Chapitre II. La perfection et la beauté
p. 101-116
Texte intégral
Coïncidences évidentes
1Ici je prie le lecteur d’oublier un instant toutes les théories, toutes les esthétiques ; de ne pas se demander quels philosophes ont adopté cette formule, quels philosophes la rejetteraient, et quels arguments on a présentés pour ou contre ; mais de suivre simplement les raisons que je vais lui présenter, comme si la question était pour lui toute nouvelle. Je suis en droit de le lui demander. Pour l’instant en effet il ne s’agit pas de savoir quelle est la meilleure façon de concevoir la beauté, mais seulement de déterminer l’idée que l’on s’en fait couramment. Notre unique préoccupation doit donc être de nous mettre autant que possible en harmonie avec le sens commun.
2Je me demande d’abord quelles idées éveille ce mot de beauté. Le voici imprimé devant moi. Je l’écris moi-même ; je l’articule mentalement pour l’avoir présent à l’esprit sous toutes ses formes, et en épuiser la vertu suggestive. Tout d’abord il m’apparaît comme ayant une physionomie propre, une sorte d’éclat et de relief particulier, par lequel il se détache sur les mots ternes, effacés qui l’entourent. Il est certainement un mot d’élection, désignant quelque chose de très noble, de très élevé, d’exceptionnel, que nous estimons à très haut prix. On est tenté de l’écrire en majuscules, et de le prononcer avec une certaine emphase. Cette impression est à retenir : elle entre certainement dans la signification du mot, et par conséquent dans mon idée de beauté. Elle en caractérise la nuance. Elle me montre que je ne dois définir mon idée par rien de bas ou de mesquin. Mais plus précisément, quelle est cette idée ? Ici j’éprouve quelque embarras. Le mot, auquel je donne pourtant un sens très net quand je le prononce dans une phrase courante, me semble perdre toute signification précise quand je le considère isolément, à l’état statique. Au reste cela ne doit pas m’inquiéter. Il en est de même pour tous les termes qui ne désignent pas un objet concret, particulier ; leur sens ne peut être isolément conçu ; pour comprendre leur fonction il faut les faire jouer dans une phrase ; et cette phrase même, il faut la situer en quelque sorte dans son milieu naturel, en se représentant une circonstance où on la prononcerait réellement. De la sorte, elle ne sera pas un simple son tintant aux oreilles ; on ne l’articulera pas machinalement ; elle redeviendra vivante et expressive. C’est ce que nous faisons d’instinct quand à l’improviste on nous demande de définir un mot : nous prenons aussitôt un exemple, nous évoquons mentalement un cas où ce mot nous viendrait de lui-même aux lèvres, nous le replaçons pour en déterminer théoriquement le sens dans les conditions de la pratique. La méthode est excellente, appliquons-la.
3Soit par exemple un tableau que je contemple, chef-d’œuvre de quelque maître. Pendant quelques instants je le considère en silence ; enfin je m’écrie : que cela est beau ! – Qu’est-ce que cette exclamation veut dire ?
4En ce moment, le mot de beauté a pour moi une signification nette ; et de plus je sens bien que je le prends ici non pas au figuré, ou métaphoriquement, ou ironiquement, ou dans quelque autre acception dérivée, mais dans son sens normal, plein et ferme. En disant de ce tableau qu’il est beau, je lui attribue une certaine qualité que nécessairement j’ai présente à l’esprit et qu’il doit posséder à un degré remarquable, puisque je la lui attribue sans hésitation, sans réserve, avec une entière conviction. Je puis donc dire que je tiens en ce moment mon idée du beau. Il me suffira d’analyser correctement ma conception actuelle pour avoir une réponse décisive à la question posée. Toute la difficulté est de trouver des termes pour rendre mon idée, puisque précisément il m’est interdit ici d’employer le mot qui me viendrait spontanément aux lèvres pour la désigner, le seul mot simple qui l’exprime, le mot de beauté. Je ne puis qu’user de périphrases. Je ne chercherai donc pas à arrêter de formule. Je m’attacherai seulement à bien expliquer ce que je veux dire en affirmant de cette œuvre qu’elle est belle. À coup sûr j’entends porter une appréciation sur sa valeur. Le mot dont je la qualifie n’est pas une épithète neutre et indifférente, un simple attribut distinctif, comme lorsque je dis que ce cadre est rectangulaire ou que cette étoile est rouge. C’est un de ces mots par lesquels nous jugeons les choses, et qui mesurent l’estime dans laquelle nous les tenons. En reconnaissant à cette toile de la beauté, j’ai l’intention formelle de lui attribuer une qualité désirable, précieuse, éminente.
5Laquelle donc ? Voilà ce qu’il faut préciser.
6Je reconnais à ce tableau bien des mérites : les colorations sont justes, harmonieuses, agréables à la vue ; le dessin est non seulement correct, mais ferme, décidé, magistral ; ces figures sont naturelles, vivantes. Est-ce là tout ? Après quelques minutes de contemplation silencieuse voici que je lui reconnais un autre mérite encore ; c’est de m’avoir charmé ; c’est d’avoir éveillé en moi-même des émotions profondes dont je me sens tout pénétré. À chacune de ces découvertes, le sentiment d’admiration que l’œuvre m’inspire va grandissant ; je commence à la voir dans une sorte d’éblouissement qui la rend comme rayonnante ; les sentiments qu’elle me suggère et qui me semblent émaner d’elle reviennent à moi, me frappent d’un véritable choc en retour. Elle a donc plus que les qualités du métier, elle a l’expression intense, elle a la poésie.
7De toutes ces qualités très diverses que je lui ai successivement reconnues, quelle est celle dont je la loue spécialement, quand je la dis belle ? D’aucune en particulier, de toutes en général. Chacune d’elles, à l’instant où je l’ai découverte, a contribué à donner à l’objet sa valeur esthétique, entrant ainsi dans l’idée que je me faisais de cette valeur. La beauté qu’à chaque moment j’ai attribuée à cette œuvre était la somme des qualités que je lui reconnaissais, perçues d’ensemble, rendues toutes à la fois présentes à l’esprit. Dans le mot final par lequel j’ai exprimé mon admiration d’instant en instant grandissante, j’en ai récapitulé tous les progrès.
8Et maintenant, pourquoi suis-je convaincu que ce tableau est décidément une belle chose, au sens absolu du mot ?
9Parce qu’à l’examen le plus attentif je n’ai pu y découvrir rien de déplaisant, rien de défectueux, rien de médiocre ou de vulgaire. La critique la plus jalouse ne trouverait pas à mordre sur cette œuvre. Ce tableau répond à toutes mes exigences, il les dépasse même. Il est achevé, définitif. Rien à y ajouter, rien à en retrancher. Sa valeur est absolue. Toutes les qualités que peut avoir une œuvre de ce genre, il les possède, et d’une manière si manifeste, à un degré si éminent qu’il doit s’imposer à l’admiration de tous. C’est, pour cela que je dis qu’il est beau. C’est donc cela que j’affirme en le disant tel. Et qu’est-ce que tout cela, si ce n’est l’évidente perfection ?
10Voici donc un cas au moins où pour moi la beauté s’identifie avec la perfection. Or il me semble que dans cette sorte de paraphrase que je viens de faire de l’idée du beau je ne me suis en rien écarté des opinions courantes. Puisqu’ici il faut être banal, je l’ai été à souhait. Partout où j’ai dit « voilà ce que je pense » j’aurais pu dire tout aussi bien « voilà ce que nous pensons ». Je sais bien que certains théoriciens protesteront contre cette analyse. Il est tout naturel en effet qu’ayant élaboré pour leur compte une certaine idée du beau, ils ne la reconnaissent pas dans celle que je viens de présenter ; mais je suis bien certain d’être pleinement d’accord jusqu’ici avec le sens commun. Il me semble de plus que la définition à laquelle je suis parvenu répond bien à la seconde condition requise : ce n’est pas sur un exemple insignifiant et médiocre que je l’ai prise et qu’elle se vérifie, mais au contraire sur un exemple typique. J’ai pensé à un cas où les sentiments esthétiques étaient portés à leur maximum d’intensité, où l’admiration était absolue, où l’objet considéré nous semblait aussi beau qu’une chose puisse l’être. Je suis donc absolument certain de n’avoir pas ici atténué la valeur du mot de beauté ; je l’ai pris dans le sens le plus plein et le plus fort qu’on puisse lui attribuer. Nous ne sommes pas, il est vrai, autorisés encore à généraliser cette définition. Il se peut que voulant choisir un exemple typique, nous ayons raisonné par mégarde sur un cas particulier. Valable pour les arts du dessin, notre définition du beau ne s’applique peut-être pas à d’autres arts, tels que la musique ou la poésie ; nous devons surtout attendre avec quelque inquiétude le moment où il nous faudra la vérifier sur les beautés de la nature, qui selon toute apparence sont d’un autre ordre que celles de l’art. Mais c’est déjà beaucoup que d’avoir montré avec quelle facilité, dans un cas au moins, les deux idées de beauté et de perfection viennent en contact.
11Pour surcroît d’enquête, considérons un certain nombre d’objets d’ordre très divers auxquels on s’accorde généralement à reconnaître une valeur esthétique. Ce seront des images de la nature, ciel bleu, splendeur du soleil couchant, fleurs épanouies, forêts, montagnes, aigle qui plane, cheval, lion, corps d’athlète, visage féminin ; ou bien des œuvres d’art, édifice, tableau, statue, drame, poème, symphonie ; ou bien encore des traits de beauté morale, d’énergie, de générosité, de tendresse exquise, d’amour, de dévouement. Voilà une énumération d’objets bien hétérogènes, entre lesquels au premier abord il nous est difficile de percevoir aucune ressemblance. Et pourtant de tous nous disons qu’ils sont beaux.
12Il n’est pas vraisemblable que nous prenions ce mot de beauté dans des acceptions absolument différentes selon que nous l’appliquons à l’un de ces objets ou à l’autre. Tout au plus lui donnons-nous selon le cas une nuance particulière ; mais nous sentons bien que pour le fond la signification reste la même ; et nous voulons qu’il en soit ainsi. Quand nous affirmons que cet animal est beau, que ce poème est beau, que ce trait de générosité est beau, ce n’est pas par mégarde et faute d’expressions pour rendre exactement notre pensée que nous désignons ces divers objets par un même terme : nous prenons bien ce mot trois fois répété dans le même sens ; nous entendons bien attribuer à toutes ces choses un même qualificatif. Lequel ?
13Celle-ci vaut par sa puissance d’expression, celle-là par la régularité des formes ; celle-ci par sa grandeur, celle-là par son charme. Les qualités pour lesquelles nous les admirons sont donc d’une diversité infinie ; mais, dans leur variété, elles ont ce trait commun, d’être toujours portées à leur plus haut degré. Toujours l’objet nous apparaît comme quelque chose de remarquable, de supérieur, d’achevé, de pleinement réussi, d’excellent dans son genre ; en un mot comme quelque chose d’évidemment parfait. Quand pour une raison ou l’autre, la perfection de l’objet décroît, nous lui attribuons une moindre valeur esthétique ; à chaque défaut que nous constatons en lui, sa beauté nous semble aller déclinant, pour disparaître à la fin et se changer en laideur quand décidément notre jugement qualitatif devient tout à fait défavorable. Jusqu’à la fin il y a proportion entre l’apparence de beauté des choses et le degré de perfection que nous leur attribuons.
14Un point doit être mis hors de discussion : c’est qu’il est des cas où les deux idées de beauté et de perfection coïncident absolument. Pour ces cas au moins, personne ne contestera que notre définition soit admissible. Ces cas sont ceux où nous admirons l’objet par cela seul qu’il répond pleinement à une condition donnée, autrement dit que nous n’affirmons rien autre chose en l’admirant si ce n’est qu’il répond à cette condition. Qu’est-ce par exemple qu’un beau cercle ? Ici tout le monde sera d’accord. Un beau cercle est évidemment celui qui est absolument circulaire, de tout point conforme à sa loi de construction. Si la ligne qui en marque le contour garde constamment sa distance par rapport au centre, si elle a été tracée sans une déviation, sans un tremblement, si elle est venue se raccorder exactement avec elle-même de telle sorte qu’il n’y ait pas de suture perceptible, elle a toute la beauté qu’une ligne circulaire comporte ; elle est parfaite en son genre, et c’est précisément ce que nous voulons dire quand nous disons : voilà un beau cercle. – On peut varier les exemples. Un corps bien proportionné, un visage aux traits réguliers, un édifice nettement adapté à sa destination, ou bien encore une suite de sons régulièrement rythmés, une note émise avec une justesse impeccable, une phrase qui dit avec une clarté et une précision absolues ce qu’elle veut dire, voilà des choses parfaites en leur genre, et qui tiennent de cette perfection même toute leur beauté. Elles peuvent nous plaire ou nous déplaire pour d’autres raisons, qui viendront compliquer l’effet produit ; mais par abstraction au moins, il est facile de distinguer dans notre impression d’ensemble des sentiments qui se rapportent exclusivement à cette perfection de l’objet. C’est là un fait que personne ne saurait sérieusement contester, et que je regarde comme établi : il y a une beauté de perfection.
15On devra, ce me semble, nous accorder aussi que toute perfection reconnue nous donne une certaine impression de beauté. Chaque fois qu’une chose nous apparaît comme étant exactement ce qu’elle doit être, comme possédant toutes les qualités qu’elle puisse avoir, comme répondant à un idéal défini, comme réalisant le type de son espèce, nous en sommes étonnés, charmés ; nous en recevons une impression esthétique. Telle est notre tendance à admirer toute perfection, que nous allons jusqu’à admirer des choses déplaisantes ou odieuses, par cette seule raison qu’elles sont parfaites en leur genre et vraiment typiques : il y a là comme une splendeur du mal qui nous fascine. Aux yeux de l’esthète, un scélérat accompli a sa valeur esthétique ; la laideur même, poussée à l’extrême, a sa beauté, et mérite de trouver place dans l’art. De tels jugements, quand ils ne seraient que de simples erreurs de goût, n’en seraient pas moins intéressants à signaler. Ils achèvent de montrer que partout où nous croyons voir, à tort ou à raison, quelque perfection, nous croyons voir en même temps quelque beauté. L’idée du beau s’attache si invinciblement a l’idée du parfait, qu’elle la suit jusque dans ses aberrations.
16Toute perfection nous donne donc un sentiment de beauté. La réciproque est-elle vraie ? Toute beauté nous donne-t-elle un sentiment de perfection ? Je crois que nous pouvons aussi l’admettre. Ici encore nous ne rencontrerons, il me semble, aucune opposition. Bon nombre de penseurs, d’artistes et de poètes mettent la beauté au-dessus de tout. Ils n’en sauraient parler qu’en termes vibrants et émus, comme de la chose incomparable. Volontiers ils admettront qu’elle est le but suprême de l’effort humain, la fin pour laquelle travaille la nature, la raison d’être du monde. On peut trouver que dans cet enthousiasme d’esthètes il y a quelque exagération. Il n’en est pas moins intéressant de constater que ceux qui sentent le plus vivement la beauté et qui semblent avoir le plus d’autorité pour en parler sont le plus disposés à lui attribuer un caractère d’excellence. Tous tant que nous sommes, en présence d’un chef-d’œuvre de l’art, ou devant quelque magnifique spectacle de la nature, n’éprouvons-nous pas cette impression caractéristique de sublimité, où je vois la sensation d’être portés très haut, dans un monde supérieur, au-delà duquel il n’y a plus rien ? Quelque chose de cette impression, que nous donne à un degré intense et exceptionnel la beauté, subsistera devant les beautés les plus familières. Par cela seul qu’une chose est belle, et quand elle ne le serait qu’à un faible degré, elle prend à nos yeux un caractère de distinction, de noblesse. Nous ne pouvons nous soustraire à cette idée, que les belles choses forment dans le monde une sorte d’élite ou d’aristocratie, qu’elles sont d’essence plus fine, qu’elles appartiennent à une classe supérieure. Ce qui nous semble le plus opposé à la beauté, ce n’est pas la laideur, c’est la vulgarité. Je ne fais pas ici de théories. Je me contente de signaler un fait. Je constate que toujours la beauté nous semble donner aux objets dans lesquels nous la remarquons, un caractère d’excellence ou de supériorité. Quelles que soient nos raisons d’admirer une chose, par cela même qu’elle nous paraît belle, nous lui attribuons une certaine perfection. Et ainsi cette idée de parfait, si elle ne s’est pas trouvée à l’origine dans notre jugement esthétique, finit toujours par y revenir.
17Avant d’arrêter les termes de notre définition, un mot d’éclaircissement est nécessaire encore. J’ai parlé d’évidente perfection. Je demande à insister sur ce caractère d’évidence, qu’il me semble nécessaire de faire entrer dans notre analyse de l’idée de beauté. Il ne suffit pas, en effet, pour que je trouve belle une chose, que je la sache parfaite ; il faut que je la voie telle ; il faut que ses qualités éclatent aux yeux, s’expriment par quelque signe manifeste, qu’elles soient en un mot évidentes. Si par exemple je m’assure par le calcul qu’une construction a toute la solidité requise pour résister aux efforts de dislocation auxquels elle est exposée, je ne lui accorderai pas pour cela une valeur esthétique ; mais l’impression de beauté se produira si, considérant cette construction, je lui trouve un air d’inébranlable solidité. Pour qu’un homme me paraisse beau, il ne me suffira pas d’avoir constaté, informations prises, qu’il est capable de tenir vingt kilos à bras tendu, et qu’il n’a jamais été malade : il faudra qu’il ait et que je lui trouve les apparences manifestes de la vigueur et de la santé. La bonté, la tendresse, l’intelligence, l’énergie morale embellissent, à n’en pas douter, un visage humain ; mais à une condition, c’est que ces qualités s’expriment dans les traits eux-mêmes, et rayonnent sur ce visage, en sorte qu’elles y apparaissent au premier coup d’œil. Une simple présomption ne suffit pas ; l’évidence est requise ; et c’est cette évidence même que j’affirme en affirmant la beauté.
18Il y a ici une équivoque à dissiper. On admet parfois que la beauté peut consister dans les simples apparences de la perfection1. Il faut s’entendre. Il y a bien des degrés dans les apparences, depuis celles qui sont vraiment adéquates à la réalité jusqu’aux plus superficielles, qui font seulement illusion, et qui même ne font plus illusion du tout. Desquelles veut-on parler ? – Si c’est des apparences complètes, j’admets qu’elles doivent suffire. Nous ne pouvons mieux demander à une chose que d’avoir toutes les apparences de la perfection. À notre point de vue, cela équivaut à la perfection réelle, puisque nous ne devons trouver aucune différence. Il est d’ailleurs infiniment probable que si toutes les apparences y sont, la réalité doit y être aussi. – Si c’est des apparences incomplètes ou illusoires, nous ne pouvons admettre une beauté de mensonge. Qu’en fait nous mettions la perfection dans de simples apparences, cela est indéniable. Mais nous ne voulons pas le faire. Trop souvent nous nous trompons ; nous jugeons des choses à la légère ; nous nous contentons d’observations trop superficielles, sommairement interprétées ; du premier coup d’œil, nous avons la prétention d’aller au fond des choses. Mais au moins dans nos erreurs sommes-nous de bonne foi ; nous ne péchons que par trop de hâte, et pour croire trop vite que nous avons atteint la vérité. Excuser cette précipitation en déclarant que le beau n’est vraiment que dans les apparences, ce serait abaisser notre propre idéal.
19Nous en arrivons donc, par élimination progressive de tout ce qu’il peut y avoir d’illusoire dans les apparences, à rejeter en somme toute beauté de simple apparence. Que la beauté soit dans les apparences de la perfection plutôt que dans la perfection même, je l’admettrai pourtant, si par ce mot d’apparences on entend ce qui fait apparaître la beauté, ce qui la rend manifeste à tous les yeux ; mais alors, pour éviter toute équivoque, mieux vaudrait parler avec nous d’évidence : c’est la même chose, et c’est plus clair.
Justification par le sentiment du beau
20Pour compléter et justifier cette analyse, cherchons si les sentiments que la grande beauté nous inspire sont bien d’accord avec la définition que nous venons d’en donner. Il est à supposer en effet que dans la pratique il y a une certaine concordance entre la façon dont nous évaluons les choses et la façon dont elles nous affectent ; idées et sentiments doivent tendre à se mettre en équilibre. S’il se trouvait par hasard que le sentiment du beau n’eut aucun rapport avec le degré plus ou moins élevé de perfection que nous attribuons aux choses, on serait en droit de soupçonner que notre définition est toute superficielle, et répond bien mal à l’idée qu’au fond nous nous faisons de la beauté. Si nous pouvons montrer au contraire que nos sentiments sont bien proportionnés à l’apparente perfection des choses, l’exactitude de notre définition se trouvera confirmée.
21Reprenons les exemples que nous avons énumérés. Demandons-nous si, en présence de ces objets si divers, nous n’éprouvons pas quelque sentiment caractéristique, qui se produirait en nous par cette seule raison que nous les jugeons beaux, et croîtrait en raison de leur beauté.
22Tous ces objets présentent, il faut le reconnaître, un certain agrément. Pour des raisons diverses nous prenons plaisir à les voir, à les entendre, à nous les représenter. Quelques-uns font sur les sens une impression exquise. D’autres nous séduisent par leur expression poétique ; nous nous perdons, tandis que nous les contemplons, en vagues et délicieuses rêveries ; nous sentons se réveiller confusément en nous des images riantes et douces, des souvenirs qui nous sont chers, des tristesses même dont le rappel lointain n’est pas sans charme. Tous enfin répondent à quelqu’un de nos goûts ; ils sont tels que nous souhaitions qu’ils fussent ; ils nous donnent cette satisfaction pure et désintéressée, de voir réalisé dans ce monde un idéal. À percevoir la beauté, nous éprouvons donc toujours quelque plaisir. Mais est-ce là le sentiment caractéristique que nous cherchons ? Nous ne pouvons l’admettre. Dans ce simple sentiment de plaisir, je ne vois rien qui se rapporte directement à la beauté, qui provienne exclusivement d’elle et en signale la présence. Nous éprouvons un sentiment de joie quand le goût que nous avons pour les belles choses est satisfait ; nous éprouverions un sentiment à peu près identique quand satisfaction serait donnée à tout autre goût. Ce plaisir n’a donc rien de spécialement esthétique. Il n’y a même pas proportion constante entre le degré d’agrément que nous prenons aux choses, et le degré de beauté que nous leur attribuons. Certaines combinaisons de couleurs ou de sons nous enchantent ; leur charme est incomparable ; nous ne leur attribuons pas pour cela la suprême beauté.
23Avons-nous tort, avons-nous raison ? Peu importe pour ce que nous voulons en ce moment établir ; nous ne posons ici que la question de fait. Or, le fait est indéniable. Les objets qui nous charment le plus, qui nous sont de tout point agréables, qui nous donnent au plus haut degré ce plaisir pur et sans mélange que l’on regarde quelquefois comme le véritable sentiment du beau, ne sont nullement ceux auxquels nous reconnaissons la plus grande beauté. Il est, au contraire, des choses qui nous semblent souverainement belles et qui pourtant, au point de vue de l’agrément qu’elles nous procurent, devraient être classées très bas : ainsi tel drame de douleur et d’angoisse, telle symphonie dont l’expression poignante nous serre le cœur. On exprimerait de façon presque dérisoire le sentiment que de telles œuvres nous inspirent en les qualifiant d’agréables, de charmantes, de délicieuses. Qu’au sein même de cette angoisse tragique nous trouvions encore plaisir à constater la beauté de l’œuvre ; que nous nous sentions heureux, au moment même où nous sympathisons avec ces voix douloureuses, de voir le génie humain s’élever si haut, je l’admets pleinement. Dans l’état d’exaltation lyrique où nous porte parfois la contemplation du beau, les sentiments s’engendrent d’eux-mêmes, se multiplient par leurs répercussions, prennent une complexité indéfinie ; les émotions les plus opposées, qui s’excluent d’ordinaire, peuvent se produire en même temps. Certaines œuvres sublimes frappent à la fois toutes les cordes du cœur, qu’elles font vibrer en magnifiques accords. Le plaisir existe donc encore ; mais certainement il n’est plus dominant. Il n’a pas la pureté, la plénitude, l’intensité de celui que nous prendrions à des beautés très inférieures et de pur agrément. Il est plus noble, plus délicat, plus digne de nous, et nous avons cent fois raison de le tenir à plus haut prix ; en réalité, il n’est pas plus vif. Sa supériorité est toute morale ; considéré au seul point de vue de l’attrait, il serait plutôt inférieur. On parle souvent de la jouissance esthétique que nous donne la contemplation des très belles choses en termes tout à fait exagérés : ce seraient des extases, des béatitudes, quelque chose d’ineffable à force d’être exquis. Et puis l’on nous vantera le caractère désintéressé de cette jouissance ! Il y a là des idées à débrouiller. Nos sentiments, sans doute, s’exaltent quand la beauté de l’objet s’accroît ; mais ils s’exaltent en changeant de nature : autrement dit, ils font place à d’autres sentiments. Du simple agrément égoïste et sensuel, nous passons à ce plaisir de sympathie, par lequel nous nous réjouissons de la seule vue du bien réalisé en dehors de nous. Montant d’un degré encore, le sentiment du beau devient si délicat, si désintéressé qu’il n’est même plus un plaisir. Nous ne faisons plus aucun retour sur nous-mêmes ; nous ne songeons plus à savourer notre émotion intérieure ; nous ne percevons et ne sentons plus que la perfection de l’objet. – Sans doute je n’irai pas jusqu’à dire que l’agrément est en raison inverse de la beauté. Tantôt il croit avec elle ; tantôt il décroît en même temps qu’elle grandit. Cela montre qu’il y a entre ces deux termes des rapports que nous aurons à étudier de plus près, rapports nécessairement complexes, dont il n’est pas facile de dégager la loi. Nous constatons seulement que la jouissance esthétique, dominante dans les beautés que nous jugeons inférieures, peut devenir moins intense et même faire complètement défaut en présence de beautés supérieures. Cela nous suffit. Dès maintenant, nous pouvons regarder comme établi que le sentiment typique, essentiel, inhérent à la beauté et qui croîtrait avec elle, n’est nullement cette jouissance esthétique.
24Nous avons mal cherché. Étudions de plus près les exemples que nous avons cités, avec un effort pour nous placer mentalement en présence des choses et retrouver l’effet qu’elles produisent sur nous dans la réalité. Ne sentirons-nous pas distinctement, à chaque évocation d’images, revenir en nous une même impression, une impression caractéristique, que nous éprouvions avec plus d’intensité devant les plus belles choses, et qui, cette fois, nous semble bien être le sentiment de leur beauté ? Nous nous sommes demandés d’abord si ce sentiment ne serait pas de plaisir. Comment avons-nous pu seulement y songer ? Sans doute par réminiscence de théories qui nous ont mis cette idée en tête. De nous-mêmes nous ne nous en serions pas avisés, tant est secondaire ici le rôle de l’agrément. Nous ne pouvons nous y méprendre ; nous ne pouvons même hésiter : le sentiment caractéristique que nous éprouvons en présence des belles choses, le véritable sentiment du beau, c’est l’admiration.
25Peut-on citer un seul objet que nous trouvions beau sans l’admirer, ou que nous admirions sans le trouver beau ? N’y a-t-il pas harmonie constante entre l’intensité de l’admiration que nous vouons aux choses et le degré de beauté que nous leur attribuons ? Faites croître indéfiniment la beauté, portez-la jusqu’au sublime : le sentiment éprouvé augmentera d’intensité, s’exaltera sans changer de nature ; il suivra la beauté dans son extrême développement. Cette fois nous sommes en pleine évidence.
26Ce sentiment d’admiration, il importe de le remarquer, est essentiellement distinct de l’agrément.
27Au moment où nous le ressentons, peu nous importe que l’objet fasse ou non sur nos sens une impression agréable ; nous n’y songeons pas, nous n’en voulons rien savoir ; nous ne le jugeons pas à ce point de vue. Nous l’admirons pour cette raison exclusive, qu’il nous semble parfait en son genre. Je ne dis pas qu’à notre insu nous ne nous laissons pas influencer, dans ce sentiment de beauté, par des raisons d’agrément ; l’égoïsme peut agir sur nous d’une manière inconsciente. L’attrait d’une chose, le charme qu’elle a pour nous, nous prévient en sa faveur ; nous sommes plus disposés à la trouver parfaite. De même nous pouvons être prévenus contre l’objet. Si l’impression qu’il fait sur nos sens est décidément désagréable, s’il nous répugne, s’il nous blesse, s’il nous menace, s’il nous est odieux, nous aurons peine à le trouver beau. Nos admirations peuvent donc n’être pas tout à fait désintéressées, mais elles ont la prétention de l’être. Cela est si vrai que, lorsque nous nous apercevons de cette influence de l’attrait, nous avons une tendance à réagir contre elle jusqu’à l’excès, dans une véritable bravade de désintéressement esthétique. On se défendra d’attribuer de la beauté aux choses qui nous donnent des sensations trop agréables : nous ne voulons pas qu’il soit dit que nous nous sommes laissés prendre à cette séduction grossière. En art, on professera que la recherche de l’agrément est le signe d’une culture esthétique bien peu avancée. On affectera une véritable répugnance pour le joli, pour le charmant, pour les œuvres qui veulent plaire ; et l’on réservera son admiration aux œuvres rudes, brutales, triviales, qui s’appliquent à choquer toutes nos délicatesses. Que valent en eux-mêmes ces jugements esthétiques ? Nous n’avons pas ici à les apprécier pour le fond. Ce que je veux signaler seulement, c’est ce parti pris de rendre nos admirations aussi désintéressées que possible de l’agrément actuel. Nous voulons qu’elles le soient. Dès lors, toute pensée consciente d’égoïsme en étant absente, elles le sont vraiment.
28Tous les théoriciens qui ont traité du sentiment du beau lui ont reconnu ce caractère désintéressé. Il le possède d’une manière si manifeste, que nulle hésitation n’était possible. Dans ces conditions, il est étrange que quelques-uns se soient obstinés à soutenir que ce sentiment était de plaisir.
29Comment la recherche de l’agrément pourrait-elle être désintéressée ? Pour maintenir cette formule contradictoire, il a fallu recourir à de misérables arguties.
30Reconnaissons au contraire, avec le sens commun, que le véritable sentiment du beau est l’admiration : tout devient net et clair.
31Ce simple déplacement dans la définition du sentiment esthétique entraîne des conséquences importantes. Il nous autorise à abandonner définitivement l’esthétique de l’agrément, pour lui substituer l’esthétique de la valeur. Entre l’idée que nous nous sommes faite du beau et le sentiment qu’en réalité il nous inspire, nous trouvons la concordance voulue. Admirer pleinement une chose, la juger parfaite, n’est-ce pas au fond la même pensée, affirmée ici par le sentiment, là par l’intelligence ? Le beau, tel qu’on le conçoit communément, tel surtout qu’on est disposé à le concevoir dans son plus haut degré, n’est pas une chose que l’on savoure et dont on jouit ; c’est une chose que l’on admire ; c’est une chose à laquelle nous attribuons des qualités exceptionnelles, une supériorité de nature, et qui nous donne l’impression de la perfection même.
Justification par le sentiment du sublime
32Il est une sorte de sentiment esthétique que nous n’avons pas étudié encore, et à propos duquel on nous tient sans doute des critiques en réserve : c’est le sentiment du sublime. Pourquoi l’avons-nous omis ? C’est peut-être parce que nous aurons peine à le faire rentrer dans notre théorie.
33Rien ne semble en effet plus éloigné de la beauté de perfection que le sublime. Loin de chercher à rapprocher ces deux idées, les théoriciens se sont plutôt appliqués à les différencier le plus possible. Les idées de Kant à ce sujet se sont imposées à l’esthétique. Résumons-les brièvement. – Le sublime, dira Kant, n’est pas dans les objets, mais en nous. – Il nous donne le sentiment d’une discordance entre nos facultés plutôt que d’une harmonie. – Les objets provoquent ce sentiment par leur grandeur ou leur puissance et non par leur perfection.
34Telles sont les trois idées essentielles que l’on peut distinguer dans sa théorie. On voit comme elles sont en opposition avec les nôtres. Allons-nous donc être obligés de renoncer à notre définition du beau justement quand nous arriverons aux beautés les plus hautes, à celles qui provoquent de la manière la plus intense le sentiment esthétique ? Il faut y regarder de près. Cet examen s’impose d’autant plus, qu’il ne s’agit pas, comme nous l’avons remarqué, d’une opinion isolée, mais d’un véritable courant d’opinion, et que les idées de Kant, contre leur ordinaire, seraient ici facilement acceptables du sens commun.
35Le sublime est-il en nous ou hors de nous ? – Il est forcément en nous, répond le subjectivisme. Quels sont en effet les objets que nous qualifions de sublimes ? Ceux qui nous donnent l’impression de l’immensité, et ce sera le sublime mathématique, ou de la toute-puissance, et ce sera le sublime dynamique. Mais les objets ne peuvent être réellement infinis en grandeur ni en puissance ; ils ne sont donc que la cause occasionnelle qui nous incite, par la brusque apparition de quelque chose de démesuré, à concevoir l’infini. Ce quelque chose de sublime, dont nous avons l’intuition devant les grands spectacles de la nature, est donc une pure idée, qui ne peut avoir d’existence que dans notre propre raison. – Mais pourquoi parler ici d’infini ? Le sublime ne nous en suggère pas nécessairement l’idée2. De tous les spectacles de la nature, je n’en vois qu’un où cette idée soit effectivement présente : c’est la vue du ciel étoilé, qui nous incite en effet à nous représenter la totalité de l’espace. Mais il n’en est pas de même des autres objets : si grandioses qu’ils soient, ils nous apparaissent comme limités. Ce que nous appelons une plaine immense ne va que jusqu’à l’horizon. La plus haute montagne ne nous suggère pas l’idée d’une hauteur infinie. Quand nous disons des forces de la nature qu’elles nous dépassent infiniment, ce n’est que par hyperbole, pour exprimer en termes plus saisissants leur supériorité sur nous. De même encore pour le sublime de pensée que nous trouvons dans la littérature, ou le sublime moral qui peut se présenter dans la vie réelle : c’est quelque chose de très grand, qui dépasse notre attente au point que tout d’abord nous ne trouvons pas de mesure pour l’évaluer ; mais ce n’est pas l’infini. Dès lors, il n’y a pas de raison pour que le sublime déborde les objets, dépasse l’amplitude de la vision, excède l’imagination même, au point de ne pouvoir trouver place que dans notre raison. Ce que nous pouvons constater de grandeur et de puissance dans l’objet même suffit pour nous donner le sentiment du sublime.
36J’affirme en outre, et ici je m’attaque au principe même de la théorie, que lorsque nous éprouvons ce sentiment, ce n’est pas à nous mais à l’objet même que nous attribuons un caractère de sublimité. Le sentiment du sublime, on n’en peut douter, implique et détermine une admiration intense pour l’objet que nous contemplons. Pourquoi l’admirerions-nous à ce point, s’il n’était que la cause occasionnelle des sentiments que nous éprouvons ? Que je me trouve par hasard, pendant que je regarde une chose, dans un état d’âme sublime, ce peut être une raison pour éprouver une satisfaction orgueilleuse et pour m’admirer moi-même. Mais si rien dans la chose n’équivaut à ce que j’éprouve, je ne vois pas ce qu’elle aurait d’admirable. Je ne vois même pas en quoi j’aurais besoin d’elle pour concevoir l’infini. Si je veux me livrer à cet exercice intellectuel, est-il bien utile que j’aie devant moi un entassement de rochers ? Si prodigieux que soit cet amas de matière, comme il est toujours fini, il ne pourrait me donner de l’infinité qu’une représentation très défectueuse ; il me gênerait plutôt qu’il ne me servirait dans mon effort de conception.
37Loin d’être plus subjectif que le sentiment du beau, il me semble au contraire que de tous nos sentiments esthétiques celui du sublime est le plus objectif, celui dans lequel nous nous détachons le plus de nous-mêmes. Si l’on adoptait l’analyse de Kant, nous ne devrions éprouver pour les plus magnifiques spectacles de la nature que du dédain, puisqu’ils ne seraient là que pour nous donner conscience de notre supériorité. Cette analyse répond donc bien mal à nos sentiments réels. Devant l’objet que nous qualifions de sublime, nous avons au contraire cette impression, qu’il y a quelque chose en lui qui nous dépasse, et c’est justement en cela que nous le trouvons sublime. Que nous lui soyons supérieurs à d’autres égards, la chose est possible, mais nous n’y pensons pas. Si nous venons à y penser, notre admiration se déplace, elle se porte sur nous-mêmes : dans tous les cas, la sublimité est dans l’objet même que nous admirons. On ne peut dire d’ailleurs que ce retour sur soi-même et que ce déplacement d’admiration se produise constamment en présence des objets extérieurs. Quand nous venons d’admirer une montagne, est-il nécessaire ou même naturel que nous pensions à notre supériorité morale ? Cette supériorité est réelle. Il y a vraiment plus de sublimité dans une âme humaine que dans le mont Blanc ou dans l’océan. Mais y songeons-nous ? J’admets qu’au sentiment du sublime se mêle constamment une sorte d’orgueil, mais plus modeste. Nous sommes fiers, non de dépasser l’objet, mais de nous être presque égalés à lui, puisque nous avons réussi à le comprendre ; nous sentons que quelque chose de grand est entré en nous, que notre cœur s’est élargi, que notre Moi s’est dilaté dans cette contemplation qui nous identifiait un instant à son objet.
38Il est au moins un cas où le sublime a certainement sa pleine valeur objective : c’est le cas où l’impression de sublimité nous est donnée, non par un objet tout matériel dont on peut soutenir que l’expression est purement subjective, mais par une œuvre de pensée, de sentiment ou d’art, où s’est mise tout entière une âme équivalente au moins à la nôtre. Quand je lis un poème, quand j’écoute une symphonie, quand je contemple un tableau, une statue, un édifice qui me donne le sentiment d’une beauté incomparable, à coup sûr je n’ai pas un instant la pensée de m’en attribuer à moi-même la sublimité. Il faut sans doute que, pour les admirer, je fasse de quelque manière entrer en moi les conceptions du génie ; mais toutes ces images, tous ces sentiments, toutes ces idées qui me remplissent l’âme pendant que je contemple l’objet me sont suggérées ; c’est lui qui les met en moi, ce n’est pas moi qui les mets en lui ; et je me rends compte qu’il n’entre pas en moi tout entier, mais que par-delà ce que j’en puis comprendre et m’assimiler, il renferme encore en soi des beautés qui me dépassent.
39Abandonnant la théorie d’après laquelle l’idée de l’infini serait toujours présente dans le sentiment du sublime, nous nous refusons également à admettre les troubles psychologiques que cette idée introduirait en nous. Pendant que notre raison concevrait l’infini, notre imagination s’efforcerait en vain de se le représenter. De là, dit-on, ce sentiment d’une discordance entre nos facultés ; de là ces sentiments de fierté et d’humiliation, de plaisir et d’angoisse qui nous troublent de leur conflit, qui nous gonflent le cœur en même temps qu’ils nous écrasent, et donnent à notre contemplation un intérêt si dramatique.
40Il y a dans cette analyse psychologique quelque chose de vrai, en ce sens que parfois le sentiment du sublime prend bien cette forme orageuse. Mais il ne l’a pas nécessairement. On la chercherait en vain dans des occasions où pourtant nous éprouvons ce sentiment dans sa plénitude. Je ne puis rien voir en lui qui le distingue que son ampleur, son élévation, et l’intensité de l’admiration éprouvée. Je le définirais simplement le sentiment du beau porté à sa plus haute puissance ; et par sublime j’entendrai le degré supérieur de la beauté.
41Mais entre le sublime et la beauté, dira-t-on, il y a plus qu’une différence de degré : il y a de véritables oppositions. La beauté, en effet, est dans la forme parfaite, dans les proportions harmonieuses, dans la juste mesure. Le sublime dépasse toute mesure ; il est d’ordinaire disproportionné ; on le trouve dans des choses qui n’ont pas de forme. Qu’y a-t-il de beau vraiment dans des entassements de rochers sauvages, dans une puissance énorme, dans l’immensité de l’espace Et pourtant ce sont des choses sublimes ! – Je répondrai que la beauté n’est pas exclusivement dans la perfection de la forme. Pourquoi restreindre à ce point le sens du mot ? Elle est dans toute perfection. Si vous ne voulez pas admettre que le sublime soit beau, vous devez reconnaître cependant que nous lui accordons une haute valeur esthétique, et qu’en fait il excite notre admiration à un degré plus intense encore que ne le fait la beauté de forme. N’est-ce pas dire que nous lui reconnaissons encore plus de beauté ? À séparer ainsi l’idée du sublime des idées du beau et du parfait, on finirait par nous faire douter qu’elle ait une valeur quelconque. Pour nous, au contraire, nous croyons qu’il faut rapprocher le plus possible ces idées. Nous nous refuserons à admettre qu’il y ait une sublimité réelle dans un objet qui ne présenterait aucune beauté, aucune perfection, aucune finalité, aucun art. Nous ne tomberons pas en extase devant les objets qui ont seulement pour eux la grandeur, mais devant ceux qui étant beaux par eux-mêmes ont la grandeur en plus. Nous ne nous inclinerons pas devant la puissance brute, mais seulement devant la puissance bienfaisante. Qu’on ne nous parle pas trop des roches éboulées, des déserts immenses, des tempêtes et des éruptions volcaniques comme de spectacles magnifiques. Qu’en fait ils produisent parfois l’admiration, cela est possible. Mais la produiraient-ils si l’on ne se faisait pas de la puissance brute, ou encore de l’extrême pathétique, un idéal ? Dans ces choses, auxquelles nous refusons à bon droit un caractère de perfection, ce que l’on admire quand on les déclare sublimes, c’est de la perfection encore. En général, la nature nous apparaît comme sublime dans la mesure où nous pouvons la regarder comme une œuvre d’art, comme l’œuvre d’un art bien supérieur au nôtre, autrement grand, puissant et harmonieux. Que ce ciel se soit constellé, que ces monts se soient édifiés, que ces plaines se soient ornées de leur parure végétale sous la direction d’un artiste souverain, ou que tout cela résulte du simple concours des forces élémentaires, le résultat est là ; tel que nous le voyons, ce monde est bien beau. Et c’est pour cela, c’est parce que nous pouvons l’admirer dans tous ses détails, que nous l’admirons dans ses ensembles ; c’est pour ce qu’ils renferment de perfections toutes à la fois présentes, que ses grands spectacles ont ce caractère sublime. De même pour les productions de l’art. L’énormité seule ne nous en impose pas. Nous n’admirons la puissance du génie que si elle est équilibrée, ordonnée, et nous donne l’impression de l’art suprême. De même encore pour le sublime moral : il ne faut pas seulement qu’il témoigne d’une étonnante énergie, mais de l’énergie dans le bien et dans la raison. L’objet sublime par excellence est pour nous celui où nous voyons réalisées les fins les plus désirables et les plus hautes. Nous renonçons donc définitivement à admettre une beauté qui consisterait soit dans la puissance de l’effet esthétique soit dans la grandeur de l’objet, c’est-à-dire dans la quantité seule indépendamment de la qualité. Le sublime ne nous écarte pas de l’idée de perfection ; c’est lui au contraire qui nous y amène le plus naturellement : il ne peut en être détaché ; il l’implique.
42Ainsi par des méthodes toutes diverses, par l’analyse directe des objets que nous qualifions de beaux, et indirectement par l’analyse des sentiments que les belles choses nous inspirent, nous aboutissons à des conclusions identiques. Par toutes les voies nous revenons à cette irréductible idée de la perfection, par laquelle nous avons défini la beauté ; nous voyons que nécessairement elle se retrouve dans nos jugements comme dans nos sentiments esthétiques, qu’elle les soutient, qu’elle en fait le fond.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet les idées de Kant et de Schiller, dont je n’ai pas à entreprendre ici la réfutation détaillée : elle ressortira suffisamment de l’ensemble de cet ouvrage.
2 Cette critique a été développée avec beaucoup de force par Victor Basch, Essai critique sur l’Esthétique de Kant, Paris, Félix Alcan 1896, p. 565 et suiv.
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