime rapport de l’hygiène et de l’esthétique. Les architectes, les décorateurs nous font des habitations plus saines ; ils se rendent compte que le luxe suprême est d’y faire pénétrer à flots l’air pur et la lumière ; ils sentent la beauté des teintes claires, des surfaces nettes et lisses où le moindre grain de poussière ferait scandale ; un vent salubre a balayé les tentures, les bibelots, les colifichets dont s’encombraient nos demeures : maintenant on y respire. C’est un grand progrès esthétique.
39Mais alors, nous dira-t-on, voilà des jugements de goût fondés exclusivement sur l’intérêt ! Sans doute. Et pourquoi non ? L’esthétique ne nous oblige pas à nous désintéresser de tout, mais au contraire à nous intéresser à tout. Quand il ne s’agit que de nous-mêmes, quand aucun intérêt supérieur au nôtre n’est en question, pourquoi dédaignerions-nous ce qui nous est utile ?
40Pourquoi même dédaignerions-nous ce qui est agréable, sans plus ? Je m’aperçois que j’ai l’air de plaider pour l’agrément les circonstances atténuantes, comme s’il avait besoin d’être excusé par quelque raison majeure. Puisque le plaisir est une fin légitime et réellement poursuivie par tout être vivant, dans la mesure où les choses nous le procurent, nous sommes en droit de leur attribuer un caractère de perfection. L’agrément leur donne donc en tout cas une certaine valeur esthétique, qui peut compenser leur laideur ou accroître leur beauté.
41Cet agrément prend toute sa valeur quand l’objet est fait pour nous plaire, ou quand il n’a rien de mieux à faire que de nous plaire. Le plaisir en effet est alors la seule fin poursuivie : quand elle est pleinement atteinte nous devons admirer ce résultat. Ce que nous demandons à un fruit, c’est d’être savoureux : s’il a la saveur requise, il répondra vraiment à un idéal. Ce que nous demandons à une fleur, c’est d’être charmante : son parfum étant un charme de plus, nous avons raison d’en faire une condition de beauté. Ce que nous demandons à la nature en général, c’est de nous être douce et accueillante : toutes les impressions agréables qu’elle nous apportera, et qui répondront à ce vœu, mériteront de lui être comptées pour une perfection. – Mais n’y a-t-il pas dans tout cela de l’illusion ? Pouvons-nous supposer que le fruit veut se faire savoureux, la fleur odorante, que la nature s’efforce de nous plaire et mérite nos félicitations quand elle y réussit ? Non sans doute. Sommes-nous même autorisés à admettre qu’une volonté quelconque, étrangère aux choses, les a faites pour notre agrément ; qu’un art mystérieux et tendre combine des saveurs et des parfums, attiédit l’air, désarme les forces hostiles de la nature, pour nous faire l’existence plus douce ? C’est là une pieuse croyance, mais qui a peu de valeur scientifique. Je n’ai pas le droit d’affirmer dans la nature inorganique une finalité consciente, ni peut-être même une finalité quelconque. Comment le monde s’est-il ordonné ainsi ? S’est-il adapté d’avance à la vie, ou la vie s’est-elle adaptée après coup aux lois de la nature, ou une providence supérieure met-elle constamment les forces physiques et les forces vitales en harmonie ? La science humaine ne peut hasarder à ce sujet que des conjectures ; à vrai dire, nous ne savons pas. – Il n’est pas indispensable que j’aie résolu ces graves problèmes pour admirer les productions de la nature : il suffit que je constate le résultat obtenu. Il se trouve en fait que certains objets répondent pleinement à mes goûts. Parfois même il se trouve, à certaines heures enchanteresses, que tout conspire pour me donner un plaisir sans mélange. C’est à coup sûr une bonne et belle chose : entre moi et la nature s’est établi une exacte correspondance, une parfaite harmonie que je puis admirer, quelles que soient les causes qui l’ont produite. Ce résultat a-t-il été obtenu par hasard ? J’ai peine à le croire. Mais quand il serait fortuit, je devrais l’admirer encore. Personne n’en aurait le mérite, mais il garderait sa beauté.
42Il y a donc bien une beauté sensible, que nous sommes autorisés à attribuer aux objets pour la qualité propre, pour la variété, pour la signification objective, pour l’intérêt vital, pour le seul agrément des impressions qu’ils nous donnent ; beauté sans doute inférieure aux beautés intellectuelles et morales, mais beauté très réelle, très valable, et que dans certains cas nous avons le droit d’estimer très haut. Comme d’ailleurs elle n’exclut nullement les autres, et ne nous empêche en aucune occasion de les goûter à leur prix, quel intérêt aurions-nous à ne pas la voir ? Qui peut avoir un intérêt quelconque à la déprécier ?
43Les artistes peut-être, car ils ne nous la rendent pas intégralement. Quand nous affirmons qu’aux choses déjà belles l’attrait donne un surcroît de beauté, ils nous objecteront qu’à ce compte les productions de la nature seraient forcément supérieures aux chefs-d’œuvre de l’art. Les peintres et les sculpteurs ne réduisent-ils pas systématiquement la beauté à ses formes visibles et tangibles ? C’est pourtant dans cette expression abstraite, où elle ne dit plus rien aux sens inférieurs, que nous devons l’admirer le plus ! – Eh bien non, je refuse de me rendre à ce paradoxe esthétique. Les artistes sont dans leur rôle quand ils écartent de leur idéal toute beauté que leurs moyens d’expression ne leur permettraient pas de rendre. Mais ne leur faisons pas de nécessité vertu. S’ils dépouillent ainsi la beauté de son charme sensible, c’est par impuissance à la rendre intégralement, de la nature à l’art, du modèle à la copie, de la lumière au relief, de la beauté concrète à la beauté de pure forme, il n’y a pas progrès mais appauvrissement. Pour quelques retouches de détail, croirons-nous vraiment qu’ils ont ajouté à la nature ? Un peintre pourra reproduire, en l’accentuant encore, un effet de lumière qui l’a frappé : mais reproduira-t-il ce qui certainement ajoutait à l’attrait esthétique du paysage, la fraîcheur de ces eaux, les senteurs de cette prairie, le bruissement léger de ces feuilles qu’agitait le vent ? J’admire de tout mon cœur cette statue de femme, immobile et blanche sur son piédestal : que serait-ce si elle avait la palpitation et la chaleur de la vie, les multiples beautés de la femme vivante ! Elle ne peut avoir qu’une beauté de statue. Quand on la dit plus belle que nature, on ne pense qu’à la perfection de ses formes, oubliant toutes les autres perfections qui lui manquent ; ou bien l’on confond sa valeur d’art, qui est si l’on veut infinie, avec sa beauté propre. Si l’esthétique ne s’était pas mise trop docilement à l’école de l’art, qui lui a imposé ses définitions forcement étroites, elle n’aurait pas commis cette erreur de chercher, dans de simples représentations presque abstraites, son idéal de beauté. Faisons un rêve. Figurons-nous une suite de salles en enfilade, à perte de vue ; toutes sont ornées de statues, de toiles merveilleuses, et nous allons de l’une à l’autre depuis un temps très long. Pourquoi jetons-nous sur ces belles choses un regard si distrait ? C’est qu’il nous semble avoir déjà vu ailleurs des choses plus belles, plus riches, plus charmantes encore, les œuvres originales dont celles-là ne sont qu’une pâle copie. Là-bas, quelque part, il doit y avoir une salle où sont exposés ces incomparables chefs-d’œuvre. Nous marchons toujours, nous pressons le pas, nous avons hâte d’arriver au but. Enfin une dernière porte s’ouvre, et nous nous arrêtons en extase. La beauté véritable au regard de laquelle les tableaux et les statues ne sont que mensonge et forme vide, la beauté intégrale que nous avons si longtemps poursuivie à travers les approximations de l’art, la voilà devant nous : c’est le monde réel !
44Il n’est donc pas bon que l’artiste lui-même regarde la nature avec des yeux de sculpteur ou de peintre, la dépouillant par la pensée de ces attraits qu’il ne peut rendre, faisant en elle abstraction de tout ce qui n’est pas forme ou couleur. Il faut qu’il la voie, comme ceux qui l’aiment pour elle-même, dans sa réalité complète ; qu’il la perçoive, comme nous tous, de tous ses sens. Alors il s’ingéniera ; il cherchera à nous rendre au moins l’équivalent artistique de ces multiples impressions ; il s’efforcera de nous les suggérer. Il comprendra la nécessité de reprendre sans cesse contact avec la nature, qui pour les arts d’imitation au moins doit toujours rester la grande inspiratrice. Il la consultera plus humblement, plus docilement. Parfois peut-être il sera tenté, comparant ce qu’il fait à ce que fait la nature, de jeter ses pinceaux. À quoi bon lutter, quand d’avance on est sûr d’être vaincu ? Mais aussitôt il reprendra courage. Quand jamais il ne réussirait à faire passer dans son œuvre toute la beauté des champs et des bois, des êtres vivants et du corps humain, il doit être fier encore d’en avoir rendu une minime partie, et d’avoir réussi, dans ses moments d’inspiration sublime, à faire quelque chose de presque aussi beau.
Notes de bas de page
1 J’ai mieux aimé, en tête de ce chapitre, parler de sensations accessoires que de sensations inférieures. Ayant l’intention de conclure à leur réelle valeur esthétique, je ne voudrais pas les désigner d’un terme qui les déprécierait.
2 M. Guyau, Problèmes de l’esthétique contemporaine, p. 63.
3 V. Paulhan, « La description pittoresque », Revue bleue, 17 juillet 1886.
4 L’état de malpropreté de nos rivières est une honte pour notre civilisation. Dans les belles eaux vives et courantes que nous offre la nature nous souffrons que l’on déverse les égouts !
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