Chapitre I. Conditions requises d’une définition du beau
p. 95-100
Texte intégral
1Notre première tâche doit être de définir ce que nous entendrons par le mot de beauté. Le moment est décisif. À chacune des définitions que nous pourrions adopter correspond une esthétique spéciale. Suivant en effet que nous concevrons le beau d’une manière ou de l’autre, il est clair que nos goûts prendront une orientation différente et que tous nos jugements seront modifiés. De la valeur de notre définition initiale dépend la valeur de tout notre système. Le premier pas que nous allons faire va nous engager dans la bonne ou la mauvaise voie. Cela vaut qu’on y prenne garde.
2La diversité des définitions proposées, entre lesquelles les théoriciens hésitent encore, montre que le problème à résoudre est difficile. Mais en quoi consiste précisément la difficulté ? La beauté n’est pas une chose existant par elle-même, un objet, dont la nature intime pourrait nous être à jamais impénétrable ; ce n’est pas non plus une idée toute faite, une idée innée, que nous aurions à extraire des profondeurs de notre entendement : c’est simplement une qualité que nous attribuons aux choses. Quand je dis d’un objet qu’il est beau, je sais apparemment ce que je veux dire, et quelle qualité j’entends lui attribuer. Il ne peut y avoir rien là de mystérieux ni de profond. La difficulté est ailleurs. Elle tient au caractère un peu flottant de la notion qu’il s’agit d’enfermer dans une définition précise. Cette notion diffère d’un esprit à l’autre, et dans le même esprit d’un moment à l’autre. Elle a subi, au cours des âges, des transformations. Son évolution n’est pas arrivée à son terme. Le mot de beauté est un de ces mots à facettes, qui varient de nuance et d’éclat selon le point de vue, et renvoient à chacun des images différentes. Nous voyons quelle est la nature de l’effort que nous aurons à faire. Il ne s’agira pas de creuser l’idée du beau, mais de la fixer. Entre les diverses notions qu’un même mot peut nous suggérer, il nous faudra faire un choix.
3Mais comment choisir ? Et pourquoi nous fixer à une notion plutôt qu’à une autre ? Aucune ne s’impose a priori. Aucune ne peut être dite la vraie. Quand une fois nous aurons dit ce que décidément nous entendons par la beauté, il en résultera pour nous des obligations logiques. Nous serons tenus de maintenir cette idée ; nous devrons chercher une formule exacte pour la rendre, et cette formule sera la véritable définition du beau, tel que nous le concevons. Nous n’en sommes pas encore à chercher la formule qui rendra le mieux notre concept ; ce que nous cherchons, c’est ce concept lui-même. Le choix initial que nous avons à faire ne peut être déterminé ni justifié par des raisons logiques, mais par de simples raisons de convenance. Cela ne paraîtra peut-être par suffisant à quelques-uns. On va dire que nous nous résignons à établir nos théories sur une base bien peu consistante. Mais ce n’est pas de notre faute. Nous ne faisons pas ici de la géométrie, mais de l’esthétique. Quand il est question de beauté, faut-il s’étonner que l’on juge parfois sur de simples nuances, et que l’on invoque au besoin des raisons de sentiments ? Nous voulons donner à nos théories toute la certitude qu’elles comportent, et non une rigueur factice.
4Voici donc quelles seront les raisons qui présideront à notre choix.
5Il est à désirer tout d’abord que la définition que nous adopterons ne détourne pas trop le mot de beauté de sa signification la plus usuelle. Ce mot évoque dans l’esprit de tous certaines idées : il y aurait inconvénient à lui en faire désigner d’autres, de telle façon qu’il ait pour les théoriciens un sens technique tout différent de son acception vulgaire. En se faisant ainsi une terminologie spéciale, l’esthétique tendrait à se renfermer en elle-même et ne s’adresserait plus qu’à des initiés, quand nous souhaitons au contraire qu’elle se fasse sociable et agisse sur l’opinion. Je veux résoudre les problèmes dans les termes où ils se posent. Je cherche ce qui est vraiment beau, au sens où tout le monde entend ce mot, et non ce qui répond à ma façon spéciale de concevoir la beauté. On sait aussi à quelles équivoques prêtent ces définitions verbales qui détournent arbitrairement un mot de sa signification courante. Il y a chance enfin pour que l’idée vulgaire de beauté, telle qu’elle s’est formée spontanément dans l’esprit humain au courant d’innombrables expériences et au contact direct des objets, ait plus de valeur qu’un concept artificiel, élaboré à froid par un théoricien en quelques heures de réflexion abstraite. Elle sera selon toute probabilité, je ne dis pas plus juste, car encore une fois il ne saurait être ici question de vérité, mais plus riche, plus pleine, plus féconde. Définir une idée, c’est la restreindre. Cette opération peut être nécessaire pour mettre en évidence l’essentiel, le significatif. Elle appauvrit forcément l’idée. Elle en fait disparaître un certain nombre d’éléments accessoires, de suggestions secondaires qui entraient dans sa compréhension. Considérez en effet ce qui se passe dans notre esprit quand nous essayons de nous définir la beauté. Le beau, dirons-nous, c’est ceci ou cela : le beau, c’est l’harmonie ; le beau, c’est ce qui nous plaît à voir, ou telle autre formule. Entre les deux termes que l’on prétend identifier, y a-t-il vraiment équation ? Nullement. Quand je prononce ce premier mot, le beau, je le prends au sens usuel, avec la capacité qu’il a de s’appliquer à d’innombrables objets qu’il tend à me rappeler, avec sa puissance indéfinie de suggestion. Mais aussitôt, et à l’instant même ou je l’identifie au terme par lequel je veux le définir, sa signification se restreint, perdant en richesse ce qu’elle gagne en précision. Il importerait donc de ne jamais perdre de vue cette signification première, d’y revenir le plus souvent possible, pour ne pas laisser notre notion du beau s’appauvrir dans de sèches définitions, ou s’altérer dans des formules défectueuses. Nous n’aurons pas, bien entendu, le respect superstitieux du sens commun ; nous ne nous interdirons pas de retoucher et remanier l’idée vulgaire de beauté. Mais nous ne le ferons pas sans raison sérieuse. Cette notion commune sera la première mise de fonds de notre esthétique, la matière déjà ouvrée que nous achèverons d’élaborer.
6Il conviendra encore que notre formule s’applique surtout aux objets qui nous donnent au plus haut degré et de la manière la plus caractéristique l’impression de beauté. Il n’est pas vraisemblable en effet que nous puissions trouver une définition quelconque qui soit également valable pour tous les cas. La meilleure sera celle qui se vérifiera surtout sur ces exemples typiques. Admettons qu’elle soit difficile à maintenir dans certains cas douteux, où notre goût hésite à se prononcer, où nous n’admirons qu’avec réserve, où nous ne savons pas au juste si l’objet nous paraît beau ou non. Cette difficulté même prouverait en sa faveur. Il est trop naturel que nous ayons peine à retrouver dans ces beautés indécises et suspectes les traits essentiels de notre définition. Supposez au contraire que notre formule, pleinement vérifiable sur des objets de médiocre valeur esthétique, ne s’applique plus aussi bien à des objets que nous-mêmes estimons de valeur supérieure : elle se trouverait par là condamnée. Allons donc du supérieur à l’inférieur. Faisons-nous une idée du beau d’après ce que nous pouvons voir ou imaginer de plus beau au monde, d’après quelque objet qui éveille en nous dans toute son intensité et toute sa pureté le sentiment esthétique ; ayant ainsi constaté ce qu’est la beauté dans sa plénitude, nous serons plus capables de la reconnaître quand nous l’observerons dans ses formes restreintes, rudimentaires ou dégradées ; nous la suivrons jusque dans ses dernières altérations, comme l’oreille suit à travers les variations les plus fantasques un thème musical qui lui a été présenté d’abord dans sa forme intégrale.
7Cette marche s’impose. Elle s’impose même avec tant d’évidence que j’eusse cru superflu de la recommander, s’il ne se trouvait justement que l’on a en ce moment une tendance à suivre plutôt la marche inverse. Les plus récentes recherches de l’esthétique sont d’ordre scientifique ; elles portent sur l’évolution de la beauté dans la nature, sur la genèse du sentiment du beau, sur son déterminisme. Or de telles recherches ont pour naturel effet d’attirer spécialement notre attention sur les formes inférieures de la beauté et du sentiment esthétique. Au point de vue de l’évolution, ces formes sont les plus intéressantes de toutes. Elles se prêtent mieux que toute autre à l’observation et à l’expérimentation. Il serait trop difficile de mettre en expérience les sentiments très complexes que nous font éprouver les chefs-d’œuvre de l’art ou les beautés concrètes de la nature. On étudiera donc de préférence l’effet produit par des excitations plus simples, telles qu’une impression lumineuse ou sonore, ou bien une combinaison de lignes très élémentaire. On laissera de côté l’admiration, l’enthousiasme, le sentiment du sublime, ces magnifiques étals de conscience si riches en idées et en émotions de tout genre ; au lieu de cela, on opérera sur des étals de conscience réduits, appauvris, d’où presque tout élément intellectuel ou moral aura été éliminé, sur de simples sensations plus ou moins agréables. De ces sensations mêmes on étudiera surtout les conditions physiologiques. Pour expliquer par exemple l’effet que produisent les lignes gracieuses, on nous parlera de la tendance qu’a notre œil à se mouvoir de telle ou telle manière dans son orbite. Pour nous rendre compte de la préférence que nous avons pour certaines couleurs, on évaluera leur puissance de stimulation, ou la rapidité plus ou moins grande avec laquelle elles épuisent la rétine. On a parfaitement le droit de procéder ainsi. Il fallait commencer par là pour assurer les bases de la science. En se restreignant d’abord à l’étude de ces phénomènes relativement simples, en se soumettant à l’austère discipline de la physiologie, l’esthétique expérimentale aura pris des habitudes de précision qu’elle conservera. Quand elle se sentira affermie dans ses méthodes, elle pourra élargir son enquête et aborder l’étude des éléments supérieurs de la beauté. Mais voici le danger : c’est de nous faire perdre de vue ces éléments, et de nous inciter à concevoir toute beauté sur le type de la beauté inférieure que l’on a exclusivement considérée. Ayant trouvé par exemple que la valeur esthétique de certaines couleurs, de certaines combinaisons sonores est due principalement à leur attrait, on sera porté à inférer que tous nos jugements de goût sont déterminés par des raisons de même ordre, et l’on finira par identifier beauté et agrément. Gardons-nous de ces habitudes d’esprit prises à l’école de l’esthétique expérimentale. Notre but est tout différent. Nous faisons de l’esthétique rationnelle. Nous voulons achever l’éducation de notre goût. Nous cherchons ce qui est beau, non pas au sens rudimentaire, mais bien au sens complet, au sens le plus élevé du mot. Pour nous en faire une idée, nous devons aller droit aux beautés supérieures.
8Nous voulons donc, d’une part, que notre définition du beau réponde à l’idée que l’on s’en fait le plus communément ; d’autre part, qu’elle s’applique surtout aux beautés que l’on s’accorde à regarder comme supérieures. Nous n’avons d’ailleurs pas à craindre une sorte d’incompatibilité entre ces deux exigences, le sens commun étant le premier à se définir à lui-même la beauté d’après des exemples typiques, et ne pouvant manquer d’être plus fortement impressionné par les cas les plus remarquables. Tout au plus aurons-nous sans doute à relever un peu cette idée commune pour la mettre au niveau voulu, quand nous l’appliquerons méthodiquement aux beautés éminentes.
9Ceci posé, je donne immédiatement la formule qui me semble répondre le mieux à cette double condition, et dont j’entends faire le point de départ de mon esthétique rationnelle : La beauté, c’est l’évidente perfection.
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