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  • Chapitre IV. Difficultés théoriques
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    Plan détaillé Texte intégral Impuissance de la raison pure La thèse subjectiviste Critique du subjectivisme Possibilité de l’esthétique rationnelle Notes de bas de page

    La beauté rationnelle

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre IV. Difficultés théoriques

    p. 71-92

    Texte intégral Impuissance de la raison pure La thèse subjectiviste Critique du subjectivisme Possibilité de l’esthétique rationnelle Notes de bas de page

    Texte intégral

    Impuissance de la raison pure

    1Mais pourrons-nous arriver à cette vérité si désirable ? Il nous reste à exposer l’objection suprême, où les détracteurs de l’esthétique rationnelle rassemblent toutes leurs forces. Voici que de nouveau nous allons nous enfoncer dans le doute. Il va nous en coûter de remettre en question tout ce que nous pensions avoir établi. Cette partie de notre enquête sera la plus laborieuse. Nous n’aurons plus affaire à de simples préventions, à des objections superficielles, comme celles que l’on peut adresser d’avance à une science pour se dispenser de l’étudier. Ce que l’on nous oppose maintenant, c’est une véritable doctrine, élaborée par des esprits sincères et sérieux, adoptée de nos jours par d’éminents théoriciens. Forcément la discussion prendra un caractère un peu abstrait. Mais est-ce de notre faute si dans ces questions d’esthétique, qui pourraient être si facilement résolues par le sens commun, on a embrouillé comme à plaisir l’écheveau des idées ? Il faut bien que nous le démêlions d’abord. Faisons cet effort ! Il fera valoir par contraste l’aisance avec laquelle nous pourrons reprendre notre marche, quand nous arriverons aux principes très simples qui doivent faire le fond de la théorie. C’est l’impression que l’on éprouve dans la traversée d’un bois, quand au sortir de fourrés inextricables dans lesquels on a manqué de se perdre, on débouche subitement sur une belle et large allée.

    2Que l’esthétique rationnelle puisse ou non trouver des applications, la question, nous dira-t-on, est après tout secondaire. L’essentiel est de savoir si elle peut nous inspirer toute confiance au point de vue théorique. La vérité a son prix en elle-même. Il est des sciences qui jamais ne serviront à rien qu’à satisfaire notre besoin de connaître et dont pourtant nous sommes fiers à juste titre : loin de leur reprocher d’être inutiles, nous leur faisons un mérite d’être désintéressées. Mais voici que maintenant des doutes plus graves doivent nous venir.

    3Nous avons vu les logiciens du goût hésiter, se contredire, se réfugier dans les vagues généralités. Leur style même nous donne souvent cette impression, que l’auteur perd pied, parle pour ne rien dire. Ce ne sont pas là les allures de la science. Ce n’est pas son langage.

    4L’esthétique rationnelle est encore à faire. S’il était possible, en pareille matière, d’arriver à des conclusions certaines, comment expliquer que personne n’y soit arrivé encore ? Vous n’êtes pas le premier qui se soit avisé de faire appel au raisonnement pour trancher le problème du beau. Bien d’autres l’ont essayé avant vous. Leur exemple n’est pas pour encourager. Je sais bien qu’où tous ont échoué, quelqu’un peut réussir. Quand on aurait proposé avant vous mille théories fausses, cela n’empêcherait pas la vôtre d’être juste. Fort de votre conviction, vous allez dire : voilà le principe vrai, tous les autres sont erronés ; voilà la définition évidente, toutes les autres sont arbitraires. Votre propre conviction ne doit pas trop vous rassurer. Les autres aussi étaient convaincus. Il n’est pas un de ces systèmes, contestés ou même tombés au rebut, que son auteur n’ait présenté avec une superbe assurance comme la vérité solide, inébranlable, définitive. Naïve présomption ! C’était tout au plus la vérité du jour, celle qui s’impose par l’attrait de la nouveauté, et dont le lendemain personne ne veut plus. Pareil sort vous attend. Vous n’aurez pas longtemps le dernier mot. D’autres vont bientôt venir, qui vous discuteront à leur tour. Ils contempleront votre œuvre avec un malin sourire : le joli château de cartes ! Et ils souffleront dessus.

    5Voici qui est fait encore pour nous ôter toute confiance. L’esthétique rationnelle est une chose qui s’en va. Après avoir été très en faveur, elle perd un à un tous ses partisans. De nos jours, c’est vers l’esthétique expérimentale que se porte l’effort des psychologues. Cette défaveur croissante, plus que tout le reste, doit donner à réfléchir. Ou n’aime pas s’installer dans la maison dont tous les locataires déménagent. On hésite à prendre la route par laquelle personne ne passe plus. En essayant avec vous de résoudre par la seule vertu du raisonnement le problème esthétique, nous comptions aller de l’avant, faire œuvre de progrès : nous nous apercevons que nous sommes simplement revenus à d’anciennes méthodes auxquelles, expérience faite, on a renoncé. La « sombre fidélité pour les choses tombées » dont parle le poète n’est guère une vertu de savant.

    6Essayons d’aller au fond des choses. Nous reconnaîtrons que le programme même de telles recherches semble les condamner.

    7Il est évident que si nous voulons soumettre nos opinions actuelles à un contrôle, il faut que nous commencions par nous soustraire à leur influence. Il n’y aura de rationnel dans notre théorie que ce que nous aurons fait en dehors d’elles. Si pour établir notre argumentation nous les consultions d’abord, nous appuyant sur elles nous aurions ensuite mauvaise grâce à prétendre les juger. Les désapprouver serait une contradiction ; les justifier, un cercle vicieux. Nous devons donc commencer par en faire abstraction. Les idées qui ont cours actuellement sur la beauté dans la nature et dans l’art ne devront être tenues jusqu’à nouvel ordre que pour de simples préjugés.

    8Cette abstraction est théoriquement facile. Rien n’est plus aisé que de dire : je ne veux tenir aucun compte de mes convictions ni de mes sentiments personnels. En réalité on ne le fera pas. Nous raisonnons selon nos croyances, selon notre caractère, selon notre tempérament. On annonce que l’on va faire table rase de toutes ses convictions antérieures ; mais l’on a sa pensée de derrière la tête, On tient en réserve, comme Descartes dans son doute méthodique, un certain nombre de dogmes, qu’on rétablira ensuite par des artifices de raisonnement. On met en question toutes ses croyances, sauf celles auxquelles on est vraiment attaché. Au moment de commencer vos recherches, n’avez-vous pas votre siège fait sur certaines questions ? N’avez-vous pas un certain nombre de convictions qui vous tiennent trop au cœur pour que vous y renonciez jamais, et ne serez-vous pas tenté de les justifier coûte que coûte ? Vous ne voulez pas le faire. Certainement vous n’altérerez pas d’une manière consciente vos raisonnements pour arriver à la conclusion voulue. Mais il y aura certaines thèses que vous chercherez à établir, d’autres que vous vous efforcerez de réfuter, comme c’est votre droit. Les idées surgiront à votre appel. Les arguments se mettront en ordre sous l’inconsciente sollicitation du désir, et il se trouvera en fin de compte qu’avec la meilleure foi du monde vous aurez fait comme les antres : vous aurez donné raison à vos goûts. Vous déclariez tout à l’heure que vous alliez faire l’essai loyal des théories adverses ; et en le disant vous pensiez ne pas le dire pour la forme ; mais au fond, tout au fond, n’étiez-vous pas convaincu que dans tous les cas vous reviendriez à votre opinion ? En ce moment même, vous qui vous faites notre porte-parole, exprimez-vous bien franchement notre pensée ? Pendant que vous faites semblant d’écrire gravement ces lignes, vous souriez en vous-même. Vous feignez d’entrer dans nos idées, mais c’est un jeu ; en réalité vous réservez les vôtres, ce qui est déloyal ; et ce reproche même, vous ne vous l’adressez pas sérieusement.

    9On ne voit d’ailleurs pas quelles données nous resteraient pour édifier une esthétique, si par impossible nous arrivions à nous abstraire de nos opinions actuelles.

    10Je veux déterminer les caractères de la véritable beauté. Comment faut-il m’y prendre ? Ma première idée sera évidemment de procéder par exemples. Je m’interrogerai devant quelque admirable spectacle de la nature. Je m’en irai dans un musée, et là, entouré de chefs-d’œuvre, je me poserai la question. Je chercherai à me rendre compte des qualités par lesquelles l’objet que j’ai sous les yeux excite mon admiration. Mentalement je me représenterai un certain nombre d’autres choses également belles pour m’assurer que j’y retrouve les mêmes qualités, et cette analyse faite je serai tenté de dire : les caractères de la véritable beauté, les voilà. C’est bien ainsi que l’on procède d’ordinaire. Mais je n’y pensais pas : définir la beauté par le caractère des choses qui excitent en fait mon admiration, c’est là justement la méthode expérimentale. Dans une telle façon de procéder, il n’y a rien, absolument rien de rationnel. Puisque la question est de savoir ce qu’est la véritable beauté, je ne sais pas encore si cette chose que j’ai devant les yeux est vraiment belle ; je ne puis me servir de ses caractères pour déterminer ceux de la beauté. En vain essaierai-je de me dire qu’elle est belle évidemment. Tenir a priori sa beauté pour évidente parce que mon admiration pour elle est irrésistible, ce serait prendre le sentiment pour critérium du beau et par conséquent manquer dès le début à mon programme. Il n’y a qu’une chose d’évidente, c’est que j’admire. Loin de m’aider à résoudre le problème qui m’est posé, la vue des belles choses ne saurait que me distraire, et me ramener à la méthode empirique dont je prétends m’affranchir. Puisqu’il faut construire notre esthétique en dehors de toute expérience, essayons plutôt de nous placer dans des conditions plus favorables à la réflexion pure.

    11J’écarte autant que possible de mon esprit toute image du monde extérieur. Me voici à ma table de travail, les deux mains sur les tempes, les yeux fixés sur cette feuille de papier blanc. Maintenant que faire ?

    12Il faut que je consulte ma raison. Ceci demande explication. Je sais très bien ce que c’est que consulter mon goût. C’est juger de la beauté des choses par les sentiments qu’elles me suggèrent, et accorder la valeur esthétique la plus grande à celles que j’admire le plus. Mais je ne vois pas aussi bien comment je dois m’y prendre pour consulter ma raison. Ma raison ! Où la prendrai-je en moi ? Comment me parlera-t-elle ? N’ai-je qu’à me recueillir en moi-même, et dans ce silence intérieur une voix va-t-elle s’élever, qui me dictera les formules de mon esthétique rationnelle ? Ne nous payons pas de phrases, essayons de revenir à la réalité psychologique.

    13Consulter sa raison, c’est, il me semble, raisonner. Mais alors, conçoit-on une esthétique qui serait établie tout entière sur le seul raisonnement ? On ne peut tout démontrer. Mes démonstrations, si rigoureuses qu’elles soient, devront s’appuyer en dernière analyse sur quelque proposition première que j’aurai admise sans preuve, et qui par conséquent ne sera pas le produit du raisonnement. À supposer que j’aie mes principes, la logique m’apprendra à les appliquer correctement : ce n’est pas elle qui peut me les donner. Où les prendrai-je donc ?

    14Peut-être il est vrai ma raison est-elle autre chose que la faculté de raisonner. On en a fait une sorte de faculté intuitive, qui me ferait apercevoir directement certaines vérités. Si elle est vraiment, comme on l’a dit, capable de poser a priori des principes de logique et de métaphysique, tels que les principes d’identité et de causalité, elle pourrait bien me fournir par surcroît des principes d’esthétique, évidents par eux-mêmes, certains a priori. Et ce serait à coup sûr très commode. Cherchons donc si je pourrai trouver, au sujet de la beauté, quelque proposition évidente par elle-même, quelque axiome auquel il serait déraisonnable de ne pas se rendre ! Qu’on en fasse l’expérience, je puis certifier que dans ces conditions on ne trouvera rien que quelques misérables tautologies, dont il serait impossible de tirer un parti quelconque, ou quelques-unes de ces vagues généralités que nous a mises dans l’esprit la lecture des livres d’esthétique, et qui ne sont que de l’expérience délayée : il nous faudrait des axiomes. Jamais je crois les rationalistes les plus audacieux n’ont osé affirmer que la raison nous fournit de tels principes. Nous fournit-elle au moins l’idée même du beau ? Ce serait beaucoup. Avec une seule idée juste, et comment celle-là ne le serait-elle pas, venant de la raison même, on soulèverait le monde. Faisons une suprême tentative de ce côté ! Creusons cette idée du beau en soi, essayons par un effort d’analyse d’en épuiser le contenu, et nous en saurons tout ce qu’on en peut savoir a priori.

    15J’ai peur que ce ne soit bien peu de chose. L’idée du beau dont il s’agit d’extraire toute notre esthétique, ce ne peut être que l’idée du beau telle qu’elle se trouve en nous, et plus précisément en moi ; autrement dit, c’est ma conception personnelle de la beauté. De quel droit prétendrais-je l’imposer aux autres ? Mieux je réussirai à m’enfermer dans cette idée et à m’interdire tout autre appel à l’expérience, mieux s’affirmera le caractère subjectif de mon système. Me voilà bien loin du programme d’une esthétique rationnelle.

    16Mais je me trompe, me direz-vous, et cette méprise montre que je ne suis pas entré dans l’esprit de la théorie que je prétends apprécier. L’idée du beau, sur laquelle je dois raisonner, ce n’est pas la conception que je m’en suis formée par mes réflexions personnelles, conception dont évidemment je ne saurais tirer rien de plus que ce que j’y avais mis, et où peut-être j’ai mis beaucoup d’erreurs. C’est l’idée pure du beau, la véritable, celle que la raison nous fournit et par conséquent nous impose, celle que nous devons concevoir. Songeons-y ! Quand nous nous posons à nous-mêmes cette question « qu’est-ce que le beau ? » nous ne nous sentons pas libres de répondre à notre fantaisie. Nous admettons qu’il peut y avoir une manière juste et une manière inexacte de concevoir la beauté. Nous distinguons donc notre pensée de la chose à laquelle nous pensons, peur les comparer l’une à l’autre et les déclarer semblables ou dissemblables. Qu’est-ce donc, quand nous cherchons à concevoir le beau, que cet objet idéal qui manifestement préexiste à notre pensée actuelle puisque notre pensée s’efforce de se conformer à lui ; cet objet qui est dans notre intelligence sans provenir de notre intelligence, en nous sans venir de nous ? N’est-ce pas l’idée rationnelle, l’éternelle idée du beau ?

    17Étrange psychologie, d’après laquelle certaines idées, et notamment les plus abstraites, les plus difficiles à concevoir, celles qui manifestement apparaissent le plus tard dans l’intelligence, nous seraient fournies tout élaborées par une faculté spéciale ! En les disant rationnelles, on espère sans doute leur donner une plus haute valeur, en faire comme un objet indépendant de notre intelligence et distinct de la conception personnelle que nous pouvons nous en faire. Je ne reprocherai pas à cette théorie d’être trop subtile ; en pareille matière il faut l’être : je lui reprocherai de ne l’être pas assez. Faisons un effort de plus, et nous reviendrons au bon sens. Les rationalistes tombent dans une singulière illusion. La distinction qu’ils font entre ma pensée et la chose à laquelle je pense est possible quand il s’agit d’un objet réel, que je puis en effet me représenter ou non tel qu’il est. Elle n’a plus de sens quand il s’agit d’un objet idéal, qui n’existe que dans ma pensée, qui est ma pensée même. Il n’y a rien que soit le beau en soi, indépendamment de la conception que nous pouvons nous en faire ; et par conséquent il ne peut y avoir a priori ni vérité ni erreur dans cette conception. L’idée, une fois conçue, obligera ; mais a priori rien ne m’obligeait à la concevoir d’une manière plutôt que de l’autre. Toutes les notions premières sont arbitraires. Toutes par conséquent se valent. La raison ne m’en impose aucune et n’a de préférence pour aucune. Qu’est-ce donc, encore une fois, quand je cherche à me définir exactement le beau, que cet objet idéal auquel il faut que je conforme ma pensée actuelle ? Ce n’est rien de transcendant ; c’est, très simplement, le sens du mot de beauté, sens déterminé par l’usage, idée toute faite, traditionnelle, que je voudrais modifier le moins possible en la concevant à mon tour. Maintenant aussi je m’explique ce sentiment étrange que j’éprouvais de chercher un concept qui certainement devait exister en moi de quoique manière puisque je le cherchais, mais en dehors de ma pensée consciente puisqu’il me fuyait encore. C’est le sentiment que nous éprouvons quand nous cherchons dans notre mémoire le sens d’un mol qui certainement nous est connu.

    18Ayant ainsi fait disparaître l’illusion rationaliste, il est devenu évident qu’on ne saurait tirer de la seule idée du beau une esthétique rationnelle. Faites disparaître de cette idée son contenu empirique, que vous restera-t-il ? Plus de principes sur lesquels vous puissiez fonder un raisonnement quelconque, plus une notion définissable, plus d’évidences, plus rien. Toute base vous manque. Votre point de départ ne peut être qu’arbitraire. Quel que soit le principe sur lequel vous vous appuierez ou la définition que vous adopterez, si vous prétendez nous l’imposer par un raisonnement quelconque, votre raisonnement ne peut être qu’un cercle vicieux.

    19Il n’y aurait qu’un moyen d’établir une esthétique rationnelle qui fût vraiment a priori. Ce serait de la fonder résolument sur de simples postulats. « Partons, direz-vous, de tels ou tels principes, de telles ou telles définitions. Je ne prétends pas vous les imposer ; je ne vous demande de les admettre qu’à litre de supposition. Si par beauté vous entendez avec moi telle chose, voici à quelles propositions nous arriverons logiquement. » Et toute la série des déductions va se dérouler. En fait, c’est ainsi que procèdent les sciences exactes. Pour trouver la certitude, elles rompent franchement avec l’expérience. Du premier coup elles se placent dans le pur a priori, c’est-à-dire dans le pur conditionnel : si telle chose est, nécessairement telle chose sera. On pourrait construire de la sorte une esthétique rationnelle ; on pourrait même en construire une infinité, en variant à plaisir les postulats. Ce serait un excellent exercice de logique, pour apprendre à suivre jusqu’au bout les conséquences d’une idée donnée. Mais que ferons-nous de tels systèmes ? Ils sont en l’air, ils ne tiennent à rien, ils ne peuvent rien nous apprendre du monde réel. Votre beauté rationnelle, définie a priori, est-elle la beauté telle que je l’entends. Celle que j’aime, celle qui répond à mes goûts, et que je vous demandais de m’indiquer ? Je n’en sais rien, vous n’en savez rien vous-même. Alors, à quoi bon vos théories ?

    La thèse subjectiviste

    20Voici ce qu’on nous objectera enfin, pour nous ôter à jamais toute velléité de recourir aux méthodes rationnelles, et pour trancher d’une manière définitive cet interminable débat. Nous nous acharnons à poursuivre, abstraction faite de notre goût, la beauté véritable. C’est le plus sûr moyen, nous dira-t-on, de ne jamais la trouver, car la beauté véritable est précisément ce qui répond à notre goût. Entre le plaisir esthétique et la beauté il y a un rapport si étroit, que l’un ne peut aller sans l’autre.

    21Quel est en effet ce rapport ? Le plaisir esthétique est-il quelque chose d’accidentel, qui viendrait s’ajouter par surcroît à la perception du beau ? Ou bien est-il la caractéristique même de la beauté ? Plus précisément encore, les objets nous plaisent-ils parce qu’ils sont beaux, ou sont-ils beaux parce qu’ils nous plaisent ?

    22La question, au premier abord, ne semble qu’amusante dans sa subtilité. Pensons-y, nous reconnaîtrons qu’elle est très sérieuse, et nous mènera loin. Répondre dans un sens ou dans l’autre, c’est s’engager à fond ; c’est prendre parti entre l’école vraiment esthétique, qui donne en matière de goût et d’art la primauté au sentiment, et l’école rationaliste, qui voudrait subordonner le sentiment même à quelque principe supérieur ; car c’est justement sur cette question qu’elles se partagent.

    23Dire que les objets nous plaisent parce qu’ils sont beaux, c’est affirmer que la beauté se trouve dans les choses mêmes, comme une qualité réelle, indépendante du plaisir qu’elles nous donnent et de la connaissance même que nous en prenons. Dès lors, les décisions du goût peuvent être justes ou fausses : il y a en esthétique une vérité objective à laquelle nous devons nous soumettre et que nous pouvons imposer. Le sentiment n’est plus juge. Les goûts individuels n’ont plus force de loi. Tous les problèmes relatifs à la beauté comportent une solution rationnelle, précise, définitive.

    24Dire que les objets sont beaux parce qu’ils nous plaisent, c’est identifier le beau à l’agréable, et affirmer que la beauté n’est rien, indépendamment de la propriété qu’ont les choses de charmer le goût. Voyons les conséquences !

    25Nous n’avons plus à juger du beau que par nos impressions. La tâche du critique se trouve très simplifiée. Il n’a que faire d’établir des théories générales, de donner à l’appui de ses opinions des raisons solides. C’est un dégustateur : il soumet chaque chose à l’épreuve de son goût, puis décide sans appel. On fera d’ailleurs de son opinion ce que l’on voudra.

    26Autre conséquence. Le goût est infaillible. Il pourra nous tromper si nous lui demandons de répondre à des questions qui ne sont pas de sa compétence, comme de savoir ce qui est moral, ce qui est digne de l’homme, ce qui est utile. Demandons-lui de nous indiquer ce qui est son véritable objet, la beauté, il nous la signalera avec une précision absolue, et nous n’aurons jamais à revenir sur ces indications sous prétexte qu’elles ne seraient pas en harmonie avec celles de la raison. Il est fâcheux que telle chose inutile, dangereuse, répréhensible réponde à notre goût ; il est fâcheux qu’elle soit belle. Mais allons-nous pour cela nier sa beauté ? C’est pour nous un devoir de sincérité de maintenir quand même, envers et contre tout intérêt, notre jugement esthétique. Un chasseur, renversé par un tigre, au moment où l’animal bondissait sur lui, admirait sa splendide fourrure. Voilà le jugement de goût, se maintenant intact, en dépit de toutes les raisons qui tendraient à l’influencer.

    27Bien entendu, dans notre hypothèse, tous les goûts se valent. Tous ont le droit de s’affirmer. Quand tous ne seraient pas absolument les mêmes, serait-ce un si grand mal ? La raison est intolérante, exclusive. Elle n’admet pas que deux hommes pensent différemment des mêmes choses. Au nom de son terrible principe d’identité, elle exige que toutes les intelligences se mettent absolument à l’unisson. L’idée que vous avez, si elle est différente de la mienne, la contredit ; vous ou moi nous avons tort, il faut que l’un des deux cède ; nous n’avons pas le droit de garder chacun notre opinion. Mais quand il ne s’agit que de sentiments et de préférences esthétiques, rien ne nous oblige à une telle uniformité. Rien de plus tolérant que le goût. Aucune raideur dans sa discipline. Le cas même où nous arriverions à juger différemment d’une même chose ne doit plus nous inquiéter. Vous déclarez parfaitement beau ce que je déclare exécrable : nous sommes dans le vrai, chacun à notre point de vue. Nous voulons nous assurer qu’un objet est réellement beau, c’est-à-dire conforme à nos goûts ? Regardons-le ! S’il nous fait plaisir à voir, la preuve sera faite. Pas d’erreur possible. Celui qui trouve qu’une chose est belle a forcément raison. Libre aux autres d’en juger différemment, si la chose ne leur produit pas le même effet. Et ils auront raison aussi. Je dis blanc, vous dites noir, nous sommes d’accord. Pour être opposés, ces jugements ne se contredisent pas. Il n’y a aucune contradiction à ce qu’une même chose me plaise et vous déplaise, à ce qu’elle m’ait charmé hier et me laisse indifférent aujourd’hui, selon mes dispositions du moment. La question de savoir si nos jugements de goût s’accordent entre eux devient tout à fait insignifiante. Il suffit que chacun d’eux, au moment où nous le portons, traduise exactement notre impression actuelle ; car c’est à cela qu’il tend et c’est en cela que consiste sa vérité. Dire qu’une chose est réellement belle, ou jolie, ou sublime, c’est dire que le sentiment qu’elle produit sur moi est bien celui du beau, du joli ou du sublime. Plaçons correctement, en ce qui nous concerne, ces épithètes, et ne nous inquiétons pas de ce qu’en pensent les autres. Les querelles d’école n’ont plus de raison d’être. L’idée que la beauté est quelque chose de tout subjectif nous impose, dans toutes les discussions d’art et de goût, une tolérance absolue, et mieux encore rend toute discussion superflue.

    28Or c’est à cette seconde thèse qu’il faut, semble-t-il, nous ranger. La contemplation de certains objets m’est agréable. Quand des objets me donnent ce plaisir, pour signifier qu’ils me le donnent, je dis qu’ils sont beaux. Le sont-ils vraiment ? Avons-nous raison de les juger tels ? La question n’a pas de sens. Vous pouvez vous demander, avant de l’avoir contemplée vous-même, si telle chose est belle ou non. Faites-en l’épreuve, mettez-vous en sa présence, prenez conscience des sentiments qu’elle éveillera en vous, et vous saurez à quoi vous en tenir. Quand nous respirons avec délices le parfum d’une fleur, nous demandons-nous si elle sent vraiment bon ? Nous aviserons-nous de consulter notre raison pour savoir s’il est sage de lui trouver une senteur agréable ? Elle me plaît, et je l’affirme, et je suis bien sûr, en l’affirmant, de ne pas me tromper. L’accord de l’objet avec mon goût une fois constaté, je n’ai plus à me poser aucune question au-delà. Puisque la beauté est précisément ce qui répond à nos préférences, il serait absurde de chercher ce qui est vraiment beau, abstraction faite de ces préférences. Voilà le dernier coup porté à l’esthétique rationnelle : le problème qu’elle s’acharne à résoudre n’existe pas.

    29Un de nos grands maîtres verriers, chercheur infatigable de formes de beauté nouvelles, a, dit-on, dans ses ateliers, une salle mystérieuse, dont il n’a jamais entrouvert la porte qu’à de rares initiés. C’est là qu’il relègue les pièces manquées qu’il n’a pas le courage de détruire : essais d’émaux colorés qui lui ont refusé la combinaison attendue, vases précieux qu’il avait taillés avec amour, sur lesquels il voyait déjà s’épanouir la fleur de songe, et qui sans cause visible, au dernier moment, par caprice du cristal rebelle, se sont fêlés sous sa main. Tout penseur a de même ses pièces manquées, idées reconnues chimériques, systèmes merveilleux qui semblaient se composer d’eux-mêmes quand brusquement s’y est produite la fatale fêlure. Lui non plus il n’ose s’en séparer à tout jamais. Qui sait ? Peut-être en pourrait-on faire encore quelque chose ! Il les conserve au fond de son esprit, dans cette région obscure où nous cachons nos rêves déçus. C’est là, décidément, qu’il semblerait sage de remiser notre projet d’esthétique rationnelle.

    Critique du subjectivisme

    30Cette fois l’inquiétude doit nous prendre. Tout cela serait-il vrai ? En essayant de juger du beau par raison, nous sommes-nous trompés d’instrument ?

    31Nous reprendrons par ordre les objections, mais en commençant par les plus fortes, qui ont été exposées en dernier lieu. Cet ordre régressif s’impose. Il était naturel que l’attaque réservât pour nous porter le coup de grâce les arguments qu’elle estimait décisifs. Il est naturel que nous les examinions d’abord dans notre défense.

    32Toute l’argumentation qui vient de nous être opposée s’appuie, en fin de compte, sur une conception particulière qu’on se fait de la beauté. Le beau peut-il vraiment être défini « ce qui est conforme à nos goûts personnels » ? Toute la question est là. Adoptez en effet cette conception subjectiviste. Toutes les critiques qui nous ont été faites se trouvent justifiées. Nous ne pourrons plus employer, pour discerner le beau, de meilleur critérium que nos impressions. Retirant à la beauté toute valeur absolue, il est bien évident que nous ne pourrons plus lui appliquer les précisions du raisonnement. Mais si nous pouvons établir que cette définition est défectueuse, ou tout au moins qu’elle ne s’impose pas, que reste-t-il de toutes les critiques ? Notre effort doit donc porter avant tout sur cette définition. Elle est le brin de paille qui s’arrête au milieu du ruisseau : sur ce faible obstacle, les corps flottants viennent s’accumuler, formant bientôt un imposant barrage. Retirons cette paille, ce sera la débâcle. La masse désagrégée s’en ira à la dérive, et le ruisseau reprendra paisiblement son cours.

    33Précisons la théorie. En déclarant que la beauté n’est que la conformité de l’objet avec notre goût personnel, on pose toute une thèse. On veut dire que, cette conformité une fois constatée, nous savons de la beauté tout ce que l’on en peut savoir. On affirme qu’en dehors de la pure et simple constatation de ce fait, tout ce que nous pourrions mettre dans nos jugements esthétiques serait illusoire. On écarte notamment l’idée d’une vérité esthétique, indépendante de nos opinions personnelles, qui s’imposerait sous peine d’erreur à tous les esprits. Les jugements que je porte sur la beauté n’ont absolument de valeur que pour moi. Telle est bien, ce me semble, la thèse subjectiviste. En tout cas, c’est à celle-là que je m’attaque.

    34La définition du beau qui vient d’être posée entraîne bien toutes les conséquences que nous venons de dire. La thèse se tient, elle n’a rien de contradictoire. Mais s’impose-t-elle ? Voilà, nous dit-on, ce que c’est que la beauté : le simple accord des objets avec un goût. La beauté est bien quelque chose comme cela ; elle est au moins cela. Mais est-elle cela exactement ? Nous demandons qu’on y regarde de très près. Du moment qu’il ne s’agit plus d’une de ces définitions courantes et qui n’engagent à rien, mais d’une définition en forme, d’une définition limitative, à laquelle nous devrons nous tenir désormais et dont on s’autorisera, pour établir des théories, alors sa parfaite justesse importe ; il faut que chaque terme en soit pesé ; nous ne pouvons plus nous contenter d’une formule approximative, énoncée à la légère.

    35Je demanderai donc pourquoi nous nous en tiendrions à cette définition, où la subjectivité est présentée comme un des caractères essentiels du beau. On ne songe évidemment pas à nous l’imposer a priori. De la part des adversaires de l’esthétique rationnelle, ce serait une prétention singulière. Il est tout aussi évident qu’on ne doit pas se croire autorisé à la porter arbitrairement, comme une simple définition verbale : on nous a trop bien montré la stérilité d’une pareille méthode. Il faut que l’on nous donne quelque bonne raison de l’adopter.

    36Mais je ne vous oblige nullement à l’adopter, répliquera le subjectiviste. Je la prends pour mon compte, parce qu’elle rend exactement l’idée que je me fais du beau. Libre à vous d’en avoir une autre. Ma thèse même vous y autorise. Gardez vos idées sur la beauté et laissez-moi les miennes ! Pourquoi vous obstiner à vouloir que tout le monde s’en fasse la même opinion ? – Parce qu’il en est une sans doute qui est la mieux fondée. C’est sur celle-là que je voudrais faire l’accord. C’est au moins celle-là que j’entends adopter. Je veux discuter sérieusement la conception subjectiviste du beau. Je vous convie à l’examiner avec moi. Si vous voulez la conserver quand même, sans aucune raison, contre toute raison, votre position sans doute, comme celle du sceptique absolu, sera logiquement inexpugnable. Mais si vous n’avez aucun parti pris, si vous cherchez simplement, sans idée préconçue, quelle est la meilleure manière de concevoir le beau, vous allez, je l’espère, reconnaître avec moi que la conception subjectiviste est la plus contraire au sens commun, la plus désavantageuse dans la pratique, et théoriquement la moins fondée de toutes. C’en est assez, je pense, pour que tout esprit sincère y renonce.

    37Constatons d’abord que ce n’est pas en ce sens que se prend couramment le mot de beauté. Selon le sens commun, la beauté serait plutôt quelque chose d’absolu, une qualité réelle des choses, distincte de l’opinion que je m’en fais et des sentiments qu’elle m’inspire. Cette croyance à l’objectivité du beau est un fait indéniable. Nous pouvons la retrouver dans presque tous nos sentiments esthétiques, qui impliquent à des degrés divers l’affirmation d’une valeur absolue des choses, et notamment dans le sentiment esthétique par excellence, dans le sentiment d’admiration.

    38En fait, on ne saurait le nier : tous, tant que nous sommes, nous dépassons à chaque instant le subjectivisme ; nous le nions dans chacun de nos jugements de goût. Toutes nos louanges, toutes nos critiques, toutes nos discussions sont fondées sur la supposition qu’il y a un goût juste et un goût faux, partant une vérité esthétique. Dès que deux personnes échangent deux mots sur une question d’art, cette convention est entre elles. Tout ce qu’on a dit, écrit, pensé sur la beauté, depuis qu’on s’en occupe, est imprégné de rationalisme. Posez le subjectivisme, aucun de ces jugements n’a plus de valeur : tout est à refaire. Cette façon de condamner, de rejeter d’un mot tous les jugements objectifs que chaque jour nous portons sur la beauté est étrangement expéditive ; c’est une belle révolution. Peut-être hésitera-t-on, si l’on se rend compte de sa portée, à aller jusque-là.

    39En nous présentant sa définition, le subjectiviste n’a donc pas le droit de nous dire : « voilà ce qu’est le beau », comme s’il prenait le mot dans le même sens que nous et cherchait seulement à éclaircir l’idée un peu confuse que nous nous en faisons. Il doit se contenter de nous dire : c’est ainsi que je le conçois. La conception qu’il s’en fait est elle-même toute personnelle et vraiment subjective. Elle ne répond pas à l’usage. On a le droit de suivre le sens commun sans donner ses raisons ; quand on s’en écarte, il faut dire pourquoi. Si quelque chose doit être solidement raisonné, c’est un paradoxe. Montrez-nous donc en quoi votre conception est supérieure aux idées courantes.

    40Trouverions-nous, dans la pratique, quelque avantage à l’adopter ? Est-elle mieux fondée en théorie ?

    41Pratiquement, il faut bien reconnaître que son adoption entraînerait des conséquences fâcheuses.

    42Adhérer à la conception subjectiviste du beau, c’est renoncer au désir et à l’espoir de s’entendre sur les questions d’art et de goût ; c’est s’enfermer décidément en soi-même. Nous garderons pour nous nos opinions : à quoi bon les répandre et les soutenir, si elles n’ont de valeur que pour nous ? Nous garderons pour nous nos sentiments : que nous servirait de les échanger, si nous ne tenons pas à les mettre d’accord ? Peu m’importe que vous éprouviez ceci ou cela, et peu vous importe que j’en sois informé. J’estime que l’adoption courante de la thèse subjectiviste tendrait à laisser tomber rapidement, comme illogique, toute discussion et même toute conversation sur les choses de l’art.

    43En adoptant cette attitude réservée à l’égard du beau, on espère au moins faire disparaître le souci de déterminer la véritable beauté, l’angoisse que nous éprouvons à la pensée de l’avoir méconnue, les âpres discussions que soulèvent les questions d’art et de goût. Renoncez, nous dit-on, à trouver une vérité qui s’impose à tous ; appliquez-vous à concevoir le beau de telle manière, qu’à son sujet les opinions les plus diverses soient conciliables et également admissibles, alors vous aurez la tolérance et la paix, et vous serez libre de savourer chacun de votre côté la beauté vers laquelle vous porteront vos goûts personnels.

    44Mais est-il vraiment désirable que nous perdions ces inquiétudes ? Elles stimulent le sentiment esthétique. Elles le font vivre. Quand je me sentirai libre, parfaitement libre d’avoir telle opinion qu’il me plaira, ne me sera-t-il pas indifférent d’avoir l’une ou l’autre, et même d’en avoir une quelconque ? Le subjectivisme est pour la critique un mol oreiller, mais où elle s’endort.

    45Est-il désirable que ces discussions passionnées prennent fin ? Il est rare qu’elles aillent trop loin. Dans leurs plus grandes violences elles sont inoffensives après tout. Au fond elles témoignent du désir d’arriver à une entente, d’une secrète sympathie. Les conflits sont fâcheux sans doute ; mais il y a quelque chose de pire, c’est de s’ignorer l’un l’autre, de s’enfoncer chacun dans son opinion, de renoncer à se jamais convaincre. Peut-on rien imaginer de plus froid, et une plus complète rupture entre deux esprits ?

    46On sait quelle est la valeur sociale du sentiment esthétique, quel lien de sympathie il établit entre les âmes, et comme il est exalté par la conscience que nous avons de cette harmonie morale. Nous n’admirons vraiment que ce que nous pouvons admirer en commun. En disant qu’une chose est belle, nous convions tous les hommes à la contempler avec nous, nous affirmons qu’eux aussi en seront charmés. De quel droit, à quoi bon réagir contre cette tendance que nous avons à solidariser nos sentiments esthétiques ? Ne vaudrait-il pas mieux l’accentuer encore, la rendre plus impérieuse par la définition même que nous donnerons de la beauté ? Définir le beau, ce n’est pas simplement préciser le sens d’un mot, éclaircir une idée. C’est proposer un idéal. C’est dire ce que nous devrions aimer et admirer. Comparez, au point de vue de la sociabilité, les deux conceptions du beau, celle que s’en fait l’esthétique rationnelle, et celle que nous propose la théorie subjectiviste ! La beauté, dira le subjectivisme, c est ce qui me plaît à moi. Que cela vous plaise ou non, peu importe, gardons chacun notre goût ! Par beauté, dira l’esthétique rationnelle, nous entendons, non pas ce qui est conforme à notre goût personnel, mais ce qui répond aux goûts les plus raisonnables, aux goûts de l’homme sain, normal et pleinement développé ; ce que nous devrions tous aimer et admirer ; ce qui nous unit dans le meilleur de nous-mêmes. Pour qui jugerait sans parti pris, cette seconde conception apparaîtrait comme autrement sociable, généreuse, élevée. À force de raffinement, le subjectivisme arrive à nous proposer un idéal de beauté sensiblement inférieur à celui que s’en fait le sens commun lui-même.

    47Je conçois que parfois on se laisse aller, dans un moment de découragement, au subjectivisme. La vérité est si difficile à saisir ! Dans l’effort que nous faisons pour l’étreindre, elle filtre et se dissout comme une poignée de sable aride entre les doigts. De dépit on serait tenté de rejeter le peu qu’on en tient. « J’y renonce, tout cela est subjectif ! » Ainsi l’on sera subjectiviste par boutades. Mais le serait-on sérieusement ? Accepterait-on le système à fond, avec toutes ses conséquences logiques ? Le subjectivisme n’est pas une théorie que nous puissions admettre de gaîté de cœur, par dilettantisme. C’est une théorie antisociale, déprimante, décourageante, à laquelle on ne devrait se rendre qu’à la dernière extrémité, quand on y serait absolument contraint. Il y a une beauté objective ! Nous devrions nous cramponner en quelque sorte à cette conviction, ne la lâcher qu’à notre corps défendant. Pour nous en détacher, il faudrait nous présenter des arguments théoriques irrésistibles. Ces arguments, je les cherche en vain. Qui nous empêche en effet de croire à une vérité esthétique, s’imposant à tous les esprits ?

    48Chacun, dit-on, se fait de la beauté ses idées particulières. Nous arrivons pourtant à nous entendre à peu près sur le sens du mot. Rassurons-nous, nous n’avons pas à craindre d’être trop originaux dans nos conceptions. Notre défaut serait plutôt de les couler trop souvent dans le même moule.

    49Pas d’impératif esthétique qui s’impose ? – Chacun de nous au contraire, appréciant la beauté d’une chose, a la conviction irrésistible qu’il doit y avoir une certaine façon d’en juger qui est la vraie. C’est celle-là que nous cherchons ; et dans certains cas, nous sommes bien certains de l’avoir trouvée. Soient ces propositions : « Un chat net et bien portant est plus beau qu’un chat galeux – Un oiseau-mouche est plus joli qu’une limace – Il y a plus d’art dans la Vénus de Milo que dans une poupée de coiffeur – Il ne faut pas mettre le Val d’Andorre au-dessus des Maîtres-chanteurs. » Ne sont-elles pas comiques à force d’évidence ? Je défie bien le subjectiviste le plus convaincu de mettre en doute leur justesse. Essayez de les retourner, elles vous résisteront, leur contraire étant une absurdité. On pourrait ainsi établir un certain nombre de propositions qui non seulement seraient admises de tous, mais encore se présenteraient à chacun avec un caractère de véritable obligation : ce seraient des axiomes de goût, des vérités impératives.

    50En cas de divergence d’opinions, il est impossible de savoir qui a raison et qui a tort ? – Dans certains cas peut-être, et notamment dans ceux où les deux interlocuteurs n’invoquent que des raisons de sentiment. Mais s’il s’agit d’opinions délibérées, réfléchies, on peut poser les raisons alléguées de part et d’autre. On tiendra compte aussi, à défaut d’autre critérium, de la compétence de chacun. Dans une discussion d’art qui mettrait aux prises un artiste, un amateur et un profane, nous donnerons plutôt raison à l’artiste. Si je trouve superbe un cheval et qu’un éleveur le regarde avec dédain, je supposerai que la bête a quelque tare qui saute aux yeux du professionnel, et du coup mon admiration baissera.

    51Mais il est temps, nous dira-t-on enfin, de relever cette discussion, qui s’attarde à des détails mesquins. Que parlez-vous d’objectivité ? Notre esprit ne peut sortir de lui-même pour aller au-dehors s’informer de ce qu’est la réalité en soi. Chacun de nous ne connaît des choses dites externes que la représentation qu’il s’en fait. Ce ne sont pas seulement les grands bœufs couchés dans l’herbe qui suivent, de leur œil contemplatif, « ce songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais ». Il en est de même de tout être pensant. Nous aussi nous vivons renfermés à tout jamais dans notre rêve. Chaque Moi est un monde isolé, une monade close qui n’a pas de fenêtres sur le dehors. Toute connaissance est subjective. La vérité esthétique, à laquelle vous vous obstinez à croire, s’évanouit dans l’universelle vanité du tout.

    52Allons-nous être obligés de porter la discussion sur le terrain de la métaphysique ? Nous le ferions s’il le fallait. Nous prenons l’esthétique au sérieux. Nous nous attendons à ce qu’elle nous oblige à poser de graves problèmes. Il se trouve pourtant que nous pouvons écarter l’objection sans discuter au fond l’idéalisme. Nous allons voir que cette hypothèse métaphysique, fût-elle établie, ne prouverait rien contre la vérité esthétique.

    53Admettons que tout soit idéal. Quand on s’efforce d’entrer dans l’hypothèse idéaliste, au moment où l’on va être tenté de l’admettre, on éprouve comme une angoisse. Me voici en contemplation devant quelque spectacle de la nature. Tout ce que je crois voir devant moi, ces champs, ces prairies, ces bois, les nobles ondulations de ces collines, la plaine au loin bleuissante, tout cela n’est-il donc qu’hallucination, fantasmagorie ? Ce monde qui me semble si beau n’est-il qu’un rêve ? À cette pensée, il semble que la réalité vacille, et que le monde va s’éclipser. Un peu de réflexion nous rassurera. De ce que les choses sont idéales, il ne s’ensuit pas qu’elles n’ont qu’une existence illusoire et précaire. Que le monde ait sa réalité en nous ou en dehors de nous, qu’il soit perçu ou seulement conçu ; il existe ; il garde ses lois, il garde sa cohérence, il garde sa solidité. Il reste tel que l’expérience nous l’a toujours montré. Tous les rapports se maintiennent dans cette transposition totale. Qu’importe surtout à sa valeur esthétique le mode d’existence que nous lui attribuerons ? Il ne doit pas nous en coûter d’attribuer de la beauté à de simples états de conscience. Nous le faisons couramment. Qu’admirons-nous dans un splendide poème, dans une sublime symphonie ? Rien que de psychique. Ce qui nous donne cette impression de splendeur ou de sublimité, ce ne sont évidemment pas ces caractères tracés sur le papier, ce ne sont pas ces instruments qui vibrent, ou ces ondes sonores qui se croisent dans l’air. C’est quelque chose de tout intime ; ce sont des images intérieures, des sentiments, des émotions profondes ; c’est vraiment un état d’âme. Adoptez l’hypothèse idéaliste, il en est de même de tous les objets possibles. C’est en nous-mêmes que nous les contemplerons et que nous les admirerons. Qu’y perdrons-nous ? Quand l’univers n’existerait que dans notre esprit, quand il ne serait qu’un rêve, en sera-t-il moins beau ? Tous les jugements esthétiques, dans cette hypothèse, garderont leur valeur. De l’idéalisme absolu, on ne saurait tirer aucune conclusion sceptique. Le système entier de notre connaissance se trouvera déplacé sans subir aucune perturbation interne. La science du beau se trouvera porter sur un objet idéal, comme toute science humaine ; elle sera par conséquent valable au même titre ; nous n’en demandons pas davantage. – Mais aucune connaissance n’a plus de valeur ! – Pourquoi cela ? C’est dans cette hypothèse au contraire que la connaissance devient le plus facile à justifier. Les choses n’existant que dans notre pensée et pour notre pensée, ne peuvent manquer de correspondre à l’idée que nous nous en faisons ; plus d’intermédiaire entre elles et nous ; nous sommes bien sûrs de les connaître telles qu’elles sont. La seule chose qui devienne un peu difficile à expliquer, c’est l’erreur, qui se résout en un désaccord de la pensée avec elle-même.

    54Loin de regarder les idéalistes comme des adversaires de notre doctrine, nous les considérerons plutôt comme des alliés. Ce système, qui fait des choses une création de la pensée, et du monde une œuvre d’art, ne peut que développer en nous, par sa grandeur et par son caractère éminemment poétique, le sentiment du beau ; il nous rappelle qu’il y a d’autres réalités que celles qui se voient et se touchent ; il donne tout son prix à l’idéal ; et j’estime que nul système ne s’accorde mieux que celui-là avec l’esthétique rationnelle.

    55Mais vous éludez, me dira-t-on, la véritable difficulté. Ce qu’il y a d’inquiétant dans l’hypothèse idéaliste, ce n’est pas que notre esprit perde contact avec les choses, c’est qu’il perde contact avec les autres esprits. Dès lors, qui peut lui garantir qu’il est d’accord avec eux ? Dans l’hypothèse d’une réalité matérielle, hypothèse admise par le sens commun, l’accord nous est garanti par la présence de l’objet dont nous prenons en même temps connaissance. Mais si cet objet, que je crois voir, n’existe que dans mon esprit, qui me garantit que vous avez en ce moment la même vision ? Chacun de nous se faisant du monde sa représentation particulière, vit isolé en soi. De l’idéalisme vous devez passer forcément au subjectivisme absolu1.

    56La conséquence ne s’impose pas. Rien ne nous garantit sans doute que tous les hommes aient absolument du monde la même représentation ; mais nous avons toutes raisons de croire que les différences ne sont pas très grandes. Ne sommes-nous pas constitués à peu près de même ? Ne parlons-nous pas des mêmes choses à peu près dans les mêmes termes ? Sur bien des questions tous les esprits sont d’accord. Dans la pratique de la vie, nous ne nous inquiétons pas de l’hypothèse subjectiviste ; nous adoptons franchement l’hypothèse opposée ; nous agissons, raisonnons comme si nous vivions tous dans le même monde ; et jusqu’ici rien n’est venu démentir cette supposition. Dans la pratique des sciences, le subjectivisme ne nous arrête pas davantage ; la science va de l’avant, estimant que les vérités démontrées pour un esprit sont valables pour tous. Pourquoi l’esthétique serait-elle plus timorée et n’adopterait-elle pas résolument le même postulat ?

    57Certes nous ne nions pas qu’il y ait des beautés subjectives. Certaines choses ne sont belles que parce que nous ne les voyons pas telles qu’elles sont. Cette charmante étoile, qui nous apparaît comme un point lumineux, à moindre distance serait un épouvantable brasier. « De même que s’évanouissent, vus au microscope, le velouté de la fleur et l’éclat de l’aile du papillon, pour faire place à une surface rugueuse et à une poussière terne, de même, devant notre œil grossissant, s’évanouirait cette riche diversité de qualités qui est la parure de la nature. Le monde serait pour ainsi dire dépouillé de ses qualités, et nous ne verrions plus que des atomes accomplissant dans le vide uniforme leurs monotones évolutions2. » Supposez, que la structure de notre œil soit changée, nous verrions apparaître dans le monde un autre ordre de beautés. La beauté de grandeur est relative à notre taille, la beauté de puissance à notre force. Il est des choses qui nous charment sans que nous sachions pourquoi, simplement parce que nous sommes ainsi faits qu’elles nous plaisent, et sans que nous en affirmions rien d’autre en les trouvant belles que leur charme même. Il en est encore qui prennent à nos yeux, par suite de circonstances tout accidentelles, un attrait tout particulier ; elles évoquent dans notre esprit des souvenirs personnels, qui nous les rendent douces à voir ; il se trouve que nous avons mis en elles un peu de notre cœur. Ou bien nous nous trouvons dans ces dispositions heureuses où l’on voit le monde en beau. Nous sommes comme l’enfant qui trouvant à terre un morceau de verre coloré et le portant à ses yeux, s’émerveille de voir les objets les plus vulgaires se teindre de couleurs féeriques. Nous prêtons aux choses le charme de l’heure présente. Que notre humeur change, le monde s’assombrira à nos yeux ; ces belles apparences s’évanouiront : ce n’était qu’un mirage.

    58J’irai plus loin dans les concessions. J’accorde que dans tous les jugements que nous portons sur la beauté il y a quelque chose de subjectif. Nous devons en prendre notre parti d’avance. L’objectivité absolue est possible et désirable dans les sciences abstraites, où nos jugements portent sur des objets très simples et de nature tout idéale, que l’esprit peut pénétrer à fond. Mais les objets sur lesquels nous portons nos jugements esthétiques sont éminemment concrets ; ce sont des scènes de la nature, des objets matériels, des êtres animés, des œuvres d’art ; et loin que nous cherchions à en éliminer les éléments subjectifs, qualités sensibles, effet pathétique, expression morale, nous portons notre attention de préférence sur ces éléments. Quand nous disons d’une chose qu’elle est belle, nous l’entendons de la chose telle qu’elle nous apparaît, avec toutes les sensations qu’elle nous donne et toutes les émotions qu’elle nous suggère ; c’est à cet ensemble, c’est à l’objet tel qu’il est pour nous, et non à l’objet tel qu’il peut être en soi, que nous attribuons la beauté. De là bien des illusions. Nous regardons les choses avec des yeux humains ; nous en jugeons avec des idées humaines ; les particularités mêmes de notre esprit, nos habitudes mentales, le milieu, l’éducation exercent sur nos jugements une influence à laquelle, malgré tous nos efforts, il nous est impossible de nous soustraire entièrement. En somme, de tous nos jugements, les jugements esthétiques sont peut-être les plus subjectifs, ceux dans lesquels nous mettons le plus de nous-mêmes et engageons le plus à fond notre personnalité.

    59J’accorde tout cela. Mais de là au subjectivisme absolu, il y a loin. Si la beauté de certaines choses est subjective, cela ne prouve pas que toute beauté le soit. S’il y a quelque chose de personnel dans tous nos jugements esthétiques, cela ne prouve pas que tout y soit personnel. Quand par exemple j’admire pour sa beauté un animal sain, conforme au type normal de son espèce, exempt de toute difformité et de toute tare physiologique, le jugement par lequel je le déclare beau a bien quelque valeur objective ; quand vous en aurez retiré tout ce qu’on y peut distinguer encore d’illusion humaine ou individuelle, il en restera quelque chose.

    60Ce sont ces éléments objectifs, impliqués dans tous nos jugements de goût, que nous nous attacherons surtout à distinguer et à signaler. Nous chercherons à en mettre le plus possible dans nos principes d’art et dans notre idéal de beauté. À la question de savoir si l’esthétique est objective ou subjective, nous répondrons d’une manière pratique, en la faisant pour notre compte aussi objective que nous le pourrons.

    61Les esprits sont-ils ouverts ou fermés les uns aux autres ? Cela dépend d’eux dans une large mesure. Ils peuvent s’enclore en eux-mêmes ou entrer en relations réciproques, s’isoler ou former société. Nous sommes libres ; nous pouvons et devons tendre à une plus complète harmonie. Il ne peut être indifférent à l’esthéticien de savoir quelle forme de beauté, quelle conception d’art répond le mieux au goût de la plupart des hommes. La beauté souveraine est faite pour frapper toutes les âmes. Le grand art ne s’adresse pas à une élite ; quoi qu’en disent les dédaigneux, il est universel3. Il ne se contente pas de créer pour la jouissance de quelques-uns des œuvres exquises ; il veut des œuvres fortes, qui s’imposent à tout un peuple, et leur valeur esthétique pourra se mesurer jusqu’à un certain point à leur puissance d’expansion. En propageant de telles idées, en nous inspirant de telles théories, nous ferons plus que réfuter théoriquement le subjectivisme, nous le refoulerons. Nous le chasserons des âmes, avec les doutes, avec les négations, avec les sentiments égoïstes qui lui font cortège.

    Possibilité de l’esthétique rationnelle

    62Nous pouvons, nous devons croire qu’il y a une vérité esthétique. Reste seulement à savoir si cette vérité nous est accessible.

    63Pouvons-nous espérer que nous réussirons là où tant de théoriciens ont échoué ? – Nous voulons en courir le risque. Ces arguments d’intimidation ne sont pas faits pour nous arrêter. Quand l’œuvre serait à reprendre par le pied, courageusement nous nous mettrions au travail. Au reste il s’en faut de beaucoup que tout dans l’esthétique rationnelle soit à faire. Loin de là. Cette esthétique est très avancée. On discute encore, et l’on discutera longtemps pour savoir s’il convient de raisonner du beau. Mais dès que l’on consent à en raisonner, on aboutit forcément à quelques principes essentiels sur lesquels tous les théoriciens s’accordent. Il y a une esthétique éternelle à laquelle la raison a toujours abouti. Nous n’aurons pas à inventer nos principes, la formule en a été trouvée depuis longtemps. Notre œuvre propre doit être de les confirmer et de les suivre plus résolument qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Nous ne voulons, en somme, que reprendre et continuer la tradition rationaliste, brusquement coupée par une crise d’empirisme. Dans ce retour même nous ne serons pas isolés. Bien des esprits sincères en sentent avec nous l’urgence.

    64Ne devons-nous pas hésiter à reprendre de vieilles méthodes tombées en désuétude ? – À la réflexion nous nous sommes convaincus qu’elles sont bonnes. Nous les emploierons donc. Nous essaierons d’y ramener les esprits. Si l’esthétique rationnelle est actuellement en discrédit, c’est une raison de plus pour faire en sa faveur un énergique effort.

    65Est-il nécessaire enfin de relever le défi qu’on nous porte d’établir nos principes a priori ? Nous n’avons pas cette prétention. Si jamais l’esthétique a tenté de le faire, depuis longtemps elle est guérie de cette témérité. Quel est aujourd’hui l’esthéticien qui prétend tirer tout un système de l’idée du beau en soi ? À coup sûr ce n’est pas ainsi que nous entendons procéder. Nous ne voulons pas fonder nos théories sur un minimum, mais au contraire sur un maximum d’expérience, de manière à leur assurer une base aussi solide, aussi large que possible. Nous n’avons pas l’intention de faire d’abord table rase de toutes les idées que l’on se fait communément de la beauté, pour en poser a priori le concept. Je doute fort qu’il soit bien utile de remonter ainsi à une sorte d’état pré-esthétique, où l’on serait censé n’avoir encore aucune idée du beau. Il doit nous suffire de prendre pour départ notre goût actuel et de travailler par la réflexion à le perfectionner.

    66Nous ne nous interdirons pas l’esthétique déductive. Un principe étant posé, rien de plus instructif que de le suivre jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. Bien des problèmes d’esthétique, que le goût résout d’une manière vague et arbitraire, comportent une solution très précise par voie de pur raisonnement. Nous userons donc de la déduction chaque fois que cela nous sera nécessaire. Mais nous n’en abuserons pas. Sous prétexte que notre esthétique est rationnelle, qu’on ne s’attende pas à la voir exposer more geometrico. Tirer de simples définitions toute une série de théorèmes, relier toutes ses propositions les unes aux autres et en suspendre le plus grand nombre possible à un seul principe, comme une longue chaîne à un clou, c’est un exercice de virtuosité logique auquel nous renonçons. Les géomètres peuvent s’y complaire. Étant donné la simplicité de leur objet et la facilité qu’ils ont de l’analyser complètement, ils sont certains d’éliminer de leurs déductions, si prolongées qu’elles soient, toute chance d’erreur. Les propositions s’engrènent, la machine à penser fonctionne à coup sûr. Mais il n’en est pas de même pour les raisonnements de l’esthéticien. Ils doivent s’appuyer, non seulement sur des axiomes et des idées parfaitement claires, mais sur des conjectures, sur des nuances d’appréciation, sur des sentiments. Les chances d’erreur sont autrement nombreuses. Dans ces conditions, il serait dangereux de se lier trop longtemps au raisonnement abstrait. Ici les plus brèves déductions sont les meilleures.

    67Mais enfin, me dira-t-on, ce que vous nous avez promis, c’est bien une esthétique rationnelle. Voici maintenant que vous nous proposez de prendre pour point de départ l’expérience, les faits, nos goûts actuels, nos idées acquises. Vous entendez recourir le moins possible au raisonnement abstrait. Vous renoncez à l’a priori. Alors en quoi votre esthétique se distingue-t-elle de l’empirisme ? Pourquoi la dites-vous une œuvre de raison ?

    68Si nous ne prétendons pas établir notre esthétique sur le raisonnement pur, nous comptons bien la justifier par des raisons sérieuses ; soumettant à un contrôle rationnel nos sentiments esthétiques, nous montrerons qu’ils devraient être autant que possible d’accord entre eux, d’accord avec la vérité, avec notre intérêt, avec notre dignité. Continuellement, pour perfectionner et rectifier notre goût, nous invoquerons des raisons de cet ordre, en sorte que l’on ne manquera pas de dire que notre esthétique rationnelle repose sur une perpétuelle confusion de l’esthétique avec la logique, avec la science, avec la morale. Nous accepterons ce reproche, car c’est bien à cette fusion que nous tendrons de toutes nos forces. Nous ne voulons plus que nos goûts esthétiques restent isolés, renfermés en eux-mêmes. Nous montrerons le rapport qu’ils doivent avoir avec les formes les plus sérieuses et les plus élevées de notre activité. Ainsi nous aurons travaillé à l’unification de toutes nos tendances. La raison n’est pas dialectique pure, raisonnement abstrait. Elle est organisation, finalité, harmonie. L’homme raisonnable, c’est l’homme équilibré, qui a éliminé de ses convictions et de ses aspirations toute incohérence, qui tend de toutes ses forces a un but digne de ses efforts. Par beauté rationnelle j’entends celle qu’admirerait un tel homme. La déterminer, ce n’est pas, ce me semble, un idéal inaccessible.

    69Je crois cette discussion préalable épuisée. Du moins ai-je dit à ce sujet tout ce que j’avais à dire. Les derniers doutes qui pourraient subsister sur la légitimité et l’efficacité de notre esthétique disparaîtront, je l’espère, quand on aura sous les yeux les principes et les applications. Est-il possible d’établir une théorie du beau qui ne soit ni stérile, ni desséchante, ni arbitraire ? Nous le verrons à l’essai. Nous ne pouvons mieux prouver la possibilité d’une telle esthétique qu’en la faisant.

    70Nous avons arrêté notre méthode : toujours partir de ce qui est pour déterminer ce qui doit être, le but à atteindre étant l’harmonie. Et maintenant il est temps de nous mettre à l’œuvre.

    Notes de bas de page

    1 Le mot de subjectif s’est pris et se prend couramment en deux sens, l’un assez large, l’autre très étroit. De là des équivoques. Quand on dit que les jugements que nous portons sur la beauté sont subjectifs, ou bien l’on veut dire qu’ils n’ont de valeur que pour nous autres hommes et les êtres mentalement constitués à notre manière ; en ce cas, le sujet auquel on les rapporte, c’est nous. – Ou bien l’on veut dire qu’ils sont vraiment tout personnels, en sorte que l’idée que chaque homme se fait de la beauté des choses serait relative à son tempérament propre, à ses habitudes mentales individuelles, et n’aurait de valeur que pour lui-même : en ce cas, le sujet auquel on les rapporte, c’est vraiment notre moi. Entendu dans le premier sens, le subjectivisme n’est autre chose que l’idéalisme, et laisse à la connaissance toute sa valeur. Entendu dans le deuxième sens, il se confond avec le scepticisme. Cette distinction étant posée, mes conclusions seront fermes. J’admets le subjectivisme esthétique au sens large, je le repousse au sens étroit.

    2 Élie Rabier, Leçons de philosophie, t. I, p. 121.

    3 Idée développée par Guyau dans son Art au point de vue sociologique (Paris, Félix Alcan).

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    La beauté rationnelle

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