Chapitre II. Le bien-être physique
p. 187-202
Texte intégral
1Dans le plaisir que nous prenons à contempler la beauté, dans l’admiration qu’elle nous inspire, quelle part convient-il d’accorder à l’impression qu’elle produit sur nos sens, à son attrait purement physique ?
2Il n’est pas de question sur laquelle les théoriciens soient plus divisés. Les uns condamneront absolument l’intervention des sens dans nos jugements de goût, comme indigne d’une critique rationnelle. Les autres au contraire verront dans le plaisir sensible le fondement même de toute jouissance esthétique. Quelques-uns, adoptant un moyen terme, dénieront toute valeur esthétique aux sens inférieurs, mais accorderont que les sensations auditives ou visuelles peuvent sous certaines conditions nous donner une impression de beauté.
3Ces divergences d’opinions nous prouvent que nous avons ici affaire à des beautés indécises, contestables, qui ne s’imposent pas au goût, et dont l’évaluation doit être délicate. Il est a priori probable que nous ne pourrons, même si nous les admettons, leur reconnaître une grande valeur esthétique. Il faut y regarder pourtant de près. La question est importante. Les objets réels ne nous sont connus que par les sens ; si c’est l’intelligence qui perçoit leur forme, on peut dire que leur matière même n’est faite que de nos sensations. Dans les objets imaginaires, la sensation se retrouve encore ; nous ne pouvons nous représenter un objet sans éprouver par réminiscence quelque chose de l’impression physique qu’il avait produite sur nous dans la réalité. Dans la conception la plus abstraite, on peut distinguer encore quelques éléments concrets et sensibles. Il n’est donc pas d’objet pouvant avoir une valeur esthétique qui soit purement idéal. L’élément sensible étant toujours là, il importe au plus haut degré de savoir quel compte nous devons en tenir dans notre évaluation de la beauté. Si la question est difficile à résoudre, peu importe. Nos recherches auraient bien peu d’intérêt si nous ne nous posions que des problèmes résolus d’avance. Ici nous trouvons notre goût perplexe, les théoriciens divisés : c’est le cas ou jamais de recourir à l’esthétique rationnelle.
4Suivant la marche que nous nous sommes imposée, nous commencerons par montrer comment en fait notre goût évalue les choses ; connaissant les motifs plus ou moins conscients qui le déterminent, nous serons mieux à même d’apprécier l’équité de ses jugements. Nous ne lui imposerons pas de principes a priori. Nous lui demanderons ses raisons, l’aidant au besoin à voir clair en lui-même, et n’exigeant de lui qu’une chose, c’est qu’il se mette d’accord avec lui-même.
5Les sensations sont tout un monde. Nous ne pouvons les juger en bloc. Commençons par celles dont on conteste le plus la valeur esthétique.
Valeur esthétique des sensations internes
6Prenons la sensation à son plus bas degré, la sensation brute, où il serait presque impossible de trouver trace d’éléments intellectuels et moraux. Je veux parler de ces sensations sourdes, obscures, profondes, qui accompagnent les fonctions élémentaires de la vie, et en sont comme le retentissement confus dans la conscience ; sensations primitives sans contredit, qui doivent se trouver dans les organismes les plus rudimentaires, aux plus humbles origines de l’évolution vitale. Provoquées d’ordinaire par une cause interne plutôt que par une impression venue du dehors, elles ne nous donnent pour ainsi dire aucun renseignement sur les objets extérieurs : aussi n’a-t-on jamais songé à les regarder comme des perceptions. Elles sont dans l’étroite dépendance des besoins : besoin de se mouvoir, besoin de respirer, faim, soif, appétits divers. Indistinctes, mal différenciées et pour ainsi dire informes, vaguement localisées dans tout l’organisme, elles se fondent le plus souvent en une sensation résultante de malaise ou de bien-être physique. Il semble que nous voilà bien aux antipodes de la beauté. Quelle valeur esthétique peut-on accorder à un pareil état de conscience ?
7Il est certain que de telles sensations peuvent se produire sans éveiller à aucun degré l’émotion du beau : elle n’y est pas implicitement donnée. Le lézard qui se chauffe au soleil ne fait que jouir de ce bain de lumière et de chaleur ; il savoure la béatitude physique dans laquelle il s’engourdit sans aller au-delà de la sensation présente. Pour que l’impression de beauté puisse se produire, il faut évidemment que quelque chose vienne s’ajouter à cette sensation : un jugement porté sur sa qualité. Seul un esprit réfléchi pourra faire de ses propres états de conscience un objet de contemplation, et en recevoir par contre-coup une émotion esthétique. Il ne faut donc pas nous étonner si le sens commun ne perçoit en général dans de simples sensations aucune beauté. Cette beauté existe pourtant, et peut avec un peu d’attention être discernée : ceux qui l’ont comprise et sentie, en la décrivant, peuvent nous aider à la percevoir. Guyau par exemple, dans des analyses que l’on peut regarder comme définitives, nous montrera ce qu’il y a d’esthétique, si l’on y réfléchit, dans le simple bien-être physique. « Il est peu d’émotions plus profondes et plus douces que celle de passer d’un air vicié à un air très pur, comme celui des hautes montagnes. Respirer largement, sentir le sang se purifier au contact de l’air et tout le système distributeur reprendre activité et force, c’est là une jouissance presque enivrante à laquelle il est difficile de refuser une valeur esthétique. Le sentiment de la vie réparée, renouvelée, rejaillissant partout du fond de l’être, la sensation du sang qui court plus chaud dans les membres, le réveil de la vie saisi directement par la conscience, tout cela constitue une harmonie véritable et profonde qui, en elle-même, a sa beauté… En l’état de santé, quand on écoute au fond de soi, on entend toujours une sorte de chant sourd et doux : se sentir vivre, n’est-ce pas là le fond de tout art comme de tout plaisir1 ? » On dira qu’ici Guyau embellit par sa description même les sensations qu’il décrit, et met en elles, par un jeu de métaphores, une poésie artificielle. Mais que ces sensations puissent être exprimées en langage poétique, cela est déjà significatif. Qu’elles puissent suggérer de telles images, cela nous prouve qu’elles ont quelque analogie naturelle avec ces sensations supérieures auxquelles on les compare. Une description de ce genre a tout au moins la valeur d’une expérience ; elle montre que de telles sensations peuvent en fait éveiller l’émotion du beau jusqu’au degré lyrique. – Enthousiasme factice, simple effet littéraire ! – Pourquoi ce doute ? Sachons résister à la tendance que nous avons à trouver fausse et exagérée l’expression de tout sentiment auquel nous serions incapables de nous élever nous-mêmes. Le poète qui dans une simple sensation de bien-être physique croit entendre un chant intérieur, l’hymne profond et doux de la chair heureuse, et qui l’écoute avec ravissement, a raison d’en être charmé ; car ce qu’il admire, ce n’est pas la sensation telle qu’elle est en vous, qui vous contentez d’en jouir ; c’est la sensation telle qu’elle est en lui, qui la contemple et en perçoit toutes les harmonies ; c’est donc quelque chose de plus délicat, de plus idéal, de plus désintéressé. Dans une âme suffisamment vibrante, toute émotion éveille ses harmoniques supérieures, et devient ainsi le sublime accord que le poète perçoit réellement en lui. On lui reproche de transfigurer d’abord sa sensation et de l’admirer ensuite. Mais s’il l’a transfigurée vraiment, il en a fait en réalité un état de conscience supérieur, plus riche et plus beau, et il a raison de l’admirer.
8Prenons même la sensation de bien-être physique dans sa forme commune, telle qu’elle peut se rencontrer dans l’âme la moins poétique et dans l’animal lui-même : simple jouissance diffuse dans l’organisme entier. Je dis que si en fait on ne songe à lui attribuer aucune valeur esthétique, on a tort, car elle a vraiment sa beauté. Ces sensations internes sont en rapport direct avec l’état de l’organisme, qu’elles révèlent à la conscience. Tout malaise nous décèle un trouble physiologique. Lorsque toutes les fonctions vitales s’accomplissent normalement, nous en sommes avertis par un sentiment de sécurité intime et de béatitude : si la vie s’exalte encore et devient exubérante, ce sera une sorte d’allégresse physique. Serait-il juste de refuser toute valeur esthétique à de telles sensations, qui sont vraiment le sentiment d’une perfection intérieure ? N’est-ce pas par elles que nous percevons directement cette beauté profonde que les regards n’atteignent pas, que l’intelligence devine à peine, la beauté physiologique, perfection de l’activité vitale ? Si nous trouvons avec raison plus gracieux les mouvements qui sont accomplis avec une expression d’aisance et comme en souriant, il est rationnel d’attribuer la même valeur esthétique à l’aisance vitale quand elle est intérieurement et directement perçue. Ce plaisir intime est le signe évident que l’activité physique est arrivée à ses fins. Dans ses jours de plus grande énergie, où réellement il se rapproche le plus de l’idéal de la beauté virile, l’athlète se sent en forme. Dans ses jours de plus grand charme la femme se sent en beauté ; il n’est pas nécessaire qu’elle se regarde au miroir pour s’apercevoir que ses yeux ont plus d’éclat, que son teint a plus de fraîcheur, que ses cheveux sont plus souples et plus brillants : elle en a conscience. Elle sent que sa chair a repris toute sa tonicité, et se modèle en plus gracieux contours ; elle sent que son corps a des attitudes à la fois plus souples et plus jeunes, qu’il remplit mieux sa forme, qu’il est vraiment mieux fait. Je vais même plus loin. Je me figure qu’une personne vraiment laide doit le sentir de quelque manière et en éprouver un sourd malaise ; qu’une personne vraiment belle doit le sentir elle aussi, et en éprouver un secret bien-être. Le corps ne veut pas seulement se bien porter, il veut se donner une certaine forme, s’organiser suivant un certain type : selon que cet instinct profond est contrarié ou satisfait, il en doit résulter des sensations intimes de nature pénible ou agréable. Portons les choses aux extrêmes. Il est impossible de croire qu’un corps contrefait, déjeté, atrophié, ne souffre pas de ses difformités et de sa misère ; il doit se sentir manqué. De même, tout défaut organique doit être conscient dans une certaine mesure. Inversement, il y a toutes raisons pour qu’un être doué d’une parfaite beauté physique jouisse de cette beauté, et en éprouve comme une constante allégresse. Dans la mesure où l’on se rapprochera de cet idéal, on devra goûter quelque chose de cette joie. Je me figure encore que ces sensations doivent prendre leur plus grande intensité dans la période de formation organique, notamment au moment de la puberté, dans ces semaines de crise où le corps cherche hâtivement sa forme définitive. On aura sans doute été frappé de la physionomie maussade des adolescents qui s’enlaidissent. Cette expression de mauvaise humeur peut s’expliquer de bien des manières, qui sont toutes justes, car le fait a réellement des causes très complexes. Peut-être ces pauvres jeunes gens nous semblent-ils laids parce qu’ils sont maussades ; peut-être sont-ils maussades parce qu’ils se savent laids. Mais je suis persuadé qu’au fond de cette humeur il y a surtout des causes physiologiques : le malaise d’une mauvaise croissance ; la souffrance de l’organisme qui se travaille en vain pour prendre une certaine forme. Une fois cette crise passée, si le résultat obtenu n’est pas par trop défectueux, la bonne humeur pourra revenir. L’organisme prendra son parti de cette laideur ; s’il réussit à la maintenir au moins saine et vigoureuse, il sera content.
9La simple sensation de bien-être physique a donc une haute valeur esthétique, comme signe constant d’une perfection intérieure. Qu’on se refuse à l’admirer elle-même, je l’admets à la rigueur, bien qu’il soit assez illogique de refuser ici la beauté aux signes directs et évidents de la perfection, quand partout ailleurs on l’attribue si libéralement à ses signes les plus indirects et les plus contestables. Mais alors que l’on admire ce parfait équilibre des fonctions vitales, que l’on admire la vie, que l’on admire quelque chose : car certainement il y a là quelque chose de très beau.
Leur influence sur nos jugements de goût
10Nos sensations subjectives ont encore une valeur esthétique, en ce sens qu’elles interviennent dans les jugements que nous portons sur les objets extérieurs. Le bien-être physique prend souvent le caractère, non d’une jouissance, mais plutôt d’une sorte d’extase, d’un état d’admiration vague et indéterminée. Lorsque nous sommes dans de telles dispositions mentales, qu’un objet se présente à nous auquel nous puissions reconnaître une réelle valeur esthétique, il bénéficiera de cette admiration qui ne savait où se prendre. Nous lui attribuerons notre extase ; et il nous semblera d’une surprenante beauté. Nous jouirons mieux de l’éclat des couleurs, de l’harmonie des sons, des beautés de la nature et de l’art. Quand au contraire nous serons en état de malaise physique ou de moindre vitalité, les jouissances esthétiques nous laisseront insensibles ; nous nous retirerons en nous-mêmes, n’ayant plus assez d’énergie pour en dépenser même en plaisir ; et l’ennui mettra sa teinte grise sur tous les objets que nous contemplerons. Chacun connaît, on a cent fois signalé cette tendance du bien-être physique à embellir les objets extérieurs, du malaise physique à les enlaidir. Elle s’explique facilement. Mais il y a là, au point de vue du goût, un danger. Est-il juste de voir le monde en gris ou en bleu, selon que nous avons l’âme assombrie ou ensoleillée ? Évidemment non. Attribuer ou refuser de la beauté aux choses pour raisons toutes subjectives, c’est justement l’erreur contre laquelle nous voulons réagir. Il importe donc de préciser le point où l’illusion commence.
11Nous n’avons le droit d’attribuer de valeur esthétique à nos impressions que lorsque nous nous sentons dans notre état normal. Si donc nous avons conscience de nous trouver en état de dépression, de malaise ou de mauvaise humeur, nous ferons aussi bien de réserver notre jugement, au moins sur les beautés sensibles. À la rigueur nous pourrions rectifier l’illusion qui tend à se produire : tenant compte de l’humeur maussade où nous sommes, nous nous dirions que l’objet doit être bien beau, pour que dans de telles dispositions nous lui trouvions encore quelque charme. C’est ainsi que, considérant un tableau qui est évidemment placé dans un mauvais jour, nous rectifions mentalement cette défectuosité de l’éclairage et arrivons à juger assez bien de sa luminosité réelle. Sachant que nos impressions ne sont pas assez vives, nous les surévaluerons pour leur rendre leur justesse. Mais c’est un peu difficile. Le plus sûr est de regarder les choses en bon jour, c’est-à-dire quand nous nous sentons en dispositions favorables. Les jugements que nous aurons portés en d’autres dispositions doivent nous être à nous-mêmes très suspects.
12Si encore, dans nos moments de dépression physique, nos impressions esthétiques se trouvaient seulement émoussées, le mal ne serait pas très grand ; mais voici le plus fâcheux, c’est qu’elles sont faussées. Nos sens seront désagréablement affectés par des perceptions qui dans l’état normal nous étaient agréables : ainsi certaines couleurs, qui nous plaisaient, nous sembleront dures, violentes, excessives ; dans les sons qui nous semblaient harmonieux, nous percevrons des dissonances criardes. Aux rythmés allègres et nettement marqués qui stimulent l’activité motrice, nous préférerons les rythmes indécis, alanguis. L’art que nous serons disposés à goûter ne sera pas l’art vigoureux, qui se propose une fin précise, qui rassemble ses idées en un puissant effort de composition, et leur cherche l’expression définitive ; ce sera l’art de moindre effort, l’art neurasthénique qui agit par pures impressions, qui fait succéder les images aux images en rhapsodies incohérentes, qui se complaît dans le lapsus, dans l’à peu près et dans les équivoques de sensation. Ainsi tous nos coefficients se trouveront changés. On peut dire qu’il y a vraiment deux esthétiques : celle de l’homme dispos et celle de l’homme fatigué. Laquelle devons-nous adopter de préférence ? Le choix de la raison n’est pas douteux. L’état de parfaite santé, de pleine tonicité physique est évidemment un état supérieur à celui de malaise ou d’épuisement ; nous devons donc accorder plus de valeur aux jugements que nous portons sur la beauté dans de pareilles conditions. Non seulement ces jugements doivent compter davantage, mais on peut dire que seuls ils sont justes. Il en est en effet de la beauté comme de toute qualité sensible que nous attribuons aux choses : nous la rapportons toujours à l’état normal. Quand nous disons par exemple qu’un objet est vert, nous entendons par là que normalement éclairé et perçu par un œil sain, il lui donnera la sensation du vert. De même, quand nous disons qu’un objet est beau, nous entendons qu’il produira une impression de beauté sur l’homme normalement constitué, en pleine possession de tous ses moyens physiques et intellectuels. Si nous nous trouvons par accident dans de mauvaises dispositions physiques ou mentales, nous continuerons d’attribuer à nos jugements esthétiques la même valeur objective, et ce sera une erreur formelle : nos goûts seront déviés, mais ils ne croiront pas l’être, et ainsi ils ne seront pas seulement différents, ils seront faux. Si l’esthétique décadente avait conscience de son infériorité, nous pourrions lui être indulgents : après tout il est bon qu’il y ait de la beauté et de l’art pour tous, même pour les déséquilibrés. Si elle se contentait de dire : voilà ce qui me plaît, nous n’aurions rien à répondre. Mais nous ne lui reconnaissons pas le droit de dire : voilà ce qui est beau. Parler ainsi, c’est attribuer une valeur objective à des préférences toutes subjectives ; c’est réclamer, pour les jugements portés en un état anormal, l’équivalence avec les jugements normaux : de telles prétentions sont inadmissibles.
13Je reconnaîtrai donc que nous devons tenir peu de compte des jugements que nous portons dans l’état de malaise physique. Mais gardons-nous, entraînés par une fausse symétrie, de croire que le bien-être physique vicie nos jugements esthétiques en sens inverse. Non, car il est l’état normal ; il est l’équilibre ; il est l’occasion exceptionnelle, dans laquelle nous nous trouvons dans les dispositions les plus favorables pour goûter la beauté des choses : il ne saurait donc engendrer d’illusions. Il nous dispose, dira-t-on, à trop de bienveillance ; il nous porte à trop admirer les choses. Mais n’est-ce pas précisément quand nous sommes dans ces dispositions bienveillantes que nous faisons de bonne critique ? – Quand cette allégresse physique est tombée, nous sommes tentés de sourire de nos enthousiasmes. Ne nous sommes-nous pas laissés abuser par cette excitation intérieure, qui nous faisait sentir trop vivement les choses ? Maintenant que nous avons repris notre sang-froid, nous les voyons telles qu’elles sont ; elles perdent cet éclat presque surnaturel que nous leur avons attribué : l’illusion de beauté s’évanouit. Non, ces beautés n’étaient pas illusoires. C’est maintenant que nous nous trompons, en ne les admirant plus assez. Nos sens émoussés n’ont plus l’acuité nécessaire pour les percevoir. Nous ne sommes plus aptes à les sentir : ce qu’il y a en elles de plus subtil et de plus délicat nous échappe. Le véritable état normal, ce n’est pas l’état moyen, atone et neutre, auquel nous sommes revenus : c’est cet état supérieur, auquel nous nous étions un instant élevés. Profitons bien de ces belles heures de plein épanouissement physique, dans lesquelles le monde nous semble si beau ; gardons précieusement le souvenir des impressions que nous avons alors reçues : car c’est alors seulement que nous avons eu l’intuition de la véritable beauté.
14On résistera encore. Oui, nous dira-t-on, nous avons raison d’accepter pour leur pleine valeur esthétique les impressions que nous recevons des objets dans de pareilles conditions. Mais l’illusion ne consiste-t-elle pas à compter à l’actif de ces objets, outre le plaisir que nous avons à les voir ou s entendre et qui nous vient évidemment d’eux, le plaisir que nous donne le bon fonctionnement de notre organisme : plaisir charmant, délicat, esthétique tant que vous voudrez, mais subjectif à coup sûr, explicable par des causes tout internes, et dans lequel ils ne sont évidemment pour rien ? Il y a donc bien là un surcroît de beauté que nous leur attribuons à tort, et par conséquent un excès d’admiration qu’il faut réprimer.
15L’objection est forte. Pour certains cas elle est juste. Trouver un livre plus beau parce que nous sommes de bonne humeur ; admirer davantage une sonate parce que nous l’écoutons après un bon repas, assis dans un fauteuil confortable, dans une chambre bien tiède ; savoir gré à une œuvre d’art d’un plaisir que nous éprouvons, quand ce n’est pas elle qui nous le donne : c’est évidemment d’assez pauvre critique. Il est bon de signaler cette illusion, Mais peut-on dire qu’elle soit bien grave, et qu’elle se produise bien fréquemment ? Je ne vois qu’un cas où nous ayons une tendance marquée à faire entrer dans notre évaluation esthétique cette masse confuse des sensations subjectives : c’est lorsque nous jugeons des beautés de la nature. Il est certain que notre état de bien-être ou de malaise physique entre pour beaucoup dans l’idée que nous nous faisons de la beauté d’un paysage.
16On sait comme nous l’apprécions différemment selon la température et l’état de l’atmosphère. Le même site, qui nous semblait enchanteur par une belle journée, perdra toute sa valeur esthétique si le temps se gâte. D’où vient ce déclin de beauté ? Tient-il seulement à ce que les objets deviennent moins colorés, moins lumineux ? Il y a de cela sans doute. Mais il y a aussi autre chose. Les paysages de vilain temps pourraient encore enchanter les yeux par la finesse, par l’harmonie, par le fondu des teintes : l’œil exercé d’un peintre y discernerait encore de charmants effets. Mais nous avons beau faire, cette beauté purement optique ne nous dit plus rien. Quand une petite bise aigre nous transit, nous pouvons émettre encore, par habitude, des jugements esthétiques ; il nous est impossible de rien admirer à fond. Cette épithète même de vilain temps, s’appliquant spécialement au temps maussade, humide et froid, qui déprime la vitalité, est significative.
17Sommes-nous dispos, contents de vivre ? Nous voyons les choses en beau. Tout dans ce cas nous y convie. Notre sens critique est désarmé. À l’égard des œuvres de la nature, nous n’éprouvons aucune défiance. Nous savons bien qu’elles n’ont pas, comme les œuvres de l’art humain, la prétention d’être belles ; elles ne cherchent à surprendre notre admiration par aucun artifice. Toute beauté qu’elles nous offriront sera la bienvenue. Nous nous laissons aller à la contemplation pure. Les impressions que nous recevons de tous les côtés sont si nombreuses, si complexes, que nous ne songeons pas à discerner leur provenance. Toutes nos sensations, aussi bien celles qui nous viennent du plus profond de nous-même que celles que nous recevons du dehors, concourent à déterminer notre impression d’ensemble. Nous n’analysons pas le plaisir que nous éprouvons : nous l’attribuons tout entier à la beauté propre du paysage. Quel que soit l’objet sur lequel se porteront nos yeux, nous le contemplerons avec ravissement ; et il nous semblera plus beau de tout le charme de l’heure présente. Qu’il y ait un peu d’illusion dans tout cela, je n’y puis contredire. Mais est-ce tout à fait une illusion ? Dans le cas particulier de la beauté d’un paysage, n’est-il pas juste de faire aux choses un mérite de ce bien-être que nous éprouvons ? Il nous vient d’elles en grande partie. Il est fait de l’air pur que nous respirons, de la lumière qui stimule la vue et de l’ombre qui la repose, des rayons vivifiants dont la tiédeur nous pénètre, de ces couleurs riantes, de ces parfums légers et de ce joyeux murmure des insectes si persistant qu’il finit par entrer en nous et par devenir une sorte de vibration intérieure. Les sensations toutes subjectives que nous éprouvons émanent donc réellement des objets ; chacun d’eux contribue pour son compte, par les impressions qu’il nous apporte, à notre bien-être ; chacun d’eux nous est bienfaisant et doux, et nous avons raison de l’en remercier en l’admirant.
L’expression du bien-être
18Pour compléter cette discussion de la valeur esthétique des sensations subjectives, cherchons quel effet devra produire leur expression objective. Cette partie de notre enquête sera facile. On peut dire qu’elle est déjà faite. Nous avons vu quelle était la valeur esthétique du malaise et du bien-être, quand nous les percevions en nous-mêmes. Nous devrons leur conserver la même valeur esthétique, quand nous les considérerons objectivement et pour ainsi dire du dehors. Dans la souffrance dont je souffre, il y a vraiment de la laideur, car c’est une discordance que je perçois en moi-même, et le signe évident d’un trouble profond de mon organisme : laideur intrinsèque, qui existe alors même que je ne la perçois pas, et que je dois reconnaître sitôt que j’y fais attention. Dans le bien-être dont je jouis, il y a vraiment de la beauté, car c’est le sentiment d’une harmonie vitale et d’une réelle perfection intérieure. Que ces sensations soient miennes ou non, peu importe. Ce n’est pas parce qu’elles m’affectent personnellement, ce n’est pas parce qu’elles me sont agréables ou désagréables à moi-même que je leur attribue ou du moins que je dois leur attribuer un tel caractère esthétique : c’est uniquement parce que je les juge bonnes ou mauvaises en soi ; c’est pour la perfection ou l’imperfection dont elles témoignent. Le plaisir ou le déplaisir que je trouve à ces sensations est bien subjectif ; maïs le sentiment esthétique qu’elles me donnent a un caractère objectif et désintéressé. Si vous pouviez voir ma souffrance ou ma joie, la percevoir de quelque manière sans la sentir vous-même, vous devriez la juger comme je la juge, et en recevoir la même émotion esthétique. Si je pouvais percevoir vos souffrances ou vos joies, je devrais en juger comme je juge des miennes. En fait, je n’ai aucun sens qui me permette d’atteindre directement les sensations d’autrui : mais je les devine, je me les représente, je les perçois en quelque sorte par sympathie ; et cela suffit pour qu’elles produisent leur effet esthétique.
19Cet effet n’est pas toujours exactement proportionné à leur valeur propre. C’est qu’il ne m’est pas toujours facile de me les représenter exactement telles qu’elles sont ; elles ne s’expriment pas toujours par des signes bien manifestes, et je puis être plus ou moins exercé à interpréter ces signes. Il arrive aussi que je reste assez indifférent au bien-être ou au malaise d’autrui. On sait comme les lois qui déterminent la sympathie sont compliquées. Pour que je sympathise vraiment avec un autre être, il faut que je puisse me mettre en imagination à sa place ; que je n’aie contre lui aucune animosité préalable ; que je le suppose très sensible ; que les sentiments dont il est affecté se manifestent clairement et autant que possible par des signes qui agissent sur mes nerfs ; il faut que ces sentiments soient justifiés, à mon point de vue personnel bien entendu, et proportionnés à leur cause : ainsi je ne sympathiserai nullement avec une douleur ou une joie que je jugerai excessive. On pourrait poursuivre presque indéfiniment cette énumération de conditions. La sympathie est donc chose très capricieuse, étant très compliquée. Il en doit résulter bien des illusions esthétiques.
20Le principe qui devrait ici présider à nos jugements de goût est fort simple. Nous ne devrions attribuer de beauté à l’expression d’une sensation que dans la mesure où cette sensation a par elle-même un caractère de beauté ; autrement dit, l’effet esthétique des sensations devrait toujours être proportionné aussi exactement que possible à leur valeur intrinsèque. Nous devrons approuver les sentiments esthétiques et les jugements de goût qui se conforment à cette loi, rectifier ceux qui s’en écartent.
21Le bien-être physique est une belle chose, en autrui comme en nous, et doit produire un effet esthétique.
22En fait cette impression se produit presque toujours. On pourrait même dire que nous sommes plus naturellement portés à jouir esthétiquement du bien-être d’autrui que du nôtre. Nos yeux en perçoivent mieux les signes matériels, ce qui est très important pour des êtres habitués comme nous à juger de la beauté par les yeux plutôt que par l’âme, par la surface plutôt que par le fond ; et nous avons moins de peine à y prendre un plaisir désintéressé, tandis que lorsqu’il s’agit de notre propre bien-être, nous sommes plus occupés à en jouir qu’à l’admirer.
La souffrance
23La souffrance physique est un mal, et par conséquent une laide chose. En aucun cas nous n’avons le droit de l’admirer, elle ni ses expressions. Sa laideur augmente avec son intensité. La grande souffrance est quelque chose d’horrible2. – Il est inutile ici d’insister. Sur ce point l’opinion est faite, et bien faite. Le sens commun se trouve pleinement d’accord avec la théorie. La vue d’un être qui souffre est tellement pénible que jamais nous ne songerons à admirer ce spectacle, quand bien même, par je ne sais quelle aberration de goût, nous arriverions à penser qu’il peut avoir sa beauté ; la pitié serait la plus forte. – Je ne vois à discuter qu’un seul cas, où le goût pourrait hésiter : c’est le cas où nous avons affaire, non pas à une souffrance réelle, mais à une simple représentation de cette souffrance. Au théâtre, par exemple, nous assisterons à des scènes de torture, d’agonie. Le roman nous les décrira par le plus menu détail. La peinture, la sculpture, la poésie nous présenteront avec insistance des images de la souffrance humaine portée à son paroxysme. Quel plaisir pouvons-nous prendre à de telles images ? Jusqu’à quel point a-t-on le droit de nous les présenter ?
24Je ne crois pas que jamais nous puissions prendre réellement plaisir aux images de souffrance, et qu’il soit possible d’en justifier l’emploi par leur agrément. Elles ont toujours, pour qui se les représente, quelque chose de pénible. L’idée que nous sommes en présence d’une simple image peut amoindrir notre sympathie pour les souffrances représentées, elle ne l’annule pas, elle ne doit pas l’annuler. On dira que l’artiste cherche en général à atténuer ces impressions fâcheuses, qu’il ôte à l’expression de la douleur physique ce qu’elle peut avoir de trivial et de pénible, en l’adoucissant, en l’anoblissant, en la faisant un peu conventionnelle ; et que nous de notre côté nous devons autant que possible faire abstraction de ces impressions, éviter le choc en retour de la souffrance, nous appliquer à la percevoir avec un complet désintéressement artistique. Si parfois nous sommes tentés de nous laisser trop prendre à ces fictions tragiques, nous nous efforcerons d’en rompre le charme douloureux ; après tout, il n’est pas bien sûr que tout cela soit arrivé. Allons-nous donner de vraies larmes à de simples fictions, comme ces enfants trop impressionnables, qui prennent au sérieux les histoires qu’on leur conte ? Pour garder à l’illusion son caractère artistique, appliquons-nous à la maintenir en nous-même au degré qu’elle doit avoir, celui d’une illusion consciente ! Alors on pourra nous présenter impunément de douloureuses images ; nous admirerons la justesse de l’imitation, la puissance du rendu ; l’élément purement affectif de la souffrance étant éliminé par la toute-puissance de l’art, nous pourrons nous jouer de son image, la contempler joyeusement, en tirer une pure jouissance esthétique. Voyez le Laocoon par exemple ; voilà bien une souffrance sculpturale, assez conventionnelle pour nous éviter les impressions pénibles que produirait une imitation plus réaliste ; aussi avec quel désintéressement nous pouvons la contempler ! Toute notre attention se portera sur la perfection plastique de ce torse admirable ; et l’impression résultante sera une pure satisfaction d’art. – L’art qui a produit le Laocoon répond en effet aux termes du programme. Mais le programme est-il bon ? Nous ne l’accepterons pas sans réserves. Si l’on se fait un idéal artistique de calme, de noblesse, de contemplation sereine, le plus simple serait encore de choisir d’autres sujets. À quoi bon représenter la souffrance, si l’on ne veut pas en donner l’impression ? Est-il bien artistique de l’édulcorer ainsi, et de lui enlever ce qui fait sa saveur propre, c’est-à-dire son amertume ? Laide en réalité, la douleur restera toujours et devra rester laide en effigie.
25Il ne s’ensuit pas que l’art doive s’interdire la peinture de la souffrance. De la représentation d’une laide chose, sans atténuer sa laideur, en l’accentuant même, on peut faire une belle œuvre. D’émotions pénibles, en leur conservant justement leur caractère pénible, on peut tirer un effet artistique. Tout ce que nous pouvons conclure de cette première remarque, c’est que la douleur est un sujet difficile à traiter, déplaisant par lui-même, auquel il ne faut pas se complaire, et qu’en général il vaudra mieux ne pas choisir, – sauf au cas où ce choix sera justifié et pour ainsi dire imposé par quelque intérêt supérieur.
26L’art ne se propose pas seulement de nous donner des impressions agréables, et de nous mettre sous les yeux de jolies choses. Je dirai que c’est le moindre de ses soucis. Il se propose aussi d’autres fins, d’ordre plus relevé. Il a le souci de la vérité, et des visées morales. Il veut nous présenter une image fidèle et complète de la vie humaine ; il faut bien qu’il y mette la souffrance. Il fait appel aux plus nobles de nos sentiments, à la pitié, à l’indignation, à la révolte contre les grandes injustices : il faut bien qu’il nous montre de la souffrance. Enfin et surtout il en a besoin pour obtenir un effet dont certains arts semblent bien faire leur fin suprême, et que nous leur demandons avec une véritable avidité : l’effet dramatique. Nous voulons être secoués. Nous avons besoin de stimulants, d’impressions rudes qui nous réveillent, qui rompent la monotonie de l’existence, qui nous empêchent de retomber dans notre habituelle léthargie. Tout événement excitant est pour nous le bien venu. L’art exploite ce besoin, que d’ailleurs l’artiste ressent lui-même. Il nous raconte des histoires terribles qui nous font frissonner, des histoires lamentables qui nous font pleurer, des histoires atroces qui nous ébranlent les nerfs : alors on se sent vivre. De tous les excitants, le plus infaillible, le plus brutal, c’est la souffrance physique. Quel coup de fouet à notre indolence ! C’est pour cela qu’elle prend place dans l’art. Mais étant une chose mauvaise, laide et triviale en soi, l’image de la souffrance ne doit nous être présentée que par exception, dans un intérêt moral supérieur, ou comme moyen extrême pour porter un instant à son maximum l’émotion dramatique.
La maladie et la mort
27Tout être est d’autant plus beau qu’il est plus vivant. La vie en effet étant en elle-même une belle chose, nous devons l’admirer d’autant plus qu’elle sera portée à un plus haut degré d’intensité. Une existence léthargique, indéfiniment prolongée, ne compte pas autant qu’une vie ardente, concentrée en quelques heures.
28Nous devons aussi admirer d’autant plus un être vivant qu’il sera en plus parfaite santé. Quand bien même un homme manquerait de la beauté de forme, de la régularité et de la finesse des traits, il mérite d’être admiré par cela seul qu’il est robuste et sain, et respire la joie de vivre. Si la santé languit, si dans un être la flamme vitale est vacillante, prête à s’éteindre, la beauté en lui est diminuée d’autant. Les jugements de ce genre, que nous portons d’instinct, sont parfaitement justifiés. Sans doute le spectacle de ce malaise physique nous affecte péniblement par sympathie ; mais ce n’est pas parce que ces choses nous sont pénibles à voir que nous les jugeons anti-esthétiques, c’est parce qu’elles sont pénibles pour l’être qui les subit, et fâcheuses en elles-mêmes. Ce n’est pas en un mot contre notre mal, mais contre le mal d’autrui, que nous protestons intérieurement. En aucun cas nous n’avons le droit de trouver beaux les signes de la misère vitale, de la maladie3. Le moindre signe qui décèle dans un être un trouble des fonctions physiologiques doit être compté pour une laideur.
29C’est la pure beauté de la vie, indépendante de la forme, que nous admirons dans l’enfant. Mais il est dans l’existence de tout être, plante, animal, homme, un moment d’apogée ; c’est le moment où il va atteindre sa pleine croissance. Alors le mouvement vital se précipite, comme pressé d’arriver au but. À la beauté de vie s’ajoute la beauté de forme, puisque seulement alors l’être prend le type normal de son espèce : l’effet esthétique est merveilleux. C’est pour arriver à cette phase suprême qu’il s’est organisé, qu’il a grandi ; c’est en elle que toutes les phases antérieures de son évolution, souvent laborieuses, trouvent leur justification. Jusque-là sa beauté n’était faite que d’espérances ; maintenant elle est réalisée.
30Puis arrive la période de déclin. La vitalité décroît. Voici la vieillesse, la décrépitude et la mort. Qu’en faut-il penser, au point de vue esthétique ?
31Les impressions sont troubles. Dans notre appréciation entrent des sentiments instinctifs et des réflexions qu’il n’est pas facile de mettre en harmonie. L’évaluation esthétique ne sera pas la même, selon qu’on se placera au point de vue des intérêts de l’individu, ou des intérêts généraux de l’espèce.
32Donnons pêle-mêle nos impressions : nous essaierons ensuite d’en tirer une résultante.
33Laissons parler l’instinct. Il protestera de toutes ses forces contre cette fin de destinée. Tout être veut vivre, se développer s’il se peut, persévérer au moins dans son être. Il vieillit malgré lui. La décrépitude lui retire un à un tous les biens qu’il avait acquis : elle est pour lui, à n’en pas douter, un mal, et doit donner à quiconque la constate un sentiment de pitié. Aucune des modifications qui se produisent dans cette période de régression n’a plus d’utilité pour l’être qui les subit, ni pour personne : elles sont autant de laideurs. Le spectacle le plus lamentable, ce sera celui de la mort. La chose affreuse, c’est le cadavre. Là où brûlait la vie, il n’y a plus qu’une chair inerte et froide, dont le contact fait frissonner notre chair. La vie est vaincue. La merveilleuse association est dissoute. Les cellules vont se décomposer, et cette matière, qui un instant s’était sublimée jusqu’à la conscience, va retomber aux formes les plus basses de l’existence. Si nous nous étions intéressés aux destinées particulières de cet être, s’il était quelqu’un pour nous, si nous l’aimions, l’horreur et la pitié seront plus profondes encore. Que parle-t-on de la beauté sereine épandue dans toute la nature ? La mort de chaque être conscient et aimé fait dans le monde une tache sombre.
34Faisons maintenant parler la réflexion. Tout être vivant est organisé pour arriver à la mort en passant par la décrépitude. C’est la loi de nature. Ce n’est donc pas un mal. Le vivant est beau, à chacun des moments de sa vie, quand il remplit sa destinée normale, et qu’il est ce qu’il doit être à ce moment. La feuille verdit au printemps, se rouille et tombe en automne ; elle est faite pour cela. Dirons-nous que les feuilles sèches qui jonchent les bois sont une laideur et déparent la face de la nature ? Un arbre arrivé au dernier terme de la vie végétale est beau et vénérable dans sa décrépitude, autant que les jeunes rejetons qui sortent de terre autour de lui. La vieillesse a sa beauté propre, distincte de la beauté de jeunesse, moins charmante peut-être, moins faite pour attirer à elle la sympathie physique, mais de plus haute valeur morale. Ce qui la dépare, ce sont les infirmités accidentelles, ou les tares longtemps cachées qui finissent par devenir visibles. La vieillesse saine, naturelle et normale peut avoir une très haute beauté.
35La mort même, quand elle arrive à son terme normal, ne doit pas révolter. La terre ne saurait être accaparée par les premiers vivants. Il est juste que place soit faite aux nouveaux venus, avides de goûter, eux aussi, à l’existence. On proteste contre la mort, on y voit une énigme, et presque un scandale. Il n’y avait pourtant que deux partis à prendre. La nature aurait pu former un nombre restreint d’êtres privilégiés, qui auraient vécu indéfiniment. Elle a préféré éteindre et rallumer sans cesse le flambeau, appeler constamment de nouveaux êtres à l’existence. Peut-être cela vaut-il mieux. La somme de conscience reste la même, et le prix de la vie est mieux senti de ces êtres éphémères qu’il ne l’eût été d’immortels. On peut donc accepter moralement la mort ; et cette pensée, qu’ainsi les choses sont pour le mieux, doit lui retirer ce caractère d’injustice qui nous en rendait la seule vue si antipathique. Elle devrait même avoir, aux yeux d’un être raisonnable, une sombre beauté : celle du sacrifice nécessaire.
36Je donnerai raison à la raison quand elle nous recommande de toujours tenir compte de ce qui est normal, et de nous résigner à tout ce qui est nécessaire. Nous admettrons donc, en faveur de la vieillesse et de la mort, ces circonstances atténuantes. Mais nous n’irons pas jusqu’à en faire l’apologie. Nous croyons que, passé un certain degré de développement moral, on n’a plus le droit de sacrifier l’individu aux intérêts de l’espèce, ni même à aucun intérêt supérieur : il devient sacré. Il ne peut plus être remplacé. Tout ce qui est fait contre lui est un mal. La dure loi de la mort est excusable, quand elle ne frappe que des êtres inconscients. Appliquée à des êtres tels que l’homme, ou même aux animaux supérieurs, qui eux aussi peuvent la sentir et en souffrir, elle devient trop cruelle. Si l’on voulait que l’existence individuelle nous devînt indifférente, il ne fallait pas nous la faire si belle ; il ne fallait pas surtout nous attacher les uns aux autres par des liens si forts. Actuellement il y a conflit entre la loi du cœur, qui nous fait attacher à la personne morale un prix infini, et la loi de nature qui sacrifie l’individu à l’espèce.
37Nous arriverons donc à cette conclusion, qu’il y a encore une certaine beauté, mais décroissante dans ce déclin de l’activité vitale. La beauté d’un être est en somme proportionnelle à sa perfection, c’est-à-dire à la somme de ses énergies physiques, intellectuelles et morales. Dans sa période déclinante, il reste beau de tout ce qui lui est conservé de perfection. Il dépend même de lui, jusqu’à un certain point, tandis qu’il décline physiquement, de croître en beauté morale ; mais il y aura toujours quelque chose de triste dans cette fin de destinée, parce qu’en somme il y aura décroissance. Jamais je ne consentirai à reconnaître que la vieillesse soit une belle chose ; toujours je la déplorerai pour ceux que j’aime. Et jamais je ne me résignerai à leur mort. Maintenant je jette un regard sur la nature et je dis : partout où je verrai la mort ou seulement son image, je lui refuserai la beauté, dans la mesure où elle frappera des êtres plus conscients et de plus de valeur. Et je persisterai à dire que dans la destruction progressive, dans l’anéantissement final d’une créature consciente, pensante, aimante et aimée, il y a quelque chose de lamentable, qui ne doit pas laisser place à la jouissance esthétique.
Notes de bas de page
1 M. Guyau, Les problèmes de l’esthétique contemporaine, Paris, Félix Alcan, 1884, p. 20, 21.
2 On sera peut-être choqué de nous entendre dire que la souffrance est une laide chose, comme s’il y avait une sorte de cruauté à porter sur elle un jugement esthétique. On nous objectera que l’égoïste seul, à la vue d’un être qui souffre, peut lui reprocher d’offrir un spectacle déplaisant. La douleur n’est-elle pas chose trop sérieuse pour que l’on fasse attention au plus ou moins d’agrément de ses apparences ? – Nous répondrons que le reproche serait juste, si notre esthétique était celle de l’agrément, mais qu’il porte à faux, étant donné nos principes. Dans le jugement esthétique nous voyons une appréciation objective, sérieuse et désintéressée de la valeur des choses.
3 Il y a, pour les objets matériels eux-mêmes, un état de santé, de parfaite conservation, qui est une condition de beauté également exigible. Les ruines peuvent être plus poétiques que l’édifice intact, mais nous ne devrions en aucun cas leur trouver plus de beauté, toute chose délabrée est laide.
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