Chapitre I. Les droits de la raison sur l’art
p. 23-38
Texte intégral
Préventions du sens commun
1Ces raisons me paraissent suffisantes pour entraîner l’assentiment de tout esprit qui ne serait pas prévenu. L’intérêt d’une esthétique raisonnée, qui orienterait nos goûts vers la beauté réelle, peut-il être sérieusement contesté ? Et pourtant je sens que ces idées risquent d’être accueillies avec quelque froideur. C’est que justement l’opinion est prévenue. Il faut le reconnaître : elle n’est pas généralement très favorable aux théoriciens du beau. Imposer des règles au génie ! Soumettre le sentiment esthétique au contrôle de la froide raison ! Nous donner des recettes pour discerner à coup sûr la beauté ! La définir seulement d’une manière précise ! Cela semble une prétention insoutenable. Le seul énoncé de notre programme est fait pour effaroucher bon nombre d’esprits, et leur ôter l’envie de nous suivre. Voilà ce qui rend notre tâche difficile. Je tiens à l’adhésion du sens commun ; je suis persuadé qu’il n’y a rien dans nos principes qui doive le choquer ; c’est même sur lui que je compte pour faire disparaître de l’esthétique un certain nombre de théories subtiles et paradoxales qui se sont indûment imposées à la philosophie. Il devrait être avec nous. Mais il se défie. Il se prête de mauvaise grâce à la discussion. Quelle prise nos raisonnements pourront-ils avoir sur un lecteur qui estimerait qu’en pareille matière il ne faut pas raisonner ? Si vil que soit notre désir d’arriver à une théorie positive, nous devons travailler d’abord à faire disparaître ce parti pris de défiance et d’hostilité. Avant de rien construire, il faut déblayer le terrain.
2Reprenons donc par le détail ces objections. Exposons-les loyalement sans nous ménager d’échappatoires, cherchant autant que possible à leur conserver toute leur force. Il ne s’agit pas ici de présenter avec un air d’impartialité des critiques qu’au fond nous serions décidés à retourner bientôt par quelque artifice de raisonnement, et que nous aurions accommodées d’avance à la réfutation en les exagérant à plaisir. Nous devons à nos adversaires un effort pour entrer dans leur pensée. Nous ne serons sûrs de les avoir compris et nous n’aurons le droit de les réfuter que si nous commençons par nous assimiler leurs objections au point d’être tentés de les admettre.
3Il se peut d’ailleurs que tout ne soit pas à négliger dans les objections. Nous n’hésiterons pas à reconnaître ce qu’il y a de juste dans les idées qu’on nous oppose. Pourquoi nous rien dissimuler de la vérité ? À toute entreprise humaine on peut trouver du pour et du contre. Pour persévérer, il n’est pas nécessaire de nier les inconvénients et les risques ; il suffit de constater que les avantages et les raisons d’espérer l’emportent. C’est une balance à établir. Une réflexion encore doit nous encourager à faire à la critique toutes les concessions possibles, à la rechercher même. Notre théorie n’est pas encore arrêtée dans ses détails. Ne pouvons-nous justement la disposer de telle manière qu’elle ne tombe sous aucune de ces critiques ? Les défauts qu’on me reproche d’avance, ne puis-je chercher d’avance à m’en corriger ?
4C’est ce que je compte faire en effet. Avant tout je veux tirer de cette critique préalable un résultat pratique. Je la regarde comme une sorte d’examen de conscience qu’il était bon de faire pour apprendre par où pèchent d’ordinaire les théoriciens. Aucune objection ne nous aura été inutile. Chacune nous aura signalé un défaut à éviter. En répondant aux détracteurs de l’esthétique rationnelle, nous nous appliquerons moins à la justifier des reproches qu’elle peut avoir encourus, qu’à trouver et indiquer le moyen de ne les plus mériter. Ainsi, quand nous arriverons au terme de cette discussion, nous ne nous serons pas contentés d’éluder quelques objections gênantes ; nous aurons arrêté notre méthode, et peut-être même établi quelques-unes des idées positives que nous nous proposons de démontrer.
5Quand nous avons tout à l’heure essayé de montrer l’intérêt que nous aurions à établir une esthétique vraiment rationnelle, nous n’en avons pas parlé comme d’une recherche de pure spéculation, faite seulement pour piquer la curiosité des philosophes. Nous faisions espérer des applications. Fournir à l’art des méthodes plus sûres pour produire la beauté ; nous aider à mieux discerner le beau en substituant aux impressions vagues qui déterminent d’ordinaire nos préférences quelque critérium infaillible ; donner aux sentiments esthétiques, sans rien leur ôter de leur force et de leur charme, une meilleure orientation, telles sont les prétentions de l’esthétique rationnelle et ses promesses. Il en faudra peut-être un peu rabattre dans la pratique.
Résistances de l’art
6Voyons d’abord ce qu’il faut penser de l’influence que les théoriciens peuvent exercer sur l’art.
7Les artistes lisent peu les traités d’esthétique. On peut dire qu’en général ils les ignorent. Combien en connaissez-vous qui fassent de telles œuvres leur lecture favorite ? S’il leur arrive, séduits par le titre, d’ouvrir un de ces livres, vite ils le referment, rebutés de ces généralités, n’y trouvant rien d’assimilable pour eux. Ils n’ont que faire, pour se perfectionner dans leur art, de cette métaphysique.
8Dans cette sourde répugnance qu’inspirent les spéculations de l’esthétique aux véritables créateurs de beauté, on peut voir comme un instinct de conservation. L’artiste a sa tâche à remplir ; il est fait pour concevoir des images, pour fixer des visions, pour traduire des impressions et des sentiments. Son domaine est dans le concret. Quand les esthéticiens le convient à entrer avec eux dans le monde des abstractions, il résiste ; il sent bien que dans ces analyses qui exercent l’intelligence seule, il y a un danger pour l’imagination et pour le cœur. Il craint les idées. Peut-être sont-elles très hautes, très pures et très belles ; mais elles sont froides comme l’air des cimes ; elles ne vivent pas, et lui feraient perdre jusqu’au sens de la vie. On veut faire de lui un penseur, il veut rester artiste.
9Je sais que les théoriciens veulent être pratiques. Ils proposent à l’art, non seulement une définition du beau, mais des règles pour le produire.
10Ici encore il est bien contestable que les théories puissent rendre quelque service. Elles endorment le goût, qui devrait être toujours en éveil, toujours inquiet, toujours actif. Elles sont pour l’inspiration une gêne et un asservissement. C’est pitié de voir des artistes et des écrivains de premier ordre, se déballant contre ces routines, user dans cette lutte stérile le meilleur de leur énergie. Le moindre progrès coûte un immense effort. Telle est la malfaisance de ce sec et pédant formalisme, qu’il nuit à ceux mêmes qui s’en affranchissent. Il les aigrit. Il développe en eux l’esprit de contradiction, aussi préjudiciable à l’équilibre du goût que le respect servile de l’usage. Il les porte à des bravades, à des outrances de polémique. Pour mieux scandaliser les puristes et montrer le cas qu’ils font des règles, ils en prendront le contre-pied. Franchement, tout bien pesé, le plus grand service que les théoriciens pourraient rendre à l’art, ne serait-ce pas de le laisser en paix ? Asservi à des méthodes, obligé de résoudre des problèmes précis, astreint à une fonction déterminée, l’art n’est plus ce noble jeu dans lequel le génie jouit de sa libre activité. Ce n’est plus qu’un labeur ingrat.
11Trop de conseils ! Trop de règles ! Les artistes n’en ont que faire. Moins ils se sentiront dirigés, plus leur activité sera puissante, joyeuse et féconde. Mieux nous les abandonnerons à leurs libres élans, plus sûrement ils iront vers la beauté.
Efficacité des méthodes
12Faisons d’abord dans ces critiques la part de la vérité. S’accorde que l’esthétique n’a jamais déterminé les grands mouvements de l’art. Ils s’expliquent par des causes toutes différentes. Tantôt ce sera quelque changement de l’état social qui, se trouvant exceptionnellement favorable à la production artistique, fera monter dans tout un peuple et pour une longue période le niveau de l’art, tantôt ce sera quelque chef-d’œuvre, conçu en dehors de toutes les règles établies, qui s’imposera aux esprits par sa puissante originalité. Nous ne pouvons évidemment compter sur les idées d’un théoricien pour produire de pareilles révolutions. Mais si nous devons reconnaître que l’influence des esthétiques est en somme secondaire, nous ne saurions admettre qu’elle soit nulle. Elle doit compter au moins parmi ces petites causes, inclinantes sinon nécessitantes, qui concourent à déterminer les grands événements. J’attribuerais notamment aux théories une sérieuse influence sur la formation des écoles artistiques ou littéraires. Ce que l’on appelle en effet une école, ce n’est pas un groupement artificiel, une simple façon de classer les artistes et les écrivains en étiquetant du même nom ceux qui se trouvent avoir entre eux de suffisantes analogies. C’est un groupe bien vivant et réel d’hommes unis par une affinité d’idéal, qui se sentent solidaires les uns des autres, qui mettent en avant les mêmes principes, qui combattent le même combat. Sans doute les théories ne sont d’ordinaire émises qu’après coup, quand le mouvement est déjà prononcé, quand des œuvres significatives ont déjà été produites. On obéit d’abord à des tendances confuses, instinctives ; et puis l’on éprouve le besoin de se définir à soi-même ce que l’on veut, de justifier aux yeux d’autrui ce que l’on a fait ; on se réclame de principes auxquels on n’avait certainement pas songé au début. Tout cela est vrai. Mais il faudrait se garder d’en conclure que les théories sont, comme on l’a dit, un simple épiphénomène littéraire et artistique.
13Quand elles se contenteraient de donner à chacun conscience de l’idéal qu’il poursuivait à son insu : quand elles ne feraient que mettre à la disposition des adhérents un système tout élaboré, des arguments précis, propres à être utilisés dans la discussion, le résultat ne serait pas négligeable. À dater du jour où les idées sont nettement formulées, elles agissent avec plus de force. Des manifestes se publient, qui sont un engagement pris, un mot d’ordre, un cri de ralliement. Les esprits ont enfin leur orientation. Le groupe a son unité doctrinale. Les œuvres futures seront désormais élaborées suivant un programme précis. On voit donc que les écoles sont essentiellement constituées par une idée directrice. Elles sont, une théorie en acte, l’application d’un principe, l’œuvre indéniable de l’esthétique rationnelle. – Et cette œuvre est plutôt bienfaisante. Il est bon qu’il se forme ainsi des partis. L’activité littéraire et artistique est par là stimulée. Ces rivalités, ces polémiques, empêchent les esprits de s’engourdir. L’art de combat est intransigeant, systématique, paradoxal, outrancier ; mais il a cette qualité éminente d’être vivant. Il s’ingénie. Il fait effort. Il veut aller jusqu’au bout de ses principes. Il produit des œuvres très nettement différenciées, très homogènes et vraiment typiques, qui ne peuvent manquer d’avoir une certaine valeur artistique. Ainsi chaque école met en expérience une conception d’art particulière, cherchant à lui faire rendre tout ce que l’on en peut tirer. Toutes les formes possibles du beau se trouvent successivement essayées. Ces tentatives, alors même que le résultat obtenu est défectueux, sont très instructives. En montrant à quoi l’on aboutit quand on suit certains principes, elles dissuadent définitivement de les adopter : elles sont comme une démonstration par l’absurde de la justesse du principe opposé.
14Il faut encore tenir compte de l’action indirecte que les spéculations de l’esthétique doivent exercer sur l’art, en agissant sur le goût public. Songe-t-on à quel degré de médiocrité, de bassesse ce goût serait réduit, s’il n’y avait eu de tout temps, pour le critiquer, le conseiller, l’inspirer, une esthétique rationnelle ? Agir sur l’intelligence de tous ceux qui lisent et qui pensent ; leur signaler, comme supérieures, certaines formes de beauté ; analyser les œuvres d’art les plus parfaites, pour en expliquer l’effet et en tirer une leçon ; empêcher les artistes de s’absorber dans la technique, de descendre au réalisme trivial, de s’épaissir dans la matière ; intervenir dans le conflit des écoles pour assurer la victoire à celles qui s’inspirent, des principes les plus larges, les plus généreux, les plus rationnels : telle a été en somme la constante préoccupation des esthéticiens. Il est difficile de croire que cet incessant appel à l’idéal n’ait pas contribué dans une certaine mesure à élever le goût public. Les artistes qui se moquent de l’esthétique sont des ingrats. Sans ces dithyrambes sur l’art et le beau, dont ils sourient, l’art et le beau ne seraient pas tenus dans l’esprit de tous en si haute estime.
15L’influence de l’esthétique sur l’art n’est donc pas chose négligeable. Il dépend d’ailleurs de nous, jusqu’à un certain point, de la faire grandir.
16Si les artistes en général se montrent peu curieux de notre esthétique, est-ce tout à fait de leur faute ? En elles-mêmes, les questions dont nous traitons les intéressent. Ils en discutent entre eux très volontiers, et même avec passion. Je suis persuadé qu’ils nous feraient bon accueil, si nous leur apportions quelque étude sérieuse où ils auraient chance de trouver, non ces axiomes prudhommesques qu’ils ont en horreur, mais de véritables principes d’art. Si nous voulons que nos spéculations aient une réelle influence, c’est donc à nous de leur donner un réel intérêt. Une théorie du beau peut-elle agir sur l’art ? C’est mal poser la question. Tout dépend de la théorie. Si elle est vague, banale et creuse ; si toutes ses révélations consistent à apprendre au lecteur que le Panthéon est une œuvre qui se tient et que la Vénus de Milo est une belle chose ; si elle se voue à l’admiration exclusive des chefs-d’œuvre consacrés, et n’accueille qu’avec un parti pris de défiance toute innovation un peu hardie, il est trop évident qu’elle ne saurait exercer aucune action. Loin de provoquer un mouvement quelconque, elle réprimerait plutôt tout mouvement qui tendrait à se produire. Écrire de tels livres, c’est aligner des phrases pour ne rien dire. Les artistes ne perdront pas leur temps à les étudier, et ils auront bien raison. Mais pourquoi l’esthétique serait-elle forcément routinière, somnolente et léthargique ? Cela n’est pas dans son programme. Elle n’appartient pas par définition au genre ennuyeux. Elle se pose des problèmes ; elle cherche à se rendre compte des choses ; elle fait effort vers la vérité. Dans tout cela, je ne vois rien qui la condamne à la banalité. Je vois au contraire un parti pris de rompre avec toute routine intellectuelle. Dès lors, pourquoi un livre de pure esthétique ne serait-il pas de ceux qu’on lit, qu’on discute, et qui peuvent déterminer un mouvement d’opinion ? S’il est œuvre de pensée vivante, soyons-en certains, on le lira ; et si les idées qu’il apporte sont justes, tôt ou tard elles s’imposeront.
17La façon dont seront présentées nos théories déterminera aussi leur influence. Nous devrons nous appliquer à parler une langue simple, évitant de notre mieux la phraséologie métaphysique que l’on reproche avec raison aux théoriciens du beau. Nous multiplierons les exemples familiers, facilement vérifiables, pour reprendre pied à chaque instant dans la réalité. Pour éprouver la valeur pratique des principes dont nous aurons établi la théorie, nous essaierons d’en indiquer les applications possibles.
18Je ne m’exagère pas l’influence directe des gros livres, ils sont un instrument d’étude, une réserve d’idées plutôt qu’une œuvre de propagande. Aussi faudrait-il, entre eux et le public, des intermédiaires ; brochures répandues à profusion, articles dans les revues d’art, conférences de vulgarisation.
19Avant tout, je souhaite que les principes de l’esthétique rationnelle soient mis à la disposition des plus jeunes esprits. Une théorie du beau a peu de chance, je le reconnais, d’exercer, sur les artistes ou les écrivains arrivés à la plénitude de leur talent, une influence notable. Ils ne se laisseront pas faire la leçon. Ce sont des esprits faits. À quoi bon les troubler dans leur œuvre ? Elle est ce qu’elle pouvait être, étant donnés les principes dont ils se sont inspirés dans leur période d’assimilation et de formation. L’art présent nous échappe. Il est, à vrai dire, un passé. Les artistes et les écrivains d’aujourd’hui représentent les idées d’hier. Il serait vain de leur donner des avis. C’est aux artistes de demain qu’il faut songer, à ceux qui se cherchent encore, aux adolescents que tourmente l’esprit nouveau. C’est sur ceux-là que nos théories auront prise. Que nous choquions les idées reçues, peu leur importera. En eux, ce n’est pas l’esprit de routine et l’attrait des voies banales qui est à craindre. Un paradoxe n’est pas pour les effrayer. Adressons-nous donc à la jeunesse ! Essayons de faire entrer nos principes dans l’enseignement public ; qu’ils soient, à l’école même, la base de l’éducation esthétique ! Autant que possible, répandons-les par la parole vivante plus encore que par le livre : mieux que de longues dissertations écrites, un seul mot, dit avec force et conviction, peut avoir sur les jeunes esprits une action décisive.
La liberté de l’artiste
20Certes, la liberté est indispensable aux artistes. L’esthétique se gardera donc de leur imposer un sec formulaire qui règle les plus menus détails d’exécution de leur œuvre. Elle leur indiquera l’idéal à atteindre et les meilleurs moyens de le réaliser, mais en termes assez larges pour qu’ils ne se sentent pas entravés. Ils ont cent fois raison de protester contre ces règles mesquines, étroites, pédantesques, auxquelles on a voulu parfois les asservir. Nous protesterons avec eux ; car il faut bien le remarquer, ce n’est pas aux théoriciens du beau qu’il faut imputer ces codes déplaisants : ils sont l’œuvre du plat empirisme, pour qui tout usage a force de loi, et qui se refuse à rien changer aux recettes du bon vieux temps. On devra rendre aux esthéticiens cette justice, qu’ils n’ont pas l’esprit étroit à ce point. Ces règles ne tenant pas à l’examen, il est a priori invraisemblable qu’elles aient été établies par raisonnement ; et c’est au contraire sur l’esthétique rationnelle qu’il faut compter pour en délivrer l’art. Elle doit être la première à lutter contre toutes les routines. Nous n’admettrons de lois que celles qui nous sembleront tout à fait fondées. À celles-là même nous n’attribuerons pas une valeur trop absolue. Les artistes se révoltent contre toute règle qu’on leur présente comme quelque chose de nécessaire en soi et de définitif, comme un système clos, comme un dogme immuable auquel désormais il serait interdit de toucher. Ils réclament le droit à l’innovation. Ils veulent que la porte leur reste toujours ouverte. Nous tiendrons compte de cette exigence. Nous serons les premiers à reconnaître que les théories esthétiques, si motivées qu’elles soient, peuvent toujours se compléter et se perfectionner. Elles ne doivent être que l’expression toujours modifiable d’idées vivantes. Si demain un artiste inspiré conçoit en dehors de nos formules une œuvre surprenante, et nous révèle ainsi une forme de beauté dont nul théoricien ne s’était avisé avant lui, loin d’en être mortifiés nous nous en réjouirons. Nous nous empresserons de rectifier notre loi, dont apparemment la formule était trop étroite, puisque voilà un cas imprévu qui fait exception ; et nous élargirons notre théorie pour y faire entrer ce nouvel idéal.
21Le plus de liberté possible, voilà qui est entendu. Mais enfin cette liberté doit avoir des limites. À l’artiste qui proclamerait la pleine émancipation de l’art, nous devons rappeler l’existence d’obligations auxquelles il n’a pas le droit de se soustraire : obligations professionnelles, qui l’astreignent à mettre lui-même dans son œuvre une rigoureuse finalité ; obligations morales et sociales, qui lui rappellent que, disposant d’un pouvoir souverain sur les âmes, il doit en user pour les rendre meilleures et plus belles1. En fait, c’est ainsi que tous les grands créateurs de beauté, peintres, statuaires, architectes, musiciens, poètes, orateurs, dramaturges, ont compris la fonction de l’art. Tous ils ont reconnu qu’ils avaient en ce monde une tâche sérieuse à remplir ; et ils se sont mis à l’œuvre avec une indomptable énergie, pour aller jusqu’au bout de leur destinée. S’ils ont revendiqué leur indépendance, s’ils se sont affranchis des prétendues règles que voulait leur imposer la routine, c’était pour mieux se soumettre à cette obligation supérieure. Nous voilà bien loin de cet art de bon plaisir dont on voudrait faire un idéal. À mesure que l’on monte aux régions supérieures de l’art, on voit la part de la fantaisie décroître, la part des obligations rationnelles grandir.
22Il est, en somme, évident que l’art doit avoir des règles. Les artistes eux-mêmes le reconnaissent. Comment se fait-il donc que, lorsque l’esthétique prétend leur imposer une formule quelconque, ils s’insurgent ?
23La chose est simple. Ce qu’ils réclament, c’est leur autonomie. Ils consentent à se donner des règles, et de très rigoureuses, qu’ils suivront à la lettre ; mais ils tiennent à se les donner d’eux-mêmes. Ils s’estiment mieux qualifiés que tout autre pour savoir ce qu’ils doivent faire, et comment ils doivent s’y prendre. Ils n’admettent pas qu’un théoricien, raisonneur nébuleux, abstracteur de quintessence, et qui dans les questions d’art a tout au plus la compétence d’un amateur, vienne faire la leçon aux professionnels. Quand la loi qu’on veut leur imposer serait excellemment déduite du principe le plus évident, ils n’en veulent pas, parce qu’elle leur serait imposée. C’est une question de dignité. L’artiste entend rester maître chez lui.
24Voici donc l’amour-propre en jeu : c’est grave. Rien n’est ombrageux et intransigeant comme l’amour-propre.
25Peut-être pourtant arriverons-nous à nous entendre. La nécessité des règles étant des deux côtés inconnue, toute la question est de savoir qui les fera. Je dirai : faisons-les ensemble !
26On se représente toujours les rapports des théoriciens et des artistes de telle manière que la dignité des uns ou des autres en est justement froissée. Si les artistes ne doivent que se conformer aux règles établies par les théoriciens, les voilà de dociles écoliers écrivant sous la dictée d’un maître, apprenant une grammaire et réduits à de simples exercices d’application : ils ont raison de se refuser à ce rôle bien humble. Mais, d’autre part, si l’on admet que l’artiste crée spontanément les types exemplaires de beauté d’après lesquels les règles seraient faites après coup, à quoi bon ces règles ? Elles ne pourront servir qu’aux imitateurs, aux vulgarisateurs, aux talents secondaires ; et ce qu’il y a d’essentiel dans l’art, tout ce qui est initiative et création, se fera en dehors d’elles. La vérité est qu’entre artistes et théoriciens il doit y avoir réciprocité de bons offices. L’esthétique est leur œuvre commune. Il est certains problèmes que le théoricien résoudra mieux que les artistes, parce qu’il a plus de loisir pour y réfléchir, et que le maniement des idées générales lui est plus familier. Il en est d’autres que l’on ne peut résoudre sans une compétence spéciale que seul possède l’artiste. Quel trésor d’observations et d’aperçus originaux l’esthétique pourrait tirer de la correspondance des artistes, de leurs mémoires, de leurs propos d’atelier ! Les théories ont une influence sur l’art ; mais réciproquement l’art exerce une action sur les théories. L’esthéticien le plus indépendant ne saurait se glorifier d’avoir conçu son idéal absolument a priori, sans tenir aucun compte des formes de beauté toutes réalisées que l’art lui mettait devant les yeux ; il est manifeste, au contraire, qu’il en a subi l’influence : de sorte que les artistes ont vraiment collaboré à la formation de l’esthétique et seraient en droit de la revendiquer en partie comme leur œuvre. Ils donnent, eux aussi, des leçons aux théoriciens. C’est un échange de clartés.
27Dans ces conditions, la répugnance qu’éprouvent d’ordinaire les artistes à se soumettre aux lois de l’esthétique rationnelle n’a plus de raison d’être. Qu’ils les acceptent de bon cœur, leur dignité sera sauve.
28Je ne vois, d’ailleurs, aucun inconvénient, si notre idéal ne les satisfait pas pleinement, à ce qu’ils s’en fassent un par eux-mêmes : l’essentiel est qu’ils le déterminent rationnellement. Quand je parle des services que peut rendre l’esthétique rationnelle, je ne pense pas seulement à ce livre, ni même à un livre quelconque, mais à l’ensemble de toutes les recherches théoriques qui peuvent être faites au sujet de l’art, y compris celles auxquelles peuvent se livrer les artistes eux-mêmes. Qu’ils discutent entre eux les questions d’art ; qu’ils y réfléchissent, dans leurs méditations solitaires en présence de la nature ou devant l’œuvre ébauchée. Ils se feront ainsi une esthétique non écrite, qui peut-être vaudra bien l’autre. Raisonner du beau, ce n’est pas l’affaire exclusive des esthéticiens de profession : c’est l’affaire de tous ceux qui aiment la beauté et travaillent à la créer. Ce que je soutiens, c’est le droit de la réflexion à dicter des règles ; ce que j’exige de l’artiste, c’est qu’il se soumette à la raison ; à la mienne ou à la sienne, peu importe, c’est la même chose. Nous devons avoir assez de confiance en nos principes pour croire que toute réflexion sincère doit y aboutir. Quel que soit notre point de départ, nous nous rencontrerons au but.
La raison et le génie
29Il ne nous reste plus qu’une difficulté à résoudre. N’y a-t-il pas antagonisme entre le développement des facultés créatrices et celui des facultés critiques, en sorte que si nous développions celles-ci, ce serait au préjudice de celles-là ? Le génie n’est-il pas par nature réfractaire à toute discipline intellectuelle ? Ne se met-il pas au-dessus des règles et des méthodes, au-dessus de la raison même, pour produire ses chefs-d’œuvre ?
30Oui, c’est une opinion courante que le génie procède par inspiration pure, et que ses plus sublimes idées lui viennent spontanément, sans qu’il se rende même compte des opérations mentales par lesquelles il les a conçues. Volontiers on oppose sa méthode tout intuitive et de synthèse immédiate aux déductions laborieuses de l’intelligence vulgaire, aux analyses délicates du goût. On ira jusqu’à dire, sans même soupçonner ce qu’il y a d’énorme dans une telle assertion, qu’un artiste ou qu’un écrivain de génie peut n’avoir qu’une médiocre intelligence, et être tout à fait dénué de goût. On a dit cela des plus grands. Étrange psychologie ! Prenons garde, dans notre définition du génie, de nous laisser séduire par l’idéal romantique, et de faire du grand homme une sorte de monstre, soustrait aux lois communes de l’humanité. Il est bon de donner une bonne fois le coup d’épingle à ce paradoxe. Il nous importe au plus haut point d’écarter de telles idées. Qu’irions-nous parler de beauté rationnelle à un artiste convaincu que les plus hautes manifestations de l’art, que les œuvres du génie échappent à tout contrôle de la raison et du goût ? Si nos lois n’étaient faites que pour les médiocres, qui consentirait à les accepter ?
31Le génie est la faculté d’inventer portée à sa plus haute puissance. Tous nous avons du génie à quelque degré, puisque nous sommes capables d’invention. Étudiant en nous-mêmes cette faculté d’inventer, nous pouvons constater qu’elle suppose bien un travail spontané de l’imagination, mais contrôlé dans ses résultats par l’intelligence et le goût. Il est certes évident que les idées tout à fait nouvelles ne peuvent être positivement cherchées, puisque si nous les cherchions nous les connaîtrions déjà ; elles ne peuvent être trouvées que par hasard. C’est d’ailleurs un fait d’expérience que bien souvent des idées, des images nous apparaissent brusquement tout élaborées, sans que nous ayons préparé, ni pressenti, ni même sollicité leur formation. Elles sont le produit de l’activité inconsciente de l’esprit, ou tout simplement de la rêverie. Dans la pensée distraite et fluide, les images se décomposent, se recomposent au gré d’associations imprévues. Rien de plus enivrant que cette période d’invention spontanée. C’est alors que l’on entend une symphonie dans les bruits de la forêt, que l’on voit des tableaux féeriques dans les mirages du soleil couchant, que l’on marche à grands pas entraîné par des visions d’épopée. Mais il faut donner un corps à ces images. La rêverie allait au hasard. La méditation va procéder par finalité. Alors commence l’effort. L’intelligence entre en fonction. Il faut qu’elle recueille, précise ces images indistinctes, opère une sélection entre les idées qui se présentent d’elles-mêmes, n’acceptant que celles qui seront utilisables et répondront à certaines conditions déterminées. Maintenant que l’on a un but défini, il faut combiner les moyens pour l’atteindre, et c’est l’œuvre de la pensée réfléchie. Quelques esprits féconds mais paresseux reculent devant cette lâche. Dilettantes de l’art, ils se contentent de rêver de grandes choses sans jamais daigner les faire. Ce n’est pas en ceux-là que nous trouverons le type du génie. – Dans l’élaboration de toute œuvre d’art, on peut donc distinguer deux moments, l’un de rêverie spontanée, l’autre de méditation réfléchie. Les deux sortes d’activité sont également nécessaires.
32La proportion dans laquelle elles concourent au travail de l’invention varie selon les individus et les circonstances. Mais en général on ne remarque pas que cette proportion ait grande influence sur la qualité des produits. Si l’activité inconsciente a ses trouvailles, il est aussi des idées, de valeur au moins égale, qui n’ont été trouvées qu’à force de réflexion.
33Rien ne nous autorise donc à supposer que, dans les esprits où le pouvoir d’invention est porté à son plus haut degré, l’activité inconsciente domine nécessairement. Tous les hommes de génie ne sont pas des impulsifs. Il en est de lucides, de conscients, de tenaces, qui savent ce qu’ils veulent et vont méthodiquement à un but fixé d’avance. Plus on y pense, moins il semble admissible que le génie puisse être dépourvu d’intelligence. Tout au plus peut-on prétendre que c’est une intelligence spécialisée, absorbée dans une tâche unique. Le plus vraisemblable est que dans les hommes de génie les deux activités se trouvent également développées et en parfait équilibre. Les grands artistes sont d’ordinaire « aussi rusés que puissants ». Que l’on étudie de près leurs œuvres, on s’assurera qu’elles sont pleines d’effets prévus ; tout y est pondéré, ordonné, non seulement dans l’ensemble, mais jusque dans le plus petit détail. Dans l’œuvre d’art parfaite, rien n’est arbitraire. Tout est intentionnel et peut être justifié. Ούδν μάτην, a dit Aristote. Je ne sais si c’est un principe de la nature. À coup sûr c’est la plus belle devise que puisse se donner l’art. Les grandes œuvres sont le produit de la réflexion autant que de l’inspiration. Le génie littéraire ou artistique, c’est l’intelligence souveraine, pleinement consciente et lucide, qui domine son œuvre, et n’y abandonne rien au hasard. On ne se figure pas le génie enchaînant laborieusement ses idées. On estime que, s’il s’attardait à réfléchir, son élan serait rompu. Mais raisonnement n’est pas synonyme de tergiversation et de pénible labeur. Les esprits puissants ont la réflexion prompte et ferme. Dans la production artistique, ils déploient les qualités de l’homme d’action.
34Il n’y a pas davantage incompatibilité entre le génie et le goût. D’où peut provenir ce préjugé, d’après lequel les créateurs de beauté seraient en général dépourvus de sens critiqué ? On constate que souvent ils jugent mal les œuvres d’autrui. Ne nous en étonnons pas trop. Rendons-nous compte de la position qui d’ordinaire leur est faite. Aucune innovation littéraire ou artistique ne se fait sans être attaquée violemment. Les novateurs sont des lutteurs. Il faut qu’ils se jettent dans une mêlée. Dans ces conditions, il ne faut pas leur reprocher de se laisser aller parfois, à l’égard des écoles adverses, à quelque intolérance. Quelques-unes des fautes de goût criantes, que l’on reproche aux artistes militants, s’expliquent par l’entraînement de la polémique. Il est trop naturel qu’ils voient le mérite de leurs partisans et les défauts de leurs adversaires avec un certain grossissement. On s’explique aussi qu’ils admettent difficilement une autre conception du beau que celle dont ils se sont inspirés dans leur œuvre. Il est plus facile au critique, qui plane au-dessus des partis, de distribuer à doses impartiales l’éloge et le blâme ; ne tenant pas les cartes, il est mieux placé pour juger les coups. La critique, d’ailleurs, est un métier spécial dont il faut avoir la pratique. Il est difficile qu’un écrivain ou un artiste, qui s’improvise critique d’art, ne prête pas à sourire aux professionnels. Je reconnaîtrai donc qu’il n’y a pas grand compte à tenir des jugements littéraires ou artistiques des créateurs de beauté, en tant qu’ils apprécient les œuvres d’autrui. Mais j’ajouterai que cela ne prouve rien contre leur goût. S’ils en ont vraiment, c’est dans leurs œuvres qu’ils doivent le mettre. Et comment n’en auraient-ils pas, puisqu’en fait ces œuvres sont belles ? Dira-t-on que s’ils se rencontrent avec le goût, c’est par un hasard miraculeux, et qu’ils produisent constamment la beauté sans s’y connaître ? À la rigueur, cela est possible. On conçoit un esprit dans lequel les images se composeraient d’elles-mêmes d’une manière harmonieuse, comme s’ordonnent les cellules végétales dans la plante qui va fleurir, et qui sans même avoir conscience de la mystérieuse opération qui les prépare assisterait ravi à l’éclosion de ses propres idées. Mais pourra-t-on citer beaucoup de génies à ce point faciles et spontanés ? Et ceux que l’on pourra citer sont-ils les plus grands ? On trouverait beaucoup plus d’exemples de l’emploi de cette méthode dans les œuvres gracieuses et légères que dans les œuvres puissantes et vraiment géniales. Laissons là les phrases de convention. Observons l’écrivain au travail. Nous nous apercevrons que si la conception de ses idées premières est parfois toute spontanée, l’exécution en est presque toujours réfléchie et incessamment contrôlée par le goût. Voyez les ratures de son manuscrit : chacune d’elles représente une courte délibération et un jugement du goût. Encore ne voyez-vous pas trace des corrections mentales, des mots essayés, des idées qui se pressaient dans son esprit et qu’il a écartées pour faire place à l’élue. En tenant compte de ce travail intérieur, on s’apercevra que ce que l’on appelle un premier jet est d’ordinaire une mise au net, la copie d’un brouillon mille fois raturé. Même dans les moments de pleine inspiration, quand la plume court sur le papier, l’esprit poursuit par tâtonnement l’expression juste, fait sonner les phrases à l’oreille intérieure pour éprouver leur timbre, pèse chaque mot à ses plus fines balances, vite, vite, sans s’arrêter, mais avec une attention scrupuleuse. Et si l’on n’est pas capable d’accomplir ce tour de force, de se critiquer sans refroidir sa propre inspiration, jamais l’on ne saura écrire. De même dans tous les arts. L’artiste est un peu comme le Dieu de Leibniz : au moment de la création, il fait comparaître dans son entendement tons les mondes possibles pour appeler le meilleur à l’existence. Dans l’exécution la plus fougueuse, il faut qu’il garde toute sa lucidité, et que son goût critique soit constamment en éveil. Incessamment son imagination propose, un peu au hasard, et son goût dispose. En doit-il coûter à l’amour-propre des artistes de le reconnaître ? Le phénomène de la création esthétique, ainsi expliqué, est bien plus méritoire ; ce dédoublement des fonctions intellectuelles nous apparaît comme un miracle d’activité cérébrale bien autrement prodigieux que les prétendus coups de foudre, que les brusques illuminations du génie.
35Il est d’ailleurs loisible à l’écrivain ou à l’artiste de faire alterner dans l’élaboration de son œuvre, le travail d’invention et le travail de critique. Il aura ses jours d’inspiration, où les idées se pressent, où l’œuvre s’amplifie dans une fièvre de croissance ; et ses jours de réflexion, où il revient méthodiquement sur ses pas, corrige, rature, élague, remet les choses d’aplomb. La composition d’un vaste édifice, d’une symphonie, d’un drame, d’un poème épique est une œuvre de longue haleine et de grand labeur. Cela ne s’improvise pas en une heure d’exaltation cérébrale. Affirmer que le génie conçoit ses œuvres d’ensemble, par synthèse immédiate, c’est se mettre en dehors de toute réalité historique et de toute vraisemblance psychologique. Toute œuvre de quelque importance exige de longues journées de travail dans lesquelles l’artiste a eu tout loisir pour revenir à tête reposée sur ce qu’il avait fait. Il serait dérisoire de prétendre que pendant toute cette période il a vécu à l’état d’illumination perpétuelle, emporté par son génie, n’osant même réfléchir de peur de refroidir son inspiration. En fait, il a trouvé temps pour tout, pour la rêverie et la méditation, pour les intuitions subites et pour les combinaisons réfléchies.
36Je pense ici aux artistes parfaitement équilibrés. Il en est, je le sais, dont le génie ne va pas sans quelque désordre. Leur production est trop exubérante et trop hâtive pour être bien châtiée. Ils se laissent emporter par ce mauvais cheval noir dont parle Platon ; ils ne tiennent pas leur attelage en main. Trop complaisants à leur génie, grisés quelquefois par l’encens que leur brûlent au nez leurs thuriféraires, ou cédant eux-mêmes à ce préjugé qui attribue une supériorité aux produits de l’activité inconsciente, ils dédaignent de se corriger. De là, dans leur œuvre, ces lourdes fautes que la critique signale avec un malin plaisir. En eux, l’imagination est en excès sur le goût. Mais c’est justement à ceux-là que l’esthétique rationnelle rendrait le plus de services, en rétablissant l’équilibre. S’ils se surveillent davantage, ils produisent un peu moins. Mais ce qui importe avant tout, c’est la qualité de la production artistique, ce n’est pas la quantité. Je ne vois qu’une catégorie d’artistes ou d’écrivains à qui la réflexion pourrait être nuisible : ce sont ceux qui déjà en abusent, ceux que l’habitude de se critiquer eux-mêmes rend timorés, et en qui les facultés de réflexion se trouvent tellement en excès sur les facultés d’invention que celles-là en sont comme paralysées. Ils ne sont que trop portés vers la théorie. Ils ont voulu être artistes quand même : la nature voulait plutôt, en faire des critiques d’art ou des théoriciens. Mais serait-ce un si mauvais service à leur rendre que de les incliner décidément de ce côté ?
37Avec la thèse du génie inconscient, qui composerait ses œuvres sans savoir comment ni pourquoi, dans une sorte d’ivresse lyrique, nous devons abandonner la thèse du génie indomptable, réfractaire à toute discipline intellectuelle, en perpétuelle insurrection contre les règles et les méthodes.
38Ce n’est pas, dit-on, la méthode qui produit les chefs-d’œuvre. Si l’on veut dire par là qu’aucune règle n’est suffisante pour composer une véritable œuvre d’art, nous sommes absolument de cet avis. Un artiste qui serait rompu à la technique de son art, pourvu d’excellents principes, saturé des meilleures théories, mais à qui manquerait le feu sacré, n’exécuterait que des œuvres plates et insignifiantes, dépourvues de toute valeur esthétique. La méthode n’est jamais suffisante ; mais elle est toujours utile, utile au point qu’on peut la dire nécessaire ; utile aux médiocres, qu’elle préserve des fautes lourdes ; utile aux artistes les plus originaux, qui profitant par elle de l’expérience de leurs devanciers, s’épargnent de longues années d’apprentissage et de tâtonnements. À la rigueur un bâtisseur de génie pourra retrouver de lui-même les principes essentiels de l’architecture, comme un Pascal retrouvera les lois élémentaires de la géométrie : il aura plus vite fait de les apprendre. Mieux au courant des principes et des méthodes, l’artiste portera son effort plus loin. Il produira plus aisément des œuvres plus belles. – Mais il y aura moins de mérite ? – Apprendre consciencieusement son métier est chose très méritoire. Au reste, l’essentiel en art n’est pas d’avoir du mérite à faire ce que l’on fait, c’est d’obtenir des résultats. – Mais quel résultat pouvez-vous obtenir de l’application d’une méthode ? La conformité aux règles ? La simple correction ? N’est-ce pas une qualité secondaire ? – Non, c’est une qualité essentielle en art, et sans laquelle il n’y a pas de chef-d’œuvre. Une petite tache, dans l’œuvre la plus remarquable, attire désagréablement l’attention ; si peu que ce soit, l’effet esthétique en est gâté.
39Que peut-on craindre encore ? L’uniformité que ces méthodes rationnelles imposeraient à la production artistique ? Les principes ne portent aucune atteinte à l’originalité de l’artiste ; ils laissent à l’imagination un champ assez vaste pour qu’elle puisse s’y jouer à l’aise. Le problème du beau ne comporte pas une seule solution, il en comporte un nombre illimité. Depuis longtemps l’esthétique a rejeté définitivement cette théorie simpliste du type déterminé de beauté auquel toute œuvre d’art devrait se conformer. Elle est la première à protester contre le banal académisme.
40Telle étant la valeur des méthodes, pourquoi le génie éprouverait-il à leur égard la moindre animosité ? Sont-elles pour lui une entrave qu’il éprouverait le besoin de secouer ? Le génie, par cela même qu’il est le génie, ne sent pas les difficultés ; il s’en joue ; il les recherche pour le plaisir de les surmonter. Il ne connaît guère cette loi du moindre effort dont abusent certains théoriciens. Quant aux obligations sérieuses qui réclament de lui de réels sacrifices, il les accepte gravement, résolument ; il ne songe pas un instant à s’y soustraire. Peu lui importe ce qu’elles lui coûtent. Cet esprit d’insubordination, cette attitude de perpétuel révolté qu’on lui prête ne serait pas digne de lui. Pour que son œuvre soit parfaite, il est prêt à s’imposer la plus austère discipline. Prenant mieux conscience que les artistes médiocres des véritables principes de l’art, conditions essentielles de beauté, il s’y conforme plus scrupuleusement. Jamais l’homme vraiment raisonnable ne s’est senti gêné par la raison : elle est la loi même de son activité.
41On parle de chefs-d’œuvre conçus en dehors de toute méthode, en infraction de toutes les règles reçues. Si l’on essayait de sortir des vagues généralités pour en arriver au détail précis, combien d’œuvres pourrait-on citer qui aient été composées ainsi ? Et lesquelles ? Un artiste qui se serait formé sans maître, qui ne s’inspirerait d’aucune tradition, à qui manquerait toute connaissance théorique des principes de son art, s’il est exceptionnellement doué, pourra produire d’instinct des œuvres très remarquables : il ne produira pas ce que l’on appelle un chef-d’œuvre. La chose doit être impossible, car elle n’est jamais arrivée. Dans l’œuvre la plus géniale vous retrouverez l’influence des théories courantes. Les génies eux-mêmes ont commencé par aller à l’école. Les œuvres de leur maturité portent plus qu’ils ne le pensent eux-mêmes l’empreinte de ces années d’apprentissage. Peuvent-ils renouveler à la fois toute la technique et tous les principes de leur art ? Ils en dégagent quelque élément nouveau ; pour tout le reste, ils se conforment aux règles antérieurement reçues. Nous nous exagérons les révolutions qu’ils ont faites. Nous leur attribuons tous les progrès réalisés par leurs devanciers, dans ces périodes d’inquiétude et de crise où l’art brise ses moules, essaie de mille formes nouvelles, multiplie les expériences. C’est après ces époques troublées, quand les esprits ont pris enfin une orientation décisive, qu’apparaissent les chefs-d’œuvre. Ils ne sont pas la brusque révélation d’un art nouveau : aucun art ne débute par des chefs-d’œuvre, ils sont une floraison suprême, un magnifique épanouissement.
42La conclusion de ces analyses, nécessaires pour déraciner un préjugé tenace et malfaisant, c’est que le cas particulier du génie rentre absolument dans la règle générale, les aptitudes les plus géniales ne confèrent à l’artiste aucun droit à se soustraire aux lois du bon sens, qui sont en même temps celles du bon goût. Plus les facultés d’invention sont développées au contraire, plus elles ont besoin d’être dirigées ; mieux elles seront dirigées, plus leur activité sera féconde. Dans une œuvre vraiment belle, rien n’est laissé au hasard, tout est justifié, utile, et concourt au résultat voulu. La beauté suprême, chef-d’œuvre de l’art, éclatante manifestation du génie, est en même temps le triomphe de la raison.
Notes de bas de page
1 Pour le développement de ces idées, voir deuxième partie, chap. v et cinquième partie, chap. v.
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