Chapitre II. Les droits de la raison sur le sentiment
p. 39-50
Texte intégral
Révolte du sentiment
1Certains spectacles de la nature, certains objets, certaines œuvres d’art excitent notre pleine admiration ; leur vue nous charme : nous les contemplons avec amour. Avons-nous le droit de nous laisser simplement aller à ces émotions ? Ou la raison va-t-elle les contrôler, en mesurer l’expression, les détourner de tel objet pour les porter vers tel autre ? Le sentiment esthétique, en un mot, doit-il être, lui aussi, rationnel ?
2Attendons-nous ici à une vive résistance. Nous voulons imposer la raison au sentiment. N’est-ce pas le détruire ? De toute son énergie il va se retourner contre nous, s’indigner, se révolter. Nous n’exagérons pas. Rien n’est antipathique aux passionnés du beau comme la critique rationnelle.
3Essayons en effet de nous placer, ainsi qu’il convient, à leur point de vue. Il est tout naturel qu’ils appréhendent de voir l’esthétique rationnelle exercer sur les sentiments esthétiques une influence fâcheuse.
4De deux choses l’une. Ou nos raisonnements se trouveront d’accord avec le sentiment, ou bien ils le contrediront. Examinons successivement ces deux cas.
5Un élan spontané porte l’âme humaine vers certaines beautés. D’où vient le plaisir que nous éprouvons à les contempler ? On pourra s’efforcer, après coup, de justifier le sentiment éprouvé par des raisons subtiles ; mais ces raisons, nous n’avons pas attendu qu’on nous les découvrît pour nous éprendre de l’objet ; elles ne sont donc pas la cause déterminante de son attrait. Sans réflexion, sans discussion, avec une conviction irrésistible, nous avons affirmé que cela était bien beau. Nos plus vives admirations sont justement les plus irréfléchies, celles dont il nous serait le plus difficile de rendre compte. Nous n’avons donc que faire du raisonnement pour éveiller en nous les émotions esthétiques. Il tendrait plutôt, avec la meilleure volonté de les fortifier, à les affaiblir.
6Vous voulez que je les raisonne. Le seul fait de raisonner, c’est-à-dire de se livrer à un travail critique pendant qu’on éprouve une émotion, ne doit-il pas la refroidir ? Nous ne disposons que d’une somme d’activité limitée. Sauf dans les moments d’excitation exceptionnelle où toutes les facultés s’exaltent à la fois, en général quand l’une fait effort les autres se détendent. Nous ne donnons déjà que trop de temps à la discussion. Mis en présence d’une œuvre d’art, nous sommes tellement soucieux de l’apprécier, que bien souvent nous oublions d’en jouir. Si nous prenons l’habitude de penser davantage encore, quand nos réflexions porteraient sur la beauté de l’œuvre et sur les raisons que nous avons de l’estimer très haut, forcément nous sentirons moins. Et si nous pensons à nos sentiments eux-mêmes, pour en apprécier la qualité, alors ce sera plus grave ; nous risquerons fort de les gâter. L’examen auquel nous les soumettrons ne pourra manquer de les contrarier dans leur expansion. Comment s’élèveraient-ils à leur plus haute intensité, s’il y a toute une partie de nous-mêmes qui reste de sang-froid, qui réfléchit, qui les rappelle à la sagesse ? Que la raison leur soit indulgente, peu importe, ils seront gênés. Ils ne se laisseront plus aller aussi volontiers à leur élan. Ce ne sera plus la libre et joyeuse expansion d’autrefois. Le seul fait d’en prendre conscience leur ôtera toute leur naïveté et les dénaturera. Ils prendront des attitudes. Ils se composeront pour l’effet. Les sentiments en général sont chose tendre, délicate, comme ces pétales encore enveloppés dans le bouton qu’on ne saurait étaler sans les froisser et les meurtrir ; ce ne sont pas des surfaces développables, mais de tous nos sentiments les plus délicats peut-être, ceux qui s’altèrent le plus vite sous le regard, ce sont les sentiments esthétiques ou poétiques. Si le battement des cils et le rythme de la respiration se dérangent pour peu qu’on y fasse attention ; si les pulsations de notre cœur deviennent irrégulières, manquent la mesure dès qu’on commence à les compter, à plus forte raison ces mouvements spontanés de l’âme seront-ils déconcertés quand on les mettra en observation. On peut dire qu’il est de leur essence de n’être pas perçus. Le plus grand charme de l’émotion esthétique, c’est d’être profonde, mystérieuse, indéfinissable. Nous sentons qu’il y a en elle quelque chose de sacré. N’essayons pas de l’expliquer, de la raisonner, nous la ferions disparaître.
7Je ne vois qu’un seul cas où le raisonnement exercerait sur les sentiments esthétiques l’action qu’on en attend, c’est le cas où il y aurait à réprimer un excès d’admiration. S’il est en effet très difficile d’exalter le plaisir que nous prenons à contempler les belles choses, il est beaucoup plus aisé de le modérer. Nous avons vu combien l’émotion du beau était délicate, et prompte à s’effaroucher de la moindre critique. On peut donc compter, sans trop de présomption, que l’on arrivera par des arguments en forme à rabattre nos sentiments esthétiques au degré voulu. La vertu réfrigérante du raisonnement le sert ici à merveille. C’est une douche froide jetée sur nos enthousiasmes. Et voilà l’esthétique rationnelle réduite à cette triste fonction de nous enlever nos illusions les plus chères.
8On espérait sans doute, en soumettant les sentiments esthétiques au contrôle de la raison, les porter d’un objet vers un autre en leur conservant d’une manière générale toute leur intensité. Mais cela n’est pas possible. Les sentiments ne sont pas de ces masses inertes que l’on peut à volonté porter ici ou là, et qui s’accommodent aussi bien d’une situation que d’une autre. Ils ne se laissent pas aisément transposer. En les déplaçant, on les rebute. À chaque transfert, il y a un déchet. Ainsi l’esthétique, impuissante à rendre plus vive aucune de nos émotions, n’ayant de force que pour les détruire, les altérant si peu qu’elle y touche, en somme leur sera fatale.
9Imprudents que nous sommes, nous avons confié aux logiciens nos sentiments, nos beaux sentiments si nuancés, si chaleureux, si frémissants de vie. Leur analyse faite, que nous rendent-ils à la place ? Quelques idées, décolorées et mortes, cristallisées en glaciales formules.
10Le résultat était à prévoir. Du moment où nous avons décidé de soumettre nos sentiments esthétiques au contrôle de la raison, leur sort n’était pas douteux. D’avance ils étaient condamnés. On n’aurait pas de peine à établir la déraison radicale du sentiment en général, et en particulier du sentiment esthétique. Tout sentiment est un trouble mental, qui ôte à l’intelligence sa lucidité, qui jette dans nos raisonnements des facteurs irrationnels, et en fausse nécessairement le résultat. Les émotions extrêmes se caractérisent même par une sorte de déraison volontaire, par un besoin de s’exalter au-delà de toute mesure, jusqu’à l’ivresse, jusqu’au délire. On sent bien que l’on ne se possède plus, et l’on éprouve, à le sentir, un étrange orgueil. Rendez à la raison ses droits, toute cette effervescence doit tomber. Les stoïciens l’avaient bien compris, qui faisant de la sagesse parfaite leur idéal, blâmaient toute émotion. Que devons-nous raisonnablement à la beauté ? De la reconnaître, de l’estimer à sa juste valeur, de la rechercher. Mais nous ne lui devons pas des frissons, des battements de cœur, des transports et du délire. Attacher tant d’importance à la façon dont un vers est tourné ; se passionner pour une ligne, pour une couleur, pour un reflet qui miroite, pour l’image d’une chose qu’on ne regarderait pas dans la réalité ; se laisser pénétrer de tristesse par un accord musical, par le son d’un archet qui traîne sur une corde, rien de cela n’est sensé. Entre le sentiment esthétique et la raison, il faut choisir.
11Peut-être l’évolution qui tend à convertir les émotions en idées est-elle fatale, et le sentiment esthétique, avec ses indécisions, ses étonnements naïfs, ses explosions d’enthousiasme, est-il destiné à disparaître devant l’impassible logique. Au moins ne hâtons pas ce moment ! Gardons-nous de l’analyse ! De toutes nos forces et le plus longtemps qu’il nous sera possible, résistons à l’intellectualisme qui nous envahit ! Quand d’elle-même la beauté vient s’offrir à nous, ne discutons pas ses charmes ! Admirons-la, aimons-la de tout notre cœur ! Ici la véritable sagesse est de ne pas se gâter ses joies à vouloir être trop sage. La véritable raison est de donner congé à la raison.
Effets du contrôle rationnel
12Les objections de sentiment sont dangereuses. Même réfutées, elles risquent de prévaloir contre la logique. Leibniz disait que nous mettrions en doute les vérités géométriques elles-mêmes, si par malheur pour elles nous les trouvions en conflit avec notre intérêt. À plus forte raison nos théories, que nous ne pouvons avoir la prétention d’établir aussi rigoureusement, auront-elles peine à s’imposer, s’il est reconnu qu’elles vont contre le sentiment. Dire que l’esthétique rationnelle est inutile, arbitraire, absurde, ce sont là critiques légères, dont on se relève. Mais la présenter comme une doctrine austère, déplaisante, chagrine, qui tend à diminuer la somme de nos jouissances esthétiques, c est le coup de massue.
13Quelques-uns des inconvénients que l’on signale sont réels. Oui, certaines choses, que nous serions disposés à trouver belles, ne résisteront pas à l’examen. Il faudra donc nous résigner à ne plus les admirer. Ce sont des désillusions qui coûtent, je le sais, et qui inquiètent. La joie que nous pourrons éprouver à découvrir ailleurs des beautés nouvelles ne compensera pas cette impression pénible. Oui encore, pendant que nous nous appliquerons à critiquer nos goûts, à contrôler nos impressions, à établir nos principes, notre sensibilité sera gênée, déconcertée. L’enquête méthodique à laquelle nous allons nous livrer nous coûtera donc quelque chose. Elle nous demandera un effort, nous fera perdre quelques illusions, et peut-être même paralysera pour quelque temps notre faculté d’admiration. J’accorderai cela. Mais je dis qu’il faut aller de l’avant quand même. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer.
14Ces impressions pénibles, que nous pourrons éprouver quand il nous faudra revenir sur des sentiments auxquels nous tenions, sont évidemment une crise passagère. On éprouve ce malaise chaque fois que l’on s’interroge sur ses croyances. C’est la lutte de l’esprit et du cœur, le conflit entre la raison et la foi : source d’angoisses, mais condition de progrès. On ne passe pas d’un état inférieur à un état supérieur sans quelque déchirement. Jamais une révolution ne se fait sans indigner ceux qu’elle dérange, et inquiéter ceux mêmes qui en profitent. Une fois le progrès acquis, on reprend son calme. Lorsque notre goût aura pris décidément l’allure plus rationnelle que nous voulons lui donner, nous nous accommoderons fort bien, je l’espère, de ce nouvel ordre de choses : une fois convaincus qu’il constitue un progrès réel, nous regarderons comme un devoir de nous y adapter. Nous ferons effort pour nous trouver bien de ce qui est mieux. D’autres après nous y réussiront sans aucune espèce d’effort, élevés naturellement dans les idées que nous aurons eu quelque peine à acquérir.
15J’en dirai autant de la crainte que l’on exprime de nous voir, en présence des belles choses, perdre notre temps à les raisonner quand il les faudrait simplement admirer. Ceci encore est affaire de transition. Le raisonnement ne coûte un effort, il ne prend du temps que lorsqu’on n’est pas encore sûr de ses principes : alors en effet on tâtonne, on hésite à conclure, on débrouille lentement et péniblement ses idées ; et pendant que l’on y travaille, il est certain que l’on ne songe guère à sentir. Mais c’est justement pour cela qu’il est bon de faire d’avance provision de principes, acquis par réflexion une fois pour toutes. Dans nos premiers essais de critique rationnelle, nous nous croirons tenus à chaque instant de nous interroger sur nos sentiments ; nous nous demanderons s’il convient d’admirer ou non, et resterons perplexes. Une fois pourvus d’une méthode, quand il ne nous restera plus qu’à appliquer des règles, cela pourra le plus souvent se faire par évidence immédiate. Le cours normal des sentiments ne sera pas contrarié.
16Vérification faite, ces inconvénients de la méthode rationnelle doivent donc s’atténuer d’eux-mêmes ; ils ne sont pas imputables à la doctrine elle-même, mais aux mauvaises habitudes dont elle veut nous corriger.
17Pour juger de l’influence réelle que peut avoir sur les sentiments l’habitude de raisonner du beau, il faut supposer cette habitude prise. C’est un point de vue tout différent. De ce qu’à la première impression l’esthétique rationnelle produit un effet réfrigérant, on conclut qu’à l’usage elle sera glaciale. Une telle induction est téméraire. Quels seront les effets produits par l’emploi régulier et normal de la méthode rationnelle ? Nous n’en savons rien encore. La question doit être posée à nouveau.
18Est-il vrai que l’esthétique rationnelle tende nécessairement et définitivement à dessécher la sensibilité ? Ici je protesterai résolument. De telles alarmes sont vaines. Il m’est impossible d’admettre cette action malfaisante de la raison.
19Des conflits pourront se produire ? Il ne faut pas s’en exagérer l’importance. Je veux éprouver nos admirations instinctives, les raisonner, non les critiquer de parti pris. L’esthétique rationnelle ne consiste pas à prendre le contrepied de toutes les opinions reçues, et à nous forcer d’admirer les choses pour lesquelles nous nous sentirions le moins de goût. Nous demandons à réfléchir. Est-ce donc si grave et si inquiétant ? La réflexion sera pour le sentiment une épreuve critique. Mais les sentiments forts et justes n’en doivent sortir qu’à leur triomphe. La discussion ne les affaiblit pas ; elle les stimule plutôt, en les piquant au vif. J’ai peine à croire qu’une approbation les déconcerte : lorsqu’il sera prouvé que l’objet que j’admire répond pleinement à la véritable définition du beau, mes sentiments ne prendront-ils pas, sur cette assurance, une force nouvelle ? Nous ne craindrons plus, comme il nous arrive trop souvent, de nous laisser aller aux élans de notre cœur. Quant aux sentiments pour lesquels on craint d’avance une enquête, il faut croire que l’on n’est pas bien sûr de leur valeur. Si après mûr examen nous reconnaissons qu’ils sont mal fondés ou injustes, devrons-nous les regretter ? Ainsi se trouve écartée cette appréhension que l’on avait, de nous voir par raison théorique bouleverser tous nos goûts. Alors en effet on pourrait craindre que le sentiment ne résistât pas à tant de remaniements. Mais pourquoi le ferions-nous ? J’aime à croire que nos goûts naturels ne s’écartent pas de la raison, à tel point qu’il soit nécessaire d’en faire table rase. Loin d’avoir à lutter constamment contre eux, je me figure qu’au contraire nous les aurons le plus souvent pour nous. Entre nos aspirations profondes et notre raison, nous trouverons moins de discordances que d’harmonies. Ne nous en applaudissons pas comme d’un hasard heureux. Il faut qu’il en soit ainsi. De par sa fonction propre, la raison est tenue d’être conciliatrice. Il se peut qu’elle se mette en opposition avec tel ou tel de nos sentiments, et alors c’est pour elle un devoir rigoureux de maintenir ses principes. Mais si elle s’apercevait qu’elle heurte constamment nos instincts, cela devrait la faire réfléchir, en l’avertissant qu’il y a dans ses principes mêmes quelque chose de trop étroit. Elle ne doit pas méconnaître la valeur de l’instinct. Tout sentiment vif qui nous porte à admirer une chose est une indication précieuse, une présomption de beauté dont il faut tenir compte. Si le cœur a ses raisons, la raison doit les comprendre. J’accorderai ceci, que tout ce qui nous transporte d’admiration est beau à n’en pas douter ; moins beau peut-être qu’il ne nous semble, mais beau certainement. Quand une œuvre vous donne, au degré le plus intense, le sentiment de l’art, n’hésitez pas, ne raisonnez pas : aucune évidence rationnelle ne saurait prévaloir contre cette évidence du sentiment ; vous ne sauriez trouver de criterium esthétique plus sûr. Ne craignons donc pas que le raisonnement nous oblige à réagir contre nos plus intimes préférences : nous partirons de ces préférences comme de notre premier postulat.
20Si notre esthétique rationnelle est par trop déconcertante pour ces instincts, ce sera par notre faute et malgré nous, nullement par un vice inhérent à la méthode. Que souhaitons-nous en somme ? Que nos impressions esthétiques soient d’accord avec nos convictions esthétiques. Appliquons-nous donc à aimer les choses que nous jugeons belles ; cherchons ce qu’il doit y avoir de beauté réelle dans les choses que nous aimons de tout notre cœur ! Essayons de conformer nos sentiments à la théorie de beau la plus complète que nous puissions établir ; et d’autre part, en établissant cette théorie, tenons compte de nos préférences naturelles quand elles sont bien caractérisées ! C’est à cette conciliation que tend la raison, puisque sa fonction propre est de mettre d’accord toutes les forces vives de notre âme. Elle ne cherche les conflits qui peuvent exister entre l’intelligence et la sensibilité que pour les faire disparaître, par un appel aux concessions mutuelles.
21Nous admettons que dans certains cas la raison devra jouer un rôle modérateur. Elle veut que nous réglions autant que possible nos sentiments sur l’exacte valeur des choses. Il n’est donc pas vraisemblable qu’elle approuve ces explosions d’enthousiasme, ces admirations délirantes que suscitent certaines œuvres. Elle nous invitera aussi à ne pas dépasser la mesure dans nos antipathies. Représentons-nous une critique sage, pondérée, impartiale, qui pèserait le pour et le contre avant de juger, qui ne s’inféoderait à aucun parti, qui ne chercherait à s’aveugler ni sur les défauts des œuvres qu’elle préfère ni sur les qualités de celles qui lui plaisent moins : on entrevoit que rarement elle ira jusqu’aux opinions extrêmes, et qu’elle gardera plutôt notre sensibilité des trop brusques oscillations. En général, nos sentiments seront sans doute moins exaltés.
22La raison nous laissera donc un peu plus calmes devant la beauté. Mais il ne faut pas croire qu’elle rendra notre vie sentimentale moins pleine et moins riche. On peut constater que les sensitifs à réactions intenses, qui jugent de la beauté des objets par le choc qu’ils en reçoivent, ont en réalité un jeu de sentiments assez restreint. Brusquement ils vont d’un extrême à l’autre, de l’admiration passionnée à une véritable indignation esthétique, sans s’arrêter une seconde aux sentiments intermédiaires. Ce qui leur manque dans leur exaltation, c’est le sens des nuances. Ils n’ont pas assez de sang-froid pour les remarquer. Elles seraient pour eux sans saveur. Accoutumés à l’âcre volupté des émotions fortes, ils ne peuvent trouver plaisir aux émotions moyennes. Si encore ils percevaient les choses comme elles sont, dans leur réelle variété, ils en recevraient des impressions diverses, et enrichiraient ainsi par l’observation leur répertoire de sentiments. Mais les passionnés ne sont pas observateurs. Ils voient les objets de parti pris, à travers des idées préconçues, charmants s’ils les aiment, exécrables s’ils ne les aiment pas. Ils les ramènent tous à quelques types simples, tranchés, extrêmes, pour les faire précisément rentrer dans le cadre de leurs sentiments. On s’en aperçoit, quand ils qualifient les choses, à la pauvreté de leur vocabulaire. Pour qui n’est capable que de pleine admiration ou de parfait dédain, il ne peut y avoir au monde que deux catégories d’objets, ceux qui sont absolument beaux, et ceux qui ne méritent même pas qu’on les regarde ; une œuvre sera parfaite ou manquée : un artiste aura du génie, ou ne comptera pas. Si nous cherchons au contraire à sortir de nous-mêmes, à faire de la critique objective, à nous rendre compte de ce que valent réellement les choses, nos sentiments se modèleront sur elles et seront variés comme elles. Puisqu’il n’y a pas dans la nature deux objets identiques, puisqu’on ne saurait trouver en art deux œuvres strictement équivalentes, nous n’aurons jamais deux fois la même émotion esthétique. L’habitude de l’analyse nous fera découvrir en nous-mêmes des variétés d’impressions à l’infini ; et cette multiplicité d’émotions esthétiques, cette aptitude à percevoir les nuances de la beauté, compensera largement la moindre intensité de nos sentiments.
23Nous pouvons compter aussi que loin de restreindre le champ de nos admirations, l’esthétique rationnelle l’augmentera plutôt. Elle nous fera voir la beauté dans un grand nombre de choses où nous ne la soupçonnions pas. Il y a souvent quelque chose d’étroit dans nos préférences. L’un sera sensible aux beautés, à certaines beautés de la nature : il admirera les plaines immenses, ou la montagne, ou la mer, ou les nuages ; et le reste le laissera assez indifférent. L’autre ne comprendra que l’art, que certain art, et dans cet art même il n’admettra que les œuvres d’une certaine école. Il nous sera donc utile à tous de nous livrer à une enquête méthodique sur les conditions générales de la beauté. Nous pourrons ainsi constater dans notre culture esthétique d’étranges lacunes. Nous nous apercevrons qu’il y a des catégories entières de choses incontestablement belles que nous n’avons jamais songé à admirer : ce seront de véritables révélations. Le plus grand service que pourra nous rendre l’esthétique rationnelle, ce sera de lutter contre ce préjugé du rare, de l’insolite, de l’extraordinaire, qui exerce sur notre goût une influence si fâcheuse. N’admirant que l’exceptionnel, nous sommes aveugles aux beautés normales qui résultent de l’ordre même du monde et du développement régulier de ses lois ; en sorte que plus la nature les prodigue, moins nous les remarquons. Comme le constatait Ruskin, la beauté en grand nous laisse insensibles. Je suis donc disposé à croire qu’en faisant disparaître ce seul préjugé, la réflexion augmentera d’une façon singulière notre capacité d’admiration. Que le monde nous semblerait beau, si nous admirions tout ce qu’il est juste et raisonnable d’y admirer !
24Non seulement la réflexion nous fera admirer un plus grand nombre d’objets ; mais dans le même objet elle nous fera admirer plus de choses. C’est une opinion courante qu’il ne faut pas regarder de trop près à la beauté et que son charme disparaît à l’analyse. Ne cédons pas à ce préjugé. Ce sont là des phrases de convention. Si on les a répétées mille fois, on a eu mille fois tort.
25En fait, il est indéniable que l’artiste trouve, dans les choses de son art, des impressions autrement riches et intenses que le simple amateur ; dans le chef-d’œuvre qui nous donne seulement une émotion esthétique passagère et superficielle, il voit un monde de beautés. D’autre part, il est non moins évident que ses impressions sont plus conscientes, plus lucides, mieux motivées que les noires ; qu’il est plus capable de les analyser ; que l’œuvre a pour lui moins de mystères ; qu’il se rend mieux compte de ses qualités et de ses défauts ; que sa critique en un mot est autrement rationnelle que la nôtre. Rapprochez ces deux faits, la conclusion s’impose. Loin d’être préjudiciables au sentiment, les habitudes d’analyse tendent plutôt à le développer. Celui qui se rend mieux compte de la beauté des choses et des raisons qu’il a de les admirer les trouvera plus belles encore. L’esthétique rationnelle ne peut qu’augmenter la somme de nos jouissances esthétiques.
26Directement enfin, la raison peut et doit exercer sur la sensibilité une action stimulante.
27On nous parle toujours de la froide raison. Encore une expression toute faite. Pourquoi la raison serait-elle froide ? En parler ainsi, c’est montrer qu’on la connaît bien mal. Est-il donc juste, méritoire et raisonnable d’être de glace ? Se représenter la raison et le sentiment comme deux forces absolument antagonistes qui se disputeraient notre âme, en sorte que tout ce que nous accorderions à l’une devrait nécessairement être retiré à l’autre, c’est une conception tout arbitraire. La raison n’est pas en contradiction avec les sentiments. Elle ne leur est pas hostile. Nous n’entendons nullement soutenir une sorte de théorie ascétique du beau, qui condamnerait toute émotion, qui réprouverait la jouissance esthétique, et nous obligerait à constater seulement, avec un parfait désintéressement, la valeur des choses. Qu’en présence du beau nous soyons émus, cela est trop naturel. Cela même est vraiment raisonnable, et par conséquent obligatoire. Nous sommes ainsi faits que nous pouvons éprouver des sentiments de joie, de respect, d’admiration, de vénération. Puisque ces sentiments sont dans notre cœur, je dis que nous les devons à la beauté. Ainsi la raison n’est pas seulement un frein ; elle est aussi un aiguillon. Elle ne réprime pas seulement, elle incite. Elle ne veut pas que nous sentions moins ; elle veut seulement qu’entre les choses mesurées à leur juste valeur et le sentiment qu’elles nous inspirent, il y ait proportion et harmonie. Il arrivera donc que nous aurons à signaler des indifférences, des froideurs vraiment injustes, et contre lesquelles nous devrons nous efforcer de réagir.
28Mais le sentiment peut-il s’imposer ?
29On sait comme le simple témoignage des sens peut être modifié par un parti pris. Selon que nous interpréterons de telle ou telle manière les sensations reçues, nous croirons percevoir dans l’objet des qualités sensibles différentes : il nous semblera plus ou moins lourd, plus ou moins chaud, plus ou moins volumineux ; sa nuance même nous semblera se modifier. S’il en est ainsi de la sensation, à plus forte raison le sentiment, chose plus idéale et composée d’éléments plus intellectuels, doit-il changer avec nos idées.
30Si nous arrivons à nous convaincre qu’une chose qui jusqu’ici nous était indifférente est vraiment belle et devrait être admirée, quand nous nous retrouverons en sa présence, nous ne la regarderons plus des mêmes yeux ; elle commencera à nous plaire. L’admiration ne vient pas toujours spontanément, brusquement, en coup de foudre. Il est des œuvres que l’on n’admire pas du premier coup ; mais si l’on reste un certain temps en contemplation devant elles, on se sent peu à peu envahi par une émotion pénétrante, de plus en plus profonde. Que c’est beau, dit-on enfin ! Que s’est-il passé en nous, dans ce tête-à-tête prolongé ? L’esprit a travaillé, s’est livré à une œuvre d’analyse et de critique, s’est posé des questions auxquelles il a répondu. Le sentiment est venu en conclusion de ces raisonnements. Il est arrivé à chacun de nous d’admirer ainsi quelque chose à la réflexion. Mais s’il en est ainsi, pourquoi n’admirerais-je pas sur les réflexions d’autrui ? Pourquoi n’admireriez-vous pas sur les miennes ? Vous les ferez vôtres, quand elles vous auront semblé justes. Admettons qu’au premier moment l’amour-propre proteste, hésite à se rendre : à brève échéance cette petite vexation sera oubliée ; l’idée fera son œuvre, et la suggestion opérera. La seule précaution à prendre, pour agir avec efficacité sur le sentiment, c’est de ne pas trop exiger de lui. Je crois même qu’en général il serait prudent de ne chercher à exercer sur lui aucune pression immédiate. Quand je me serai démontré à moi-même qu’une chose est admirable, je ne me battrai pas les flancs pour l’admirer ; c’est un travail d’autosuggestion trop difficile. Je me contenterai d’avoir bien déterminé quels sentiments éprouverait à ma place un spectateur idéal, passionnément épris de la véritable beauté. Si une œuvre, qui me laissait indifférent, m’apparaît à la réflexion comme parfaite, je ne me tourmenterai pas pour savoir si maintenant elle me donne tout le plaisir voulu ; mais je reconnaîtrai qu’elle a tout ce qu’il faut pour plaire, et qu’elle me plairait sans aucun doute si j’avais une culture esthétique plus développée. Croit-on que cela sera inutile, et que de telles réflexions ne finiront pas par atteindre le cœur ? Nous pouvons compter qu’à la longue l’harmonie entre l’idée et le sentiment se rétablira. Travaillons donc à bien établir nos théories, et soyons persuadés que par cela même nous exercerons une action positive sur le sentiment. Ne brusquons pas la nature ! Sachons attendre ! La culture des sentiments est un art difficile, qui exige de la délicatesse, de la patience. Peut-être aussi conviendrait-il de se partager la tâche. Il y a là des fonctions diverses qui exigent des facultés particulières. Heureux l’esthéticien qui aurait à la fois la sagacité, la puissance d’analyse, la sûreté de raisonnement pour établir la vérité ; et le lyrisme, l’amour passionné des belles choses, l’imagination ardente pour agir sur le sentiment ! Ce qu’un seul ne peut faire, plusieurs le feront en unissant leurs efforts. Aux uns d’agir sur les esprits, aux autres d’en traîner les cœurs.
31En résumé nous voyons que la raison est aussi capable de provoquer le sentiment que de le réprimer, et qu’elle n’est nullement vouée, comme on affecte de le craindre, à une œuvre destructive.
32Cette constatation valait d’être faite. Puisque l’esthétique rationnelle ne porte en réalité aucun préjudice au sentiment, il importait de ne pas la laisser sous le coup d’une prévention injuste. Mais quand bien même ces imputations seraient fondées, quand bien même la raison aurait sur les sentiments une action quelque peu réfrigérante, ce n’en serait pas moins pour nous un devoir de les soumettre à cette discipline.
33Tout en admettant que le développement de la sensibilité est un bien, nous ne le mettons pas au-dessus de tout. Si doux qu’il soit de se laisser aller sans arrière-pensée à ses émotions, nous estimons que dans un intérêt supérieur elles doivent être contrôlées, dirigées, soumises à une règle, parfois même rudement réprimées. Nous n’admettons pas plus la pleine liberté du sentiment que nous n’avons admis la pleine liberté de l’art. Nous pouvons, nous devons raisonner nos sentiments esthétiques. Que devons-nous admirer ? Que devons-nous aimer ? C’est à l’esthétique rationnelle de répondre ; et c’est un des premiers problèmes que nous aurons à résoudre, quand nous établirons notre théorie.
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