Épilogue
p. 263-266
Texte intégral
1Au tournant des années 1840, les États-Unis ont conquis la moitié du Mexique par la guerre et la diplomatie et ont validé et renforcé leur assise en Californie grâce aux migrations de la ruée vers l’or. Les migrants qui ne cherchent plus ou pas d’or comptent s’installer sur les terres qu’ils estiment leurs, et grâce à leur majorité politique nouvellement acquise, sont capables de formuler des lois d’États et de faire formuler des lois nationales facilitant une répartition des terres. La légende noire contre les Espagnols et les récits de voyage ont construit les Mexicains et les Californios comme paresseux, improductifs et inférieurs racialement car ayant pour la plupart des origines indigènes et/ou noires. Le projet californien californio est mis entre parenthèses, et c’est une autre Californie, un prolongement de l’Ouest étatsunien, qui s’y développe. Ce n’est que plus tard, dans le dernier quart du xixe siècle, que le passé hispanique est redécouvert à la faveur d’une campagne de promotion de la Californie du Sud liée aux intérêts des compagnies ferroviaires et des élites locales. Cette campagne s’appuie aussi sur les inquiétudes liées à l’industrialisation et à l’urbanisation, à la fin de la frontière et de la vie proche de la nature vus comme un risque pour le caractère américain et démocratique du pays. Mais ce qui est privilégié dans ce récit et cette redécouverte, c’est le caractère espagnol plutôt que mexicain. Il s’agit de mettre en valeur une Méditerranée américaine dont les représentants sont présentés, comme ils s’affirment eux-mêmes, comme des Espagnols, des dons au sang pur de toute ascendance noire ou indigène. Leur mode de vie, trop oisif pour des Protestants, est alors malgré tout représenté par certains comme proche de la nature et donc fondamentalement américain.
2En janvier 1955, en célébration du 108e anniversaire de la bataille qui marque la fin des hostilités de la guerre américano-mexicaine en Californie le 13 janvier 1846, l’acteur Leo Carrillo dévoile un portrait de son arrière-grand-oncle José Antonio Carrillo, signataire de la capitulation de Cahuenga sur le site même où elle fut signée. L’article du Los Angeles Times relatant cette commémoration insiste sur « le lien avec un passé coloré de la Californie et du Mexique », une formule qui folklorise cette histoire et la présente comme un divertissement. Si Carrillo est un acteur muet de la scène, les orateurs sont de dignes représentants des « vrais pionniers », les dignitaires des associations mémorielles comme la Campo de Cahuenga Association ou les Native Sons of the Golden West. Un drapeau à l’ours est d’ailleurs présenté à l’occasion. Le passé mexicain est donc relégué à une place décorative tandis que sont valorisés les pionniers étatsuniens. Ni les Mexicains-Californiens ni les Amérindiens ne sont censés avoir eu un projet politique sur la Californie.
3Ce qu’on appelle aujourd’hui le « rêve californien », hyperbole du « rêve américain », est l’héritier de cette construction de la Californie en paradis méditerranéen, juste ce qu’il faut frondeur et transgressif. L’État est aujourd’hui tellement riche et peuplé qu’il serait la cinquième puissance mondiale s’il était un pays indépendant1. La ville de Los Angeles est le siège depuis le début du xxe siècle d’une industrie cinématographique qui diffuse dans le monde entier ses modèles de vie. La Silicon Valley, entre San José et San Francisco, donne le la des nouvelles technologies mondiales, certaines de ces entreprises produisant des outils numériques qui reconfigurent notre manière de communiquer, d’interagir avec ses voisins ou de former une conversation entre antipodes, mais aussi de lire et d’apprendre. Recoin isolé et oublié des histoires centrées sur l’Est des États-Unis, sur l’Europe, ou même sur Mexico et sa vallée centrale, les sources pour faire l’histoire de la Californie au début du xixe siècle sont paradoxalement disponibles à distance pour tous en partie grâce à ces technologies.
4D’après les statistiques de l’État de Californie, les « Latinos » sont devenus majoritaires dans cet État en 2014. C’est le cas de longue date pour le Nouveau-Mexique, mais pour la Californie, l’État le plus peuplé (et le plus riche) des États-Unis et dont le ratio démographique est en faveur des « blancs » depuis la ruée vers l’or, c’est un symbole qui marque les esprits. L’augmentation de la population hispanophone originaire du Sud au xxe siècle a pour origine des migrations liées à la fois à la situation au Mexique et à la demande de main-d’œuvre docile en Californie. Aujourd’hui, les migrations se poursuivent, mais la plus forte natalité dans ces populations contribue à leur croissance, alors qu’on constate aussi des flux retours vers le Mexique. Cette re-mexicanisation de la Californie suscite régulièrement des réflexions, des espoirs ou des inquiétudes, suivant le point de vue, sur l’avenir de la Californie, du Sud-Ouest et même des États-Unis en général. Tandis que les uns prônent ou se contentent d’espérer la reconquista, les autres paniquent à l’idée que le Sud-Ouest soit tout simplement repris par la force du nombre2. À la migration de la « destinée manifeste » répond cent cinquante ans plus tard cette autre migration, aux inquiétudes de Vallejo à l’époque répond cette nouvelle panique, sur fond d’inquiétude raciale. Celui qui était alors candidat à la primaire républicaine, Donald Trump, a mobilisé sur ce thème et lancé sa campagne en 2015 autour d’une criminalisation de l’immigration mexicaine et en promettant de faire construire un mur à la frontière pour protéger les Américains. En réponse à ce discours, le pape a même dû intervenir pour défendre les immigrants, en s’adressant à ses ouailles depuis le sud de la frontière, et en canonisant le fondateur des missions de Californie, Junipero Serra : une manière de faire des Catholiques mexicains des pionniers de l’aventure étatsunienne à part entière, mais qui a cruellement laissé dans l’ombre les populations autochtones et les conséquences de la double colonisation.
5Donald Trump fut élu président en 2016. Son mandat a été marqué par une relation de chantage aux tarifs douaniers envers le Mexique et par un traitement inhumain des migrants en attente de traitement de leur dossier de demande d’asile à la frontière, incluant l’enfermement, la séparation des familles et peut être des politiques de stérilisation. Il a candidaté pour sa réélection en 2020 au milieu d’une pandémie globale, dont il a sous-estimé publiquement la gravité et qui a fait des centaines de milliers de victimes aux États-Unis, avec une mortalité plus forte parmi les populations pauvres et les minorités. Sa défaite sonne comme un désaveu de cette politique. Cependant les résultats ont également montré que le soutien reste fort en bien des endroits et parmi bien des populations, y compris dans la grande catégorie dont on voit de plus en plus qu’elle est peu parlante, des « Latinos ». Ce sera le travail des sociologues, des ethnographes et des politistes de nous en apprendre davantage sur le vote des Mexicains-Américains, en particulier peut être dans le Sud-Ouest. Il est possible que la priorité à l’économie ou les engagements conservateurs du candidat républicain aient pu séduire certains ; ou que la visite du président mexicain Lopez Obrador à Trump à l’été 2020, signant une forme de réconciliation des pays, ait pu jouer en sa faveur auprès de ce public. D’autres travaux invoquent aussi l’honneur pour certains de défendre l’ordre étatsunien au sein de la Border Patrol, ou encore l’appropriation d’une méfiance envers les nouveaux arrivants : le vote Trump serait alors une forme d’intégration. En 2020 comme en 1846, les hispanophones de la frontière (nord ou sud-ouest suivant le point de vue) ne forment pas un bloc monolithique. La Californie est d’ailleurs, malgré son vote massivement démocrate et le retour à des postes importants d’hommes et de femmes d’ascendance mexicaine, traversée par de multiples débats, dont certains concernent le passé colonial, en particulier la mémoire euphémisée des missions franciscaines. Tout ce passé espagnol et mexicain est donc aujourd’hui très actif : ce livre sur l’histoire mexicaine de la Californie n’est pas là pour le réhabiliter. En rappelant l’évolution des rapports de forces, les possibles dont elle a été porteuse et les trajectoires qui ont été choisies, il ne cherche pas tant à écrire une histoire multiculturelle des États-Unis qu’à déjouer les récits nationalistes qui emprisonnent par leur simplicité et empêchent de penser toute alternative.
Notes de bas de page
1 Classement Forbes 2019, [https://www.forbes.com/places/ca/], consulté le 27 mars 2023.
2 Compte rendu du discours du président Nieto sur le site conservateur Breitbart, [http://www.breitbart.com/Breitbart-California/2014/08/26/United-States-of-Mexico-MEX-Pres-Pe-a-Nieto-Declares-America-the-Other-Mexico], consulté le 27 mars 2023.
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