L’itinéraire professionnel d’Odette Brunschwig : professeure, directrice, inspectrice générale
p. 259-272
Texte intégral
1Avec la féminisation du système éducatif, dans la première moitié du xxe siècle, les rapports d’inspections suivent le parcours professionnel des femmes enseignantes qui investissent l’enseignement secondaire. Les journées d’études organisées par le Centre de recherche et d’étude Histoire et Sociétés (CREHS) de l’université d’Artois autour du thème « Les enseignantes en France : sexe, genre et identités (xvie-xxe siècles) », ont été l’occasion de présenter l’enquête biographique menée lors de ma thèse de doctorat sur l’histoire de la « mise en mixité1 » de l’enseignement secondaire pour mieux connaître le parcours de l’inspectrice générale Odette Brunschwig. En effet, elle est l’auteure de l’article « L’éducation mixte » publié dans la revue Éducation nationale le 2 novembre 1961. Il fait d’elle la première et la seule cadre de l’institution à s’impliquer pour traiter ce sujet, en proposant une analyse approfondie de la situation de la mixité filles-garçons dans l’enseignement secondaire français depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale. C’était une forme d’audace de sa part, en tant que femme au milieu d’hommes appartenant au corps des inspecteurs, de s’attaquer au thème de la coéducation qui se pratique depuis l’entre-deux-guerres sans que personne n’ose l’affronter comme un mouvement inéluctable de la démocratisation de l’enseignement secondaire. Odette Brunschwig a piqué ma curiosité. Je voulais savoir quel pouvait être l’itinéraire de vie d’une femme qui arrive à une telle fonction au cœur du xxe siècle encore largement dominé par les hommes aux postes les plus élevés de l’administration centrale. Je cherchais à en savoir davantage sur son parcours, d’abord en tant qu’élève puis professionnelle, pour qu’elle se charge de défendre le mélange des sexes. Or la faiblesse des sources a été consternante. À ma connaissance, seul, le dossier de carrière2 d’Odette, Hélène Freudenberg, épouse de Georges Brunschwig, permet de suivre les quarante-six années de sa vie professionnelle au sein de l’éducation nationale. Sa vie personnelle reste mystérieuse puisque aucune source privée n’a pu être découverte. Sans descendance directe, aucune trace à l’heure actuelle ne permet de restituer sa vie familiale ni de découvrir tout ce qu’elle a pu et dû écrire à titre personnel au cours de son existence. Bonne élève, elle devient enseignante avant d’être nommée directrice de lycée de jeunes filles dans l’entre-deux-guerres. Puis, madame Brunschwig termine sa carrière en tant qu’inspectrice générale dans la seconde moitié du xxe siècle. Elle commence donc sa carrière d’élève et de professeure dans un milieu exclusivement féminin. Lorsqu’elle est promue inspectrice générale en 1952 elle évolue alors au milieu des hommes de l’inspection où les femmes font lentement leur entrée et restent longtemps des exceptions3.
2Il s’agit, ici, non pas de proposer une biographie mais seulement un essai sur l’itinéraire professionnel reconstitué à partir d’un dossier de carrière. Ce dernier permet de voir la progression d’une femme brillante scolairement et professionnellement et de faire le lien entre la construction de l’identité de l’enseignante et la place ou le rôle que cette dernière réussit à prendre en tant que personnel d’encadrement, au gré des vicissitudes d’une histoire de vie.
3Le dossier de carrière devient alors le témoin de la « fabrique4 » d’une enseignante pédagogue et d’une directrice puis inspectrice5. Ces trois temps chronologiques sont, ici, décryptés à partir des informations et des appréciations des rapports d’inspection transmises par des hommes inspecteurs.
Devenir professeur(e) de lettres au début du xxe siècle
4Le cursus scolaire d’Odette Hélène Freudenberg est celui d’une « jeune fille rangée6 ». Elle est, à n’en pas douter, une Parisienne à la naissance, puis par son mariage et à son décès, bien que son cheminement, non pas scolaire7 mais professionnel, l’obligea à accepter de nombreux déménagements pour faire carrière. La mobilité8 apparaît comme l’une des caractéristiques de son évolution professionnelle comme pour beaucoup d’enseignants et d’enseignantes au xxe siècle.
5Le dossier de carrière nous donne tout d’abord les éléments de son état civil. Née le 28 janvier 1899 à Paris (11e), elle est la fille unique de William Haïm Freudenberg, employé de commerce ou comptable (selon les actes de naissance et mariage) et de Berthe Cerf qui a 23 ans à la naissance de sa fille. Déclarée sans profession cette dernière est décédée au moment du mariage d’Odette, c’est-à-dire avant 1931.
6De nationalité française et de confession juive Odette Hélène Freudenberg fait ses études au lycée public de jeunes filles à Paris : le lycée Fénelon9. Dans une interview10 avec Paul Guth datée du 18 octobre 1951 elle raconte y être entrée en 1911. Elle a donc une douzaine d’années. Son excellente mémoire nous donne un aperçu de son goût pour la littérature mais aussi des conditions de l’enseignement donné aux filles dans les années 1920 afin de les préserver de toutes mauvaises pensées. Elle évoque notamment une anecdote concernant sa professeure de français qui leur avait lu en classe de troisième des extraits de « La Nuit d’octobre » d’Alfred de Musset. Odette, enthousiaste s’empresse d’aller acheter l’ouvrage en librairie et découvre tout ce que la professeure avait censuré dans le texte pour ne pas dévergonder les jeunes filles. Ces vers « interdits », qu’elle récite quarante ans plus tard avec une facilité étonnante donne une idée des précautions prises auprès des jeunes filles « rangées » de la fréquentation des garçons :
N’as-tu pas maintenant une belle maîtresse ?
Et, lorsqu’en t’endormant tu lui sers la main,
Le lointain souvenir des mots de ta jeunesse
Ne rendent-ils pas plus doux son sourire divin11 ?
7En 1915, Odette obtient la première partie du baccalauréat puis la seconde partie l’année suivante12. Dans la même interview elle évoque comment, à son époque, le baccalauréat n’était pas bien vu pour une fille. Il était perçu comme : « garçonnier », « choquant », « de mauvais goût » mais tout de même « toléré » raconte-t-elle. Aussi, elle nous dit l’avoir préparé « en cachette au grand scandale de nos professeurs » et présenté avec quatre autres camarades. En effet, depuis la création des lycées de jeunes filles en 1881, l’objectif de l’enseignement féminin était de présenter le Diplôme de fin d’étude à partir d’un programme spécifique, prévu au départ sur cinq années puis complété par une sixième année d’études. C’est pourquoi, avant le décret (Léon Bérard) de 1924 autorisant les établissements féminins à organiser la préparation au même baccalauréat que celui des garçons, obtenir le sésame de l’enseignement supérieur était loin d’être une évidence pour les filles13. Il n’empêche que ses états de service indiquent qu’Odette Freudenberg est bachelière de la section philosophie avec latin en 1916.
8Elle s’inscrit ensuite en licence de philosophie à la Sorbonne qu’elle obtient en juillet 1918. En juillet 1919 elle réussit le certificat d’aptitude à l’enseignement supérieur de lettre 1re partie lui permettant d’enseigner. Au cours de l’année 1918-1919 elle effectue parallèlement une suppléance d’anglais au lycée Victor-Duruy à Paris (du 11 au 25 octobre 1918) qui se prolonge par une délégation d’anglais au lycée Fénelon à Paris (du 25 novembre 1918 au 13 juillet 1919). Ce même été 1919 elle est également reçue à l’école de Sèvres. Pourtant, elle démissionne et n’intègre pas l’école14. La raison nous échappe puisque ses études ne sont pas interrompues. Il est possible que, dans un contexte de fin de guerre, elle ait eu besoin de subvenir à ses besoins en travaillant, ce qui ne lui permettait plus d’envisager l’école normale supérieure de Sèvres. Pourtant de septembre 1919 à 1921 aucune nouvelle activité professionnelle n’est mentionnée dans son dossier. Ainsi, en juillet 1920 elle poursuit sa formation en obtenant la 2e partie du certificat d’aptitude à l’enseignement supérieur de lettres ; puis en 1921 (juillet) elle est lauréate de l’agrégation de lettres au 5e rang. Elle est donc professeur agrégée15 de lettres.
9Commence alors sa carrière d’enseignante16. Nous suivons ses pérégrinations grâce à son dossier de carrière. Mutée pour des remplacements loin de Paris où elle a toujours vécu, son premier poste l’envoie au lycée de jeunes filles de Guéret (académie de Clermont) en tant que professeur (de 6e classe), en remplacement de « Mlle Terisse, appelée à une autre résidence17 ». Puis elle doit intégrer l’académie de Besançon où elle reste neuf ans, de 1922 à 1931. Elle est d’abord nommée en tant que suppléante de mademoiselle Terry pendant deux années. Elle obtient finalement, en juillet 1923, un poste de professeur au lycée de jeunes filles de Besançon ; elle est dite « réinstallée », « en remplacement de Mme Blanc, Mme Faivre et Mme Gibert, suppléantes ».
10Cependant elle cherche à revenir dans la région parisienne qui reste son point d’attache. L’adresse indiquée pour la joindre pendant les mois d’août et septembre est bien parisienne : 84, avenue de Saint-Mandé, 12e. Dès 1924 elle fait sa première demande de mutation pour Paris. En 1925 elle la renouvelle pour un grand lycée de la région parisienne comme Reims, Le Havre avec une préférence pour Rouen. Elle évoque dans une correspondance au directeur de l’enseignement secondaire « des raisons de familles d’origine toute récente, mais de caractère impérieux m’obligeant à tenter de me rapprocher de Paris ». Puis dans une lettre du 12 avril 1926 elle annule sa requête car « les obligations de famille qui me contraignaient à demander mon changement étant tout récemment supprimées » elle n’a plus l’impérieuse nécessité. Cependant en 1928, toujours désireuse de retourner en région parisienne, elle est appuyée par les avis favorables des annotations administratives. D’ailleurs en 1925 le recteur dit de mademoiselle Freudenberg qu’elle est « toute désignée pour Paris ». Il estime qu’elle a fait beaucoup de progrès depuis le début de sa carrière et fait partie des meilleur·e·s professeur·e·s de lettres. Mais elle a dû attendre 1945 avant de revenir à Paris !
La « fabrique » de la pédagogue
11Les rapports annuels d’un dossier de carrière permettent d’évaluer la progression d’un professeur en début de carrière. En l’occurrence celui d’une femme.
12Pour Odette Freudenberg, les années 1920 correspondent à la période de sa formation professionnelle sur le terrain18. Les rapports et notes d’inspection ne cessent d’être de plus en plus élogieux. En quelques années on la voit évoluer dans la maîtrise de son métier en prenant confiance en elle. Les relations qu’elle entretient avec les élèves semblent très pédagogiques au point de gêner parfois les observateurs.
13Il existe deux types de rapports annuels. Celui de l’administration (rapport administratif) comprenant trois rubriques : l’avis du chef ou de la cheffe d’établissement, l’avis de l’inspecteur d’académie et celui du recteur. Le second rédigé par un inspecteur de la discipline enseignée est d’ordre pédagogique. Ainsi, Odette Freudenberg a été inspectée tous les ans, vers les mois de mars, soit en philosophie soit en lettres.
14Dès les premières années, la directrice du lycée de Besançon estime qu’elle « a de l’ordre et de la méthode, des connaissances sûres et se montre parfaitement consciencieuse ; c’est un bon professeur19 » d’après les notes administratives de novembre 1922 et d’avril 1923. L’annotation de l’inspecteur d’académie, du 20 février 1922, parle d’une « première impression favorable. L’enseignement révèle d’abord un esprit sérieux, ordonné et méthodique plus qu’animé et brillant. Autorité nette. Dans la personnalité, une correction un peu réservée, qui paraît mûrie avant l’âge ». L’année suivante il confirme sa première impression puisqu’elle « tient avec autorité une classe supérieure, y met un caractère solide plus que brillant. Esprit nourri, ingénieux, très sensé. Du ton pédagogique : sait solliciter la réflexion. Bien entière à sa leçon. De l’action extérieure : la conscience dévouée jusqu’au sacrifice. Beaucoup de prise sur la sympathie des élèves. Excellent esprit de collaboration » (20 février 1923). Le recteur de l’académie fait sa connaissance dès 192220 alors qu’elle n’exerce que depuis trois mois. Il a assisté à un cours de psychologie donné à une classe de 5e année préparant au diplôme de fin d’études21. Le recteur pointe les bons et mauvais côtés du cours. Il estime que Mlle Freudenberg, « manque quelque peu de finesse et de rigueur » car le débat animé autour de la question posée aux élèves au début du cours portant sur : « comment fortifie-t-on en soi la volonté ? » n’a pas été assez guidé et les réponses des élèves correspondaient au cours précédent. Mais la suite du cours sous forme magistrale a été « simple, claire et animée ». Il estime qu’elle « a beaucoup d’autorité naturelle […] on l’écoute fort bien ». Deux autres inspections de ce même recteur, effectuées le 11 décembre 1923 et le 3 mai 1924 confirment les éloges à l’égard d’Odette Freudenberg pour son ardeur et son dévouement. Mais cet aspect enjoué dérange tout de même, aussi lui conseille-t-il d’apporter plus de lien et de rigueur car « on parle trop et on n’achève rien ». D’ailleurs les rapports22 de l’inspecteur, signé Vial, reprennent cette impression de trop de vivacité à contenir :
« Intelligence vive, esprit cultivé, soucieux23 d’une documentation sans cesse élargie, Mlle Freudenberg est desservie, et c’est la seule réserve que j’ai à faire, par une parole abondante et facile dont il lui arrive de s’étourdir au détriment de la netteté de la pensée24. »
15Au demeurant, les qualificatifs qui lui sont attribués, tels que « modeste dans son attitude », « sérieuse et consciencieuse », « simplicité naturelle », confusion et bavardage avec sa « parole abondante », expriment une vision genrée. Il n’est pas question d’évoquer une intelligence alerte, un discours rigoureux, un travail riche et approfondi, une force de caractère : autant de critères retenus pour parler d’un collègue masculin.
16L’inspecteur loue cependant sa méthode, sa gaîté et son influence positive et éducative sur les grandes élèves car elle est « un professeur qui a de l’autorité, une pensée sûre, prudente, sage, une parole facile, précise et choisie… […] elle est de celle qu’il faut retenir plutôt qu’exciter, et se dépense avec une prodigalité et une continuité qui pourrait compromettre sa santé. Elle rend les plus grands services au lycée de Besançon25 ».
17D’ailleurs l’annotation de l’inspecteur du 17 mars 1925 précise : « son enseignement est devenu cette année beaucoup plus net et solide. Sa parole a gagné en précision ce qu’elle a perdu de sa trop facile abondance ». En quelques années Odette semble prendre de l’assurance ; elle se fait remarquer et devient finalement « brillante ». Moins réservée, elle exprime sa vitalité et sa volonté de faire réussir ses élèves.
18Les inspecteurs pédagogiques usent, quant à eux, d’un ton beaucoup plus sévère. Ces derniers donnent l’impression de ne pas apprécier l’indépendance d’esprit de la femme professeur, ils critiquent les analyses littéraires énoncées par Odette. Pour exemple, celui du 20 février 1925 est assez sévère sur la leçon qu’elle a effectuée à propos de l’étude de Zadig. Mais l’inspecteur conclut tout de même par cette dernière phrase « Mlle Freudenberg que je vois pour la première fois est certainement un professeur d’esprit distingué et cultivé, aussi modeste dans son attitude que sérieuse et consciencieuse dans sa préparation ». Un nouvel inspecteur, le 11 mars 1927, dénonce l’aspect « artificiel, abstrait et confus de la pensée » d’une leçon sur la justice qui ne prend pas assez d’exemples concrets ; le cours semble trop théorique aux yeux de cet inspecteur. Il évoque la conscience professionnelle d’Odette et le soin de la préparation du cours « mais elle ne fait pas assez intervenir ses élèves dans la classe ; et ce n’est pas un esprit vigoureux, ni qui semble éprouver le besoin de débrouiller ses idées ». Ce jugement exigeant est peu en adéquation avec ce qu’en disent d’autres notations, sauf, peut-être, l’impression partagée que la vivacité de son élocution rend son propos quelque peu brouillon ? A contrario le rapport d’inspection du 16 mars 1928 est beaucoup plus positif que les deux précédents car on lui reconnaît « une qualité de justesse dans le jugement et de finesse dans la pensée. Elle a en plus le mérite de réussir de rendre la classe attrayante par la bonne tenue, la simplicité naturelle et l’agrément du ton dont elle parle26 ».
19En 1929 on retrouve les mêmes louanges en félicitant les bons résultats de ses élèves en philosophie. L’annotation de 1930 de la directrice le confirme puisque la jeune femme en « s’intéressant beaucoup à ses élèves et obtenant de bons résultats dans les classes de préparation à la seconde partie du baccalauréat27 » continue à être perçue comme une excellente professeure. Or la préparation au baccalauréat est une expérience nouvelle dans les établissements féminins de province28.
20L’année précédant son départ de l’académie de Besançon un nouveau rapport d’inspection, bien sévère, est rédigé en mai 1930 par monsieur D. Roustan :
« Classe de philosophie, cours de psychologie, une leçon sur le caractère. Mlle Freudenberg annonce un plan et ne le suit pas. Elle s’en éloigne pour disserter sur l’intérêt pratique de la question. […] C’est confus et de peu d’intérêt […] toute cette leçon me semble fort médiocre, je ne crois pas que les élèves puissent en tirer le moindre profit29. »
21Cependant il a le mérite de ne pas se fier à ses seules impressions :
« Des professeurs de la Sorbonne qui ont dirigé les études littéraires de Mlle Freudenberg m’ont dit très grand bien de leur ancienne étudiante et se sont portés garants de sa compétence littéraire. J’en conclus que c’est une erreur de lui confier une classe de philosophie. Elle n’a pas le savoir nécessaire pour traiter des problèmes philosophiques, elle ne domine pas les questions dont elle parle. Mais j’ai l’impression qu’elle a été, le jour où je l’ai entendue, très au-dessous d’elle-même. Si mes collègues qui l’ont inspectée dans une classe de Lettres, estiment qu’elle est digne d’être inscrite sur la liste d’avancement pour Paris, je ne combattrai pas leur proposition30. »
22Il lui ouvre la possibilité d’une mutation vers Paris ou ailleurs. Mais Paris va attendre car Lille est devenu son choix pour des raisons personnelles à la rentrée de septembre 1931.
23Odette Freudenberg apparaît donc extrêmement consciencieuse, travailleuse au point d’avoir des périodes de grandes fatigues qui l’obligent à prendre des congés maladies. Ils sont tous consignés dans les rapports annuels. En avril 1923 le certificat du médecin parle d’anémie, celui de novembre 1923 dit qu’elle « présente un abaissement de pression artérielle très accentué ». Le recteur écrit en effet que mademoiselle Freudenberg travaille beaucoup « et se dépense jusqu’à atteindre le surmenage. Traverse en ce moment une crise grave31 ». C’est aussi indiqué par l’avis de l’inspecteur en 1924 puisqu’elle « se dépense sans compter, jusqu’à en tomber littéralement malade ». À nouveau en 1925 elle est arrêtée pour « symptômes grave de fatigue : insomnies, troubles digestifs ». Et bien qu’il n’y ait pas eu de congé maladie pour l’année 1926-1927 l’inspecteur d’académie écrit le 21 janvier 1927 dans son rapport qu’elle est « dévouée à sa tâche au point de se surmener et d’en tomber malade ». Le certificat médical du congé maladie du 1 au 31 mars 1931 fait « état de fatigue extrême avec pression de 10,5 – 7,5, syncopes, température entre 37,4 o et 38 o (une fois) sous l’influence très probablement de la fatigue anormale causée par l’activité normale ». C’est la dernière fois de sa carrière que la fatigue la terrasse. D’ailleurs ces crises ne se sont plus reproduites à partir de son changement de fonction en tant que directrice au sein du ministère de l’Éducation nationale en 193232. Il est intéressant de noter que le problème du surmenage33 touche aussi les professeurs. Thème rarement évoqué en ce qui concerne les enseignant.es, il pose problème de façon récurrente dans de nombreux rapports ou propositions de réforme du CSIP à propos des élèves filles et garçons.
Mariée et directrice d’établissements féminins du second degré
24Sa conscience professionnelle fait écrire au recteur de Besançon en avril 1928 : « J’apprécie de plus en plus la méthode l’intelligence et le dévouement de ce professeur qui compte parmi nos meilleurs. Son départ sera une grosse perte pour le lycée. » En effet, Odette Freudenberg demande régulièrement sa mutation, elle ne renonce pas à obtenir un jour Paris. Pourtant, elle fait son entrée dans l’académie de Lille à la rentrée de l’année 1931 car elle veut se rapprocher le plus possible de Bergues, Dunkerque ou Armentières.
25La raison est sûrement liée au fait qu’elle se marie en juillet de cette même année avec Georges Brunschwig. Elle devient alors Madame Brunschwig34 à 32 ans. Son mari qui en a 53 au moment de leur mariage est, selon les rapports académiques, d’abord employé de commerce à Bergues (Nord) puis « négociant ». Mais l’acte de mariage le désigne comme « fondé de pouvoir » et son livret militaire le dit « directeur d’usine ». Né à Mulhouse en 1878, sa famille vit à Avignon au moment du mariage qui a lieu à la mairie du 12e arrondissement de Paris. Y sont présents, en qualité de témoin, le frère du marié, chirurgien à l’hôpital d’Avignon, et le père de la mariée puisque sa maman est décédée. Nous apprenons ensuite, grâce à une lettre écrite de sa main en 1941 (alors qu’elle défend ses droits sous Vichy) qu’Odette Brunschwig a depuis 1934 une belle-sœur35 pour charge de famille, ce qui n’était pas renseigné les années précédentes. En revanche le couple n’a pas eu d’enfant.
26Madame Odette Georges Brunschwig est tout d’abord nommée comme professeure de lettre au lycée de jeunes filles, lycée Fénelon de Lille, du même nom que celui de sa jeunesse parisienne. L’inspecteur d’académie, F. Launay qui était lui aussi sur l’académie de Besançon de 1923 à 1928 et faisait des rapports élogieux sur Odette Freudenberg, se retrouve inspecteur académique à Lille en 1932. Il rencontre à nouveau Odette Brunschwig et il écrit :
« Au lycée de jeunes filles de Besançon Mme Brunschwig, née Freudenberg, enseignait les Lettres dans les classes préparatoires à Fontenay et à Sèvres. Au lycée Fénelon de Lille, elle enseigne dans les classes de 6e A et de 3e B. Elle semble avoir éprouvé quelque peine à s’adapter à ce nouvel enseignement ; en tout cas, elle n’avait plus ce bel enthousiasme, ce joyeux entrain que j’avais tant apprécié en elle à Besançon. Elle me paraît actuellement avoir recouvré presque son activité de naguère et se faire aimer et estimer de ses élèves ici autant qu’à Besançon. A sollicité une direction de Collège : avis favorable à cette demande36. »
27Est-ce que cette impression de lassitude est liée à sa nouvelle vie de femme mariée ou alors à un moindre intérêt pour des niveaux de classes plus jeunes ? Nous ne pouvons que le supposer. Il n’empêche qu’en septembre 1932 elle devient finalement directrice déléguée du collège de jeunes filles de Dunkerque, ce qui répond à sa demande pour se rapprocher de son mari qui travaille à Bergues. Ainsi :
« Mme BRUNSCHWIG-FREUDENBERG, professeur agrégée nommée directrice déléguée au collège de jeunes filles de Calais (pour remplacer Mme Meillon admise à la retraite) et non installée, est nommée, sur sa demande, directrice déléguée au collège de jeunes filles de Dunkerque en remplacement de Mme Serdet, admise à la retraite37. »
28Le rapport d’inspection de ses nouvelles tâches administratives montre qu’elle fait bonne impression et donne un avis très favorable pour sa titularisation. Elle demande la titularisation de ce poste à la fin de la période de délégation. Les rapports de F. Launay de 1933 et 1934 qui la suit toujours, parle d’une « excellente directrice » avec une grande conscience professionnelle car « elle a beaucoup d’autorité sur son personnel dont elle exige beaucoup, donnant elle-même beaucoup. Elle suit de très près le travail des élèves et elle attache à leur éducation tout le prix qui convient. La maison est fort bien tenue et elle a la meilleure réputation38 ».
29Elle dirige un collège de 549 élèves au total (287 élèves du collège classique et 262 de l’EPS)39 dont 65 internes. En femme exigeante avec elle-même comme avec les autres : « Elle juge ses collaboratrices avec sévérité, mais avec discernement40. » Deux ans plus tard elle est mutée, sans avoir émis un vœu particulier, à Valenciennes comme directrice déléguée du lycée de jeunes filles. Sa réputation est confirmée, les rapports la considèrent comme une directrice de haute valeur « à qui l’on peut confier sans crainte un établissement très important » (1936) ; ou encore : « Excellente directrice, intelligente, ferme et bienveillante » (1937).
30Elle est donc passée de la direction d’un gros collège à celui d’un lycée de jeunes filles de 497 élèves dont 120 en primaire et 165 pensionnaires qu’elle dirige durant trois années. En revanche pour la rentrée 1936 elle émet le vœu d’une mutation sur « Lille ou ville de faculté du Sud-Est de préférence : Lyon, Grenoble, Marseille (famille résidant à Avignon)41 ». Ces vœux sont complétés sur un autre formulaire qui indique que pour des raisons de famille elle cherche une ville dans le midi de la France et rajoute Toulouse, Bordeaux, Dijon « ou à défaut tout autre poste, dans les régions du Sud et du Sud-Est me permettant, le moment venu, de poser ma candidature à un lycée de Seine ou de Seine-et-Oise. J’accepterai Aix le cas échéant42 ». Quelle est sa stratégie pour le choix de ces villes du Sud et Sud-Est ? Sa demande se renouvelle en 1937 avec une justification d’explication : « Je souhaite un lycée de grande ville, ville de faculté, de préférence dans le sud-est où mon mari a sa famille et ses affaires43. » En effet, sa belle-famille réside à Avignon. Ses vœux ne sont pas réellement exaucés puisque c’est à Lyon qu’elle est envoyée. Nommée par Jean Zay au lycée Edgard-Quinet en remplacement de Mlle Fontaine « appelée à une autre résidence », elle dirige désormais 1 443 élèves dont 134 internes. On y compte 255 élèves en classes primaires et 407 jeunes filles dépendent de l’annexe (Saint-Just) qui est éloignée géographiquement.
31Odette Brunschwig se soucie de l’organisation des loisirs des élèves (mentionné plusieurs fois) et « semble bien avoir su déjà s’imposer par sa finesse et sa douceur à tout son nombreux personnel administratif et de surveillance, sauf à son économe. Sans doute Mme Galfione ne se console-t-elle pas de n’avoir pas été réunie au lycée de Vincennes à son ancienne directrice44 ; toujours est-il que d’économe à directrice, on en est toujours à cette extrême déférence qui accroît les distances45 ».
32Sa personnalité se distingue par les adjectifs la qualifiant dans les différents rapports entre 1937 et 1939 : intelligente, bienveillante, équitable, distinguée, cultivée, fine, active, avec une puissance et volonté de travail pleine de vigueur et de rigueur.
33Nous apprenons par une lettre non datée la mort de son père lorsqu’elle est à Lyon. Les actes civils le confirment, il est décédé durant l’année 1938. Une autre épreuve l’attend, la Seconde Guerre mondiale et le régime de Vichy. En effet, de confession juive, les lois antisémites lui sont appliquées. Vichy signe le 29 janvier 1941 son admission à la retraite avec une ancienneté fixée à dix-neuf ans, deux mois et dix-huit jours46. Une retraite rétroactive puisque valable à partir du 20 décembre 1940 par disposition du statut des Israélites. Un petit sous-dossier conserve les papiers administratifs de 1940 et 1941 qui nous montre ses difficultés pour établir son dossier. Elle doit tout d’abord fournir un certificat de mariage et ensuite justifier de sa carrière par des certificats d’exercices. Or, sur les six établissements qu’elle a fréquentés, trois ne peuvent être récupérés puisqu’ils sont en zone occupée ou zone interdite : Besançon, Dunkerque, Lille. Son extrait d’acte de mariage est à Paris.
34Nous ne savons encore rien sur sa vie au cours de cette période entre 1941 et 1944. Cependant, le 3 septembre 1944 le recteur Allex signe sa réintégration comme directrice du lycée de Lyon (à nouveau signée le 5 octobre 1944 à Paris par René Capitant). Mais un problème se pose puisque sa remplaçante, Mlle Rouzeaud est toujours en fonction. Il apparaît qu’elle ne reprend donc pas son poste lors de cette rentrée déjà compliquée par les circonstances : elle est sans affectation. En attendant Odette Brunschwig demande une nomination pour Paris dès septembre 1944 par lettre manuscrite au directeur de l’enseignement secondaire. Elle insiste suffisamment pour que le 17 mai 1945 en tant que directrice agrégée du cadre des lycées de jeunes filles de la Seine et Seine-et-Oise, elle soit affectée pour ordre au lycée de jeunes filles Victor-Duruy (Paris) et chargée de mission auprès de M. le recteur Roussy de l’académie de Paris. À l’occasion de cette réintégration elle devient inspectrice.
D’inspectrice à inspectrice générale
35Arrivée à Paris (enfin !) elle est finalement chargée de fonction d’inspectrice de l’académie de Paris, en suppléance de M. Abraham, chargé de mission d’Inspection générale47. Puis en 1946, par création du poste, elle est désormais Inspectrice de l’académie de Paris. Son poste évolue en 1951-1952 en devenant chargée de mission d’inspection générale pour remplacer monsieur Baïssas appelé à d’autres fonctions.
36L’article d’André Mareuil « l’enseignement littéraire et les conditionnements sociaux48 », mentionne les noms d’Odette Brunschwig, de Roger Gal, Louis Cros pour évoquer leurs « textes remarquables [qui] furent diffusés » en les qualifiant de « réformateurs éminents de l’Inspection générale à partir de 1945, 1950, 1960 ». A-t-elle également participé aux groupes de réflexion et de promotion des lycées pilotes et des classes nouvelles avec ces mêmes personnalités ? Son nom n’est pas mentionné dans les brochures et rapports consultés à ce sujet. Il apparaît en revanche que dans les ordres du jour des réunions d’inspection générale Odette Brunschwig est chargée de l’observation de l’enseignement des jeunes-filles49.
37Il n’empêche, dans le discours de 1966 découvert dans son dossier de carrière qui s’adresse à des chefs d’établissement elle s’intéresse à ce que représente une réforme dans l’Éducation nationale en général. Dans le contexte il semble bien être la défense de la réforme « Capelle-Fouchet » de 1963 à propos de la création des collèges en tant que CES et CEG50. Elle montre tout son intérêt aux méthodes actives à l’instar de son début de carrière en tant que professeure.
38C’est le 8 août 1952, à l’âge de 53 ans, qu’Odette Brunschwig est définitivement nommée inspectrice générale de l’Instruction publique au 3e échelon. Elle exerce sa fonction quinze années, jusqu’à sa mise à la retraite le 30 septembre 1967. Elle n’en profitera pas, puisqu’elle décède dix-sept jours après ! Nous comprenons seulement qu’elle souffrait de rhumatismes qui trois ans plus tôt, en 1964, lui ont valu une hospitalisation d’un mois.
39Son dossier de carrière donne très peu d’informations sur cette dernière période bien qu’à trois reprises elle fut remarquée pour toutes ses qualités. Ainsi, deux notes disant exactement la même chose, datées du 1er octobre 1954, lui sont adressées. Celle du ministre Jean Berthoin lui déclare : « Monsieur le directeur général m’a signalé l’activité dont vous avez fait preuve, au cours de l’année, dans vos fonctions. Je tiens à vous exprimer ma satisfaction et mes vifs remerciements. » Et celle de Charles Brunold (directeur du 2d degré) qui renchérit dans sa note datée du même jour : « et vous dire combien j’apprécie la qualité de votre collaboration ». C’est en 1956, année de son veuvage, qu’elle est décorée de la palme d’officier de la Légion d’honneur et de celle de commandeur des Palmes académiques en 1959.
40Qu’a-t-elle laissé comme trace de son long parcours, complet, à l’Éducation nationale ? Si les investigations dans les comptes rendus de l’inspection générale mentionnent sa présence, aucune de ses interventions n’y est retranscrite. Par ailleurs, cette femme cultivée et littéraire n’a, à ma connaissance, pas laissé beaucoup de textes. Marlaine Cacouault a repéré un texte édité en 1949 dans la revue L’Éducation nationale, alors qu’elle est inspectrice de l’académie de Paris, intitulé « Formation et culture pédagogiques des professeurs du second degré ». Pour ma part, j’ai pu répertorier sous sa plume trois articles imprimés dans des revues pédagogiques. Rédigés alors qu’elle est devenue inspectrice générale, ils traitent chacun un thème différent mais ils correspondent à ses centres d’intérêt.
41Le premier est une réflexion sur l’autorité et les limites de la surveillance qui ne doivent pas entraver l’apprentissage de la liberté51. La même année, 1953, la revue des Cahiers pédagogiques lui commande un article sur la culture littéraire et la défense des bibliothèques scolaires52. Le troisième article est celui de 1961 publié dans Éducation nationale53 à propos de la mixité. Elle y questionne les atouts et les inconvénients des organisations mixtes dans les établissements scolaires dont elle fait la promotion avec un souci d’ordre pédagogique. Elle est ainsi la seule et la première représentante de l’institution à avoir fait l’analyse de la situation de la mixité filles-garçons dans l’enseignement secondaire avant que l’enseignement mixte ne soit légalisé et obligatoire par les décrets d’application de la loi Haby de 1975. Odette Brunschwig constate au début des années soixante que la mixité « élabore peu à peu un ensemble de règles, voire de recettes, toutes modestes, plutôt pratiquées que formulées ; les résultats de cet empirisme sont, dans l’ensemble, encourageants54 ». L’œil de l’inspectrice vise directement les terrains d’expérimentation ; elle oriente son discours sur les rapports de sexe et de domination. En défendant ouvertement le statut des filles et des collègues femmes elle constate qu’« il n’est pas bon que des professeurs soient presque tous des femmes pour beaucoup de raisons… et si on met 4 ou 5 filles dans une classe de 30 garçons, il est évident qu’elles se bloqueront en groupe défensif et agressif55 ». Son propos a pour leitmotiv de prouver que le partage de l’autorité est finalement un gage pour les libertés individuelles de chacun et chacune. Or, elle observe que : « En gros, les difficultés les plus fréquentes proviennent de la subordination du personnel féminin à un homme – et de l’autorité d’une femme sur des élèves masculins56. » En même temps elle cherche à démontrer que ce n’est pas le sexe, mais la personnalité de l’individu qui en fait un ou une leader dans un groupe. Ainsi il lui semble évident « qu’il faut, autant que possible, équilibrer les effectifs du personnel et des élèves57 ».
42Odette Brunschwig préface également un livre traduit du japonais destiné aux adolescent·e·s intitulé L’enfant d’Hiroshima58 en 1959. Cet ouvrage retrace la correspondance entre un jeune garçon et sa mère en période de guerre. Elle se dit particulièrement touchée par les qualités d’éducatrice de la maman du jeune Ichiro qui « s’emploie surtout […] à former son fils aux relations humaines ».
43Enfin, le dernier texte découvert dans son dossier de carrière est un discours daté de 1966 qui s’adresse à des chefs d’établissement. Il s’intéresse à ce que représente une réforme dans l’Éducation nationale en général, mais dans le contexte il semble bien être une défense de la réforme Capelle-Fouchet (1963) à propos de la création des CES. Odette Brunschwig, favorable à la modernisation des méthodes parce que, dit-elle, « la pédagogie active est la pédagogie efficace », envisage la possibilité de donner des objectifs différents selon les types d’enseignements et la nature des élèves. Ainsi propose-t-elle de distinguer la « pédagogie de l’autonomie » de la « pédagogie de la sollicitude ». La première est envisagée pour les élèves capables d’un travail personnel exigeant et réfléchi, tels ceux de l’enseignement long. La seconde, la pédagogie de la sollicitude, serait pour les élèves de l’enseignement court. Pour eux des corrections fréquentes, des vérifications, des répétitions, une forme de régularité et des applications les plus concrètes possibles assurent l’efficacité des apprentissages.
44Une dernière fois, à travers ce discours, le ton optimiste, gai, positif apparaît dans ses dires. Son regard bienveillant cherche à proposer, à chaque occasion et sur des sujets variés, des solutions nuancées, demandant aux adultes éducateurs de s’adapter aux besoins des élèves parce que ce sont des filles, parce que ce sont des garçons, parce que ce sont des élèves en difficulté, parce que l’autoritarisme n’est pas une pédagogie.
45Le manque de sources privées laisse énigmatique la vie de femme d’Odette, Hélène Freudenberg épouse Georges Brunschwig, sans descendance et fille unique. En revanche, nous pouvons l’écouter grâce aux enregistrements des trois émissions radiophoniques conservées à l’Institut national de l’audiovisuel (INA)59. L’intonation enjouée et rapide de sa voix aiguë laisse présager un caractère joyeux, déterminé qui correspond aux qualités décrites dans les rapports d’inspection. Les deux dernières émissions présentent une femme cultivée ; elle tient d’ailleurs tête aux analyses des autres invités masculins avec qui elle n’est pas forcément d’accord. Elle reste ferme, sans se démonter, pour défendre les rôles des personnages féminins évoqués dans les pièces de théâtre qui sont au cœur du sujet des émissions.
46Odette Brunschwig est certainement une figure féminine de l’Éducation nationale, peu reconnue en tant que membre du personnel d’encadrement et, peut-être aussi, parce qu’elle est femme. Elle intègre les plus hautes fonctions en forgeant son identité professionnelle au gré des circonstances, qui sont celles de son histoire personnelle que nous ne connaissons qu’à travers ses choix professionnels dans la première partie de sa carrière. Les circonstances sont également celles de l’histoire politique française pour la seconde partie, lui donnant une place qu’elle n’avait sans doute jamais envisagée auparavant.
47Son professionnalisme, sa force de caractère, lui ont permis de franchir, en tant que femme, les différentes étapes d’une carrière de cadre de l’enseignement malgré les difficultés. Dans un premier temps, loin de sa famille, toutes ses demandes de mutations n’ont pas toujours été suivies des faits. Chaque épisode montre que ce sont les besoins de l’institution et non ceux de l’impétrante qui ont été pris en compte. Puis, l’épisode de la Seconde Guerre mondiale l’a exclue de son métier pendant quatre années. Son retour est dû au fait de « réparer » une injustice. Or, lorsqu’elle obtient, enfin, son installation à Paris pour être inspectrice elle perd son mari ; ce qui fait d’elle une veuve sans enfant mais également une femme libérée des contraintes familiales. Cette situation lui offre la possibilité d’être à égalité avec ses collègues masculins grâce à une disponibilité totalement dévouée à ses responsabilités. Ce parcours, même s’il est hors norme, apparaît tout de même tributaire des biais de genre ancrés dans les rapports de pouvoir au bénéfice des hommes. Pour reprendre une réflexion de Michelle Perrot sur l’approche biographique : ce parcours à travers la lecture d’un dossier professionnel « permet d’appréhender la force de résistance ou du désir par lequel une femme s’affirme comme sujet et revendique le droit de choisir son destin60 ».
Notes de bas de page
1 Pezeu Geneviève, « Coéducation, coenseignement, mixité. Filles et garçons dans l’enseignement secondaire en France (1916-1976) », thèse de doctorat de sciences de l’éducation sous la direction de Rebecca Rogers, université Paris-Descartes, 2018 ; Pezeu Geneviève, Des filles chez les garçons : l’apprentissage de la mixité, Paris, Vendémiaire, coll. « Chroniques », 2020.
2 AN, F17 27345.
3 Deux inspectrices générales sont promues en 1951, Odette Brunschwig et mademoiselle Courtin. AN, F17 17786, la réunion de l’inspection générale à Sèvres du 3 octobre 1951 annonce la nomination de Mme Brunschwig et de Mlle Courtin. Le CR de la réunion n’est pas joint au dossier dans ce carton.
4 Rogers Rebecca et Thébaud Françoise, La fabrique des filles. L’éducation des filles de Jules Ferry à la pilule, Paris, Textuel, 2010.
5 Houssaye Jean, Femmes pédagogues. Du xxe au xxie siècle, t. 2, Paris, Éditions Fabert, 2009.
6 Beauvoir Simone de, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958.
7 Valès Le Guennec Géraldine, L’enseignement secondaire des jeunes filles à Paris de 1880 à 1938, thèse sous la direction de Claude Lelièvre, université Paris-Descartes, 2004.
8 Sujet encore peu étudié en histoire de l’éducation. Quelques éléments sur la mobilité géographique des enseignantes pour des raisons professionnelles sont évoqués dans Cacouault-Bitaud Marlaine, Professeurs… mais femmes : carrières et vies privées des enseignantes du secondaire au xxe siècle, Paris, La Découverte, 2012 ; Farge Arlette et Klapisch-Zuber Christiane, Madame ou Mademoiselle ? Itinéraires de la solitude féminine, xviiie-xxe siècle, Paris, Arthaud-Montalba, 1984.
9 Hochard Cécile, « Souvenirs de Mme V., élève au lycée Fénelon pendant la Seconde Guerre mondiale », Clio. Histoire, femmes et sociétés, no 4, 1996 (en ligne).
10 Source INA, PHD99274385, « Le lycée Fénelon », Potache et labadens ou la classe intemporelle animé par Paul Guth. L’émission du 18 octobre 1951, sous forme de fiction théâtrale, raconte toute l’histoire du lycée de jeunes filles Fénelon. L’interview d’Odette Brunschwig dure 5’45 (9’15 à 15’30) sur un total d’1 h 03 d’émission. Cette archive sonore est reprise le 2 octobre 2011 pour l’émission « L’éducation des filles », dans Les femmes, toute une histoire sur France-Inter, puis le 14 avril 2014 pour l’émission « Filles et garçons à l’école depuis Jules Ferry », dans Concordance des temps sur France Culture.
11 Musset Alfred de, « La nuit d’octobre », 1837.
12 Mayeur Françoise, L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.
13 Heurdier Lydie et Prost Antoine, Les politiques de l’éducation en France, Paris, Documentation française, coll. « Doc’ en poche – Regard d’expert », no 18, 2014. Texte 115 « L’enseignement secondaire de jeunes filles (décret Léon Bérard du 25 mars 1924) », p. 103 à 105 ; Prost Antoine, « Inférieur ou novateur ? L’enseignement secondaire des jeunes filles (1880-1887) », Histoire de l’éducation, no 115-116 (1er septembre 2007), p. 149-169.
14 Information donnée pour la 1re fois dans la notice individuelle de l’inspection générale de 1937.
15 In Résultats des agrégations féminines. Pour l’agrégation de lettres, le nom de Freudenberg apparaît en section littéraire (16 lauréates en section littéraire et 14 en section historique). Le « e » à « agrégée » est noté sur la fiche de renseignement. En effet, l’association des femmes agrégées est née en 1920. Voir Verneuil Yves, « La Société des agrégées, entre féminisme et esprit de catégorie (1920-1948) », Histoire de l’éducation, no 115-116, 2007, p. 195-224.
16 Verneuil Yves, L’enseignement secondaire féminin et l’identité féminine enseignante : hommage à Françoise Mayeur, Reims, CRDP de Champagne-Ardenne, 2009.
17 AN, F17 27345. Toutes les citations entre guillemets qui illustrent l’article sont tirées du dossier de carrière d’Odette Brunschwig.
18 Voir notamment les travaux de Cacouault-Bitaud Marlaine, Professeurs… mais femmes : carrières et vies privées des enseignantes du secondaire au xxe siècle, Paris, La Découverte, 2012 ; Efthymiou Loukia, « Identités d’enseignantes – identités de femmes : les femmes professeurs dans l’enseignement secondaire public en France 1914-1939 », thèse sous la direction de Françoise Thébaud et Michelle Perrot, soutenue en 2002, université Paris-Diderot ; Margadant Jo-Burr, Madame le Professeur: Women Educators in the Third Republic, Princeton, Princeton University Press, 1990.
19 AN, F17 27345. La citation entre guillemets et les suivantes sont toutes tirées des rapports d’inspection d’Odette Freudenberg-Brunschwig. Ces rapports qui couvrent sa carrière entre 1921 et 1967 sont réunis dans le même carton d’archives.
20 AN, F17 27345, inspection le 16 février 1922 et rapport du 25 mars 1922.
21 Le diplôme de fin d’études était l’examen final dévolu aux filles jusqu’à la fin des années 1930. Il se préparait en six ans. La cinquième année est donc l’avant-dernière, ce qui équivaut à des élèves de seconde aujourd’hui. À partir de 1924 (décret L. Bérard) elles avaient aussi la possibilité de préparer le baccalauréat dans les établissements féminins.
22 AN, F17 27345, rapports d’inspection de 1923 et 1924.
23 Masculin dans le texte, « La » femme devient « Le » professeur.
24 AN, F17 27345, rapports d’inspection de 1923.
25 Ibid., rapports d’inspection de 1924.
26 AN, F17 27345, rapports d’inspection de 1928-1929.
27 Ibid.
28 Offen Karen, « The Second Sex and the Baccalauréat in Republican France, 1880-1924 », French Historical Studies 13, no 2, Autumn 1983, p. 252-286.
29 AN, F17 27345, rapports d’inspection de 1930.
30 Ibid., rapports d’inspection de 1930.
31 AN, F17 27345, rapports d’inspection de 1923.
32 Le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, sous l’impulsion du ministre Anatole de Monzie, devient le ministère de l’Éducation nationale en 1932.
33 Le thème du surmenage dans le système éducatif, encore peu étudié, mériterait une étude historique plus approfondie.
34 Farge Arlette et Klapish-Zuber Christiane, op. cit.
35 Les recherches généalogiques ne permettent pas d’assurer si la belle-sœur en question est la sœur de son mari ou la femme du frère de son mari.
36 AN, F17 27345, rapports d’inspection de 1931-1932.
37 Ibid., rapports d’inspection de 1932-1934.
38 Ibid., rapports d’inspection de 1933-1934.
39 EPS, école primaire supérieure, annexée au collège.
40 AN, F17 27345, rapport de l’inspection générale, mai 1934.
41 AN, F17 27345, rapports d’inspection de 1934-1937.
42 Ibid., rapports d’inspection de 1934-1937.
43 Ibid.
44 L’ancienne directrice est sans doute Melle Fontaine, citée plus haut.
45 AN, F17 27345, rapport d’inspection de 1937.
46 Signé à Vichy par J. Chevalier.
47 Le 20 novembre 1945.
48 Revue française de pédagogie, no 16, 1971, p. 12-21.
49 AN, F17 17786 et F17 17788.
50 CES, collège d’enseignement secondaire ; CEG, collège d’enseignement général.
51 Brunschwing Odette-George, « Surveillance et liberté », Documents et débats universitaires, 29 octobre 1953.
52 Brunschwing Odette-George, « Bibliothèques et lectures dans les classes du second cycle », Les Cahiers pédagogiques, no 7, juin 1953, « Le lycée et la culture », p. 555-557.
53 Brunschwing Odette-George, « L’éducation mixte », Éducation nationale, no 30, 2 novembre 1961, p. 5-10.
54 Ibid., p. 5.
55 Ibid., p. 6, colonne 1.
56 Ibid.
57 Ibid.
58 Hatano Isoko et Ichiro, L’enfant d’Hiroshima, Paris, Les Éditions du temps, 1959.
59 « Le lycée Fénelon », dans Potaches et labadens ou la classe intemporelle, 18 octobre 1951 ; « Les caprices de Marianne », dans Théâtre et université, 27 janvier 1954 ; « Horace », dans Théâtre et université, 31 octobre 1956.
60 Perrot Michelle, « Identité, égalité, différence le regard de l’Histoire », dans Ephesia, La place des femmes, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 1995, p. 39-56, p. 50.
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