Chapitre III. Divergences possibles
p. 117-134
Texte intégral
Écart entre la valeur des choses et leur effet esthétique
1La beauté, c’est l’évidente perfection, telle est la définition à laquelle m’a conduite le premier effort de ma pensée pour saisir nettement l’idée un peu confuse que je me faisais du beau. Le fait dans tous les cas doit être retenu. Qu’un esprit adulte, au courant de la question, pourvu d’une culture esthétique suffisante, soit arrivé tout naturellement à une telle conclusion, c’est une expérience significative. Il est impossible que ma formule ne renferme pas pour le fond une bonne part de vérité. Mais est-elle exactement au point ? Je dois m’en assurer.
2Dans les exemples sur lesquels j’ai raisonné tout à l’heure j’ai trouvé sans trop de peine la confirmation de ma thèse. Je n’ai pas lieu d’en être trop agréablement surpris. Les exemples que l’on cite ainsi, soi-disant au hasard, ne sont pas quelconques ; à son insu on fait un choix. Conformément à cette loi de finalité qui règle les mouvements spontanés de notre intelligence1, les images qui me sont apparues les premières doivent être justement celles qui se trouvaient le plus conformes à mon idée préconçue de la beauté. Encore n’y ai-je pas regardé de très près. Je me suis contenté d’une vérification sommaire, suffisante pour démontrer que dans les cas choisis l’idée de perfection formait vraiment le fond de nos jugements esthétiques, insuffisante pour établir définitivement une formule précise.
3J’ai dû reconnaître que l’idée du beau n’était pas absolument fixée. Elle varie avec le temps et les circonstances ; elle diffère d’un esprit à l’autre. Il importe de savoir quelle est l’amplitude des oscillations possibles, et si elles ont une tendance à se produire dans un sens plutôt que dans l’autre. Je n’aurais pas à prendre toutes ces précautions, si je cherchais seulement une définition du beau qui me satisfasse complètement moi-même ; mais j’en cherche une qui puisse satisfaire à peu près tout le monde, qui par conséquent ne s’écarte pas trop de l’opinion moyenne, et réponde assez bien à ce que tous au fond nous entendons par le mot de beauté. Peut-être, vérification faite, allons-nous être obligés d’ajouter, de retrancher, de changer quelque chose à notre formule. Il est possible que les divergences soient superficielles. Il est possible qu’elles soient profondes. Une enquête s’impose. Vérifions l’état de l’opinion, et puis nous verrons ce que nous aurons à faire.
4Réfléchissons sur les résultats obtenus dans cette première enquête psychologique.
5Nous avons reconnu qu’il est des cas où la beauté des choses se mesure exactement à leur perfection ; que toute perfection nous semble avoir quelque beauté, et toute beauté quelque perfection. Cela nous prouve à tout le moins que les deux idées de perfection et de beauté sont deux idées très voisines, tellement associées dans notre esprit qu’elles se suggèrent l’une l’autre, ayant entre elles des analogies telles que dans quelques cas nous avons peine à les distinguer. Cette tendance qu’elles ont à se confondre vient à l’appui de notre thèse. Nous ne pouvons pourtant nous contenter d’un tel résultat. Au cours de cette discussion, à plusieurs reprises le lecteur a dû éprouver cette impression que nos idées et les siennes du même coup commençaient à s’embrouiller. La beauté est-elle une sorte de perfection, ou la perfection une sorte de beauté ? Laquelle est le genre, laquelle est l’espèce ? Nous ne le savons plus, tant leur extension est variable. Tantôt celle-ci nous semble rentrer dans celle-là, tantôt c’est l’apparence inverse qui se produit. L’une grandissant tandis que l’autre décroît, un instant il nous semble qu’il y a coïncidence ; mais à ce moment même les deux idées ne se fusionnent pas tout à fait. C’est ainsi que lorsque l’on fait coïncider au stéréoscope deux images différemment colorées, on garde dans cette juxtaposition même la notion de leur différence ; les deux couleurs sont vues l’une dans l’autre et manquent à chaque instant de se confondre en une couleur résultante sans jamais y parvenir. Nous voulons fonder notre théorie, non sur des équivoques de mots, mais sur des idées claires, et l’adopter en pleine lucidité d’esprit.
6La vérité est sans doute qu’entre les deux idées de beauté et de perfection il y a, malgré tous les rapports que nous venons d’établir entre elles, quelques différences. Les diverses coïncidences que nous avons signalées entre ces deux concepts, coïncidences que je regarde comme admises et que je ne remettrai plus en discussion, laissent subsister la possibilité d’un écart. En fait, ne se produit-il pas ?
7Considérons le cas où les deux idées se rapprochent le plus l’une de l’autre, au point de sembler absolument superposables ; c’est le cas signalé précédemment, où une chose est dite belle par cela seul que nous lui reconnaissons une perfection, et dans la mesure même de cette perfection. En quoi consiste précisément la coïncidence ? En ceci que les deux idées se présentent à nous en même temps, et avec la même intensité. En pouvons-nous conclure qu’elles sont identiques, c’est-à-dire qu’elles ne forment au fond qu’une seule et même idée ? La conclusion serait illogique, et l’observation directe la dément. Les deux idées restent distinctes. En disant la chose belle de toute sa perfection, aussi belle que parfaite, nous entendons bien affirmer une équivalence de degré entre deux qualités différentes. La phrase se résoudrait en une véritable tautologie et n’aurait vraiment aucun sens si nous mettions exactement dans les deux mots la même idée. Ce cas privilégié où les deux idées se juxtaposent dans notre esprit est celui où nous devons pouvoir les comparer le plus facilement ; leur rapprochement même met leur différence irréductible en évidence. Voici par exemple un cercle que je juge parfait : en le jugeant tel, j’affirme qu’il répond absolument ou très suffisamment à la définition du cercle. À cause de cela je dis qu’il est beau. C’est autre chose. Je le juge maintenant à un autre point de vue. Je lui attribue une qualité nouvelle, distincte de celle qu’il a d’être parfaitement rond. Laquelle donc ? Quel est le fait nouveau qui s’est produit, et m’a déterminé à changer la qualification que je lui donnais d’abord ? Rien ne s’est passé eu lui. Il reste devant mes yeux tel que je le percevais tout à l’heure. Mais quelque chose s’est passé en moi. À constater cette perfection, j’ai éprouvé une émotion légère, où il y avait du plaisir, de la surprise, de l’admiration. L’objet en a pris pour moi une plus-value. Je lui ai su gré de l’impression produite. Il m’est apparu non plus comme une chose parfaite en soi, mais comme une chose intéressante, expressive et capable jusqu’à un certain point d’émouvoir. Je lui ai reconnu, en un mot, outre sa valeur géométrique, une valeur de sentiment, une valeur esthétique. Et c’est pour cela que j’ai éprouvé le besoin de lui donner un nouveau qualificatif ; c’est pour cela que je l’ai dit beau ; c’est donc cela même que j’ai entendu affirmer de lui en le disant tel.
8Il peut sembler qu’ici nous tenons bien la différence radicale qui distinguerait les deux idées de perfection et de beauté, en même temps que leur rapport intime. Tout à l’heure, je m’évertuais à montrer qu’au fond de l’idée de beauté nous trouvons, comme élément essentiel, l’idée de perfection. J’avais raison de le croire, et il était nécessaire de le dire, car toute une école d’esthéticiens, dans leurs analyses de la beauté, ont complètement négligé cet élément. Mais moi-même j’ai peut-être commis une faute d’omission aussi grave. J’ai négligé de signaler, comme également essentiel, un autre élément, l’élément sentimental. La beauté, ce serait la perfection. Sans aucun doute ; mais la perfection avec quelque chose en plus : la perfection avec son effet esthétique. L’idée du beau est donc plus riche, plus compréhensive que celle du parfait ; elle l’enveloppe et la complète. En tenant compte de cette composition de l’idée du beau, nous comprendrions à la fois pourquoi elle est très étroitement associée à l’idée du parfait, et pourquoi elle ne pourra jamais se fusionner avec elle complètement. La lumière se ferait sur ces rapports complexes et déconcertants que nous avons signalés entre la perfection et la beauté. Elles sont inséparables et elles diffèrent comme la partie est inséparable et diffère du tout !
9Nous ne pouvons trouver parfaite une chose sans lui reconnaître quelque beauté. Cela est tout naturel. À chaque qualité que nous lui reconnaissons doit s’éveiller en nous un sentiment de plaisir ou d’admiration, qui lui donne une certaine valeur esthétique. Alors même que, par une circonstance quelconque, ce sentiment ne se produit pas réellement, nous devons avoir une tendance à qualifier de belle la chose que nous avons reconnue parfaite. La trouver parfaite en effet, c’est déjà la trouver à demi belle ; c’est découvrir en elle un des éléments essentiels de la beauté. Il ne nous en faut pas davantage pour l’affirmer tout entière. Nous n’avons pas eu le temps d’admirer, mais nous savons que, dans des cas pareils, nous admirons toujours, et nous n’hésitons pas à qualifier la chose d’admirable. Réciproquement, quand une chose nous semble belle, nous sommes naturellement conduits à lui attribuer quelque perfection ; bien plus, nous sommes logiquement autorisés à le faire, l’idée même de beauté impliquant une certaine idée de perfection.
10Mais il ne s’ensuit nullement de ce rapport que les deux idées soient identiques. On voit au contraire qu’elles ne peuvent jamais l’être. Et l’on conçoit même que dans bien des cas elles doivent différer singulièrement.
11Pour des raisons diverses, l’effet esthétique des choses ne doit jamais être très exactement proportionné à leur perfection. Nous avons pu établir qu’en général, il croît et décroît avec elle. Mais cette sorte de loi comporte bien des exceptions, et ne se vérifie jamais qu’approximativement. Nos sentiments esthétiques ne sont pas uniquement déterminés par l’idée que nous nous faisons de la valeur des choses, mais aussi par des causes beaucoup moins rationnelles, par notre tempérament, par nos habitudes, par notre humeur du moment, par la contagion de l’exemple, par des suggestions de tout ordre : dès lors, il est impossible qu’il se trouve jamais en corrélation parfaite avec cette perfection.
12Nos sentiments esthétiques ont leurs caprices qui déconcertent. Parfois nous restons de glace devant une œuvre d’art que nous aurions toutes raisons d’admirer ; d’autres fois, elle nous enchante, nous transporte ; notre admiration monte, monte d’elle-même, s’exalte au-delà de toute mesure ; nous nous grisons de notre enthousiasme et des phrases que nous cherchons pour l’exprimer. Il nous est impossible de prévoir exactement l’effet que produira sur nous une œuvre donnée. Qui ne connaît cette déception, de revenir à une œuvre préférée et de n’en plus retrouver le charme ? Elle n’a pas baissé dans notre estime. Nous la jugeons toujours aussi parfaite, mais elle nous est devenue indifférente et comme extérieure. En sa présence, nous nous sentons rebelles à l’émotion, indifférents malgré nous ; nous ne pouvons plus l’aimer. Étant données ces allures fantasques, ces soubresauts, cette nature impulsive du sentiment, comment suivrait-il dans ses variations la perfection des choses, qui croît et décroît par degrés insensibles ?
13La perfection des choses ne peut être évaluée que méthodiquement, en pleine lucidité d’esprit, par un effort de l’intelligence ; c’est un travail qui requiert du sang-froid et le développement des facultés critiques. Tout autres sont les dispositions favorables à l’éclosion du sentiment. Il est des moments où nous jugeons bien de la beauté, mais la sentons peu ; d’autres où nous la sentons bien, mais la jugeons mal. La critique et le sentiment supposant des dispositions différentes, mettant en jeu des facultés distinctes, ont peu de chances de s’accorder.
14Le jugement par lequel nous évaluons la perfection des choses est conscient, par conséquent vérifiable et rectifiable. Si réflexion faite nous nous apercevons que nous avons attribué à tort certaines qualités à un objet, forcément nous lui attribuerons une moindre valeur ; à chaque défaut que nous lui reconnaîtrons, son apparente perfection décroîtra ; c’est une sorte de compte courant que nous tenons constamment à jour. Il n’en est pas de même de l’effet esthétique. L’inconscient y tient une large place. Sans doute il est déterminé en partie par l’idée que nous nous faisons de la perfection de la chose, et se modifie un peu quand cette idée change ; il tend à se mettre en harmonie avec elle ; mais il n’y arrive pas aussitôt, et souvent même il n’y arrive jamais ; car il n’est pas déterminé par la logique seule. Les autres raisons qui l’ont produit peuvent subsister, quand celle-ci a disparu. L’admiration est comme l’amour ; elle peut survivre à l’estime. Admirer une chose, c’est pourtant au fond la juger parfaite ; quand je continue à admirer une chose que j’ai reconnue défectueuse, je porte à la fois sur elle deux jugements contradictoires ; ma sensibilité affirme, et mon intelligence nie. C’est illogique, mais c’est ainsi. Comment ces deux assertions antagonistes ne se détruisent-elles pas ? C’est qu’elles ne se rencontrent pas vraiment. Les deux opérations mentales ne s’effectuent pas dans les mêmes régions de l’âme. L’une est consciente, l’autre inconsciente. C’est le Moi lucide qui nie la perfection : c’est l’inconscient, c’est l’Être d’habitude, c’est l’Autre qui continue de l’affirmer. Cet antagonisme est de tous points comparable à celui qui se produit dans les illusions d’optique. Je sais bien que les objets que, je crois apercevoir derrière un miroir sont irréels, je me rends parfaitement compte de l’illusion produite ; et pourtant, elle ne se dissipe pas ; à l’instant même où je nie la réalité de ces images, quelque chose en moi l’affirme encore. De même pour l’illusion esthétique. Habitué à interpréter certaines apparences comme signe de la perfection d’un objet, si ces apparences se représentent, je continue à les interpréter à ma manière ordinaire, alors même que l’expérience ou le raisonnement m’avertissent que je me trompe. Si par exemple la fièvre fait reparaître sur un visage trop pâle les vives couleurs qui d’ordinaire accompagnent la santé, le malade nous semblera embelli de cet éclat que pourtant nous savons morbide et de fâcheux symptôme. Le sentiment se prend aux apparences coutumières, quand l’intelligence va au fond des choses et révise incessamment les jugements qu’elle porte sur leur perfection. Et c’est là une nouvelle occasion de conflit.
15Il est inutile, je crois, de pousser plus avant ce parallèle. Ce que nous venons de dire suffit amplement à démontrer, non seulement la possibilité, mais la nécessité de ces conflits. Nous voyons clairement qu’il ne saurait y avoir exacte correspondance entre la perfection des choses et leur effet esthétique.
16Mais alors, quel coup porté à la doctrine que nous comptions établir !
Conséquences théoriques et pratiques de cet écart
17On entrevoit les conséquences théoriques et pratiques que peut avoir cette disproportion entre la valeur des choses et leur puissance d’expression. Essayons de les dérouler !
18Déjà nous avons dû reconnaître que la beauté des choses n’était pas seulement dans leur perfection, mais aussi dans leur effet esthétique : c’est donc à tout le moins un élément nouveau qu’il nous fallait faire entrer dans notre définition du beau. Mais voici que ce nouvel élément nous apparaît en outre comme une chose variable en soi. C’est donc non seulement un élément nouveau, mais un élément perturbateur, irrationnel, dont nous ne pouvons pas faire abstraction, puisqu’il entre en fait dans notre idée du beau, et qui par conséquent va nous obliger à remanier du tout au tout notre théorie.
19L’idée de perfection, autour de laquelle nous voulions faire graviter toute l’esthétique, va déchoir et passer au second rang. Il ne serait plus logique d’en faire l’élément dominateur de nos jugements de goût ; en fait nous allons voir qu’elle ne les domine nullement, et même qu’elle tend à y jouer un rôle de plus en plus effacé. Ainsi la logique même des choses lui a fait prendre dans notre esprit la place qui lui revenait de droit ; et l’expérience se trouve conforme, non pas à la théorie sommaire que nous avions proposée d’abord, mais à la théorie complétée et rectifiée que nous avons établie ensuite. Déduisons les conséquences qu’entraîne l’intervention de l’effet esthétique dans nos jugements de goût et la recherche de cet effet dans l’art ; on sera frappé de voir comme elles coïncident exactement avec les faits. Le plein accord de la théorie avec l’expérience doit nous donner toute confiance dans sa justesse. Nous marchons sur le terrain solide.
20Par cela seul que nous tenons compte, dans notre évaluation de la beauté des choses, d’un élément autre que la perfection, et qui n’a pas avec la perfection de rapport fixe, les deux idées de beauté et de perfection ont une tendance à se dissocier de plus en plus. Si l’effet esthétique des choses était uniquement et absolument déterminé par la perfection que nous leur attribuons ; s’il y avait toujours parfaite correspondance entre ces deux éléments de la beauté, bien que distincts en soi ils tendraient à se confondre dans notre esprit : et ainsi la perfection, qui n’est que beauté partielle, nous semblerait bien près d’équivaloir à la beauté totale. Oui, pourrions-nous dire, la beauté est plus que la perfection nue ; c’est la perfection avec tous les sentiments qui lui font naturellement cortège, avec son attrait et l’admiration qu’elle inspire ; c’est la perfection dans tout son éclat et dans sa gloire. Mais comme ce surcroît ne lui ferait jamais défaut, nous ne nous sentirions pas obligés de stipuler expressément qu’il doit y être. Une chose étant parfaite, il irait sans dire que par là même elle est belle ; nous passerions tout naturellement d’une idée à l’autre. La perfection resterait la chose essentielle qui implique toutes les autres, la déterminante de toutes les valeurs esthétiques, le centre de rayonnement de la beauté. Supposez au contraire qu’il n’y ait aucun rapport fixe entre l’effet esthétique des choses et leur perfection, mais un rapport très variable. Du coup l’accord entre la perfection et la beauté sera rompu. Les deux idées tendront à se séparer dans notre esprit ; elles se dissocieront d’autant plus, que l’expérience nous aura mieux fait constater l’amplitude de ces variations. Dans un esprit de médiocre culture esthétique, les deux idées vont encore ensemble ; elles continuent, comme nous l’avons montré, de se suggérer l’une l’autre. Pour le critique exercé, pour l’esthète, pour l’artiste, il n’en est plus de même. Voyez comme en présence d’une œuvre d’art qu’il s’agit d’apprécier méthodiquement, nous sommes naturellement portés à lui donner deux notes distinctes : l’une sur sa perfection technique, l’autre sur l’impression qu’elle produit ! Nous la jugeons successivement à ces deux points de vue ; et nous sentons bien qu’il faut procéder ainsi, l’observation intérieure nous ayant maintes fois montré que les deux valeurs ne coïncidaient pas nécessairement. Nous poussons même l’analyse plus loin. Dans une belle chose, non seulement nous distinguons la perfection de l’effet, mais nous distinguons les qualités qui lui donnent sa perfection de celles qui lui donnent son effet. Ainsi nous dirons d’une toile qu’elle est parfaite de dessin et charmante de coloration. Dans un poème, l’idée de perfection nous sera plutôt suggérée par les qualités de métier, par la pureté de la forme ou l’habileté de la composition, et nous attribuerons plutôt l’effet esthétique aux sentiments exprimés. Même analyse dans notre appréciation d’un édifice, d’un meuble ou d’un vase : nous verrons plutôt de la perfection dans sa structure architecturale, du charme dans son décor. De même encore, quand nous jugeons des productions de la nature, nous distinguons certaines qualités qui les rendent belles, et d’autres qui semblent faites uniquement pour le plaisir des yeux. Toutes ces distinctions sont si naturelles, si légitimes qu’elles ont fini par s’imposer à toute critique et sont devenues d’un usage constant. Or, il est facile de voir ce que l’idée de perfection y perd. Nous nous habituons à la considérer isolement, à l’état abstrait, indépendamment de tous les sentiments qu’elle nous suggérait et qui nous la faisaient apparaître comme quelque chose d’exquis, de radieux, de magnifique. La voilà dépouillée de son auréole. Ce n’est plus qu’un simple concept. Dès lors, comment pourrions-nous songer encore à l’identifier avec l’idée du beau ? Beauté = Perfection. Jamais esthète n’admettra cette formule. Pour l’homme vraiment épris du beau, les deux termes ne peuvent être équivalents : de l’un à l’autre il y a déchet. Le premier a gardé toutes ses séductions et son prestige ; le second est terne, sec, abstrait. Définir la beauté par la perfection, c’est l’appauvrir, c’est la déparer. Nous n’avons pas le droit de le faire.
21La perfection n’équivaut pas à la beauté. Seule et par elle-même, elle ne suffit pas à la constituer. Quand donc une chose serait merveilleusement adaptée à sa destination, pleinement conforme à son idéal, irréprochable, avant de la dire belle il faudra nous assurer encore qu’elle produit un suffisant effet esthétique ; si elle était parfaite sans plus, elle ne serait même pas belle à demi ; l’effet esthétique faisant défaut, elle ne donnerait d’aucune façon l’impression de beauté. – Mais comment cet effet esthétique pourra-t-il être obtenu ? Car enfin c’est à l’objet de le provoquer. S’il ne nous le procure pas par sa seule perfection, que doit-il avoir en plus pour nous le donner ? – Il faut qu’il ait quelques-unes de ces qualités de surcroît, spécialement destinées à l’effet, et propres à le produire. Soit par exemple un animal de formes irréprochables, dont tous les membres sont adaptés au mieux à leur fonction : c’est par ces qualités plastiques qu’il nous donne l’idée de la perfection organique. Mais cela ne suffit pas pour qu’il nous paraisse beau. Il faudra encore qu’il ait, soit une taille exceptionnelle, soit des couleurs éclatantes ou une riche ornementation, soit enfin quelque qualité de luxe distincte de celles qui lui sont utiles à lui-même et qui constituent sa perfection. Un meuble sera parfait s’il est solidement et logiquement construit, exactement adapté à sa destination ; point n’est besoin pour cela qu’il soit verni, brillant, coloré, incrusté de nacre ou de cuivre ; mais ce décor est indispensable pour qu’il plaise aux yeux et produise son plein effet esthétique. – L’effet esthétique pourra encore être obtenu par un excès des qualités requises pour la perfection. Le fait est même si fréquent qu’on pourrait faire de cette surabondance une des caractéristiques essentielles de la beauté. Il est bon que la surface d’un meuble soit polie : elle est ainsi d’un contact plus agréable, et il est plus facile de la tenir nette ; mais il n’est pas nécessaire pour cela, qu’elle soit polie comme un miroir. Ce lustre a même des inconvénients pour un objet d’usage courant : il oblige à des précautions ; il est difficile à entretenir : et pourtant notre goût le requiert comme une condition de beauté. Le samedi, une ménagère flamande mettra son amour-propre à fourbir à tour de bras tous les cuivres de sa maison ; il ne lui suffit pas en effet qu’ils soient parfaitement entretenus, il faut qu’ils reluisent. C’est en allant au-delà du nécessaire qu’on obtient la beauté. La lumière ne produira pas un effet esthétique si elle n’a que l’intensité nécessaire et suffisante pour éclairer parfaitement les objets ; mais qu’elle devienne éclatante, éblouissante, surabondante, elle excitera notre admiration. Nous admirons un homme d’une vigueur herculéenne, bien que cette vigueur ait peu d’usage pratique et qu’on puisse même se demander si la perfection de l’homme est vraiment d’être fort comme un taureau ; mais ces tours de force qui dénotent vraiment un excès de force prennent une valeur esthétique par leur excès même. Nous approuvons l’homme qui fait strictement son devoir ; nous admirons celui qui fait plus que la morale n’exigerait. Dans tous les cas de ce genre la beauté est obtenue par une sorte de luxe, de prodigalité dans le bien, par un excédent sur la perfection. Le parfait est ce qui répond à toutes nos exigences, le beau est ce qui les dépasse.
22Disons à un peintre, quand il nous convie à contempler sur le chevalet son œuvre nouvelle : cela est bien, très bien ! Il sera tenté de hausser les épaules tant cette appréciation lui semblera glaciale. Allons plus loin et proclamons que cela est parfait. Il trouvera encore le compliment médiocre. Tenir la perfection pour chose secondaire ! Attendre davantage ! On est tenté de trouver cette exigence absurde. Comment une œuvre pourrait-elle être plus que parfaite ? Et pourtant, il y a dans ce sentiment quelque chose de fondé. Nous n’avons parlé que de perfection. Nous n’avons rien dit encore de l’effet esthétique de l’œuvre. L’artiste a senti la restriction. Nous ne voyons rien à reprendre à son tableau. Nous sommes bien aimables. Mais n’avons-nous rien de mieux à en dire ? Quoi donc ? N’avons-nous pas été émus ? L’œuvre n’aurait-elle que des qualités négatives ? Manquerait-elle de charme, de poésie, ou de puissance, ou d’éclat, enfin du je ne sais quoi que nous attendions pour lui reconnaître à bon droit une véritable valeur d’art ? Pour peu que l’artiste tienne à notre jugement, il sera déçu. Au contraire, dites-lui simplement : cela est beau. Il n’en demandera pas davantage. C’est la louange la plus haute qu’il puisse ambitionner. Affirmer qu’une œuvre d’art est belle absolument, c’est dire que tout y est, la perfection et le reste : c’est donc lui attribuer quelque chose de supérieur esthétiquement à la perfection même.
23Cette insuffisance de la simple perfection aura dans la pratique même de l’art des conséquences importantes. Il est tout naturel que l’artiste, tenant à l’effet esthétique et sachant qu’il ne peut l’obtenir avec la perfection seule, y vise directement. Puisque dans une œuvre les qualités qu’apprécie le plus l’intelligence ne sont pas tout à fait celles qu’apprécie le sentiment, il s’occupera spécialement de celles-ci, quand ce devrait être aux dépens de celles-là. Il ne s’attachera pas seulement à donner à ses créations la perfection intérieure, c’est-à-dire ces qualités intrinsèques que lui seul, qui connaît son œuvre par le dedans, serait à même d’apprécier ; il ne se contentera pas de la faire conforme à son propre idéal. À ce qu’exigerait strictement son goût, il ajoutera quelque chose pour plaire au nôtre, quelque chose qui frappe notre imagination et nous émeuve sûrement. Le véritable artiste, dit-on, travaille pour lui-même ; il ne cherche que sa propre approbation ; pourvu que son œuvre le satisfasse complètement, peu lui importera l’opinion du public : il n’y songe même pas. À ce compte, il y aurait bien peu de véritables artistes. En pourra-t-on citer un seul qui ait eu cet absolu dédain de l’opinion ? Alors il faut qu’on me le montre solitaire, concentré, mystérieux, ne songeant à tirer aucun profit matériel de son labeur, fuyant la gloire, aussi dédaigneux du jugement de ses contemporains que de celui de la postérité, ne publiant rien, n’exposant rien, n’ayant qu’un rêve, c’est de faire pour lui-même une œuvre parfaite en soi. Et je ne conteste pas l’élévation d’un tel idéal. J’accorderai même que quelques artistes ont essayé de s’en rapprocher. Mais j’affirme qu’ils ne peuvent être qu’en bien petit nombre. Presque toujours l’artiste pense au public, au suffrage des connaisseurs ; il veut toucher certaines âmes : il se préoccupera donc de l’effet. Il est du reste des arts, comme l’éloquence, comme certains modes de la poésie, comme l’art dramatique, qui sont faits pour la foule, qui veulent et doivent exercer une action sociale. Dans ceux-là au moins l’artiste manquerait son but, s’il recherchait la perfection pure, indépendamment de l’effet esthétique. Il doit user d’artifice, et savoir jouer du cœur humain, puisqu’il veut le toucher. Cette préoccupation est plus que légitime, elle est obligatoire. Ôte-t-elle à l’œuvre quoi que ce soit de sa valeur d’art ? Oui sans doute, si l’on poursuit un effet grossier par des moyens vulgaires. Non mille fois, si les moyens sont ingénieux, subtils, fondus dans l’œuvre et non plaqués sur elle. Dans un drame, par exemple, le véritable connaisseur n’aura que mépris pour ces tirades et ces éclats de voix qui forcent l’applaudissement, pour ces coups de théâtre qui secouent brutalement le spectateur, pour ce faux pathétique auquel on se laisse prendre malgré soi et qui pique les yeux, y fait venir les larmes par une action toute physique, comme le ferait un oignon qu’on épluche. Mais il admirera un drame humain, vivant, où les personnages ne diront rien qui ne soit dans leur situation et leur caractère, où tout sera ordonné cependant pour qu’à un moment donné l’effet d’admiration, de terreur ou de pitié, savamment ménagé, soit porté à son comble. C’est ainsi qu’un artiste consommé se préoccupe de donner à son œuvre, outre la perfection propre, le maximum d’effet esthétique.
24Non seulement la perfection n’équivaut pas à la beauté, mais elle ne peut même servir à la mesurer, n’étant pas avec elle en rapport fixe. Voilà qui est plus grave. Le seul fait d’introduire dans notre équation de la beauté un élément nouveau, l’élément sensible, nous obligerait déjà à compliquer, beaucoup nos formules, quand bien même cet élément serait avec la perfection en rapport défini. En admettant, par exemple, qu’à tout accroissement de perfection corresponde un accroissement, d’importance égale, dans l’effet esthétique, il s’ensuivra que lorsque la perfection s’accroîtra d’un degré, la beauté s’accroîtra de deux. Une chose deux fois plus parfaite nous paraîtrait donc quatre fois plus belle. En admettant d’autres proportions entre la perfection et l’effet, on arriverait à d’autres lois ; et l’on pourrait ainsi jouer aux formules mathématiques en disant, par exemple, que la beauté croît comme le carré, ou comme le cube, ou comme la racine carrée de la perfection. On voit ce qu’il y aurait de conjectural, sous leur apparente précision, dans de telles formules. Mais il n’en resterait pas moins acquis que la perfection est avec la beauté en relation assez constante pour lui servir de mesure au moins approximative. Nous serions à tout le moins certains que toutes deux doivent grandir ou décroître en même temps. Mais s’il est reconnu qu’il n’y a pas de rapport fixe entre les deux éléments de la beauté, il est évident qu’il ne peut y en avoir non plus entre la beauté même et l’un quelconque de ses éléments : c’est dire que le rapport de la perfection à la beauté échappe à toute évaluation précise. Il peut se faire qu’elles ne varient pas dans les mêmes proportions, et même qu’elles ne varient pas dans le même sens. Or, l’expérience nous montre que cela arrive en effet.
25La perfection peut croître sans que la beauté grandisse. Les choses les plus parfaites ne sont pas nécessairement les plus belles, puisque leur effet esthétique ne répond pas nécessairement à leur perfection. Il y a même chance pour qu’à une plus grande perfection réponde plutôt un moindre effet. Pour le démontrer, il nous suffit de répéter ici et d’appliquer ce que nous avons dit des rapports de la perfection avec le sentiment. Les qualités solides et de fond, que nous estimons avant tout et qui donnent aux choses leur véritable valeur, ne sont pas celles qui nous charment le plus, ou excitent notre plus vive admiration ; des qualités beaucoup plus superficielles, mais qui, par cela même, sont immédiatement perçues, frapperont davantage et détermineront plutôt le sentiment. Il faut remarquer en outre que la perfection, si estimable qu’elle soit en elle-même, a plutôt chance de se rencontrer dans les choses médiocres ; car c’est à celles-là qu’il est le plus facile d’assigner un idéal déterminé, et c’est dans celles-là que l’idéal peut être le plus aisément atteint. Nous concevons une perfection dans des choses très simples, dans la forme d’une ligne, dans la justesse d’une note, dans la régularité d’un rythme, dans la facture d’un vers. Mais nous faisons-nous un idéal précis de ce que doit dire un drame, un poème épique, une symphonie ? Concevons-nous que cet idéal puisse être réalisé ? Non sans doute. En pareille matière, la perfection est inaccessible. Je me figure bien un sonnet sans défauts, mais non tout un poème ; et quand le poème serait sans défauts, il ne serait pas encore le poème parfait. Il n’aurait pas toutes les qualités possibles au plus haut degré possible : cela n’est pas concevable, cela n’est pas réalisable. La perfection ne sera donc atteinte que dans les petites choses, dans les genres inférieurs, ou dans les grandes œuvres pour leurs qualités secondaires : aussi aura-t-elle chance de n’avoir jamais qu’une médiocre valeur esthétique. Prenons les exemples que nous avons nous-mêmes cités pour montrer que toute chose parfaite nous donnait une impression de beauté : nous devons avouer que dans les cas où la perfection était le plus évidente l’impression de beauté était assez faible. On peut faire du cercle géométrique le symbole même de la perfection, on n’en fera pas le type de la suprême beauté.
26Inversement donc, la perfection peut décroître sans que la beauté décline. La perfection est toujours nécessaire ; elle ne peut tomber à zéro ; mais elle peut diminuer beaucoup, devenir moins apparente, plus contestable : si cette décroissance des qualités intrinsèques de l’objet est compensée par un accroissement dans l’effet produit, en somme la beauté ne diminuera pas. Les plus belles choses sont loin d’être les plus parfaites. Songez à une œuvre littéraire qui vous ait donné, dans toute son intensité, la grande émotion du beau, le frisson du sublime. Je suis persuadé que votre pensée ne se portera pas sur une de ces œuvres achevées, irréprochables, qui ont été exécutées sans un instant de défaillance par un écrivain sûr de son métier, mais sur une de ces œuvres troubles, puissantes, passionnées, où de magnifiques élans alternent avec des chutes déconcertantes, sublimes et triviales à la fois, obscures avec des fulgurations de génie, que leurs admirateurs les plus enthousiastes n’oseraient qualifier de parfaites.
27On nous dira que ces œuvres n’en sont pas moins dépréciées dans une certaine mesure par les défauts que nous leur reconnaissons ; que si elles les rachètent par d’autres qualités, il vaudrait mieux qu’elles n’eussent pas à les racheter du tout ; que l’on peut rêver d’œuvres supérieures encore dans lesquelles, avec des qualités aussi éclatantes, on ne trouverait aucun de ces défauts. Celles-là ne porteraient-elles pas notre enthousiasme à son comble ? Ayant à la fois la beauté de perfection et l’autre, n’atteindraient-elles pas à la suprême beauté ? – On peut, en effet, rêver de telles œuvres. Mais sont-elles vraiment possibles ? La chose est douteuse. Le souci d’obtenir l’absolue perfection ne refroidirait-il pas l’inspiration de l’écrivain, en déconcertant les allures naturelles de son génie ? Certains défauts de l’esprit ne sont-ils pas inhérents à ses qualités mêmes ? L’écrivain exercé peut se dédoubler suffisamment pour surveiller son style en même temps qu’il s’abandonne à son inspiration ; il pourra donc obtenir du même coup la richesse des images, l’ampleur, la spontanéité des sentiments, et la correction de la forme. Mais peut-il exercer ce contrôle sur sa pensée même, de façon à en diriger le cours ? S’il est maître de l’expression de ses sentiments, est-il assez maître de ses sentiments eux-mêmes pour les porter, eux aussi, à leur perfection ? Si une telle organisation mentale est physiologiquement possible, à coup sûr l’histoire n’en fournit pas d’exemple. – Admettons néanmoins que ce chef-d’œuvre surhumain puisse être réalisé. Il aurait plus de valeur que toute œuvre actuellement existante, cela n’est pas douteux. Il serait d’un prix inestimable. Nous nous croirions tenus en conscience de le déclarer absolument beau. Le serait-il vraiment ? La chose n’est pas bien certaine. Les sentiments esthétiques atteignent assez vite un maximum qui ne peut être dépassé. Ils supposent, en outre, des contrastes, des repos, une intermittence ; ils s’épuisent par leur continuité. Une œuvre constamment sublime serait fatigante, sinon ennuyeuse. Une œuvre simplement humaine, avec ses qualités et ses défauts, ses lumières et ses ombres, semble plus propre à porter le sentiment esthétique à sa plus haute intensité. On pourrait voir dans les défaillances du génie une sorte de ruse inconsciente, destinée à faire mieux sentir quand il se relève le mérite de son effort. Tel le gymnasiarque qui, pour mieux faire applaudir son dernier tour de force, le manque une fois, deux fois. L’anxiété devient poignante. Il faut que ce tour soit vraiment prodigieux pour que lui, si fort, ne puisse l’exécuter ! N’est-ce pas trop demander aux forces humaines ? Y arrivera-t-il jamais ? D’un suprême effort il y réussit, et les applaudissements éclatent. On a l’impression qu’il est allé au-delà du possible, qu’il s’est surpassé lui-même. C’est une des règles élémentaires de l’art athlétique, qu’il ne faut jamais laisser le spectateur perdre conscience du risque que l’on court et de la difficulté dont on triomphe. S’il est gracieux de dissimuler l’effort, il est sublime de le montrer. L’aisance même ne produit tout son effet esthétique que si elle est mise de quelque manière en valeur, et semble elle-même surprenante. De même pour l’effet d’une œuvre littéraire. Les inégalités du génie contribuent à le mettre en valeur. Elles nous donnent le perpétuel sentiment du péril à éviter, de l’effort à faire, de la difficulté vaincue ; sentiment indispensable à l’effet esthétique, et que la perfection continue ne saurait donner. C’est donc avec une moindre perfection que l’impression du beau sera portée à son maximum d’intensité.
28Libre à vous, bien entendu, de tenir à la perfection plus encore qu’à la beauté, et d’accorder toute votre estime aux artistes honnêtes, sincères, convaincus, qui ne font aucun sacrifice à l’effet. Il n’est pas évident a priori que la fin suprême de l’art soit de produire l’impression du beau de la manière la plus intense ; il se peut qu’il ait à remplir une tâche plus sérieuse et plus élevée. Gardons-nous d’un malentendu. De tout ce que nous venons de dire pour démontrer que la perfection n’équivaut pas à la beauté mais n’en est qu’un élément secondaire, il ne faudrait pas se hâter de conclure que la perfection est chose méprisable en soi. Il n’en faudrait même pas conclure qu’absolument elle est inférieure à la beauté. Elle lui est inférieure esthétiquement, voilà tout ce que nous avons voulu établir. On peut, si l’on veut, retourner contre les esthètes tout ce que, nous plaçant à leur point de vue, nous avons dit contre la perfection. Qu’ils soient logiquement amenés à la dédaigner, c’est ce qui moralement les condamne : rien, en effet, ne saurait montrer d’une manière plus significative les dangers que présente, dans la pratique de la vie comme dans l’art, l’unique souci de la beauté. Mais nous ne faisons pas ici de la morale, nous ne faisons que de l’esthétique, il importe de ne pas embrouiller les questions. Nous cherchons, pour arriver à la définir exactement, quelle est en fait l’idée que nous nous faisons du beau. Entre la beauté, telle que nous la concevons, et la perfection, il y a une différence telle, qu’à une moindre perfection correspond souvent une plus grande beauté. Voilà le fait qui doit être constaté, quelles qu’en puissent être les conséquences, et qu’il faut bien admettre avec toutes ces conséquences.
29On peut signaler toute une catégorie d’objets auxquels chacun attribue une grande valeur esthétique, et qui pourtant ne nous donnent qu’à un très faible degré, si même ils nous la donnent à un degré quelconque, l’idée de la perfection. Je vais en citer un certain nombre, en les variant autant que possible pour mieux faire sentir leur ressemblance profonde. Pensons à l’effet que peut produire une goutte de rosée scintillant sur un brin d’herbe, un ruisseau limpide, des feuilles légères qui tremblent au vent, la clairière d’un bois, des papillons voltigeant de fleur en fleur, des chants d’oiseau, l’étoile du matin brillant dans le ciel pâli, la voix profonde du vent qui passe dans la forêt, le bruit lointain des vagues déferlant sur la grève, une cascade ruisselante et grondante, un prodigieux entassement de roches, une plaine immense, la brusque illumination des nuées d’orage dans un éclat de foudre. Et maintenant, à chacune des images évoquées, interrogeons-nous ! Que nous suggèrent-elles ? Est-ce l’idée de la perfection ? À un bien faible degré. Mais chacune d’elles, cela n’est pas douteux, nous apporte une impression. Celles-ci nous charment par d’exquises sensations. Celles-là nous touchent le cœur ou nous frappent l’imagination. Parlant de tels objets, nous hésiterons à les qualifier de beaux, tant est grand leur contraste avec ceux auxquels nous donnons d’ordinaire ce qualificatif et qui ont tous quelque perfection de forme : mais on les dira jolis, gracieux, charmants, poétiques, grandioses, sublimes ; et pour bien montrer qu’ils forment une catégorie à part, on les désignera d’un nom spécifique : de tous on dira qu’ils sont esthétiques. Ce mot, consacré par l’usage, dit bien ce qu’il veut dire. Il n’est pas tout à fait synonyme du mot de beauté, qui a une signification plus large ; en disant qu’une chose est esthétique, sans doute nous entendons dire qu’elle est belle, mais d’une beauté spéciale, qui est la beauté de sentiment.
30Cette beauté de sentiment, nous la trouverons à l’état pur dans l’expression du visage humain. C’est la grâce du sourire ; c’est le rayon de joie qui éclaire une physionomie, ou la tristesse vague qui passe sur elle comme l’ombre d’un nuage ; ce sont les sentiments violents, l’indignation, le désespoir, la terreur, qui transfigurent la face la plus vulgaire en appliquant sur elle le masque tragique. Peut-on dire que ces expressions soient belles ? On hésitera à l’affirmer, par crainte des équivoques auxquelles prête ce mot encore mal défini. Mais on affirmera en toute certitude qu’elles ont une valeur esthétique.
31Il en est de même de la beauté que nous reconnaissons à certaines œuvres d’art, drames, romans, poèmes, musique, peinture, sculpture, décor, qui ne semblent pas être le produit de l’intelligence mais du sentiment pur, et ne s’adressent pas à l’intelligence mais au sentiment seul. Toute logique, toute combinaison rationnelle en est absente. Critiquez-les de sang-froid, vous leur trouverez tous les défauts qu’il vous plaira. Mais laissez-vous aller sans réfléchir, et vous serez pris à leur charme. On a cherché la caractéristique de l’art nouveau : je crois qu’elle est bien là, dans la recherche des beautés de pur sentiment. L’art classique est réfléchi, pondéré, logique ; il cherche la beauté de perfection ; et quiconque la cherche, même dans des voies nouvelles, est avec lui. Quand par exemple les artisans du décor se sont avisés de renoncer à des formules vieillies et d’adapter résolument chaque objet à sa destination, ils n’ont fait que revenir aux véritables traditions du rationalisme, dont l’esprit s’était un instant perdu. Ils ont fait œuvre classique. Ce qui est vraiment style moderne, ce sont ces lignes qui ne sont exigées par aucune nécessité de construction, qui vont où leur fantaisie les mène et ne sont justifiées que par leur grâce ; ce sont ces vagues rappels de formes végétales ou animales, c’est cette libre fantaisie du décor, c’est ce charme incomparable de la couleur. Ce qui est vraiment nouveau, c’est cette transfiguration de la matière qui lui donne un caractère idéal et purement psychique ; c’est cette recherche intense de l’expression pure ; c’est cette idée qui eût semblé paradoxale il y a vingt ans, de faire d’une maison, d’une table, d’un vase, d’une agrafe une œuvre toute de sentiment et de poésie. Voilà le résultat qui a été poursuivi à travers quelques excentricités, et finalement a été obtenu, Dans toutes les autres formes de l’art, un mouvement parallèle s’est produit ; des œuvres ont été conçues qui procèdent de la même inspiration, qui sont de même école, et que nous avons une tendance à grouper ensemble tant elles ont de naturelles affinités. Subtil, prenant, profond, intérieur, c’est l’art de pur sentiment, c’est l’art nouveau.
32Il tend donc à se former deux types de beauté tout différents, qui se partagent notre goût. Dans tous deux il y a à la fois de la perfection et de l’effet esthétique, et c’est pour cela que nous les disons beaux tous deux. Mais dans l’un la perfection domine, dans l’autre c’est l’effet esthétique. Cette tendance de l’idée du beau à se différencier était toute naturelle. Du moment que nous faisons entrer dans sa composition deux éléments hétérogènes et variables qui n’ont aucune raison pour rester en équilibre, on devait aboutir à la formation de deux concepts distincts, caractérisés par la prédominance de l’un ou l’autre élément.
33Ceci nous explique les divergences qui se sont produites dans la définition du beau. On peut constater que sur cette question les théoriciens se partagent en deux groupes : l’école de la perfection et l’école du sentiment. Les uns définissent le beau par des qualités objectives, unité, variété, ordre, régularité, finalité ; peu importe la qualité choisie, il s’agit toujours de celle qui est conçue comme donnant à la chose le plus haut degré de perfection. Les autres parleront du plaisir que nous avons à percevoir l’objet, du libre jeu qu’il donne à nos facultés représentatives et dont nous jouissons en le contemplant, de l’impression qu’il fait sur l’imagination ou sur le cœur, du mouvement de sympathie qui nous porte vers lui ; ils peuvent ne pas s’accorder sur le sentiment qu’ils qualifient par excellence de sentiment esthétique, mais toujours la beauté est définie par quelque qualité subjective, par un effet produit sur notre propre sensibilité.
34Entre ces deux définitions de la beauté, laquelle devons-nous choisir ? À première vue, elles semblent équivalentes. Toutes deux sont justes en ce que chacune répond exactement à certaine conception du beau. Nous ne voyons encore aucun motif pour préférer l’une à l’autre. Nous aurions bien une tendance à déclarer plus juste celle qui répondrait le mieux à notre conception personnelle, mais ce serait là une raison toute subjective, que ne saurait justifier notre choix aux yeux d’autrui ni même à nos propres yeux.
35Essaierons-nous d’un compromis, en proposant une conception moyenne, une sorte de juste milieu entre ces deux opinions extrêmes ? Nous pourrions dire par exemple que la véritable beauté est celle où les deux éléments se trouveront combinés en égale proportion. Mais de ce que cette troisième conception tient le milieu entre les deux autres, il ne s’ensuit nullement qu’elle ait sur elles une supériorité quelconque. Elle n’est qu’un cas particulier des innombrables combinaisons possibles entre la perfection et l’effet esthétique. Elle a même cet inconvénient d’être neutre, de ne pas prendre franchement parti, et en voulant ménager tout le monde de ne donner pleine satisfaction à personne. Une esthétique établie sur cette définition soi-disant conciliante serait sans action sur les esprits. En admettant même qu’un instant les théoriciens se mettent d’accord pour l’adopter, il est difficile de croire que l’équilibre puisse être longtemps gardé entre les deux éléments constitutifs de l’idée du beau ; les mêmes raisons qui l’ont rompu déjà le rompraient de nouveau ; et bientôt se reconstitueraient les deux partis extrêmes. Pourquoi souhaiter d’ailleurs que tous les esprits se fassent exactement la même idée de la beauté ? Le mieux serait en somme, constatant que l’opinion est divisée, de laisser les choses en état, et de reconnaître qu’il existe en fait deux sortes de beauté irréductibles, l’une qui se définit par la perfection, l’autre qui se définit par l’effet esthétique. Ces deux beautés resteront toujours en présence. À tout jamais elles se partageront notre goût.
36Il n’est pourtant pas vraisemblable qu’elles se le partagent également. Deux forces morales ne peuvent ainsi rester en parfait équilibre. Il faut donc s’attendre à ce qu’une des deux conceptions prenne supériorité sur l’autre.
37Or c’est une sorte de loi, facile à constater, que depuis quelque temps au moins l’équilibre tend à se rompre au profit de la beauté de sentiment. Au-dessus de la beauté régulière et purement formelle nous mettons la grâce, nous mettons le pathétique, nous mettons le sublime.
38L idée du beau subit une évolution indéniable. Des deux éléments dont elle se compose, l’élément sensible tend à prédominer, et l’élément rationnel passe plutôt au second rang. L’art lui-même, qui à chaque époque a dû se mettre en harmonie avec les goûts du moment, puisqu’il s’en inspirait et cherchait à les satisfaire, obéissant à cette transformation des idées, a dû évoluer lui aussi de la perfection à l’effet. Aux beaux jours du rationalisme, on pouvait soutenir que la fin suprême de l’art est de nous mettre sous les yeux une œuvre parfaite en soi, qui donne pleine satisfaction à l’esprit. Une telle théorie semblerait tout à fait insuffisante aujourd’hui : chacun sentirait bien que dans ce programme trop classique la chose essentielle est oubliée. Que fait-on de l’émotion ? Que fait-on pour le cœur ? Le sens commun est encore rationaliste. Mais l’élite des artistes s’est déjà prononcée pour la conception esthétique de la beauté. Il est probable qu’ils entraîneront la foule, et que leur façon particulière de concevoir le beau s’imposera, en sorte que l’art de sentiment serait vraiment l’art de l’avenir.
39Jusqu’où ira cette révolution ? Sera-t-elle définitive ? Ou bien doit-on s’attendre à une réaction qui nous ramènera au rationalisme, et le goût humain ne ferait-il ainsi qu’osciller indéfiniment d’une conception à l’autre ? C’est ce qu’il nous est impossible de prévoir : la loi que nous avons constatée est trop empirique, les observations sur lesquelles nous la fondons sont de trop courte durée pour que nous puissions en garantir la permanence. Il serait donc téméraire de prophétiser à trop longue échéance. L’homme de l’avenir pensera de la beauté ce qu’il voudra. Pour nous, nous devons nous contenter d’adopter la conception la plus élevée qu’on s’en puisse faire de notre temps. Sans nier la beauté de perfection et l’art rationaliste, nous mettrons donc au-dessus la conception esthétique du beau et l’art de sentiment. Cette conception étant celle à laquelle adhèrent dès maintenant les critiques les plus délicats et les artistes les plus raffinés ; celle qui représente plutôt le dernier progrès acquis, et qui selon toute vraisemblance doit s’imposer dans un avenir prochain, mieux vaut l’adopter dès maintenant. Nous dirons donc, et ce sera, semble-t-il, la naturelle conclusion de cette longue enquête, que la beauté, telle que la conçoit le goût moderne, est faite de perfection et d’effet esthétique, avec tendance manifeste à faire prédominer l’effet esthétique sur la perfection.
40Nous avons développé avec intérêt et sympathie ces idées, qui pourtant se présentent comme une objection à notre théorie. C’est qu’elles reposent sur des observations justes dont nous pouvons faire notre profit. Mais nous rejetons les conclusions qu’on prétend en tirer.
Notes de bas de page
1 Loi de Paulhan, voir son étude sur l’Activité mentale et les Éléments de l’esprit, Paris, Félix Alcan, 1889.
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