Introduction
p. 15-22
Texte intégral
« Si la révolution n’empêche pas la guerre, la guerre pourra aider la révolution. Un second accouchement est généralement plus facile que le premier. La première révolte ne se fera pas attendre, dans la prochaine guerre, deux ans et demi ! Et, une fois commencées, les révolutions ne s’arrêteront pas à mi-chemin. »
Léon Trotsky, La Révolution trahie, 1936.
1Guerre totale, le second conflit mondial fut aussi une « guerre-révolution1 ». Ce constat se vérifie tout particulièrement pour l’armée française : humiliée, disloquée, puis reconstituée, elle est profondément transformée par la période la plus dramatique et la plus improbable de son histoire. À l’image de la nation, elle traverse des années de guerre qui portent à un degré de tension inégalée croyances et rationalité, fantasmes et lucidité, effondrement des certitudes et aspirations au renouveau, attentisme et volonté de combattre. Ce jeu de tensions et d’ambivalences, l’enchaînement des chocs émotionnels qui se sont succédés tout au long du conflit ont fortement impacté le corps des officiers français dont la cohésion a été atteinte dans ses fondements par l’évolution tourmentée du pays corrélée à la marche des événements sur la scène mondiale. Dans ce cadre général, la question du communisme a joué un rôle majeur dans l’aggravation des fractures internes à l’armée et dans les reclassements qui en ont résulté. Si la dialectique communisme/anticommunisme est l’un des fils directeurs de l’histoire de l’armée française au xxe siècle, ce constat est particulièrement vrai pour la période de la Seconde Guerre mondiale, tant sur le terrain de la politique, que du militaire et des représentations.
2Dans sa confrontation avec le communisme, à la fois comme phénomène intérieur et international, l’institution militaire relève d’un champ particulier de la lutte anticommuniste en raison du rapport compliqué qu’elle entretient avec le politique. Traditionnellement, l’armée française affiche un apolitisme structurel et affirme sa soumission à l’autorité du pouvoir civil. En conséquence, elle n’envisage pas le communisme comme fait politique, mais seulement comme problème militaire, stratégique ou de maintien de l’ordre. En réalité, il existe une culture politique spécifique à l’armée, à dominante conservatrice, imprégnée du principe d’ordre, qui se combine à une indifférence revendiquée par la majorité du corps des officiers pour la vie politique du pays2. À l’automne 1939, Marc Bloch, affecté à l’état-major de la 1re Armée, porte sur les officiers d’active qui l’entourent un jugement éclairant sur cet apolitisme singulier qui domine dans les milieux militaires :
« Le milieu où je vis est tout à fait instructif à observer et inspire, à certains égards, des réflexions assez tristes. Je pense aux officiers d’active qui forment, de beaucoup, la plus grande partie du bureau. Tous brevetés, à part peut-être une exception près. Tous, […] parfaitement gentils et serviables ; sachant très bien leur métier ; quelques-uns […] absolument remarquables ; d’une conscience admirable ; en somme, par l’intelligence et la valeur morale, très sympathiques. Et, quand ils parlent politique, littéralement stupides. Pas d’antisémitisme au moins apparent… Mais une ignorance confondante des problèmes sociaux, de la figure politique et sociale de l’Europe et des idéaux qui peuvent animer les partis non traditionalistes3 ! »
3Cet apolitisme, qui participe en fait de la culture politique de l’armée, est une source de production fantasmatique sur les complots subversifs, mais elle peut également favoriser d’étonnants renversements de perspective.
4Ainsi, à la fin de la guerre, le lieutenant Jean de Montangon, déporté à Buchenwald, avait d’abord déclaré aux militaires américains, qui lui demandaient son identité, qu’il était citoyen syrien parce qu’il voulait s’assurer avant d’être rapatrié que les communistes n’avaient pas pris le pouvoir en France. À première vue, ce scénario imaginé par un militaire de carrière engagé dans la Résistance semble révélateur de l’enracinement dans le corps des officiers d’un anticommunisme radical structuré par la hantise d’une répétition réussie de la Commune de 1871 et qui assimile le communisme à un ennemi absolu. Or, les craintes du lieutenant Montangon font figure d’exception dans un contexte de Libération et de fin de guerre où la peur de la révolution et du communisme n’affecte plus qu’à la marge le corps des officiers. Pourtant, quelques années auparavant, cette crainte avait atteint le stade de la psychose au moment de la débâcle et marquée les premiers mois du régime de Vichy. Cette inversion paradoxale, puisqu’en 1940 la force du communisme en France et en Europe était très inférieure à ce qu’elle sera vers la fin de la guerre, ne s’explique qu’en partie par la position de la France dans le camp des vainqueurs et par la présence des troupes anglo-saxonnes sur le territoire national. En effet, les péripéties de la guerre et leurs retombées géostratégiques, politiques et idéologiques ont provoqué une mutation dans la perception du communisme par l’armée française, parce que, d’une part, depuis 1940, le rôle de l’URSS sur la scène européenne n’a cessé d’être réévalué et que, d’autre part, le développement de la Résistance et plus encore les combats de la Libération ont, en quelque sorte, abrogé le statut d’ennemi intérieur qui caractérisait le PCF depuis le début des années 1920.
5Dès l’entre-deux-guerres, l’armée a tendance à surréagir face au communisme à cause d’une nette surestimation de sa dangerosité dans les périodes de crises ou de difficultés. Cette dérive ne s’explique qu’en partie par la mission de protection de l’État et de l’ordre social, car la perception du communisme par les militaires a été surtout influencée par une succession de traumatismes qui ont laissé une empreinte profonde dans la mémoire collective de l’institution militaire et contribué à la formation d’une culture contre-révolutionnaire particulière à l’armée française, lui donnant une certaine spécificité dans sa confrontation au bolchevisme. Sans remonter plus loin dans le temps et pour aller à l’essentiel, il y a d’abord eu la Commune dans le contexte d’une catastrophe militaire et d’une grave crise politique intérieure, ensuite les développements de la révolution russe, surtout dans les moments très difficiles du printemps 1918, enfin la période du Front populaire, dominée par la remilitarisation de la Rhénanie puis par la conjonction de la crise sociale en France et de la guerre d’Espagne. C’est dans le prolongement de ces chocs successifs, qu’il faut situer l’effondrement de 1940 qui semble ouvrir la voie au PCF. Mais, à partir de l’été 1941, l’impact de la guerre en Russie, qui impose de choisir entre l’Allemagne et le camp allié, communisme compris, joue dans un sens différent.
6En effet, les mutations fulgurantes qui transforment le monde communiste au cours du second conflit mondial entraînent une modification d’autant plus profonde et rapide de sa perception qu’il devient un acteur central dans la guerre, tant à l’échelle mondiale qu’en France même. Mais pour l’armée française, cette évolution s’effectue selon un processus d’adaptation qui suit quelques tendances particulières en raison de l’enchaînement des désastres qui la frappent, principalement la débâcle puis la dissolution de l’armée d’Armistice, et par les déchirements et recompositions politiques qui l’affectent directement ou indirectement, que ce soit en métropole, dans l’Empire ou à Londres, du côté de Vichy ou de la France libre. Mais des mécanismes intellectuels propres à la culture militaire française jouent également leur rôle.
7En effet, au cours de la Seconde Guerre mondiale, on constate que souvent la mémoire et les concepts de la Première Guerre mondiale fournissent aux militaires français la grille d’analyse et d’anticipation du conflit en cours4. Cette croyance dans l’efficience des leçons de 14-18 pour comprendre le nouveau conflit et contribuer ainsi à la prise des décisions politiques et militaires se vérifie particulièrement au sujet du communisme sous l’angle du risque révolutionnaire en France et dans l’évaluation de l’enjeu du front oriental et du rôle possible du facteur soviétique dans la guerre. Il est vrai que le paradigme de la Première Guerre mondiale tend à s’affaiblir au fur et à mesure qu’au cours du conflit émergent de nouvelles lignes de forces sans analogie avec le passé. Malgré ce, on observe cependant son influence jusqu’en 1945.
8Ainsi, dès 1918, s’impose la conviction que la dialectique guerre-révolution est devenue le fil directeur du monde issu du conflit qui s’achève. Cette vérité est admise par la plupart des courants politiques d’Occident, depuis les nazis jusqu’aux trotskystes en incluant les communistes, mais elle est aussi prise en compte par les militaires dans leurs calculs stratégiques et leurs conceptualisations doctrinales. Lorsque le 8 novembre 1918, au cours des négociations de Rethondes, les plénipotentiaires allemands invoquent le risque de révolution bolchevik en Europe occidentale comme principal argument en faveur d’un arrêt des combats, le général Foch leur répond que la révolution est une maladie qui frappe les nations vaincues et épuisées par la guerre. Cette réponse de Foch n’est pas une bravade de pure opportunité, mais elle exprime la conviction qu’à l’époque contemporaine, l’enchaînement guerre-défaite-révolution est une loi de l’Histoire qui fixe inexorablement le destin des nations contemporaines. L’expérience de la commune de 1871 et des révolutions de 1917-1919 dans les empires vaincus d’Europe centrale et orientale semblait en fournir la démonstration incontestable. En conséquence, pour l’armée française, le risque révolutionnaire est principalement un problème du temps de guerre, surtout en cas de graves difficultés.
9Ce schéma mental de l’entre-deux-guerres structure la perception du communisme par l’armée française et il jouera un rôle clé au cours de la Seconde Guerre mondiale dans certaines décisions de chefs militaires à des moments décisifs du conflit. Si cette perception du communisme par les militaires résulte pour l’essentiel de la conjonction d’une expérience, d’une culture et d’une logique intellectuelle, on constate que l’institution militaire n’est pas homogène dans l’évaluation de la menace qu’il représente en raison d’une tension, plus ou moins forte selon les circonstances et les acteurs, entre la volonté de rester pragmatique et la priorité accordée aux impératifs politiques et idéologiques. Cette différenciation s’est cristallisée, surtout dans les années 1930, sur le risque insurrectionnel en temps de guerre et sur le rôle de l’URSS et du Komintern sur la scène européenne5.
10En effet, la question soviétique reste dans l’armée une source de divergences, plus ou moins accentuées selon la conjoncture, et, simultanément, on constate que les tensions internes que provoque le problème de l’ennemi intérieur recoupent pour une bonne part les clivages qui se manifestent dans les choix stratégiques d’alliance et dans la perception de l’évolution de la situation internationale en Europe orientale. La frange la plus idéologique de l’armée, dont le maréchal Pétain est la figure centrale, considère la menace révolutionnaire internationale comme le principal danger pour le pays. Son anticommunisme exacerbé justifie la doctrine qu’elle élabore afin d’écraser l’ennemi intérieur et son refus de principe de tout rapprochement, même limité, avec l’URSS. À l’inverse, une nébuleuse « réaliste » persiste à considérer que le facteur géopolitique dicte à la France ses choix diplomatiques et sa politique militaire et que dans la recherche de sérieux appuis en Europe orientale face à l’Allemagne, il est impératif que l’URSS, à certaines conditions, puisse entrer dans le cercle des alliances françaises. Même si les partisans de cette orientation considèrent le PCF avec beaucoup de méfiance ou d’hostilité, ils ne rejettent pas l’éventualité de faire, peu ou prou, du communisme soviétique un allié dans la lutte contre l’Allemagne. En conséquence, les années 1930 sont marquées par une relative déconnexion de la question communiste intérieure et de la posture adoptée vis-à-vis de l’URSS.
11À ces problématiques banales pour l’époque, en découle une troisième plus spécifique aux militaires : depuis 1917, quelle est la nature des relations entre le communisme et l’Allemagne ? Et c’est cette interrogation qui polarise les polémiques au sein de l’armée : collusion systémique germano-bolchevik pour les uns ; rejet de ce paradigme par les autres. Sur l’ensemble de la période, le maréchal Pétain apparaît comme le chef de file de la frange anticommuniste la plus radicale de l’armée qui agit comme un véritable lobby pour amener le gouvernement et le haut commandement à considérer le bloc PCF/URSS comme un « ennemi absolu6 ». Cette politique d’influence très active est pour l’essentiel un échec et la position du haut commandement face au communisme peut être ainsi résumée :
Sur le territoire national, le bolchevisme, c’est-à-dire le PCF, est une force subversive étroitement liée au mouvement communiste international et plus encore à l’URSS. Toutefois, si l’ennemi intérieur est identifié comme un agent de l’étranger, il n’est pas considéré comme un danger majeur, excepté dans la période été 1936-printemps 1937, et relève principalement du domaine du maintien de l’ordre et de la surveillance politique, c’est-à-dire des compétences du ministère de l’Intérieur.
Le partenariat avec l’État soviétique, tourné contre l’Allemagne, est envisagé très tôt, dès la fin de 1917. Ainsi, de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’en 1939, se pose la question du rôle que peut jouer l’URSS sur la scène européenne dans le face-à-face entre la France et l’Allemagne. Dans l’ensemble, le haut commandement, oscillant entre hostilité, indifférence et intérêt, ne parvient pas à donner une réponse claire et durable à ce problème qui s’inscrit dans la durée et pose toute une série d’interrogations récurrentes. Sous-jacente à ces flottements, transparaît la conviction que l’URSS est une nouvelle mouture de l’ancienne Russie, avec toutes ses faiblesses et ses incertitudes : le mythe du colosse aux pieds d’argile demeure en filigrane dans la prise en compte de l’URSS comme facteur international.
12Lorsqu’en 1939 la guerre éclate, ces questions rebondissent tout au long de la drôle de guerre, puis, après la défaite de 1940, les clivages s’amplifient parce que les positions respectives se radicalisent. Cette tendance se vérifie dans l’armée de Vichy, puis dans celle de Giraud en Afrique du Nord ; elle concerne également la France libre, mais sur un mode atténué plus difficile à cerner. Ce constat montre qu’au cours de la guerre, la question du communisme est étroitement liée à l’évolution complexe de l’institution militaire française, réduite à peu de chose en métropole à la suite de la défaite et de l’armistice, affectée à la marge par la dissidence gaulliste qui se conçoit comme une armée7, puis tronçonnée en trois ensembles à partir de novembre 1942 et enfin marquée par une succession de péripéties jusqu’à la fin du conflit.
13Or, l’historiographie n’apporte que des acquis limités sur l’armée française et le communisme pendant la Seconde Guerre mondiale. L’apport de Jean-Louis Crémieux-Brilhac est le plus notable, d’une part, pour la période de la drôle de guerre et, d’autre part, par son étude sur les prisonniers de guerre français évadés qui parvinrent à gagner les lignes soviétiques avant juin 19418. Si le gaullisme dans sa relation au communisme a fait l’objet de plusieurs travaux, son aspect militaire n’est abordé qu’à la marge9. Le plus important est l’ouvrage d’Henri-Christian Giraud, De Gaulle et les communistes, dont la portée est affaiblie par un antigaullisme militant, une connaissance trop superficielle de la résistance intérieure et la prise en compte trop limitée de l’historiographie des relations internationales10. Plus récemment, l’importante thèse de Sébastien Albertelli sur le BCRA ne traite pas de la question communiste et soviétique en tant que telle. Quant à l’armée de Vichy, si Claude d’Abzac-Épezy et Robert Paxton, l’étudie largement sous l’angle politique, le communisme n’est évoqué que très rapidement par ces deux auteurs11. De même, dans son volumineux ouvrage, François Broche, qui privilégie l’approche strictement militaire, n’évoque pas le communisme12. Cet angle mort de l’historiographie est d’autant plus remarquable que l’anticommunisme occupe une dimension essentielle dans l’histoire de Vichy, institution militaire comprise.
14En effet, dès la drôle de guerre, la frange la plus anticommuniste de l’armée, qui s’imposera par la suite avec l’instauration du gouvernement Pétain, fait sentir son influence avec un certain succès. Considérant le communisme comme l’allié indéfectible de l’Allemagne, elle défend le principe d’une répression à outrance contre l’ennemi intérieur et prône la guerre contre l’URSS. Pourtant, en dépit de cette pression constante, on ne repère pas d’indices d’une mobilisation anticommuniste interne à l’institution militaire et le haut commandement reste sur la réserve : il ne réclame pas une aggravation de la répression contre le PCF et prône une attitude de neutralité vis-à-vis de l’URSS. Par contre, la débâcle déclenche la peur d’une prise du pouvoir par les communistes qui persiste dans les mois qui suivent la mise en place du régime de Vichy.
15Si la dissidence gaulliste échappe à cette logique, de Gaulle estimant que l’Allemagne est le seul ennemi qui importe, à l’inverse, l’anticommunisme radical s’impose à l’armée d’Armistice et sa fonction officielle « d’armée du maintien de l’ordre » ne relève nullement d’un subterfuge consécutif à l’armistice. En effet, l’armée de Vichy poursuit l’effort de conceptualisation sur la contre insurrection que Pétain et ses proches avaient mené dans la première moitié des années 1930 et des dispositions notables en découlent. Pourtant, on constate au sein de l’armée d’Armistice, des discordances à la fois dans la prise en compte du facteur soviétique face à l’Allemagne et dans la priorité donnée à la lutte contre le PCF. Par la suite, la question du communisme constitue un motif de clivage, qui s’accentue sensiblement à partir de juin 1941 et qui révèle son acuité en novembre 1942 lorsque le débarquement en Afrique du Nord impose de choisir entre la collaboration ou la rupture avec Vichy. L’enjeu de cette alternative s’accroît d’autant plus sensiblement dans les mois qui suivent que la victoire soviétique de Stalingrad suscite l’hypothèse d’un prochain effondrement allemand qui permettrait à l’URSS de gagner seule la guerre. Dans tous les cas, l’impact de Stalingrad efface le schéma 14-18 dans lequel la victoire se décidait sur le front occidental, le front oriental ne jouant qu’un rôle secondaire. Désormais, les militaires français ne perçoivent plus le front de l’Est comme un espace d’enlisement pour la Wehrmacht, mais comme le lieu décisif du conflit où l’Armée rouge est devenue l’acteur militaire majeur du camp allié. Cette nouvelle configuration de la guerre a une portée considérable, en particulier parce qu’en l’absence de second front en Europe, une débâcle allemande rendrait possible une avancée de l’Armée rouge dans la profondeur du continent.
16Dans cette évolution compliquée du cours de la guerre, le débarquement de novembre 1942 en Afrique du Nord constitue à l’évidence un tournant majeur, mais également une rupture dans l’histoire de l’armée française : jusqu’à cette date, l’armée de Vichy représente pour l’essentiel la continuité de l’armée française d’avant la défaite, les FFL étant réduites à la marginalité en raison de leurs effectifs et de leurs capacités limités ; ensuite, une autre période commence, avec la dissolution de l’armée d’armistice puis la formation compliquée et tumultueuse d’une nouvelle armée française bientôt placée sous l’autorité du Comité français de libération nationale d’Alger, puis du GPRF.
17Dans un contexte franco-français désormais dominé par l’affrontement de Gaulle-Giraud, on constate une nette différenciation entre gaullistes et giraudistes face au communisme. Alors que les premiers s’engagent de plus en plus clairement dans la voie de l’alliance, les seconds s’abstiennent de choisir, non par principe mais parce que la question communiste les divise et que leur priorité est de rester unis dans leur combat contre de Gaulle. De même, en métropole, l’ORA, issue pour l’essentiel de l’armée de Vichy, semble partagée jusqu’à la libération de Paris sur la politique à suivre vis-à-vis de la résistance communiste. Il est vrai que chez les gaullistes, l’alliance avec le communisme ne fait pas l’unanimité, mais de Gaulle l’impose, non sans difficultés parfois, et les réticences ou oppositions repérables dépassent rarement le stade des opinions personnelles.
18Nul doute que pour le chef de la France libre, le communisme, c’est principalement l’Union soviétique, les communistes français n’occupant qu’une place seconde dans sa politique et ses projets. Si dès 1940 de Gaulle fait de la politique étrangère son domaine réservé13, l’URSS y tient une place considérable qui s’inscrit dans la continuité de sa conception de l’équilibre européen au cours des années 1930. En effet, jusqu’en 1945, si sa diplomatie soviétique peut connaître des variations tactiques en fonction de l’évolution de ses relations avec les Anglo-Saxons et de la marche des événements, il maintient vaille que vaille une continuité stratégique dans la construction d’un axe Paris-Moscou tourné contre l’Allemagne, dans la guerre, mais surtout pour l’après-guerre. Ainsi, des années 1930 à 1945, de Gaulle, même s’il tient compte du communisme, persiste à considérer la puissance soviétique comme la clé géostratégique de l’équation allemande. Le cap prosoviétique suivi par la France libre que de Gaulle impose ensuite, malgré les oppositions, au CFLN puis au gouvernement provisoire a été sous-estimé par l’historiographie des relations internationales qui s’est davantage attachée aux fluctuations des relations franco-soviétiques entre juin 1941 et la fin de la guerre qu’à la permanence d’un projet de longue durée qui naît du réarmement allemand dans la première moitié des années 1930, et qui se maintiendra, avec quelques adaptations, jusqu’aux prémices de la guerre froide14.
19La mise en œuvre de ce projet qui culminera avec la signature du traité franco-soviétique de décembre 1944, est liée à trois événements qui lorsqu’ils surviennent lui donne un nouvel élan et fortifient de Gaulle dans la conviction de sa pertinence : la débâcle de 1940 qui est pour une bonne part perçue comme la conséquence de l’absence d’alliance avec l’URSS ; l’invasion de l’Union soviétique en juin 1941 qui confirme le réalisme de l’alliance avec Moscou ; le débarquement allié en Afrique du Nord qui affaiblit la position des gaullistes auprès des Occidentaux, ce qui les incite à resserrer sensiblement leur lien avec l’URSS. On constate d’ailleurs, même s’il est plus difficile à repérer, un effet comparable, mais atténué, de ces événements, d’abord dans l’armée de Vichy, puis à Alger dans la mouvance de Giraud et, paradoxalement de façon plus nette, dans celle de Darlan.
20Concernant les relations avec le PCF, le rapprochement est plus compliqué et décalé puisqu’il prend vraiment forme fin 1942-début 1943. S’il relève pour une bonne part de causes différentes, il est aussi étroitement lié aux conséquences du débarquement en Afrique du Nord qui font des communistes français un nouvel enjeu dans l’affrontement entre de Gaulle et Giraud, un enjeu principalement politique en Algérie et un enjeu à la fois politique et militaire en métropole. Si la direction soviétique et le PCF font preuve d’une grande prudence face au duel des deux généraux, c’est pourtant dans la période du printemps-automne 1943 que se noue solidement la double alliance avec les gaullistes qui repose sur deux fondements : la priorité absolue donnée à l’écrasement de l’Allemagne, secondairement la volonté de contrecarrer l’influence des Anglo-Saxons dans le cours de la guerre et dans l’après-guerre. C’est donc la ligne patriotique qui est le dénominateur commun de la politique de guerre gaulliste et communiste jusqu’à la fin du conflit, même si cette alliance reste marquée par une double tension, d’une part, à cause de son caractère asymétrique entre l’URSS, au statut de grande puissance ascendante, et la FL, puis le CFLN et le GPRF, à l’assise fragile, d’autre part, avec la lutte d’influence constante et opiniâtre entre de Gaulle et le PCF. Quoi qu’il en soit, ce cadre général intangible excluait tout à la fois l’anticommunisme radical et une stratégie communiste de prise du pouvoir15.
Notes de bas de page
1 Expression utilisée par le général de Gaulle et initiée, semble-t-il, par Jacques Maritain qui considère le conflit mondial comme processus de mutations et creusets des réformes nécessaires. La prégnance de cette conviction s’affirme dans les démocraties du camp allié tout au long de la guerre.
2 Serman William, Les Officiers français dans la nation (1848-1914), Paris, Aubier-Montaigne, 1982, p. 67.
3 « Lettre à Étienne », cité dans Bloch Étienne, Marc Bloch, Father, Patriot and Teacher, New York, Department of History Vassar College, 1987, p. 15.
4 Mysyrowics Ladislas, Autopsie d’une défaite. Origine de l’effondrement militaire français de 1940, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 17-41.
5 Vidal Georges, L’Armée française et l’ennemi intérieur (1917-1939). Enjeux stratégiques et culture politique (préface d’Olivier Forcade), Rennes, Presses universitaire de Rennes, 2015, 260 p. ; Vidal Georges, Une alliance improbable : l’armée française et la Russie soviétique (1917-1939), Rennes, Presses universitaire de Rennes, 2015, 312 p.
6 Selon la typologie établie par Carl Schmitt (Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992, p. 294 sq.) qui distingue ennemis conventionnel, réel et absolu. Sur cette thématique du communisme comme ennemi absolu, Vidal Georges, L’Armée française et l’ennemi intérieur, op. cit., p. 62-66, 199-200, 208-211.
7 Muracciole Jean-François, « La France Libre et la lutte armée » dans Marcot François, Ponty Janine, Vigreux et Marcel, Wolikow Serge (dir.), La Résistance et les Français : lutte armée et maquis, Paris, Belles-Lettres, 2003, p. 160-161. Ainsi en mars 1941, les services d’état-major emploient au total 350 personnes, les commissariats civils seulement 92 administrateurs.
8 Crémieux-Brilhac Jean-Louis, Les Français de l’an 40, Paris, Gallimard, 1990, t. 1 et 2 ; Crémieux-Brilhac Jean-Louis, Prisonniers de la liberté : l’odyssée des 218 évadés par l’URSS (1940-1941), Paris, Gallimard, 2003, 408 p.
9 Vaïsse Maurice (dir.), De Gaulle et la Russie, Paris, Éditions du CNRS, 2006.
10 Giraud Henri-Christian, De Gaulle et les communistes, Paris, Albin Michel, 2 tomes, 1988-1989, 537 et 485 p.
11 Abzac-Epezy Claude d’, L’Armée de l’Air des années noires, Paris, Economica, 1998, 412 p. ; Abzac-Épezy Claude d’, « Les militaires en politique : l’exemple de la France de Vichy », Les Cahiers du CEHD, no 26, Paris, 2006, p. 79-95 ; Paxton Robert, L’Armée de Vichy – Le corps des officiers français 1940-1944, Paris, Tallandier, 2004, 588 p. À noter que cet ouvrage est issu de la thèse soutenue en 1963 par Robert Paxton qui est restée longtemps oubliée jusqu’aux travaux de Claude d’Abzac qui l’ont sortie de l’ombre.
12 Broche François, L’Armée française sous l’Occupation, Paris, Presses de la Cité, 2001, 2002, 2003, 3 tomes.
13 Mares Antoine, « La France libre et l’Europe centrale et orientale (1940-1944) », Revue des études slaves, t. 54, 1982, p. 306.
14 Pour des références bibliographiques sur les relations entre la France libre et l’URSS : Soutou Georges-Henri, « Le général de Gaulle et l’URSS (1943-1945), idéologie ou équilibre européen », Revue d’Histoire diplomatique, 1994/4, p. 303-355 ; Leveque François, Les relations franco-soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale, thèse de doctorat, Paris I-Sorbonne, 1992 ; Vaïsse Maurice, De Gaulle et la Russie, Paris, Éditions du CNRS, 2006, 295 p.
15 Au vu de l’évolution historiographique, la thèse d’une tentative communiste de prise du pouvoir au moment de la Libération (Buton Philippe, Les Lendemains qui déchantent : le Parti communiste français à la Libération, Fondation nationale des sciences politiques, 1993, 352 p.) n’est plus soutenable. Mikhaïl Narinski, qui a minutieusement exploité les archives du Komintern et des Affaires étrangères soviétiques, écrit au sujet de la ligne d’union patriotique fixée par Moscou en vue de la Libération : « Je crois que durant le printemps et l’été 1944, la direction du PCF est restée fidèles à ces directives politiques. Je ne connais pas de documents qui pourraient fonder les affirmations de certains auteurs sur les objectifs [de prise du pouvoir] des communistes pendant cette période » (Narinski Mikhaïl, « Moscou et le Parti communiste français pendant la Seconde Guerre mondiale (1942-1944) » dans Soutou Georges-Henri et Robin Hivert Émilia (dir.), L’URSS et l’Europe de 1941 à 1957, Paris, PUPS, 2008, p. 240). Ce constat par Narinski se vérifie également pour les archives de la direction du PCF pendant l’Occupation qui sont conservées au musée de l’Histoire vivante (Montreuil). Bien que librement accessible depuis 1998, mais jamais cité et exploité, j’ai pu constater qu’aucun document de ce fonds ne contenait une quelconque référence ou allusion à un objectif de prise du pouvoir. Par ailleurs, après les travaux de Claire Andrieu (« Le CNR et les logiques de l’insurrection résistante », dans Fondation Charles de Gaulle, De Gaulle et la Libération, Bruxelles, Éditions Complexe, 2004, p. 69-125) et de Laurent Douzou (La Désobéissance. Histoire du mouvement Libération-Sud, Paris, Odile Jacob, 1995, 483 p.), qui ne reprenaient pas la thèse de Buton, des publications plus récentes l’ont contredite. Ainsi, Fabrice Grenard écrit à propos de la politique militaire communiste : « S’il était bien dans l’intention du PCF d’acquérir des positions de pouvoir localement en vue des échéances politiques futures, il n’a donc jamais été question bien sûr de faire des maquis FTP l’instrument d’une révolution en France en 1944. En France, les maquis FTP se sont contentés d’inscrire leur lutte dans le seul cadre patriotique, acceptant d’ailleurs au début 1944 la fusion avec les FFI. » (Grenard Fabrice, « Le PCF et le maquis », dans Vigreux Jean et Ducoulombier Romain (dir.) Histoire documentaire du communisme, 3 mars 2017, [http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/prodscientifique/TC.html]).
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Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008