Chapitre III. Les horizons de l’indépendance
p. 77-114
Texte intégral
1Comme nous l’avons vu, le rattachement de la Haute-Californie comme Territoire à la nouvelle fédération mexicaine est le résultat d’un processus qui tient à la conjoncture révolutionnaire longue non seulement américaine mais aussi européenne du début du xixe siècle. En choisissant l’indépendance, les missionnaires pariaient sans trop y croire, tels Tancredi dans Le Guépard, sur le fait que « tout change pour que rien ne change ». Le choix de l’indépendance était donc un choix de circonstance, fertile de possibles encore peu concrets. Ce que l’indépendance puis la république fédérale allait changer, cela restait à voir sur le terrain, tandis que comme nous venons de le voir, le gouvernement mexicain cherchait à imaginer une « colonisation nouvelle » qui rencontrait déjà une résistance importante de la part des missionnaires, bien aguerris et bien informés, forts de leur pouvoir de négociation.
2La puissance de la monarchie espagnole venait en partie de sa capacité d’intégration d’un ensemble politique certes hétérogène en termes de territoires, statuts et communautés, mais unifié par la référence à la monarchie et à une mission universelle, eschatologique, organisée autour de la religion catholique. La rupture de l’indépendance n’est donc pas seulement et essentiellement nationale, au sens de l’éclatement d’une communauté de naissance. Elle signifie aussi la séparation de cet horizon politique et l’ouverture des possibles concernant le nouvel ensemble créé. Aussi l’indépendance puis la république, parfois confondues par les acteurs, signifient-elles autre chose que des changements purement institutionnels. Elles changent radicalement le cadre de référence et l’imaginaire politiques, elles ouvrent des brèches, par lesquelles les changements à l’échelle de la monarchie et de la Nouvelle-Espagne pourraient signifier des évolutions, des réorganisations et des réinterprétations à l’échelle de la Haute-Californie, voire de chacune de ses missions, forts ou villages. Ces possibles, s’ils sont ouverts, s’inspirent souvent des expériences politiques récentes et en cours. Les termes de république, fédération, constitution circulent de part et d’autre de l’Atlantique, et du nord au sud, porteurs des promesses ou des menaces, selon le point de vue, de ce qui s’est passé chez les voisins. À certains égards, chercher les effets de l’indépendance en Haute-Californie n’est pas toujours l’histoire d’une non-rencontre mais implique de s’affranchir de certaines préconceptions sur ce que nous mettons derrière et ce que nous en attendons. La périodisation des changements n’est pas non plus toujours aussi nette que les dates de proclamation des différents régimes, car l’irruption, la réception et l’intégration de nouvelles idées, institutions, pratiques, imaginaires, s’étale dans le temps.
3Afin de comprendre ce que signifie pour tous l’indépendance, il importe ainsi de ne pas seulement observer les changements institutionnels, en pistant des signes identifiés a priori, mais d’écouter et d’observer à différentes échelles de temps. Nous commencerons par voir comment les Hauts-Californiens se saisirent de ce moment et l’interprétèrent de diverses façons en fonction de leur situation, de leurs attentes mais aussi des débats et conflits qui les animaient, utilisant le changement et son nouveau répertoire comme une ressource. Nous verrons aussi que ce changement est compris dans une forme de continuité de propositions. Dans un second temps nous verrons les effets à plus long terme de nouvelles pratiques électorales.
Saisir l’indépendance : interprétations, appropriations et captations
4Pendant les années 1820, les citoyens, soldats et missionnaires hauts-californiens – mais aussi les Hautes-Californiennes, qui n’ont pas le droit de vote, ne sont guère scolarisées et ne peuvent pas être élues, mais prennent pleinement part à la vie sociale du Territoire – s’adaptent, se familiarisent et s’approprient les nouvelles pratiques introduites par l’indépendance et la république.
Des symboles et des idées
5Comme nous l’avons vu, à son arrivée, le chanoine envoyé par la régence mexicaine ne peut que constater que formellement du moins, l’indépendance et l’Empire sont proclamés ; il procède pourtant à une seconde cérémonie, qui est l’occasion de hisser le drapeau mexicain. Ce qui frappe dans les récits de cette période, en particulier autour de la visite d’Agustín Fernández, ce sont quelques motifs, souvent d’ordre symbolique, qui ont marqué les esprits : le costume de l’émissaire, l’échange de drapeaux, le titre de « chanoine » (El Canónigo) par lequel on désigne avec une aura de mystère l’envoyé du gouvernement. Ces récits ont tendance à exagérer la rupture que représente l’indépendance. Par exemple, Juan Bautista Alvarado se souvient qu’à l’arrivée du chanoine, il était vêtu « d’une manière si particulière que personne n’aurait pu deviner d’où il venait et qui il était… il portait un costume qui n’avait jamais été vu auparavant en Californie1 ». L’impression vient probablement d’un costume sacerdotal inconnu en Californie, mais elle est ici soulignée pour marquer a posteriori l’altérité. Alvarado mentionne aussi que les Amérindiens apprécient le changement de symbole sur le drapeau, l’aigle mexicain leur étant plus familier, et pour cause, que le lion espagnol. Dans la gazette de Mexico, et dans les discours indépendantistes, la symbolique allait même au-delà : « L’aigle mexicain, capturé depuis trois siècles par le lion hispanique reprenait ses droits et se redressait afin de restaurer l’empire mexicain2. » Les Haut-Californien·ne·s n’étaient certainement pas prêts à aller aussi loin concernant les populations autochtones de leur province. Juana Machado se souvient surtout que les hommes reçoivent l’ordre de couper leurs cheveux, qu’ils portaient longs jusque-là, « ce qui déplaît aux hommes comme aux femmes ». À Monterey à l’époque, les soldats portent une tonsure en haut du crâne mais le reste des cheveux est tressé vers l’arrière3. Dans les armées, la coupe longue commence au tournant du xixe siècle à être critiquée à cause du temps (et des produits) perdus à l’entretenir ; elle est aussi associée à l’aristocratie, justement à cause des soins qu’ils nécessitent, avec la Révolution française4. Juana Machado raconte que son père revient avec sa tresse entre les mains et la donne à sa mère qui, affligée, se met à pleurer : c’est presque une scène de castration qui est rapportée, montrant à quel point, loin d’être triviale, cette coupe atteint l’honneur et la virilité5.
6Dans les témoignages rapportant les souvenirs de l’époque de l’indépendance, règne une certaine confusion, ou du moins une imprécision concernant les changements évoqués : parle-t-on de l’indépendance ou de la mise en place de la fédération ? Cette imprécision, qui peut être attribuée en partie à la distance temporelle entre le récit, bien postérieur, et les événements, est révélatrice : loin de se focaliser sur les aspects institutionnels précis ce sont certains d’entre eux, particulièrement parlants pour les acteurs sociaux concernés qui sont avant tout retenus. De nombreux récits identifient le véritable changement, après la venue du chanoine Fernández, à celle du gouverneur Echeandía, le premier gouverneur mexicain nommé par le gouvernement national, une fois que le Mexique est devenu une république fédérale. Pour Juan Bautista Alvarado, « il y avait certes une constitution, un conseil provincial (diputación), et des ayuntamientos, mais c’était là toute la différence ». Nous reviendrons sur l’organisation de ces institutions et surtout sur l’évolution des pratiques et des représentations qu’elles impliquent, mais cette affirmation montre que le changement doit se comprendre au-delà des pratiques institutionnelles, par un discours et des idées : « [Echeandía] est venu en parlant des principes républicains et libéraux qui bouillaient dans la tête des Mexicains de cette époque », raconte Angustias de la Guerra, la fille du commandant de Santa Barbara, « il est un homme aux idées avancées, ajoute-t-elle, un enthousiaste et un partisan de la liberté républicaine ». Non seulement a-t-il des idées, mais encore « il les met en pratique » car « il a été envoyé en Californie pour implanter le nouveau régime6 ». Angustias de la Guerra fait ces remarques avec un ton désapprobateur, le même que celui des hommes qui critiquaient la volonté de Fernandez de faire voter les « Indiens » ou d’organiser une députation. C’est aussi un regard porté a posteriori, qui juge que ces idées sont à l’origine des désordres politiques qui se produisent par la suite.
7Pour Echeandía comme pour Fernández, c’était par l’éducation que la transition de l’ancien système vers le nouveau allait pourtant pouvoir se faire, en plus des changements formels. José María de Echeandía avait voulu mettre De l’esprit des lois de Montesquieu dans ses bagages, mais il en fut probablement empêché par sa mise à l’index7. Par contre, il disposait Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à côté d’ouvrages de mathématiques et d’astronomie ou encore de tactique, qui avaient pu participer à sa formation d’ingénieur. Echeandía n’était pas du reste le premier à encourager de telles lectures. Le gouverneur espagnol Solá, décrit comme un libéral, avait déjà souhaité éloigner certains jeunes Californiens d’une éducation uniquement religieuse, en leur donnant à lire des gazettes mexicaines, la Constitution de Cadix, des livres d’histoire ou encore Don Quichotte8. L’un comme l’autre soutiennent aussi cet effort en leur donnant des rendez-vous pour discuter de ces lectures : Echeandía tient des salons de discussion, des « tertulias », pendant lesquels il énonce par exemple ses arguments en faveur de « l’enseignement populaire obligatoire et gratuit », y compris pour les « Indiens… qui présentaient un aspect dégradé à cause du système d’asservissement dans lequel les missionnaires les avait éduqués ». Juan Bautista Alvarado, qui y assistait, s’en souvient encore par cœur cinquante ans plus tard9. Au moment de l’organisation d’institutions civiles, être capable de lire, écrire et compter devient indispensable pour être éligible et occuper les postes à responsabilité qui se développent alors, dans les municipalités, autour du gouverneur et de la députation, plus tard avec l’administration des missions10. Nous aurons l’occasion d’y revenir, mais ces postes sont aussi un moyen pour le gouverneur de se faire des clients et des alliés dans son entreprise de transformation de la Haute-Californie.
8Dans ses rapports au gouvernement, le gouverneur met naturellement en valeur ses efforts pour faire en sorte que les municipalités fonctionnent selon la loi, que les conseillers de la diputacion se réunissent et fassent leur travail, avancer dans la réforme des missions, développer économiquement et démographiquement le pays et convaincre les habitants·e·s des bienfaits de l’indépendance. Dans un système où le gouverneur nommé par Mexico a beaucoup de prérogatives et où la distance empêche une supervision trop étroite, il y a aussi une certaine logique à ce qu’il joue un rôle important. Enfin, la place donnée au gouverneur dans les récits correspond également à un imaginaire politique hérité de la monarchie qui le dote d’un charisme particulier. Les gouverneurs sont importants, certes, mais il est aussi utile de prendre conscience que suivre exactement ces récits, c’est risquer de contribuer à un modèle diffusionniste, top-down, linéaire et téléologique, qui privilégie les étapes qui conduiraient à une politisation telle que voulue par le gouvernement et les élites libérales mexicaines, ou idéalisée par les Californio-étatsuniens des années 1870 qui souhaitent démontrer à leurs conquérants qu’ils s’inscrivent eux aussi dans ce grand récit. Essayons aussi d’observer les pratiques des acteurs et actrices sociaux en prenant au sérieux le sens qu’elles et eux donnent aux nouvelles ressources, idées, pratiques proposées et parfois imposées par les acteurs de l’indépendance puis de la république.
9Si les gouverneurs choisissent de consacrer du temps et des efforts à éduquer quelques jeunes gens, dans le but notamment de former parmi ceux-ci une opinion qui rivalise avec celle des opposants à des changements du système de régulation militaire et religieuse de la province, les livres circulent au-delà de ces cercles restreints. Un soldat né dans les années 1790 affirme ainsi (mais bien plus tard) que « tous les Californiens étaient imbus d’idées républicaines » dès 1820. L’interprétation est postérieure, mais il décrit la circulation des écrits : « Malgré les cachotteries du gouvernement, un petit livret était entré dans le pays qui expliquait tout le système fédéral de gouvernement républicain, la division des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire11. » Or dans les compagnies militaires, quand les soldats « lisent des papiers », cela donne matière à soupçons et est toujours jugé dangereux par la hiérarchie militaire dans cette province sur le pied de guerre12. La lecture permet un contact, via l’écriture ou l’imprimerie avec des idées et des raisonnements distants, sans avoir besoin de s’entretenir avec une personne physique. Une éducation plus poussée permet l’acquisition d’un sens critique et d’une culture notamment politique et historique à même d’encourager l’engagement politique.
10Il ne faut pas cependant surinterpréter cet apport des idées nouvelles, selon un modèle diffusionniste. En effet, ces idées ne sont pas à considérer abstraitement et dans l’absolu, mais dans un cadre de réception actif, où elles sont mobilisées (ou pas) comme des ressources, des arguments, au sein de rapports de force et de situations locales, là ou d’autres, ou dans d’autres situations, d’autres imaginaires, d’autres loyautés, argumentaires et d’autres pratiques continuent d’être affirmés. Nous allons voir comment ces virtualités de l’indépendance sont saisies, ou non, par les populations autochtones, les soldats et les civils des municipalités et comment elles reconfigurent des conflits et des débats préexistants.
L’envol de l’aigle ? L’indépendance et la liberté des populations autochtones
11Les néophytes qui ont assisté aux cérémonies du changement de souveraineté n’ont pas fait que constater la substitution de l’aigle au lion. Certes, l’ordre symbolique n’est pas sans importance, comme le montre la réaction à la première annonce de l’indépendance : changer de chef et même de référentiel de loyauté est possible ; pour le dire autrement, d’indisponible l’ordre social et politique devient disponible. D’autre part, le passage du chanoine Fernández rouvre le débat du statut des populations autochtones catéchisées dans l’empire mexicain et ce faisant, donne l’opportunité à ces populations d’essayer de le renégocier ou encore d’affirmer une autre vision de leur place.
12Ce qu’on pourrait considérer comme la mesure la plus révolutionnaire prise à la consommation de l’indépendance en Haute-Californie est l’affirmation par l’envoyé du gouvernement mexicain, le chanoine Fernández, de la citoyenneté des Amérindiens et de leur droit à participer aux élections et à être élus. Or si la mesure choque commandants et gouverneur, comme nous l’avons vu précédemment, les Amérindiens eux-mêmes semblent faire peu de cas de la dimension électorale de leur nouveau statut. Il ne faut pas en déduire un désintérêt des Amérindiens pour la nouvelle situation, car les missionnaires remarquent bien, et à regret, qu’un quart des néophytes est « corrompu par ces idées de liberté13 ». Mais l’essentiel leur paraît résider ailleurs, au niveau très local des rapports de pouvoir au sein de la mission. Lorsque le chanoine entreprend une tournée des établissements franciscains, trois néophytes l’approchent et l’informent qu’ils « ont été blessés à coup de bâton », suite à quoi le préfet des missions est obligé de s’excuser. Surtout, le préfet comprend bien que ces châtiments corporels peuvent fournir des arguments à ceux qui souhaitent la fin des missions. Aussi fait-il circuler l’ordre de « limiter les coups », de « n’y avoir recours que si c’est indispensable » et que « le chef de la garde le fasse faire par l’alcalde ». L’évolution de la situation ne tient donc assurément pas à la seule volonté venue d’en haut de l’émissaire du gouvernement. Fernández, seul, serait en effet bien impuissant à imposer sa volonté. Les néophytes jouent ici un rôle de premier plan en comprenant ce que la nouvelle situation et la visite du chanoine rendent possible. D’autres tentatives montrent la capacité d’invention des néophytes pour tirer parti de l’indépendance, de ce qu’ils en comprennent et de ce qu’ils veulent en faire : certains néophytes « vont jusqu’à propager le conte que les Pères [veulent] se défaire des escortes venues des presidios et confier la garde aux Indiens chrétiens ». Ceux qui répandent ces rumeurs exploitent l’hostilité historique des missionnaires aux soldats au sein des missions pour faire avancer l’idée d’une gestion autonome des missions par les néophytes eux-mêmes. En parallèle, les missionnaires se voient aussi contraints d’autoriser les néophytes à aller travailler à l’extérieur, « peut être le seul moyen », d’après le responsable des missions Payeras, « d’éviter l’émancipation et maintenir contents les de razón et nos néophytes sous notre subordination ». Les de razón – les habitants des pueblos, les soldats et leurs familles – sont en effet à la recherche du travail souvent qualifié des Amérindiens des missions. C’est la double pression des colons et des Amérindiens qui conduit les missionnaires à admettre ce compromis14.
13Le plus grand défi à l’héritage colonial espagnol en Haute-Californie de la part des Amérindiens au début de la période indépendante vient d’une grande révolte organisée en 1824 par les néophytes des missions situées en région Chumash, dans la juridiction du fort de Santa Barbara et par les Yokuts et Chumash non affiliés aux missions. Cette révolte, que certains historiens appellent une « guerre », mobilise plusieurs milliers d’Amérindiens : la mission La Purísima est occupée pendant un mois par 1 270 d’entre eux, à la fois de la mission elle-même et de celle de Santa Inés, voisine15. Les alcaldes des missions concernées figurent parmi les meneurs de la révolte, comme Andrés Sagimomatsse, de Santa Barbara. Ils envoient des messagers dans les villages proches, soit Chumashs, soit Yokuts, où se sont réfugiés des néophytes qui ont fui la mission et où vivent des membres de leurs familles, pour les mobiliser, ce qui met bien en évidence les liens qui existaient entre les communautés des missions et ces villages. Un mauvais traitement subi par l’un d’entre eux aux mains d’un soldat, resté impuni, les aurait incités à prendre en main la défense de leurs nouveaux droits par eux-mêmes. Les autorités mexicaines parviennent à les vaincre après quatre mois et jugent les responsables de ce qu’ils appellent une « révolution ». L’occupation de la mission Santa Inés et l’utilisation des vêtements par les occupants montrent la volonté de reprise de possession des Amérindiens, mais en une forme hybride, qui tienne compte de la nouvelle communauté et des nouvelles formes de richesses créées dans ce cadre colonial. Il ne s’agit en effet pas de revenir à une situation antérieure aux missions mais de reprendre la main sur ce cadre de vie. Ils ont pu en cela être inspirés par la méfiance des missionnaires envers les soldats et percevoir les divisions au sein de la société coloniale après l’indépendance.
14Lorsque le premier gouverneur mexicain arrive en 1825, il crée la possibilité légale pour les Amérindiens chrétiens remplissant une liste de critères de demander leur émancipation formelle des missions. Un certain nombre décide de tirer parti de cette opportunité, en particulier ceux qui disposent d’un savoir-faire artisanal leur permettant de se faire employer aisément dans les villages ou dans les forts. Afin d’être éligible en effet, il fallait être chrétien de naissance ou depuis quinze ans, avoir une bonne conduite et pouvoir subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Loin de s’adresser directement aux néophytes, le gouverneur demande aux missionnaires d’identifier les personnes susceptibles de correspondre à ces critères et de les lui proposer. Bien qu’on ne connaisse pas le nombre exact de concernés, les archives contiennent un petit nombre de demandes individuelles : Gil Ricla, venu de Basse-Californie pour servir d’intermédiaire entre les missionnaires et les autochtones lors de la fondation des missions de Haute-Californie, demande son émancipation en 1826. Le gouverneur lui accorde, attendu qu’il est « vieux chrétien, veuf, de mœurs honnêtes et qu’il pratique couramment l’espagnol » de le « séparer de l’état de néophyte de la Mission San Antonio », pour que comme « un individu de la Nation mexicaine, hors de cette tutelle » il puisse « en accord avec les lois trouver sa subsistance pour lui-même et sa famille, comme il lui conviendra16 ». Il s’installe alors comme charpentier à San Diego avec sa famille où il est considéré comme un résident de plein droit, un vecino17. L’enjeu de cette émancipation est une reconnaissance d’un statut propre dans le cadre colonial, permettant notamment une liberté de mouvement et de résidence, mais met fin à leurs droits à la propriété commune des missions18. D’autres, qui ne cherchent pas particulièrement cette émancipation formelle, décident d’appliquer immédiatement leur « liberté » en travaillant, mais à leur propre rythme : les chefs d’escorte des missions ou les missionnaires les accusent alors de « confondre liberté et libertinage ». Averti « du laisser-aller et de la paresse des néophytes de San Juan Capistrano » et de « leur mauvaise interprétation de la liberté », le gouverneur Echeandía avertit que « les travailleurs n’auront leur [émancipation] que s’ils la méritent, ou bien ils seront châtiés19 ». On voit bien ici combien la voie de libération promise par l’indépendance est étroite et encadrée, et n’est pas sans rappeler, dans d’autres contextes, les plaintes des employeurs et des autorités après les abolitions de l’esclavage.
15Si la piste de la sécularisation des missions est privilégiée par le gouvernement mexicain, comme pour l’émancipation ce projet est loin de faire partie des priorités des néophytes, ou du moins pas de la manière dont il est envisagé dans les cercles gouvernementaux, c’est-à-dire du point de vue de la division des terres en lots et de leur attribution en propriétés privées individuelles. Quand à la fin des années 1820, le gouverneur Echeandía envisage une réforme graduelle afin de mettre fin au système des missions pour les transformer en villages-paroisses, il envoie des agents chargés d’expliquer ces futures évolutions dans deux missions. Dans les deux cas, les néophytes se prononcent contre toute évolution. On a donc une double demande de leur part, à la fois de protection de leurs communautés que sont les missions, en leur gardant une certaine forme d’autonomie, garantie de la protection de leur mode de vie et de leurs usages des terres, et en même temps d’encouragement de réformes visant à les rendre davantage libres de leurs mouvements en dehors des missions (contrôle de leur propre force de travail, émancipation). Ces deux mouvements peuvent paraître contradictoires du point de vue des structures coloniales mexicaines, puisqu’il semble s’agir à la fois d’une demande de conservation des missions et de réforme du système, mais du point de vue des sociétés autochtones, il s’agit d’une démarche tout à fait logique. Le nouveau cadre national n’a de sens que dans la mesure où il leur permet une plus grande maîtrise de leurs mouvements et de leur organisation propre. Cette contradiction apparente contribue toutefois à expliquer le jugement négatif et paternaliste des administrateurs californiens à leur égard, qui estiment que les néophytes ne sont pas conséquents et ne comprennent pas ce qu’est la liberté.
La difficile équation entre loyauté, émancipation et privilèges militaires
16Mais il ne faudrait pas non plus faire de cette interprétation propre de ce qu’apporte l’indépendance une particularité des populations autochtones. En effet, on peut faire le même constat pour d’autres. Pour beaucoup de soldats des presidios, et comme évoqué métaphoriquement par l’épisode de la tresse coupée raconté plus haut, la proclamation de l’indépendance est vécue comme une perte, une déchirure. En effet, la Couronne d’Espagne avait joué un rôle majeur dans la colonisation de la Californie, donnant une place particulière à cette province et du sens à l’engagement des soldats et missionnaires partis pour la Californie. En 1825, d’après un témoin,
« les anciens soldats des presidios se complaisaient encore, en se racontant leurs souvenirs, d’avoir été les serviteurs de S.M.C. et conservaient la coutume de ne pas prononcer le contenu des trois lettres initiales avant de s’arrêter et d’ôter leur chapeau avec le respect qu’il se doit. […] ils voulaient manifester leur gratitude aux bienfaiteurs des deux Californies, car ils savaient parfaitement que les Rois Espagnols, dès qu’ils connurent l’existence de la [Californie], s’employèrent à sa conquête et l’ordonnèrent sans compter les dépenses. […] Voilà quelles raisons, parmi d’autres, militaient parmi les vieux Californiens dont on peut être sûr qu’au changement de gouvernement en 1821, si on leur avait proposé, avec l’assurance d’être exaucés, et sans conséquence pour eux, soit d’être rajeunis et bien payés en servant la république, ou de servir le Roi dans des travaux de conquête, ils auraient préféré cette deuxième option, et j’ai pour le prouver de nombreux cas20 ».
17Encore en 1830, un soldat retraité aurait ivre, affirmé : « J’ai servi vingt-deux ans dans l’armée, mais je ne suis pas loyal à la nation, celui à qui je suis fidèle, c’est au Roi. » Quand on lui reproche ses paroles, il rétorque que personne à Santa Barbara n’a prêté le serment de l’indépendance, ni de la Constitution, et que le commandant, le capitaine José de la Guerra s’est absenté à ce moment-là21. Les missionnaires réfractaires à prêter serment à l’indépendance, prêchent aussi contre le nouveau système. Brandissant des menaces d’excommunication, ils accusent quiconque prête ce serment, d’être « bête, parjure et traître au roi d’Espagne », les officiers étant « endettés pour [leur] poste » au roi d’Espagne22.
18Néanmoins, il apparaît à certains que les idées présentes dans la constitution de Cadix, appliquée après l’indépendance, et plus généralement les nouvelles propositions en circulation peuvent être des ressources intéressantes dans le cadre des conflits ou des rapports de force qu’ils rencontrent dans les forts ou dans les missions où ils sont en poste. Le thème de la « division des pouvoirs » semble particulièrement utile à mobiliser23. Deux versions d’un incident donnent une variation sur ce thème du rapport à l’autorité et la division des pouvoirs et son expression au sein de l’armée, éclairantes pour comprendre ce que les soldats attendent du nouveau régime, compris au sens large. Le protagoniste de cet incident est un certain Pedro Chaboya, soldat de la garde de la mission de Santa Cruz, probablement en 1822. José María Amador, l’un des rapporteurs de cette anecdote, est alors le chef de cette garde. Lors d’une visite d’inspection du gouverneur Solà à la mission, le soldat s’approche du gouverneur pour demander qu’on lui accorde son licenciement de l’armée, qu’il n’a toujours pas obtenu après dix-huit ans de service. Solà s’offusque que le soldat s’adresse ainsi à lui au mépris de la hiérarchie et de l’ordonnance militaire. Il le frappe au visage et le fait enfermer mais le fait ensuite libérer et demande à le voir. Il lui dit qu’il va parler à son capitaine au sujet de son licenciement et lui donne cinq pesos en réparation de l’affront qu’il lui a infligé en le frappant. Chaboya, subordonné qu’il est doit accepter cette réparation plutôt que de venger son honneur. Cette version de l’incident, donnée par un témoin direct, montre en action les ressorts hiérarchiques et la soumission à un petit livret de règles d’ordonnances royales régissant la vie militaire. Malgré la légitimité de la demande du soldat qui demande son licenciement après avoir fait son temps, il faut toujours passer par les voies hiérarchiques et attendre leur réponse. Un geste du gouverneur est possible, mais au prix d’une humiliation publique et de démonstrations d’obéissance. Amador, qui rapporte cet incident, suggère que cette insubordination est l’effet des « idées républicaines » qui se répandent au moment de l’indépendance, qui comprennent également, en réalité, les idées portées par la Constitution de Cadix. Le soldat pense, dans ce contexte, que s’ouvre une possibilité de demander, comme citoyen, l’application de la loi, sans avoir nécessairement à passer par la discipline militaire. Une autre version de l’incident, ou le récit d’un incident proche, donne davantage de détails. Dans ce deuxième récit, Chaboya se présente au gouverneur Solá et le salue en ôtant son chapeau, puis le remet, ce qui constitue pour le gouverneur « un affront très grave ». Le gouverneur, « un homme puriste en matière de discipline militaire » lui ordonne de l’ôter de nouveau. Chaboya lui rétorque « sans se laisser décourager » : « Ce chapeau, c’est la liberté qui me l’a donné. » Solá se met en colère et « le pique de son bâton de commandement sur le ventre et ordonne qu’il soit mis au cachot ». Alors qu’il est emmené, Chaboya s’exclame devant le gouverneur : « Sa seigneurie m’a châtié avec le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire24. » La personne qui rapporte l’anecdote précise que Chaboya a lu « l’Acte constitutif », « introduit en Californie par contrebande sous la forme d’un petit cahier » que « les soldats avaient dévoré ». Dans cette deuxième version, il ne demande plus son licenciement mais affirme sa « liberté » vis-à-vis de son supérieur hiérarchique, le plus haut gradé du territoire. Solà lui reproche son manquement à la discipline militaire et le corrige physiquement avec l’insigne de son autorité. On est tenté de voir dans l’exclamation finale de Chaboya une reconstitution de ce qu’il aurait aimé répondre. Lui, ou celui qui rapporte l’incident, associe la discipline et la hiérarchie militaire au despotisme impliqué par l’absence de division des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, même sans grand rapport avec ledit incident.
19Pour autant, la notion de commandement et de hiérarchie n’est pas toujours remise en cause par les amateurs de ces « idées républicaines ». Un autre soldat, décrit comme « un républicain radical » (colorado), considère qu’en tant que chef de la garde de San Luis Obispo il est « le représentant du président de la république » ou « de la nation mexicaine » dans la mission. Tout le monde à l’époque savait qu’Avila, ce soldat, « aimait beaucoup mettre en valeur son statut de commandant25 ». Mais on reconnaît aussi qu’il est de « bonne foi », et surtout, cette invocation de la nation ou du président pour affirmer son autorité montre d’une part une continuité, puisque la nation ou le président prennent aisément ici le rôle auparavant joué par la référence au monarque. D’autre part, cependant, la référence spécifique à la nation et au président lui permet de s’afficher comme un allié du nouveau régime au sein d’une population qui n’y est pas majoritairement acquise. Son attachement à la liberté et aux normes républicaines se manifeste également dans sa volonté de s’entretenir avec les néophytes en concurrence des missionnaires franciscains. Lorsque les missionnaires s’en formalisent, il allègue effectivement de son statut de représentant du président. Dans la concurrence sur l’accès aux Amérindiens catéchisés qui n’est pas nouvelle, la république offre à la fois une nouvelle motivation et de nouveaux arguments. C’est une occasion pour affirmer la prééminence des soldats sur les missionnaires, dans un contexte où le gouvernement mexicain comme le gouverneur sont dans un rapport de forces pour séculariser les missions.
20Pour certains soldats, la république et l’indépendance sont donc des chances à saisir. En revanche, pour d’autres et sous d’autres aspects, elle peut s’avérer inquiétante : en effet, d’une part comme on l’a vu certains soldats étaient encore très attachés à la monarchie espagnole ; d’autre part ils y voient le risque d’une régression dans leur statut. En effet, l’ancien régime monarchique se caractérisait par l’attribution aux personnes de droits et de privilèges, notamment juridictionnels, du fait de leur appartenance à des corps. C’était le cas des soldats qui jouissaient ainsi du privilège d’être jugés par leur justice propre et « d’échapper à la justice ordinaire ». Or l’application de la constitution de Cadix et l’insistance des représentants du gouvernement mexicain pour mettre en place des institutions civiles à l’échelle locale ou provinciale, municipalité ou députation, leur semble porter le risque d’une remise en cause de ce privilège juridictionnel. C’était d’ailleurs l’une des raisons de ralliement des membres de l’armée au plan d’Iguala d’Iturbide : ils considéraient que l’abolition de leurs privilèges par les Cortes était une bien mauvaise rétribution à leurs efforts pour combattre l’insurrection ; la solde venant souvent à manquer, le privilège restait leur seul avantage26.
21À cet égard, lorsqu’en 1822 le gouverneur par intérim Luis Antonio Argüello défend la députation contre les rumeurs et publie un bando, il le fait en l’appelant « tribunal supérieur » : il met donc en avant son caractère juridictionnel. Or cette défense du conseil provincial est précisément ce qui met mal à l’aise les officiers déjà échaudés par les décisions du chanoine Fernández, imperméable à leurs suggestions sur la nature particulière de leur province. À la publication du bando les officiers lui font part de leur inquiétude, et le gouverneur précise alors que si le conseil doit être considéré comme un « tribunal supérieur », cela ne signe pas pour autant la disparition de la juridiction militaire27. C’est donc bien cela qui est en jeu, la question du privilège militaire et, ce qui est lié, la nature particulière de la province, du fait des campagnes contre les autochtones et les menaces des puissances rivales. Les réactions aux changements apportés par le chanoine Fernández mettent en évidence la crainte de la part des soldats et de leurs officiers d’une remise en cause de leur place dans la société et le projet californien, qui irait de pair avec celle du caractère militaire de la Californie.
22Les conflits dans la municipalité de Los Angeles dans les années 1820 montrent bien cette concurrence entre d’une part l’affirmation de la municipalité et de son autonomie que permet l’application de la Constitution de Cadix et la politique du premier gouverneur républicain, et d’autre part la défense des privilèges, notamment militaires. Il existait des élections avant l’indépendance et la république fédérale, aussi bien au sein des missions que des pueblos. Il y en avait aussi dans les presidios pour élire les habilitados, les trésoriers des compagnies chargés de répartir la solde, les rations et de faire les comptes. Depuis leur fondation à la fin du xviiie siècle, les villages de colons sont dotés d’institutions pour les encadrer et les administrer, les institutions municipales étant la règle dans le monde ibérique et ce dès la Reconquête de la péninsule ibérique au xve siècle et la conquête du Nouveau Monde28. À la fondation des pueblos californiens, ceux-ci bénéficient donc également de structures municipales, définies par le Règlement pour le gouvernement de la Californie de 1781. Dans un premier temps les officiers municipaux (l’alcalde, maire qui est surtout un juge, et ses auxiliaires, les regidores) sont nommés, puis ils sont proposés par les villageois et confirmés par le commandant du presidio le plus proche et par le gouverneur. Les villageois, en retour de l’aide qui leur est accordée pour s’installer, sont dans l’obligation de produire et de vendre leurs surplus aux presidios, autant d’obligations contrôlées par un comisionado, un officier représentant du commandant militaire au pueblo. La vie économique, politique et judiciaire des pueblos est donc très encadrée et soumise aux compagnies militaires29.
23Le gouvernement municipal est réorganisé dans tout l’empire espagnol dans le cadre de la Constitution de Cadix, avec l’apparition des « ayuntamientos constitucionales » (municipalités constitutionnelles). Ils constituent, malgré l’existence de gouvernements municipaux auparavant, une révolution politique, surtout à partir de la loi du 23 mai 1823 qui permet aux pueblos de moins de mille habitants d’organiser un ayuntamiento avec l’accord du conseil territorial30. En Californie, malgré des réformes intermédiaires avec la proclamation de la Constitution de Cadix en 1820, c’est essentiellement avec l’indépendance que les choses se mettent à évoluer avec la volonté de l’agent du gouvernement Fernández de la faire appliquer. Lors de sa tournée en Californie, ce dernier organise des ayuntamientos constitucionales et élimine le comisionado en tant que superviseur militaire. Il demande d’ajouter aux alcaldes et regidores un sindico, chargé des intérêts judiciaires du pueblo et un secrétaire. Il s’agit de donner plus de poids et d’autonomie aux institutions municipales, malgré les difficultés rencontrées (notamment le manque d’éducation et donc de personnes éligibles et disponibles). Avant l’indépendance, ce sont les districts militaires qui organisent le territoire. Les réformes de Fernández puis d’Echeandía entraînent une réorganisation du territoire où les pueblos forment leur propre district, bien qu’ils continuent de dépendre pour certains aspects du presidio le plus proche31.
24Or dans la première moitié des années 1820, l’obstacle principal à l’émancipation des ayuntamientos désirée par Fernández est en fait la revendication par les anciens soldats installés dans les pueblos de continuer à jouir du fuero militaire, c’est-à-dire d’une juridiction propre, ce qui conduit à maintenir un comisionado, au moins à Los Angeles, jusqu’en 1825. Mais les élus municipaux se mettent à s’opposer à la présence d’une autorité militaire, rivale de la leur, ce qui est à l’origine de conflits entre le gouverneur, le commandant de Santa Barbara et les alcaldes de Los Angeles. En février 1823, le lieutenant de Santa Barbara annonce à l’alcalde Manuel Gutiérrez la nomination de Guillermo Cota comme « supérieur » des invalides et des miliciens. Il lui rétorque que « cet ayuntamiento n’obéit pas aux ordres du capitaine de Santa Barbara ni de San Diego ni d’aucun autre, et qu’il obéit seulement aux ordres du conseil territorial » tandis que le comisionado Moraga s’exclame qu’il « exécutera les ordres de ses supérieurs au prix de son sang ». Les officiers municipaux l’entendent comme une menace et « s’enferment pendant des heures à noircir des brouillons pour rédiger une représentation contre lui, qui avait manqué de respect à l’Illustre Ayuntamiento » et que cela doit « remonter à l’empereur ». En bref, l’ayuntamiento mené par l’alcalde et le conseiller territorial met en scène et en acte sa souveraineté, probablement aidé par l’expérience de Palomares qui est élu au conseil territorial, contre la majesté hiérarchique du commandant32. Pour clore l’incident, le gouverneur Argüello leur rappelle qu’il s’agit bien de deux juridictions différentes. Lassé du « mauvais gouvernement » et des « plaintes fréquentes » qu’il ne peut régler à distance, il délègue ses « facultés » au commandant de Santa Barbara, José de la Guerra. L’alcalde de Los Angeles doit reconnaître le commandant comme « gouverneur (gefe politico) de cette juridiction et s’adresser à lui pour toutes les instances et procès qui peuvent se produire entre les habitants ».
25Cet incident qui lasse tant le gouverneur révèle l’évolution de la culture politique à Los Angeles sous l’effet de l’organisation du conseil territorial et de la municipalité, mais aussi sous l’effet d’une évolution de la population, qui voit cohabiter d’une part des habitants qui revendiquent leur statut de civils et s’appuient sur l’ayuntamiento et le conseil territorial et d’autre part des résidents vétérans qui désirent jouir de la juridiction militaire. La revendication par les anciens soldats de leur fuero est sans doute à l’origine du fait que malgré les mises au point régulières des gouverneurs à ce sujet, le statut de militaire ou ex-militaire soit considéré comme un empêchement pour être élu à des charges municipales33.
26Cette place croissante prise par les civils frappe les esprits comme le montre aussi une anecdote rapportée par Pío Pico dans ses mémoires. Résident de San Diego, Pío Pico est nommé greffier dans un procès à Los Angeles en 1826 contre un négociant accusé de contrebande, Bringas, qui refuse de répondre au capitaine Portilla : « Il ne fera sa déposition que devant une autorité civile, même si cela doit être l’alcalde indien de la mission la plus proche », « jamais devant un militaire, quel que soit son grade ». Il justifie son propos en déclamant pompeusement que « les civils sont le vase sacré de la Nation » alors que les militaires « ne sont que ses serviteurs ». Pico, qui est chargé d’informer le capitaine de San Diego de cet incident, est frappé par ces paroles. Alors que le capitaine lui demande de retourner à Los Angeles transmettre sa réponse à Portilla, Pico lui répond, fort de sa conviction nouvelle d’être « un vase sacré de la nation » et pour « montrer son indépendance », « qu’il ne peut pas retourner à Los Angeles parce qu’on a besoin de lui à la maison ». Le capitaine Estudillo le fait emprisonner pour sa désobéissance mais finit par s’excuser. Quant à Pico, « l’idée que nous, les citoyens, étions la Nation et qu’aucun militaire n’était supérieur à nous continua de [lui] trotter dans la tête34 ». Cette anecdote montre l’irruption avec l’indépendance d’une rhétorique étrangère à la discipline militaire, et qui résonne auprès d’un homme, certes issu d’une famille militaire, mais qui n’a pas choisi cette carrière (il tient une boutique).
27Le gouverneur Echeandía a aussi un rôle important dans la construction de cette dignité des civils. À Santa Barbara, lors d’une tournée dans le territoire entreprise au printemps 1827, il reçoit la visite « des membres de l’ayuntamiento, constitué en corps » qui vient le saluer chez le commandant du presidio. Le gouverneur se lève, vient vers eux, les salue, les appelle du titre de « Don ». L’alcalde de l’époque se souvient plusieurs décennies plus tard de ces démonstrations « qui [lui] firent grande impression parce que jusque-là [il] n’avait pas été habitué à ce qu’on le traite ainsi, qu’un commandant général me prenne la main comme d’égal à égal ». Au contraire, dit-il, « nous les soldats et les gens du peuple avions l’habitude qu’on nous traite comme des chiens, et pas comme des gens ». Ces gestes nouveaux et étranges sont le vecteur d’une dignité au caractère intangible et presque surnaturel, comme le laisse penser la conclusion de l’alcalde González : « M. Echeandía garda ma main très longtemps. La surprise que cela me causa me fit sentir ma main pour voir si elle avait gardé quelque odeur agréable35. »
28On le voit à ces exemples, les changements vers le « nouveau régime » sont nettement observables même s’ils se font à bas bruit et pas nécessairement comme s’y attend l’observateur extérieur, qu’il s’agisse de l’historien, de l’envoyé de Mexico ou même de ceux qui sont au sommet de la hiérarchie sociale en Haute-Californie.
Pratiques électorales, processus de politisation et politique territoriale
29Au-delà d’une interprétation immédiate de la rupture à la faveur du changement de souveraineté, les effets de l’indépendance se font sentir sur le plus long terme avec l’organisation d’une vie politique régulière fondée sur des organes de gouvernement civil choisis par des élections régulières.
La conflictualité municipale comme pratique politique
30Après cette première période de réorganisation et de mise en valeur des municipalités, le gouverneur Echeandía (1825-1831) poursuit cette stratégie de soutien et de développement de ces institutions locales, notamment par une correspondance soutenue avec les membres de l’ayuntamiento, pour leur apprendre par la pratique les règles et les arbitrages de la vie municipale, les alcaldes ayant une juridiction propre. Les ayuntamientos constitucionales organisés dans les pueblos puis dans certains presidios jouissent d’autonomie jusqu’à un certain point dans leurs affaires judiciaires, mais ce n’est pas le cas des missions où « le civil reste du ressort des missionnaires, et le criminel de celui des militaires36 ». En l’absence de conseiller juridique (asesor) jusqu’en 1830, et d’une manière générale d’un juriste diplômé, c’est le gouverneur qui joue ce rôle auprès des municipalités, bien qu’il soit lui-même débordé et pas toujours en mesure de « procéder avec assurance37 ».
Tableau 1. – Composition et attributions des ayuntamientos en 1829.
Los Angeles | San José | Monterey | Santa Barbara | Branciforte | |
alcalde | 1 | 1 | 1 | 1 | (1) * |
regidores | 4 | 2 | 2 | 2 | 0 |
sindico | 1 | 1 | 1 | 1 | 0 |
secretario | 1 | 1 | 1 | 1 | 0 |
Population (estimation) | 1 160 | 750 | 700 | 630 | 150 |
Attributions judiciaires de l’alcalde | – au civil : demandes qui ne dépassent pas 100 pesos ; – au criminel, les injures et les fautes légères ; – au-delà, pour les pueblos, les affaires sont remises au commandant général, et pour les presidios, au commandant du presidio. | Les affaires les plus simples sont réglées verbalement, les autres passent au commandant de Monterey. |
* L’alcalde de Branciforte est soumis au commandant de Monterey.
Source : rapport de Echeandía au ministre de la Justice et des Affaires ecclésiastiques, 25 juin 1829 (DR, t. 3, p. 21).
31Jusqu’en 1826, les élections sont essentiellement organisées selon la Constitution de Cadix. En décembre 1826, Echeandía publie des décrets faisant le point sur les élections des ayuntamientos, qui sont indirectes : tous les citoyens élisent des électeurs municipaux qui à leur tour élisent un alcalde, des regidores (échevins) et dans certains cas un sindico (procureur de la municipalité) [tableau 1]. Ces personnes doivent avoir résidé cinq ans dans la localité, savoir lire et écrire, et ne pas exercer de juridiction contentieuse, civile, ecclésiastique ou militaire. Les élections sont précédées de « rogations publiques dans toutes les églises du district pour implorer l’aide divine dans le choix38 ». Les élections ont lieu au moins une fois par an, et rythment, en théorie, toute une saison de fin août à fin décembre. Parfois les élections sont décalées pour des raisons variées : pluies trop abondantes qui empêchent les déplacements, mise en place de l’institution en dehors de la saison électorale, expédition militaire, etc. Le suffrage est à plusieurs degrés. Au niveau le plus local, il concerne tous les vecinos, les hommes chefs de famille résidents, dont l’activité est connue et reconnue (tableau 2).
Tableau 2. – Tableau de synthèse sur le système électoral en Californie (loi organique de 1828 sauf élection municipale : décrets du 15 décembre 1826).
Élection primaire | Élection de partido | Élection territoriale | Élection municipale (1) | Élection municipale (2) | |
Électeurs | Tous les citoyens sous conditions d’âge et résidence | Électeurs municipaux (4 à 13) par partido | Electores de partido (5 en tout) | Tous les citoyens sous condition d’âge et de résidence | Électeurs municipaux |
Date | 3e dimanche d’août | 1er dimanche de septembre | 1er dimanche d’octobre | Avant dernier dimanche de décembre | Dernier dimanche de décembre |
Localisation | Mission, pueblo, presidio | Cabecera de partido | San Diego ou Monterey (capitale ou résidence du gouverneur) | Mission, pueblo, presidio | Mission, pueblo, presidio |
Lieu | Place de la maison consistoriale | Place de la maison consistoriale | Salle de la maison du gouvernement | Place de la maison consistoriale | Place de la maison consistoriale |
Président | Commandant (presidio), alcalde (pueblo) | Commandant (presidio), alcalde (pueblo) | « L’autorité politique principale de San Diego » | Commandant (presidio), alcalde (pueblo) | Commandant (presidio), alcalde (pueblo) |
Élu(s) | Électeurs municipaux | Électeurs de partido | Conseillers territoriaux + député au Congrès fédéral | Électeurs municipaux | Alcalde, regidores, sindico |
Type de scrutin | Scrutin de liste | Uninominal à deux tours sauf en cas de majorité absolue | Uninominal à deux tours pour le député, et son suppléant | Scrutin de liste | ? |
Secret ? | À voix haute | Scrutin secret | À voix basse | À voix haute | Scrutin secret ? |
32Jusque dans la seconde moitié des années 1820, les presidios ne disposent pas de structures municipales, même lorsqu’une bonne partie de leur population n’est pas ou plus au service de l’armée. En mai 1826, les civils de Monterey transmettent au gouverneur une pétition signée par quinze vecinos : « ayant la population requise », ils souhaitent que « soit nommé un juge pour qu’ils soient gouvernés selon la loi39 », une demande de plus en plus pressante vu le développement du commerce et l’installation d’étrangers dans la capitale qui est aussi le lieu où doivent être acquittés les droits de douane. La population civile y représente alors 114 personnes et « a beaucoup augmenté tandis que les employés militaires ont vu leur nombre diminuer ». Echeandía le leur accorde et ordonne la tenue d’élections aux presidios de Monterey et Santa Barbara40. Une loi mexicaine du 12 juillet 1830 formalise un peu plus les élections. Par exemple, à Monterey en 1831, on divise la juridiction en sections (manzanas) proportionnelles à la population pour procéder au vote : trois urbaines et une pour les « ranchos immédiats », qui éliront douze électeurs, soit « plus de trois fois le nombre d’individus nécessaires pour renouveler l’Ayuntamiento ». Deux responsables (comisionados) sont ensuite élus par l’ayuntamiento à la majorité pour « veiller à l’ordre » dans chacune41.
33Par souci de clarté nous appellerons ici « élections municipales » les élections visant à remplir les offices municipaux afin de les distinguer des « élections primaires » visant à choisir des électeurs pour participer aux élections territoriales, bien que dans les archives ces termes soient souvent utilisés dans les deux cas. Il reste peu de comptes rendus d’un premier tour d’élection municipale dans un pueblo dans les années 1820. Les principales traces écrites dont nous disposons pour celles-ci sont les résultats et les certificats envoyés aux électeurs. Ces certificats sont nécessaires pour que ces électeurs puissent participer au second tour et des copies sont généralement envoyées au gouverneur, ce qui les rend disponibles dans les archives territoriales. Par contraste, les procès-verbaux des juntes électorales municipales sont classés seulement dans les archives municipales, moins bien conservées et moins accessibles. À partir de la loi du 12 juillet 1830, des bulletins doivent avoir été remis aux vecinos un mois avant l’élection, au moment de les recenser par quartier. Ensuite le vote, émis à voix haute, est inscrit à la fois sur le bulletin et sur une liste, pour faire les comptes. À Los Angeles, le 26 décembre 1830, « dans la maison municipale (casa consistorial) où l’Illustre Ayuntamiento réunit habituellement ses conseils », « on a procédé à l’élection de neuf électeurs pour qu’ils nomment un alcalde, deux regidores et un procureur ». « Tous les citoyens de cette juridiction qui sont dans l’exercice de leurs droits » une fois rassemblés, sont nommés « par élection populaire » et « en présence de l’ayuntamiento actuel » un « secrétaire pour qu’il prenne le procès-verbal » et deux scrutateurs. Vicente Sánchez interrompt la procédure « du fait de quelques doutes » qui sont « discutés par la junte électorale » et « auxquels répond le président autant que possible ». Sánchez invoque une loi du 19 mai 1813 en présentant un volume datant de la période espagnole « reconnu dans Notre République » ; mais il s’avère que cette loi « ne se trouve plus en vigueur dans les archives selon le gouverneur du territoire », car remplacée par un décret du 15 décembre 182642. Cette scène montre typiquement le travail du juge qui doit arbitrer des lois à mobiliser pour un cas précis et qui ne sont pas toujours cohérentes entre elles.
34L’élection reprend alors son cours. Après avoir eux-mêmes « donné leurs suffrages », les scrutateurs et le secrétaire reçoivent les votes pour les neuf électeurs prévus par le décret. Chacun des électeurs élus reçoit entre 30 et 17 voix (Los Angeles en 1830 compte environ mille habitants). Deux électeurs arrivent à égalité, ils sont alors tirés au sort. Les neuf électeurs, qui sont sur place, « sont informés de leur nomination » et « s’engagent à remplir les obligations qui leur sont confiées et à se présenter le 31 du mois, à huit heures du matin, avec leur certificat au même endroit où s’est effectuée la présente élection pour procéder à l’élection des individus qui doivent relever les sortants du présent Ayuntamiento43 ». Il reste aussi de très belles listes de vote ainsi que des recensements d’électeurs dans les archives de Los Angeles, mais postérieures, témoignant d’une formalisation et d’un archivage croissants dans les années 183044. Pour le deuxième tour à San Diego en 1834, une « amphore » est posée sur une table sur la place pour servir d’urne. Des bulletins (cedulas) y sont déposés « dans l’ordre des sièges ». L’alcalde est d’abord élu, avec onze voix (il s’agit d’un vote majoritaire), par les électeurs, puis le premier et le second regidor avec douze voix, enfin le procureur avec treize voix. Le compte-rendu de cette élection semble indiquer un scrutin à bulletins secrets, au moins pour le deuxième tour. À chaque fois, le secrétaire compte les voix et le Président publie les résultats en les prononçant à voix haute45.
35Ces élections ne sont pas de simples formalités. Les citoyens y voient un enjeu suffisamment important pour se donner la peine de les contester. Les postes municipaux, avec le pouvoir judiciaire, le contrôle de la terre et du fonds municipal qu’ils impliquent sont clé dans la vie des communautés. Les causes de contestations sont nombreuses, et on voit les vecinos invoquer divers arguments pour annuler une élection : par exemple, les liens de parenté pour dénoncer le monopole d’une famille, comme le fait Vicente Sánchez, textes de loi à l’appui en 1830. Mais d’autres arguments sont fréquemment avancés et tentés, comme la qualité d’espagnol, la jouissance du fuero militaire (qui on l’a vu, n’était pas un problème, mais suscite des questions jusqu’en 1835) ou encore l’illettrisme ou les fautes morales46.
36Dès 1822 par exemple, 11 citoyens de San José comprennent l’avantage de la présence de l’agent de la régence, le chanoine Fernández et font appel à lui pour contester l’élection municipale de cette année-là47. À Los Angeles en 1826, neuf citoyens contestent le jour même l’élection de José Antonio Carrillo avec deux arguments légaux, l’un que, étant électeur, il ne peut voter pour lui-même, l’autre qu’il ne peut être réélu avant deux ans, ayant déjà occupé ce poste48. À Monterey, en janvier 1828, Feliciano Soberanes refuse de signer l’acte de renouvellement de l’ayuntamiento « parce qu’il a cru que la loi du 10 mars [d’expulsion des Espagnols] suspendait les Espagnols du droit d’être élus ». En fait, comme le rappelle le gouverneur la loi suspend les employés publics espagnols, mais « laisse le peuple libre [d’en] nommer49 ». Pour l’historien H. Bancroft, « le développement des « idées républicaines » ne font pas de Los Angeles une communauté mieux gouvernée et plus ordonnée qu’auparavant mais a plutôt l’effet inverse ». « Les gens avaient globalement une mauvaise opinion de leurs dirigeants locaux » ajoute-t-il, et « il y a quelque raison de penser que ces opinions étaient pour la plupart fondées50 ». Certes, les conflits sont nombreux, mais, comme nous l’apprennent les travaux sur le processus de politisation, la conflictualité à l’échelle municipale tend plutôt à mettre en évidence l’appropriation de l’outil politique par les acteurs de la municipalité qu’à souligner un échec51.
37Nous avons vu que l’enjeu du début des années 1820 tournait autour du maintien d’une autorité militaire au sein d’un établissement civil. L’opposition qui s’est cristallisée à ce moment-là contre le comisionado a pu jouer le rôle de première expérience politique au sein de la municipalité. Après 1825, il y a un déplacement des conflits à l’intérieur de la municipalité, dont il est malaisé de voir s’ils correspondent en partie au moins aux lignes de fracture précédentes entre soldats retraités et colons. Des anciens soldats, et notamment des anciens comisionados sont élus alcaldes, tels Guillermo Cota ou encore les frères Carrillo52. Les anciennes familles qui occupaient les fonctions municipales depuis l’époque coloniale, notamment les Avila et leurs alliés Palomares et Urguides voient leur domination sur la municipalité contestée par les arrivants plus récents53. En 1825, l’alcalde José María Avila est accusé d’abus d’autorité par José Joaquín Sánchez après que l’alcalde l’a réquisitionné pour copier des documents. Sánchez refuse, est mis en prison et proteste auprès du gouverneur, dénonçant le « despotisme habituel » de cet homme « dépourvu de toutes les qualités nécessaires à ce type d’employé » ; il demande réparation pour son honneur. Si les conflits n’étaient pas absents auparavant, et si les charges publiques étaient rarement effectuées de gaieté de cœur, ce conflit, dont l’issue est sans doute la destitution de l’alcalde montre un contrôle croissant par les vecinos : sollicité par le gouverneur, Avila se défend, affirmant qu’il a trouvé nécessaire de mettre Sánchez en prison, non seulement pour la raison invoquée, mais aussi parce qu’il avait « d’autres raisons […], mais qui lui prendraient trop de temps à exposer », et que tout cela était une perte de temps et pour lui-même, et pour son interlocuteur54. Sa destitution montre que cette ligne de défense n’est plus tenable. En 1826, l’élection de José Antonio Carrillo est annulée sur demande de neuf citoyens. Ce dernier, au départ envoyé par son beau-frère, le commandant de Santa Barbara, pour récolter des dettes et des taxes à Los Angeles, puis élu conseiller provincial en 1822, devient une cible lorsqu’il cherche à s’intégrer dans la municipalité et à devenir alcalde. Dans ces conflits des années 1820, Vicente Sánchez est régulièrement mentionné soit comme cible des attaques, soit comme auteur d’accusations. Fréquemment élu, soit comme alcalde, soit comme électeur, il bénéficie de toute évidence d’une certaine popularité, peut être auprès du comisionado Cota et des anciens soldats. Bien que nous n’ayons pu prendre connaissance de tous les documents concernant la vie municipale de Los Angeles à cette période, il est ainsi possible d’identifier deux ensembles de personnes dont on fait l’hypothèse qu’ils forment des groupes qui alternent au pouvoir et s’opposent entre eux, reproduisant peut-être une rivalité entre anciens notables et nouveaux résidents issus du presidio55.
38L’analyse des élections et des conflits à Los Angeles dans les années 1820 permet de comprendre les effets conjugués de l’évolution démographique de Los Angeles et de l’établissement d’un ayuntamiento relativement indépendant du pouvoir militaire. Cela a pour effet une recomposition des forces sociales en présence, avec l’intégration relative des soldats à la retraite dans le jeu politique (après un premier mouvement qui consistait à rester à part). Les anciennes familles notables doivent composer avec cet apport démographique et utiliser les nouveaux moyens d’expression politique : pétitions, suffrages, mises en accusation. José Antonio Carrillo, beau-frère du commandant de Santa Barbara, réussit au fil de la décennie son intégration à la municipalité dont il est alternativement électeur, conseiller, alcalde. Cette position lui permet, comme nous le verrons, de s’affirmer au sein du conseil territorial. Au tournant des années 1820 à 1830, José Antonio Carrillo est devenu l’une des grandes figures de Los Angeles : « où était José A. Carrillo, [les Angeleños] allaient56 », se souvient Mariano Vallejo.
39Les pratiques électorales ne renouvellent pas seulement les ressources, imaginaires, pratiques et horizons politiques à l’échelle municipale : c’est aussi le cas des élections territoriales qui font voter ensemble villageois, soldats et néophytes.
Des élections à l’échelle de tout le territoire
40Pour la première fois en 1822, tous les citoyens californiens, y compris les Amérindiens chrétiens, sont appelés à voter pour des électeurs à l’échelle de toute la province. Ces électeurs participent ensuite au choix du député pour la Californie au Congrès national mexicain à Mexico, en élisant un conseil, la diputacion, à l’échelle du Territoire. La loi organique de 1828 publiée par le gouverneur Echeandía donne de nombreux détails sur les modalités pratiques de ces élections et on dispose également de comptes rendus d’élections dans les pueblos, missions ou les presidios. Comme pour les élections municipales, les élections ont lieu normalement en fin d’année pour renouveler les élus de l’année suivante mais des ajustements sont souvent nécessaires. Le 5 décembre 1826 par exemple, le gouverneur Echeandía demande aux électeurs de partido de ne pas « entreprendre leur voyage » pour San Diego où doit avoir lieu l’élection avant qu’il n’en donne l’ordre, le commandant de San Francisco « n’ayant même pas encore organisé les élections primaires à cause de doutes qui l’ont traversé ». Apparemment, le commandant de San Francisco n’était pas sûr que le village de Branciforte appartenait à son ressort57. Ces incidents obligent le gouverneur à clarifier le découpage territorial et à rappeler constamment aux commandants et aux officiels des pueblos la composition des circonscriptions électorales qui ne correspondent pas forcément aux juridictions. Le rattachement des 23 missions pose perpétuellement question et met chaque fois en pratique un imaginaire du territoire puisque les électeurs d’un niveau se rendent au chef-lieu pour le degré suivant58.
41Dans les missions, c’est l’alcalde qui convoque les votants. Le rôle de la décision majoritaire y est minoré au profit d’un choix unanime et éclairé par Dieu59. Par exemple, le 19 novembre 1826, l’alcalde de la mission de La Soledad, Gerónimo (seulement désigné par son prénom) convoque « tout le monde pour que tous viennent à l’église ». Après « avoir entendu la messe et nous être recommandés à la Vierge pour qu’elle nous donne un bon cœur, et que nous puissions faire ce que nous demande Monsieur le Commandant du presidio », écrit-il dans le compte rendu, « nous sommes sortis de l’église et j’ai nommé M. Simon Cota, qui sait écrire, secrétaire, ainsi que deux scrutateurs, Odilon Quepreso et Felipe de Jesús ».
« Entre tous, on en a pris onze comme le demande M. le Commandant et tout le monde s’est retiré sauf les onze qui ont parlé entre eux pour savoir lequel parmi tous ceux de la Mission irait à Monterey. Trois voulaient que ce soit Fernando, un voulait que ce soit Isidro, deux que ce soit Valentín, et quatre qu’y aille Juan de Dios. Et tous les dix s’accordèrent sur Juan de Dios comme le choix de Dieu pour aller où nous se trouve le commandant de Monterey ou celui qui est à ses ordres. Et cela tout le monde le saura et ce papier nous le signerons tous ceux qui sont ici en mettant une croix parce que nous ne savons pas écrire, et Juan de Dios l’emportera. »
42Par contraste, le compte rendu de l’élection à San Antonio, explicitement signé par le frère Pedro Cabot qui sert de secrétaire à l’élection, est beaucoup plus formalisé, notamment parce qu’il décrit précisément le rôle de l’électeur : « pour qu’il se réunisse avec les autres électeurs à la tête du partido nomme un électeur de province pour élire les conseillers » plutôt que la simple formule « comme l’ordonne M. le Commandant ». Pour ce qui est de l’élection, qui a lieu le 26 novembre, le déroulement est différent de celle de La Soledad. Les citoyens ont « voté et donné à un ayuntamiento [composé de deux regidores et d’un alcalde] la faculté nécessaire […] pour nommer un individu en leur sein comme électeur de partido60 ».
43Le presidio de San Francisco doit élire 12 électeurs municipaux le 1er janvier 1827. Les personnes élues le sont avec un total de 49 à 26 voix (la compagnie de San Francisco compte en 1826 une cinquantaine de soldats). Comme il est interdit de voter pour soi-même, José Joaquín Estudillo par exemple aurait recueilli l’unanimité (ou la quasi-unanimité) des votes. La participation paraît donc relativement importante. Sans toujours qu’il soit possible de connaître le statut de ces élus, on note que la plupart n’ont pas des rangs très élevés ; par ailleurs, entre la moitié et le tiers ne sont plus en service actif61. Dans les pueblos, la participation est dans le même ordre de grandeur, bien qu’un peu plus faible. À San José en septembre 1828, les électeurs reçoivent entre 41 et 25 voix (pour environ 650 habitants62). Il est intéressant de constater les différentes modalités pour chacun des trois degrés de l’élection territoriale. Le vote a lieu à voix haute et sur la place publique pour l’élection primaire, ce qui permet de faire voter ceux qui ne savent pas écrire, mais implique aussi un contrôle plus important de la communauté ou de ses membres les plus influents, et donc peut être un format de vote unanime plus que disputé et majoritaire. Les électeurs nommés par chaque localité se réunissent à l’échelle du district, le partido. Ces déplacements sont l’occasion de créer un rapport au territoire d’abord local, au niveau du district, puis à l’échelle de la province et du territoire pour les électeurs du second degré. En retour, une fois les élections terminées à l’échelle de la province ou du territoire le gouverneur renvoie un bilan des élections aux commandants des presidios, aux ayuntamientos et aux missions afin que ces résultats soit « affichés dans les lieux habituels63 ».
Tableau 3. – Électeurs et conseillers territoriaux de la Californie en 1822.
Fonction | Résidence | Né en | Famille | Occupation | |
Francisco M. Castro | Électeur et conseiller | San Francisco | 1775 | Frère de Carlos Castro | Alcalde San José. Artilleur de SF à la retraite |
José Aruz | Électeur et conseiller | Monterey | 1776 | ? | ? |
Francisco Ortega | Électeur et conseiller | Santa Barbara | Ca 1775 | Fils du capitaine José F. Ortega ; moins notable que son frère José María) | Soldat |
José Palomares | Électeur et conseiller | Los Angeles | 1770 | / | Sergent de SB à la retraite, installé à Los Angeles |
Ignacio Lopez | Électeur | San Diego | Ca 1780 ? (marié 1804) | / | Soldat à San Diego |
Carlos Castro | Électeur et conseiller | (Santa Cruz) | Ca 1780 ? (marié 1805) | Frère de Francisco Castro | Soldat à la retraite, majordomo à mission Santa Cruz en 1812 (enquête sur mort du père Quintana) |
José Antonio Carrillo | Conseiller | Los Angeles | 1796 | Fils du capitaine et commandant de San Diego ; frère du comisionado de Los Angeles ; beau frère de De la Guerra, commandant de SB | Civil, installé à Los Angeles depuis 1821 |
Antonio M. Castro | Suppléant | Monterey | Ca 1800 (marié 1823) | Fils de Francisco M. Castro | Soldat à la retraite, installé sur un rancho depuis 1821 |
José T. Castro | Suppléant | Monterey | 1780 | Fils de Macario C. caporal, comisionado San José | Alcalde de Monterey, ancien soldat, avec petit rancho |
Sources : HHB, Pioneer Index, Early California Population Database.
44De plus, ces élections pour désigner les autorités municipales et territoriales introduisent un nouveau mécanisme dans le processus de distinction sociale et de reconnaissance.
45À la première élection territoriale, en 1822, les cinq électeurs chargés de nommer les conseillers ne sont pas des personnes particulièrement notables. Tous sont soldats ou anciens soldats. Les deux personnalités les plus remarquables sont d’une part l’alcalde de San José et d’autre part José Francisco Ortega, fils de commandant et l’un des premiers éleveurs californiens à la tête d’un ranch, probablement enrichi par la contrebande64. Ces électeurs se choisissent en grande partie eux-mêmes comme conseillers territoriaux. Ils substituent Carlos Castro à Ignacio López, électeur de San Diego, probablement parce qu’il ne sait pas lire. Ils ajoutent José Antonio Carrillo pour faire le compte de six conseillers, et de Antonio et José Castro comme suppléants65. Les huit conseillers sont ainsi légèrement plus notables que les électeurs. José Antonio Carrillo par exemple est issu d’une grande famille du Sud de la Californie. Néanmoins la plupart n’occupent pas des postes de premier plan. Le district de Monterey est aussi surreprésenté dans le conseil territorial, un effet du poids politique de la capitale. On note une majorité de la génération née entre 1770 et 1780, dont les membres ont donc entre 52 et 62 ans en 1822. Les plus jeunes, José Antonio Carrillo et Antonio María Castro sont vraisemblablement là par leurs connexions familiales.
46Les electores de partido élus en 1827 ont de 29 à 44 ans, soit plus jeunes que pour les élections précédentes, mais toujours dans la génération née avant 1800 (voir le tableau).
Tableau 4. – Électeurs de partido 1827 (élections du 19 février 1827).
Partido | Électeur désigné | Né en | Fonctions, connexions familiales… |
San Diego | Agustín Zamorano | 1798 | Secrétaire du gouverneur Echeandía ; époux d’une fille de Santiago Argüello |
Los Angeles | Vicente Sánchez | 1785 | Alcalde de Los Angeles |
Santa Barbara | Carlos Antonio Carrillo | 1783 | Soldat à la retraite, beau frère de José de la Guerra, beau père d’une Ortega ; sait lire et écrire |
Monterey | Estevan Munrás | 1798 | Commerçant espagnol |
San Francisco | Francisco de Haro | 1792 | Sous-lieutenant (infanterie de San Blas) ; secrétaire du conseil territorial 1822-1823 ; expéditions militaires |
47En 1827, il est probable que les électeurs n’aient plus été autorisés à s’élire eux-mêmes, ce qui induit sans doute une stratégie dans leur élection, les ballottages permettant de constituer un réservoir dans lequel puiser pour le choix des députés. Le cas de San Francisco, avec l’élection de Francisco de Haro, en ballottage avec José Joaquín Estudillo, puis l’élection de ce dernier comme député suppléant, semble en tout cas indiquer que si l’élection primaire met en jeu des équilibres locaux (ici par exemple, entre la compagnie de San Francisco et le détachement de San Blas), elle doit aussi se comprendre en articulation avec l’élection générale. On peut former l’hypothèse que bien que Francisco de Haro ait été secrétaire du conseil en 1822-1823, Estudillo, par ses origines familiales, a une notoriété bien plus importante à Monterey et à l’échelle du territoire ; en tout cas qu’il représente un profil de « fils du pays ». De Haro est aussi proche de Luis Antonio Argüello, qui est très populaire à San Francisco mais moins dans le reste du territoire66. L’observation des différents degrés de l’élection met donc en évidence une certaine divergence entre notabilités locales et notabilités territoriales.
48Le conseil est complètement renouvelé en 1827. Le développement d’une société plus civile est marquée par la présence de deux commerçants parmi les conseillers. On note aussi un retour des officiers comparativement à 1822 et des militaires actifs dans la répression de la guerre chumash et yokut de 1824. Les élus sont des personnes plus notables en 1827 qu’en 1822 malgré leur âge moyen inférieur ce qui contribue à donner plus de poids à l’institution (voir infra). L’influence du gouverneur et de son entourage est lisible par l’élection de ses proches (Zamorano électeur, Pacheco élu), mais elle n’est pas écrasante. Enfin, on constate un équilibre dans la liste des conseillers sur la représentation respective de tous les districts. Cette élection reflète donc la mise en place de notabilités locales à mettre en relation avec le développement de la politique municipale. La tenue d’élections à l’échelle territoriale permet une acclimatation du vote même dans les localités où des ayuntamientos ne sont pas encore organisés. Les élections à ce niveau laissent apparaître des différences entre pueblos, missions et presidios dans les dynamiques de choix et de distinction. Enfin les élections à l’échelle territoriale ont des conséquences sur l’apparition du niveau politique territorial en lien avec la politique locale, dynamique qui se joue également lors des délibérations du conseil territorial.
L’affirmation du conseil territorial
49Le conseil territorial avait été organisé par le chanoine Fernández, qui l’avait imposé aux notables californiens contre leur volonté, et utilisé notamment pour l’élection d’Argüello comme gouverneur, puis par ce dernier pour tenter d’intervenir dans la politique concernant les missions. Mais l’utilisation de l’assemblée par le gouverneur Argüello ne signifie pas qu’il a adopté le point de vue de Fernández sur l’intérêt d’un gouvernement civil en Californie. Au contraire, il profite de la proclamation de la constitution fédérale de 1824, qui ne mentionne pas l’institution, et surtout pas pour les Territoires fédéraux, pour y mettre fin en mai 1825 en attendant des ordres ultérieurs du gouvernement67. Après ces quelques années de fonctionnement, il affirme que le conseil provincial a représenté un « coût important » et que pour ces raisons il « a pris la décision de suspendre68 ». S’il s’est appuyé avec succès sur le conseil contre les missionnaires, le gain finit par lui sembler léger par rapport aux inconvénients rencontrés :
« J’ai dû tellement me casser la tête et je me la casse encore avec ces conseils, et re-conseils de députés à souffrir leurs bêtises que vous pouvez vous imaginer lorsqu’on traite avec des gens beaucoup moins que profanes d’affaires politiques ou d’importance pour le soutien de la province que je n’ai ni la tête ni le temps de rien69. »
50De fait, un examen des délibérations et des échanges des conseillers entre eux et avec le gouverneur montre que progressivement les conseillers mettent en difficulté le gouverneur et font leurs propres propositions. Si au départ les conseillers semblent relativement soumis à Argüello, ils s’affirment peu à peu comme une voix indépendante. Ils commencent par changer de secrétaire en avril 1823, Francisco de Haro, qui occupait ce poste, étant jugé trop favorable au gouverneur70. Il est remplacé par celui qui a été longtemps le secrétaire du dernier gouverneur espagnol, José de la Torre. Ce dernier confie dès novembre 1822 à son patron José de la Guerra que le peuple, et les conseillers eux-mêmes, qui l’ont pourtant élu, sont « mécontents » du gouverneur71. Ce « mécontentement » fait écho à des rivalités préexistantes entre l’entourage des De la Guerra à Santa Barbara et celui d’Argüello à San Francisco et Monterey, les premiers reprochant aux deuxièmes de ne pas être capable de bien diriger la province72.
51Ce n’est pourtant qu’au cours de l’année suivante que les autres conseillers rejoignent José Antonio Carrillo dans un mouvement d’autonomisation par rapport au gouverneur, lors de réunions plus fréquentes en 1824, défendant par exemple la priorité de la paie des troupes sur d’autres dépenses73. Au cours de la session de septembre 1824, on ne peut que constater que les occasions de confrontation entre le gouverneur et les conseillers se multiplient, qu’il s’agisse du contrôle des comptes de la douane ou de nouveau celui des importations du gouverneur ; ce dernier se voit même infliger une amende et un vote unanime contre lui. En 1825, c’est la question des missions franciscaines qui est abordée, certains souhaitant sanctionner les missionnaires qui n’ont pas prêté le serment à la Constitution fédérale, contrairement au gouverneur. C’est à l’issue de ce processus d’affirmation, au moment où les conseillers commencent à utiliser leur pouvoir contre les missionnaires, mais aussi contre le gouverneur, qu’Argüello suspend le conseil. La courte période du premier conseil territorial jette donc les bases d’abord d’une utilisation de cette institution comme outil politique par le gouverneur, et ensuite d’une première prise de pouvoir des conseillers au sein de celle-ci.
52Après la suspension du conseil par Argüello, le gouvernement national mexicain confie au premier gouverneur nommé par la république, José María de Echeandía, d’étudier la situation et de « proposer au congrès souverain pendant sa prochaine session le système le plus adapté aux circonstances actuelles du lieu74 ». Echeandía, qui est à la fois gouverneur de Basse et Haute-Californie, décide d’organiser dans la première un conseil territorial, et de temporiser dans la seconde. Pendant ce temps-là, la commission pour le développement de la Californie travaille à Mexico pour, en dialogue avec le gouverneur et les informations qu’il lui transmet, concevoir un système de gouvernement pour le Territoire : elle finit par préconiser l’organisation d’un tel conseil. Soit qu’il ait reçu cette information, soit que la situation lui ait semblé mûre, Echeandía ordonne la tenue d’élections dans ce but à la fin de 1826. Il convoque ensuite les conseillers en session à l’occasion de sa visite de Monterey au printemps 1827. Comme Argüello avant lui, le nouveau gouverneur joue un rôle de premier plan et manifeste une autorité certaine au sein du conseil, au point qu’un observateur français, de passage, se demande « à quoi peuvent servir les assemblées qui se tiennent tous les ans », où « tous les membres… nommés sous l’influence de l’autorité… se réunissaient pour applaudir à toutes les vues du chef civil et militaire75 ». Cela n’empêche pas au conseil d’être un lieu d’apprentissage politique, malgré, et peut être dans une certaine mesure grâce à l’autorité du gouverneur, et surtout du poids qu’il donne à l’institution, notamment dans sa rivalité avec l’autre représentant du gouvernement en Californie, le commissaire des finances José María Herrera.
53Dès l’ouverture des sessions le gouverneur explique aux conseillers le contexte politique mexicain et les « attributions légales du conseil territorial », à l’aide des lois des Cortes espagnoles de 181376, qui doivent « être observées et obéies en attendant que le Congrès ne vote une loi particulière pour l’administration des Territoires de la fédération mexicaine » : les conseillers prennent ainsi connaissance des textes dont ils tirent leur pouvoir et dont ils pourront faire usage. Ils peuvent rapidement constater le feuilleté constitutionnel, légal et réglementaire qui s’offre à eux, puisque Echeandía pioche, parmi les « lois en vigueur » tour à tour dans le répertoire de Cadix et ceux de l’empire et de la république fédérale. Il est cependant clair que le but général est de « mettre fin au système colonial », et ce d’abord en « érigeant les missions en pueblos » et en « organisant la population de razón selon le système républicain fédéral », c’est-à-dire, selon lui puisque le système en question n’est pas clair concernant les Territoires, en essayant de faire fonctionner tant bien que mal les municipalités, le conseil et en faisant élire un député au Congrès national77.
54L’organisation du conseil se poursuit par une formalisation des sessions : règlement intérieur, organisation de commissions thématiques de deux à trois personnes. Dans le règlement, le président (le gouverneur) et les conseillers ont le même pouvoir sur l’ordre du jour. Contrairement aux sessions précédentes, il n’est pas question qu’un représentant des missionnaires vienne siéger avec les conseillers. En donnant de la solennité aux sessions et en mettant chaque conseiller au travail, Echeandía contribue à donner de l’importance à l’institution et des responsabilités à chacun. Les conseillers sont inégalement en mesure de participer de manière active à l’élaboration des politiques territoriales. Par exemple, les sujets liés à la régulation de l’élevage posent moins de difficultés que les sujets liés à la taxation et aux finances du Territoire, pour lesquels le dialogue s’installe entre le seul conseiller avec une expérience commerciale, Juan Bandini, le gouverneur et le commissaire des finances. Le 24 juillet 1827, la question de la taxation est à l’ordre du jour. C’est une question cruciale pour la mise en place d’une administration territoriale : en effet, sans recettes, on ne peut pas payer d’employés publics. Ce jour-là comme tant d’autres, c’est un projet de réforme du commerçant et conseiller Juan Bandini qui est discuté, qui concerne la réforme des droits d’import et d’export, mais la commission chargée de donner son avis sur le projet admet son incompétence78. C’est justement en assistant aux discussions en séance que les députés sont en mesure d’en comprendre les enjeux : lors de cette même séance, le comisario Herrera, le responsable des finances sur le territoire, est convoqué par le conseil en tant qu’expert des finances publiques ; il est interrogé en détail par le gouverneur Echeandía au sujet de chaque taxe, de son origine, de la légalité de son application en Californie. Cet interrogatoire est donc une démonstration des leviers qu’on peut essayer d’actionner : le légal peut être une question d’interprétation ; un raisonnement peut mener à conclure si telle ou telle loi s’applique, ou pas. On y apprend aussi qu’il est possible de demander une exemption au gouvernement fédéral, comme cela est fait sur proposition du gouverneur et à l’unanimité des votes pour chaque taxe examinée. Les conseillers élus sont ainsi formellement associés à la gestion de leur territoire : financement, répartition des terres, entretien des infrastructures. Le conseil commence par se donner les moyens de sa propre existence en faisant le point sur les taxes et en attribuant des fonds pour le salaire d’un secrétaire. Les procès-verbaux d’une séance sont validés à la séance suivante puis consignés dans un cahier ; en effet les décisions du conseil doivent être consultables par la suite. Le manque de ressources handicape la réalisation de ces politiques, et dans la pratique, c’est bien toujours le gouverneur qui comme auparavant dirige le territoire. Mais au moins formellement, les conseillers sont confrontés et associés à la décision politique et à l’institutionnalisation d’une administration civile. Le conseil territorial est aussi une forme de sociabilité où chacun doit être considéré avec la même dignité, où l’argumentation est centrale, et où on peut s’opposer aux plus puissants sans (trop) de conséquences. On peut enfin s’y sentir investi d’une responsabilité concernant le destin du territoire, sans occuper un commandement militaire.
55Echeandía ne fait pas procéder à une nouvelle élection à la fin de 1827 pour renouveler la députation, bien qu’il ait rencontré des difficultés pour obtenir un quorum à partir du mois de septembre et que la loi exige un renouvellement annuel par moitié. Cela ne l’empêche pas de convoquer les conseillers au début de l’année 1828, mais cette fois à San Diego, tout au sud du territoire, où il réside, un choix qui occasionne des récriminations de la part des résidents de Monterey. Réunir le conseil loin de Monterey, c’est lui enlever un des attributs de son statut de capitale et cela ouvre la porte à un changement révélateur des rivalités et des évolutions portées par l’indépendance. En effet, une bonne partie des députés, venus du sud et de la région de Los Angeles proposent un transfert de la capitale vers ce pueblo notamment au nom du fait que c’est l’établissement civil « le plus ancien et le plus peuplé », « les autres presidios n’étant que des postes militaires79 ». La proposition manifeste aussi la difficulté de mobiliser les conseillers pour des réunions fréquentes et éloignées de leurs affaires et de leur famille mais ce type de concurrence pour le statut de capitale est un trait classique des territoires hispano-américains au moment de la crise de la monarchie espagnole, de l’application de la Constitution de Cadix et des indépendances. Pour les conseillers enfin, refuser de se rendre à la résidence du gouverneur, c’est encore manifester leur autonomie en tant que corps.
56Ces pratiques électorales et délibératives montrent une évolution sur quelques années, qu’il faut aussi mettre en relation avec les rapports sociaux et spatiaux qui connaissent de nouveaux développements avec l’indépendance et l’arrivée de nouveaux employés publics et officiers, sur nomination du gouvernement mexicain. L’ensemble formé par les attentes, ces nouvelles pratiques et ces rapports sociaux contribuent à comprendre la révolte qui éclate en 1829 à Monterey contre le gouverneur Echeandía.
Ralliements et révolte : une république qui divise
57Monterey est un point d’observation intéressant pour comprendre non seulement cette révolte mais plus largement les effets produits par les changements que nous venons d’évoquer. On y voit émerger des tensions contre le gouverneur et d’autres employés ou officiers mexicains, dont certaines vont se résoudre et d’autres s’accentuer. Nous observerons ainsi comment la république telle qu’elle s’est montrée aux Hauts-Californiens à travers les choix du gouverneur qui la représente gagne des disciples ou échoue au contraire à convaincre, selon les milieux sociaux.
Tensions à Monterey, chef-lieu militaire devenu capitale politique et commerciale
58Monterey était une petite bourgade, formée sur une baie défendue par un fort fondé en 1770. Elle devint en 1777 la capitale des deux Californies. Cela signifiait notamment que le fort était le lieu de résidence du gouverneur et commandant militaire de la double province. C’était là aussi où, quand le commerce fut progressivement ouvert, devaient se rendre les navires porteurs de cargaison pour les déclarer et payer les taxes d’importation. Les habitants de Monterey étaient historiquement les soldats de la compagnie, les anciens soldats et leur famille. Les familles montraient une assez forte cohésion, qui se nouait par exemple dans la sociabilité dès le plus jeune âge dans l’école de Monterey, l’une des seules de la province, ou encore par des mariages qui associaient les familles80. L’arrivée des navires était toujours un événement marquant, qui faisait même interrompre la classe, mais qui devint de moins en moins rare après 1820, avec le développement notamment du commerce du cuir et du suif, et surtout moins menaçant avec la paix après de longues années de guerre. Des représentants des compagnies actives dans ce commerce se mirent à s’installer dans la bourgade : une cinquantaine en 1825, sur environ cinq cents habitants, dont la moitié peuvent être considérés comme des résidents permanents, certains se faisant naturaliser (ils se convertissent alors au catholicisme, car la majorité sont des protestants, et épousent souvent des femmes des familles locales81). William Hartnell, un Anglais, est l’un des premiers à développer le commerce du cuir avec les missions, et secondairement des particuliers, à une échelle importante. En 1823, il obtient de Luis Argüello, le gouverneur par intérim (et globalement favorable au commerce) de construire des entrepôts sur les côtes ; sa firme est la première à le faire. À partir de ce moment-là il passe de plus en plus de temps en Californie. Il est très vite en contact avec José de la Guerra, commandant de Santa Barbara et intermédiaire commercial des missions, toujours friand de nouvelles venues d’Europe portées par les navires et qui se met à acheter régulièrement de larges proportions des cargaisons de la firme anglo-péruvienne Hartnell&McCulloch. Hartnell se convertit au catholicisme en 1824, parrainé par José de la Guerra, puis épouse sa fille, Teresa, en 1825. L’alliance des De la Guerra avec Hartnell permet au fils de José de la Guerra d’aller faire des études en Angleterre pendant six ans82. En 1827, Hartnell parraine l’étatsunien Juan Cooper et l’écossais David Spence pour leur baptême. Comme Hartnell, ils se sont aussi installés à Monterey. Cooper épouse Encarnación Vallejo, la fille du sergent de Monterey (et la sœur de Mariano Vallejo). David Spence, un écossais qui travaille avec la firme de Hartnell, arrive à Monterey en 1824. Il épouse la fille de José Mariano Estrada, Adelaide, en 1829. En 1828, une autre firme, Bryant&Sturgis, de Nouvelle-Angleterre (Boston), cette fois, commence progressivement à supplanter celle de Hartnell. Elle est représentée par Alfred Robinson, qui rencontre José de la Guerra en 1829 à Monterey en fréquentant le cercle des marchands, dont Hartnell, et Jimeno (un fonctionnaire de la douane qui a aussi épousé une fille de la Guerra). Robinson décide de s’installer en Californie en 1833, est parrainé par Hartnell pour son baptême, et épouse une autre fille de José de la Guerra en 1836. On trouve aussi quelques Français, qui se marient dans les familles californiennes, mais peu résident à Monterey, les compagnies de commerce étant principalement britanniques et étatsuniennes83.
59Ces installations ont un effet sur le développement spatial de Monterey, orientant de plus en plus la localité du presidio vers l’océan (voir la figure 3 dans le cahier d’illustrations). Alors que les soldats qui avaient terminé leur service et voulaient quitter le presidio s’installaient plutôt, soit dans la vallée de la rivière Salinas, soit dans les hauteurs au sud du presidio, les étrangers et les commerçants font construire leurs entrepôts, puis leurs habitations près de la plage et de la douane84. Cela a une profonde influence sur la communauté des Californiens, qui circulent aussi entre le presidio et la plage, et sur leurs sociabilités. Mariano Vallejo et Juan Bautista Alvarado sont engagés respectivement par William Hartnell et Nathan Spear comme employés, ce qui leur permet d’apprendre la comptabilité, et de bénéficier de la culture des commerçants, d’accéder à leurs lectures, leur correspondance, leur conversation. Hartnell devient ensuite professeur d’une école qu’il fonde à Monterey dans les années 1830. Les deux jeunes gens peuvent également prendre part aux formes de sociabilité entre commerçants, et ce d’autant plus que la sœur de Vallejo est l’épouse de l’Étatsunien Juan Bautista Cooper85. Ces étrangers contribuent aussi à faire évoluer le statut et les institutions de la capitale : ils font partie des signataires de la pétition demandant l’organisation d’un ayuntamiento à Monterey afin de bénéficier d’une justice civile pour leurs affaires et dont ils ont l’habitude là d’où ils viennent. Ainsi, de capitale d’un territoire militaire centrée sur son fort, la localité devient capitale commerciale et administrative tournée vers l’océan.
Figure 3. – La transformation urbaine de Monterey au tournant des années 1830.

60L’intégration de la Haute-Californie au Mexique se traduit aussi par l’envoi de nouveaux employés publics et officiers. Leur arrivée à Monterey, n’est pas sans causer des tensions, puisqu’ils viennent remplacer des Californiens qui occupaient ces postes : Miguel González, commandant d’artillerie, supplante celui qui commandait jusque-là le poste comme le plus haut gradé, José María Estudillo. Il arrive aussi au milieu d’une capitale en plein émoi, dans laquelle ne siège pas le gouverneur, ce qui est vécu comme un affront et une perte d’opportunités par les habitants de Monterey. Arrive également José María Herrera, chargé des finances du territoire, qui est son gendre et remplace José Estrada. Les trois Montereyens qui ont perdu leur poste et qui étaient aussi les plus notables de la capitale, José Estrada, Luis Antonio Argüello (qui avait été le gouverneur par intérim) et José María Estudillo, s’allient contre les nouveaux venus. Estrada commence à reprocher à González ses décisions concernant le logement des troupes, car il estime qu’elles défavorisent la compagnie de Monterey, dont les soldats sont en grande partie des locaux, au profit des artilleurs du nouveau commandant. Tout au long de l’hiver 1827, González se dit l’objet de persécutions de la part du trio, aidé par le jeune Mariano Vallejo86. En février, il remet sa démission au gouverneur, invoquant l’impossibilité de faire respecter son autorité à Monterey. En parallèle, les relations de l’employé des finances Herrera avec les notables de Monterey ne sont pas meilleures : les officiers « se montrent hautains et disposés à mépriser ses droits et son autorité ». Estudillo « répartit le courrier » alors que « c’est lui, Herrera, leur administrateur ». Le trésorier José Estrada refuse qu’il inspecte ses comptes, comme la plupart des autres habilitados qui suivent ensuite son exemple. Non seulement le gouverneur Echeandía ne fait pas grand cas de ces difficultés du sous-commissaire mais c’est bientôt à lui qu’Herrera adresse ses reproches, l’accusant de prendre des décisions concernant les finances du territoire sans même le consulter ou tenir compte de ses avis. Il s’oppose à des dépenses pourtant autorisées par Echeandía et en réfère à son propre supérieur hiérarchique, le commissaire général des finances à Rosario en Sinaloa, pour le faire intervenir. Celui-ci adresse une salve de courriers de remontrances à Echeandía, ce qui n’est d’aucune aide à Herrera en Californie. Il reproche aussi à Echeandía et à l’administrateur des finances du presidio de San Diego de vouloir mieux payer les troupes qui y sont postées, au détriment de celles de Monterey, ou encore de traiter les officiers mieux que les soldats de la troupe87. Réciproquement, le gouverneur fait ouvrir une enquête contre Herrera au sujet d’une partie des fonds territoriaux qu’il aurait investis pour son propre profit lors de son trajet de Mexico à Monterey88.
61Echeandía prend alors la décision de se rendre à Monterey pour mettre de l’ordre dans la situation. Il ordonne la libération d’Estrada, que le commandant González a fait enfermer pour insubordination. L’accueil du gouverneur à Monterey au printemps 1827 est d’abord froid jusqu’à ce qu’Echeandía dissipe des malentendus et se range du côté des Californiens, une prise de position qui lui permet de s’appuyer sur eux dans sa propre rivalité contre Herrera. Contre González, il se sert de sa qualité de supérieur hiérarchique militaire. Dans le cas de Herrera, qui dépend d’une autre hiérarchie, il s’appuie sur le conseil territorial. Dans un premier temps, c’est le marchand et conseiller Juan Bandini, peut être en complicité avec le gouverneur Echeandía, qui mène l’accusation de mauvais usage de fonds publics contre Herrera. Partisan d’une libéralisation du commerce, Bandini avait probablement tout intérêt à mettre en cause le commissaire des finances trop indépendant et pointilleux concernant l’application de la loi commerciale. Herrera est suspendu une première fois de son poste après un vote majoritaire contre lui, même s’il doit assurer l’intérim faute de remplaçant89. Il est mis en accusation une deuxième fois, cette fois-ci pour négligence dans l’approvisionnement des forts. Afin de procéder à ce deuxième jugement, Echeandía s’est efforcé de réunir un conseil formé de conseillers provisoires choisis à Monterey avec l’aide de l’ayuntamiento. En effet, tellement de conseillers avaient demandé l’autorisation de s’absenter pour se consacrer à leur travail qu’il n’y avait plus de quorum. Cet expédient illustre la nécessité pour Echeandía de disposer de cette institution pour donner davantage de légitimité à sa procédure contre le fonctionnaire des finances90. Cependant, Herrera conteste la juridiction du conseil en la matière. La réponse d’Echeandía tire les choses au clair : il ne s’agit pas de juridiction, mais de conseils dans un domaine couvert par ses attributions, soit « l’ordre et la tranquillité du territoire contre lesquels il semblerait qu’on conspire, en attaquant et en compromettant à chaque instant le gouverneur91 ». La séance permet au gouverneur d’affirmer sa version des faits, selon laquelle c’est Herrera qui serait responsable des problèmes d’approvisionnement. Sa deuxième suspension permet aux trésoriers locaux de retrouver leur autonomie, sans la supervision contre laquelle ils renâclaient92. À l’automne 1827, Echeandía peut quitter Monterey satisfait de s’être gagné le soutien des notables natifs de Monterey et de s’être débarrassé d’un adversaire gênant.
62Cette alliance aux notables de Monterey pour asseoir son pouvoir et celui de la république mexicaine passe non seulement par le conseil territorial comme institution mais aussi par une dimension plus personnelle. Comme son prédécesseur Solá, Echeandía tient des soirées de discussion, des tertulias. Il ne s’agit plus seulement dans ces veillées de raconter des histoires du temps jadis ou même de commenter les événements politiques, mais de participer ou d’assister par la conversation à l’élaboration du gouvernement93. Il choisit et élève à des responsabilités deux jeunes gens qui sont des proches de José Mariano Estrada, Mariano Guadalupe Vallejo et Juan Bautista Alvarado, nés respectivement en 1807 et 1809. Les deux hommes sont liés à José Mariano Estrada via son frère José Raymundo, qui a épousé Josefa Vallejo de Alvarado (la sœur de Mariano Guadalupe, et la mère veuve de Juan Bautista) en 1812. José Mariano Estrada est donc respectivement leur frère et oncle par alliance, et les lie via son frère à Luis Antonio Argüello.
63Vallejo est en 1827 cadet à la compagnie de Monterey depuis ses débuts de service en 1824. Estrada s’oppose à son emprisonnement lors d’une affaire de séduction en 1827, ce que González considère une manifestation de favoritisme, un détournement de la loi et un défi à son autorité. De fait, le jeune Vallejo rend en retour des services à son protecteur94. Depuis San Diego, Echeandía soutient Estrada pour obtenir la libération de Vallejo et lorsque Echeandía doit pallier l’absence des conseillers territoriaux pour réunir un quorum en septembre 1827, notamment pour mettre en accusation Herrera, il fait appel à l’ayuntamiento de Monterey, et l’un des membres du conseil provisoire ainsi choisi n’est autre que Vallejo. La même année, il est promu alferez (sous-lieutenant) dans la compagnie de San Francisco, mais il reste à Monterey jusqu’en 1830, afin d’occuper un poste à la trésorerie du presidio, probablement encore un effet de sa proximité avec l’habilitado general Estrada (et de leur fronde contre le fonctionnaire des finances). Alvarado quant à lui devient dès le début des sessions de 1827 secrétaire du conseil et du gouverneur, et à ce titre il suit Echeandía à San Diego après son départ à l’automne 182795. Les réunions du conseil territorial à Monterey ont des effets directs sur les jeunes gens de Monterey qui poursuivent après leur scolarité leur sociabilité. Le jeune Alvarado fait le récit de l’organisation, probablement en 1827, d’une « société d’histoire » et il rapporte à cette occasion les propos du jeune de la Torre qui reprennent quasiment mot pour mot le procès-verbal de la séance du 13 juillet 1827 du conseil territorial, pendant laquelle c’est Alvarado qui assiste au débat et prend des notes. À moins qu’il n’ait simplement confondu les deux réunions dans ses souvenirs, ce qui est possible, cet exemple pourrait nous montrer comment les délibérations au sein du conseil se transmettent et sont rejouées par les jeunes de Monterey, via les nouveaux postes auxquels peuvent aspirer les jeunes gens éduqués96.
64En promouvant ces jeunes gens, Echeandía devient aussi leur bienfaiteur et leur offre l’opportunité d’avoir un autre patronage que celui qui vient de leur famille élargie. Des années plus tard, Alvarado rend compte de cette « amitié » entre les jeunes gens et le gouverneur. Il avertit le lecteur contre la pensée simple qu’il était le seul « gagnant » de cette relation. Selon lui, ses connexions familiales le préservaient de ce besoin alors que le gouverneur, au contraire, avait besoin d’alliés contre « Herrera et les missionnaires » qui l’auraient « mangé d’une bouchée ». Son amitié lui « assura une franche coopération de plusieurs familles puissantes qui autrement lui auraient été opposées97 ». De fait, le gouverneur n’avait pas les moyens de gouverner seul, malgré le statut de territoire de la Haute-Californie qui lui donne en théorie une large marge de manœuvre. En retour, son choix d’alliance le conduit à se faire des opposants.
Les désillusions de la république
65Deux ans après la visite du gouverneur, dans la nuit du 12 au 13 novembre 1829, les soldats des gardes des missions des alentours de Monterey désertent leur poste pour se rendre à Monterey et se saisir de leurs officiers, du comisario chargé de distribuer les fonds ainsi que des représentants du pouvoir civil municipal ou territorial, pour les enfermer au cachot. Au matin du 13, les soldats, dont les plus gradés ne sont que caporaux, prennent le contrôle de la capitale. Le lendemain, ils font appel à Joaquín Solis, un forçat condamné à la déportation en Californie, pour prendre la tête de leur mouvement et le 15, ils rendent public un manifeste de leurs revendications qui demande la démission du gouverneur. Ainsi commence la première « révolution » de Californie, première d’une série, puisque les historiens n’ont pas manqué de souligner que la Californie avait connu une histoire politique mouvementée, avec le renvoi de trois gouverneurs mexicains, et quelques révolutions échouées, dont celle-ci. Cette révolte de 1829 à Monterey est défaite par le gouverneur et le procès des meneurs conclut qu’elle avait pour but de restituer la Californie aux Espagnols. Ce verdict semble placer cette révolte dans le passé, comme une résistance au changement. Or, une analyse un peu précise de son déroulement, de ses meneurs et de ses participants, mais aussi des pratiques et du vocabulaire politique mis en avant par le manifeste montre qu’elle est aussi l’occasion de l’introduction de pratiques et de légitimité nouvelles.
66Les actes du procès révèlent que les participants sont principalement des soldats du rang, quelques sous-officiers, chefs de la garde des missions, voire un sergent, ainsi que quelques civils (paisanos). Estevan de la Torre, frère d’un mutin, les décrit comme « de jeunes caporaux et soldats à la tête chaude98 ». Mais il ne s’agit pas non plus d’une révolte spontanée, sous le coup de la colère. L’un des participants affirme que c’est la répression de précédents mouvements pour être payés en 1828 qui les mène à mieux s’organiser en se mettant d’accord sur un plan de révolution et en faisant appel à des aides extérieures, José María Herrera et Joaquín Solis. Comme on l’a vu, Herrera, qui était le responsable des finances territoriales, était en conflit avec le gouverneur depuis 1826. Résidant à Monterey alors que le gouverneur est à San Diego, il persuade les soldats de Monterey de la responsabilité du gouverneur dans leur dénuement, du fait que les soldats de San Diego ou encore les employés publics seraient payés en priorité99. Herrera leur explique que non seulement ils sont les victimes d’Echeandía, mais qu’en plus il « détourne la somme d’argent pour d’autres fins que celles pour lesquelles le gouvernement supérieur de Mexico les avait prévues » et « profite de cette manœuvre » : cela signifie que leur révolte personnelle peut s’inscrire dans un geste de défense de la volonté du gouvernement supérieur contre un mauvais exécutant local corrompu100.
67Le plan en question reflète très exactement cela : l’articulation entre la responsabilité du gouverneur et des enjeux politiques plus larges. Il énumère les doléances des soldats, mais propose également un plan en dix points pour résoudre la situation. Le premier paragraphe reproche assez classiquement à Echeandía son mauvais gouvernement, sa mauvaise application des directives du gouvernement supérieur, dont « ils savent qu’il est animé des meilleurs désirs pour la félicité et le bien-être de toute la Nation mexicaine à laquelle appartient ce territoire », ses abus de pouvoir et surtout son favoritisme envers un petit nombre d’individus, « sans entendre les clameurs du soldat méritant qui en vain manifeste la faim et le dénuement qui l’affligent lui et sa famille ». Par contraste, le paragraphe suivant tranche puisqu’il se focalise sur l’absence de réunion du conseil territorial et les conséquences sur l’avancement de la province. Le troisième paragraphe revient à la revendication initiale, en faisant le lien entre la mise à l’écart du responsable des finances territoriales et leur absence de paie. On s’écarte à nouveau des revendications de la compagnie dans les lignes suivantes, en déplorant « l’état d’abandon détestable de l’administration de la justice ». Le manifeste se présente dès lors comme un feuilleté hétérogène des revendications des soldats et de doléances plus générales sur l’état politique de la province, malgré les efforts d’argumentation : « L’indiscipline de la troupe a une origine double ; la première, les causes énoncées précédemment qui ont une forte influence, la deuxième étant que c’est du gefe superior dont doivent venir les ordres et les mesures nécessaires mais que son manque d’énergie entraîne que c’est le désordre qui règne. »
68L’employé des finances Herrera est donc l’introducteur du pronunciamiento en Californie, au sens où il est l’auteur du premier manifeste au public visant le gouverneur. C’est un pari de sa part, par lequel il espère mobiliser des forces sociales disparates en les unissant contre un ennemi commun (le sien) en réunissant dans une argumentation qui se veut cohérente divers plans de revendications : la participation des locaux au gouvernement via le conseil territorial, la gestion des deniers publics, le dénuement des soldats, etc. Cela s’avère un cuisant échec, non seulement parce que la révolution est défaite par le gouverneur, mais aussi parce qu’il ne parvient réellement à convaincre ni les soldats, à part quelques jusqu’au-boutistes, ni les notables de Monterey dont il souhaitait exploiter le mécontentement. Par exemple, les meneurs de la révolution auraient proposé à l’ex-gouverneur Luis Antonio Argüello, un Californien natif, de prendre la tête du mouvement, ce qu’il refuse101.
69La révolte de Monterey gagne des partisans à mesure qu’elle semble victorieuse. Pablo Vejar, un des meneurs initiaux, raconte les hésitations de ses compagnons les premières heures. Mais par la suite, une fois Monterey prise, le pueblo de San José se rallie à la révolte avec enthousiasme. À San Francisco le commandant est obligé de leur livrer la place, car la troupe leur est favorable ; là aussi, ils célèbrent leur victoire par des fêtes102. Cet élan initial, lors des victoires du Nord, contraste avec une démobilisation lors de la marche vers le sud pour aller affronter le gouverneur. À ce moment-là, les désertions se multiplient, alors que se rapproche l’affrontement et la perspective d’une défaite contre le gouverneur, qui propose une amnistie à ceux qui déposent les armes. Le procès de la révolte, avec ses témoignages de soldats, ouvre une fenêtre sur les motivations des mutins et sur les processus de mobilisation et de politisation à l’œuvre dans la révolte tandis que la liste des mis en cause permet d’ébaucher une étude sociologique103. La plupart des soldats affirment lors du procès qu’ils ne se reconnaissent pas dans le manifeste de la révolution. Il s’agit certainement pour partie d’une stratégie de défense, la mise en cause du gouverneur étant bien moins excusable qu’une révolte contre l’absence de paie. Néanmoins, cette défiance est attestée par le profil de la mobilisation, certains, tels Leonardo Arceo, délaissant la révolte après avoir exprimé leur inconfort par rapport au manifeste. Lors des témoignages au procès, les soldats insistent plutôt sur leur ressentiment vis-à-vis de leur hiérarchie que sur le manifeste. Les désertions atteignent un pic après la deuxième proposition d’amnistie, au moment où les rebelles arrivent en vue des forces du gouverneur, devant Santa Barbara, ce qui tend à confirmer l’idée que les soldats se sont mobilisés pour une amélioration de leur condition matérielle et ne désirent pas pousser leur révolte trop loin.
70Le recours par Herrera à la pratique du pronunciamiento pose la question de la circulation et de l’adoption de cette pratique jusque dans les confins du monde hispanophone. Le pronunciamiento est une pratique née en Espagne, en 1820. Il s’agit, pour les militaires libéraux qui l’inventent, de se prononcer contre l’absolutisme et pour le retour à un régime constitutionnel. Rapidement adoptée dans l’ensemble de l’univers hispanique, la pratique quitte les casernes pour l’univers civil. Elle exprime dès lors la volonté du pueblo contre un pouvoir abusif, dans un imaginaire politique où tout citoyen est responsable de l’application de la constitution104. Cette pratique a gagné le Mexique et fut utilisée par les élites locales pour défendre leurs prérogatives, et par conséquent celles des députations territoriales, dès 1823105. Clément Thibaud définit le pronunciamiento comme « la publication formalisée par écrit de l’opinion d’un corps politique concernant une circonstance extraordinaire ». En ce sens, le pronunciamiento de Herrera échoue sans doute parce que les soldats ne se voient pas comme un corps politique106. Cela ne les empêche pas d’avoir pour cible ceux qu’ils jugent comme les responsables de leur dénuement : non seulement les officiers de la compagnie mais aussi les autorités municipales élues. Ils désignent comme responsables non seulement le gouverneur, sa politique et son éloignement, mais aussi plus généralement, le développement d’une structure de gouvernement civile qui semble les priver de ressources qui auraient dû leur être consacrées. C’est une mutinerie, due aux conditions misérables des soldats, avec une dimension sociale, les soldats reprochant à certains une ascension sociale via les structures municipales que certains interprétaient comme du favoritisme. Mais même si les soldats restent sceptiques sur la question du conseil territorial, évoquée dans le plan, le pronunciamiento au nom de la défense du gouvernement leur permet de se prévaloir des institutions et de se déprendre de leur place fixée dans la hiérarchie militaire ou les liens de dépendance dans lesquels ils sont pris pour agir au nom de la Nation. Le comportement des frères de la Torre dans la révolte en est un bon exemple. Leur père, José Joaquín (né en 1784) sans pouvoir être considéré comme appartenant aux plus notables de Monterey, y occupe néanmoins une place. Espagnol de naissance, il est cadet à la compagnie de Monterey, grade relativement modeste, mais aussi secrétaire du conseil territorial en 1823, et proche de José de la Guerra ; il est l’un des signataires de la pétition pour obtenir un ayuntamiento à Monterey, et ses enfants ont pour parrains et marraines parmi les personnalités les plus notables de Monterey et du territoire107 ; ses fils sont pour la plupart soldats à la compagnie de Monterey. Parmi eux, les deux aînés jouent un rôle très important dans la mutinerie : Raymundo (né en 1806) et dans une moindre mesure José Gabriel (né en 1808). Raymundo, chef de la garde dans une mission, a entre l’été et l’automne éventé la conspiration déjà en préparation, ce qui révèle peut être une hésitation de sa part sur le camp à choisir. Mais le moment venu, il est un membre actif de la mutinerie : c’est lui qui fait emprisonner Mariano Vallejo au tout début de la révolte, qui en tant que trésorier de la compagnie, est directement visé par les mutins qui réclament leur paie. Les deux hommes ont presque le même âge et ont été camarades de classe à l’école de Monterey ; ils ont aussi des liens de famille (cousins issus de germain). Mais Mariano Vallejo, dont le père était sergent, est déjà alferez alors que lui n’est que chef de la garde dans une mission proche. De plus, Vallejo, un protégé de Raymundo Estrada, a été choisi par Echeandía pour être un membre provisoire du conseil territorial en 1827 et occupe également le poste de trésorier au presidio. Alors que Vallejo semble tirer parti du nouveau cours des choses (contrairement à son propre père dont la reconnaissance stagnait à l’époque coloniale), ce n’est pas le cas de Raymundo et son frère. La révolte de Solis est l’occasion pour Raymundo de devenir sergent de la troupe rebelle. La manière dont se passe l’arrestation de Vallejo par les mutins (telle qu’elle nous est rapportée) montre une volonté de rupture avec des échanges familiers et hiérarchiques où chacun reste à sa place attitrée de dépendance au sein notamment d’ensembles familiaux. Au contraire, les mutins, Raymundo de la Torre le premier, introduisent la distance du voussoiement et du titre de « monsieur », se parant de la dignité des représentants de la « nation », par contraste avec les liens inégaux et familiers de l’ancien régime :
« Quand ils sortirent Vallejo de sa chambre […] et qu’il se vit entouré de soldats de sa compagnie, armés, il demanda à chacun, en l’appelant par son nom : “Pourquoi êtes-vous mêlés à cela ?” ; jusqu’à ce qu’il arrive à mon frère Raimundo et lui dise : “comment, toi aussi Raimundito, tu es là ?”, ce à quoi il répondit : “oui, Monsieur”108. »
71Et il poursuit en ordonnant : « au nom de la Nation, rendez-vous109 ».
72La participation à la révolte permet aux soldats mutinés une exposition à des arguments et des pratiques nouvelles, notamment par la publication et la diffusion du manifeste. L’effet de cette publication est reconnu par les autorités, comme l’illustre le procès : le paisano (civil) dont la seule faute est d’avoir transporté des communications, y compris le manifeste, vers le sud de la Californie est aussi lourdement condamné que les meneurs du mouvement. De même, l’idée qu’on peut se soulever contre un gouverneur, si on a les arguments légitimes pour le faire est discutée parmi les soldats, même s’ils ne se rallient pas à cette idée.
73La mutinerie de Monterey échoue relativement rapidement du fait de la détermination du gouverneur, de la démobilisation des soldats pour qui la révolte est devenue trop politique, et plus globalement de l’absence de soutien pour la révolte en dehors des soldats mécontents. Le procès qui suit la révolte établit la responsabilité d’un petit groupe de meneurs et les condamne à l’exil, mais surtout implique José María de Herrera et le missionnaire franciscain Martinez en les accusant d’avoir voulu rétablir la domination espagnole sur la Californie. Cette condamnation s’appuie sur des indices maigres, qui reflètent moins une réalité qu’une volonté politique de condamner lourdement ces deux individus, sur la base des sensibilités au Mexique et les représentations qu’on s’y fait de la Californie pour ôter toute crédibilité et légitimité à la révolte et ses meneurs, et aussi probablement pour poser dans un rôle de sauveur de la frontière auprès du gouvernement de Mexico. Dans le cas de Herrera, disons-le d’emblée, ce n’est absolument pas crédible. Pour autant, Echeandía pouvait s’appuyer sur un procès contre lui, où il avait dû répondre d’insultes adressées à l’ayuntamiento de Los Angeles à qui il avait demandé, ironiquement « pourquoi ils ne se prononçaient pas pour l’Espagne110 ? ». Il s’agissait bien sûr d’une boutade qui faisait référence, comme dans les courriers qu’il avait envoyés au gouvernement, au loyalisme persistant des Californiens. En revanche, s’agissant des missionnaires, il s’agissait d’une accusation beaucoup plus plausible, bien qu’ils ne fussent pas en réalité engagés dans de tels projets111.
74Pour les soldats et les officiers, cela pointe du doigt quelque chose de plus profond en continuité du sentiment que beaucoup avait eus, comme nous l’avons montré, au moment de la proclamation de l’indépendance. La perte de sens de leur engagement, fait au nom du roi d’Espagne, ajoutée à une solde jamais payée à temps et à un sentiment d’injustice lorsque les maigres ressources semblent aller à d’autres, que ce soit la compagnie de San Diego, où s’est installé le gouverneur alors que la capitale est Monterey, ou aux civils qui commencent à occuper des postes autour du gouverneur et semblent, eux, toucher leur rémunération, sans parler des députés qu’ils soupçonnent de chercher à contrôler le budget pour l’orienter vers d’autres dépenses que leur solde. Bref, comme l’exprimait un observateur, « il n’y a pas de meilleur gouvernement que celui qui paie, châtie et protège112 », et pour eux le gouvernement mexicain ne remplissait pas ces fonctions.
75La nécessité de vaincre la révolte de Solis et l’échec relatif des réunions du conseil, ainsi que les difficultés rencontrées par les ayuntamientos semblent confirmer la difficulté et le manque de ressources pour organiser un gouvernement civil en Haute-Californie. Pourtant, un premier tournant a eu lieu. Que ce soit au sein du conseil, au niveau des ayuntamientos et des élections locales, ou encore dans des sociabilités renouvelées, un projet politique parallèle au projet militaire et au projet missionnaire est apparu. La hiérarchie militaire n’y a plus forcément le dernier mot, et par une invocation d’arguments tels que la souveraineté du peuple et de la nation on peut parvenir à ses fins, soit dans le cadre des nouvelles institutions, soit dans une confrontation interpersonnelle. La persistance de grandes difficultés financières mettent les compagnies de soldats dans une situation difficile qui rend la carrière militaire moins enviable, à tel point que les soldats se révoltent. Cette révolte introduit la pratique nouvelle en Californie du pronunciamiento accompagné de son manifeste au public. La sollicitation du conseil territorial par le gouverneur comme par les mutins, et la mention de doléances plus larges dans le manifeste au public mettent les habitants du territoire, surtout les notables, au premier plan de la politique locale ; enfin, elle rend public qu’une révolte peut se légitimer, au nom du gouvernement national – comme d’ailleurs le faisaient les missionnaires quand ils voulaient désobéir au gouverneur – et par le biais du conseil territorial. Celle-ci n’est pas ici citée comme représentante de la volonté générale du territoire comme elle le sera lors d’une révolte ultérieure en 1831, mais la responsabilité de nommer un gouverneur par intérim lui est attribuée.
Notes de bas de page
1 Alvarado, t. 1, p. 195.
2 Florescano Enrique, Imágenes de la patria a través de los siglos, Mexico, Taurus, 2006, p. 270-272.
3 Amador José María et Asisara Lorenzo, Californio Voices. The Oral Memoirs of José María Amador and Lorenzo Asisara, Denton, University of North Texas Press, 2005, p. 36.
4 Corbin Alain, Vigarello Georges et Courtine Jean-Jacques, Histoire de la virilité, le xixe siècle, Paris, Le Seuil, vol. 2, 2011, p. 68-69. Il n’existe pas à notre connaissance d’étude de ce type sur le Mexique, mais pour les États-Unis, travaux de Hickey Donald R. : « Andrew Jackson and the Army Haircut: Individual Rights vs. Military Discipline », Tennessee Historical Quarterly, vol. 35, no 4, 1976, p. 365-375 et « The United States Army versus Long Hair: The Trials of Colonel Thomas Butler, 1801-1805 », The Pennsylvania Magazine of History and Biography, vol. 101, no 4, 1977, p. 462-474.
5 Machado, C-D 119, p. 10 ; Beebe Rose Marie et Senkewicz Robert M., Testimonios. Early California Through the Eyes of Women, 1815-1848, Berkeley, Heyday Books, 2006, p. 128.
6 Ibid., p. 225 ; De la Guerra A., p. 52.
7 GSS, c. 80, exp. 1-1. Dans AASF, no 1592, une liste des livres interdits.
8 Alvarado, t. 1, chap. 5, p. 72.
9 Alvarado, t. 2, chap. 19, p. 162.
10 DR, t. 2, p. 170.
11 Amador José María et Asisara Lorenzo, Californio Voices, op. cit., p. 154.
12 González Rafael, Experiencias de un soldado de California, p. 28.
13 Haas Lisbeth, Saints and Citizens, op. cit., p. 104 ; Payeras Mariano, Writings of Mariano Payeras, op. cit., p. 341.
14 Correspondancia, Santa Barbara [C-C 9], circulaire de Payeras aux missionnaires, 18 juin 1821 ; Vallejo, t. 2, chap. 20, p. 350.
15 Sandos James A., « Levantamiento!: The 1824 Chumash Uprising Reconsidered », Southern California Quarterly, vol. 67, no 2, juillet 1985, p. 109-133 ; Haas Lisbeth, « Fear in Colonial California », in Michael Francis Laffan et Max Weiss (dir.), Facing Fear. The History of an Emotion in Global Perspective, Princeton, Princeton University Press, 2012, p. 74-90.
16 DR, t. 5, p. 116.
17 Hackel Steven W., Children of Coyote, Missionaries of Saint Francis, op. cit., p. 381-382.
18 Haas Lisbeth, Saints and Citizens, op. cit., p. 143 ; AASF, no 2082, 8 février 1830.
19 DR, t. 5, p. 95.
20 Osio Antonio María, The History of Alta California, op. cit., p. 105. SMC (Sa Majesté catholique).
21 DSP Ben Mil, t. 64, p. 316.
22 Vallejo, t. 2, chap. 19, p. 345.
23 Amador José María et Asisara Lorenzo, Californio Voices, op. cit., p. 154.
24 Gómez, p. 109, sur la base de souvenirs racontés par M. G. Vallejo, qui la tient probablement de son père Ignacio.
25 Alvarado, t. 2, chap. 13, p. 22-24.
26 Andrews Catherine, Entre la espada y la constitución, op. cit., p. 52.
27 DR, t. 1, p. 124.
28 Nader Helen, « The Spain That Encountered Mexico », in Michael C. Meyer et William H. Beezley (dir.), The Oxford History of Mexico, New York, Oxford University Press, 2000, p. 17-19 et 37-38.
29 California, Reglamento para el Gobierno de la Provincia de Californias. Aprobado por S. M. en Real Orden de 24 Octubre de 1781, Mexico, F. de Zuniga y Ontiveros, 1784. Des exemples : SJA, vol. 6, p. 40 ; ASC, p. 16-19 ; PR, t. 4, p. 29-30 ; PSP Ben Mil, t. 40, p. 25-26.
30 Annino Antonio, Historia de las elecciones en Iberoamérica, siglo XIX, op. cit. ; La revolución novohispana, 1808-1821, Mexico, Fondo de Cultura Economica, 2010.
31 DR, t. 3, p. 21.
32 DHC DLG, t. 5, correspondance avec Gabriel Moraga, nos 7-8, 18 février 1823 ; Thibaud Clément, « Entre les cités et l’État. Caudillos et pronunciamientos en Grande-Colombie », Genèses, vol. 62, no 1, mars 2006, p. 526.
33 DHC DLG, t. 4, p. 134.
34 Pico, C-D 13, p. 13-14.
35 González Rafael, Experiencias de un soldado de California, p. 26. Cet épisode pourrait être un autre exemple de transmission entre la sacralité catholique des missionnaires et le nouveau charisme républicain. Certaines odeurs sont attribuées à la sainteté. Corbin Alain, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social xviiie-xixe siècles, Paris, Aubier Montaigne, 1982 ; Albert Jean-Pierre, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 ; Le Guérer Annick, Les pouvoirs de l’odeur, Paris, O. Jacob, 1998.
36 DHC DLG, t. 6, p. 95 ; AASF, vol. 2, p. 225, no 374 ; DR, t. 3, p. 21.
37 DR, t. 5, p. 4 ; DR, t. 4, p. 85.
38 DSP, t. 1, p. 132.
39 Ibid.
40 DSP, t. 1, p. 171.
41 Ashley, 27 novembre 1831.
42 Il s’agit de déterminer si une charge peut se transmettre entre membres de la même famille : Coleccion de los decretos y ordenes de las Cortes de España: que se reputan vigentes en la republica de los Estados-Unidos Mexicanos, Mexico, Arévalo, 1829, p. 78.
43 LACA, vol. 3, p. 354-355.
44 Voir chapitre vi.
45 Ashley, vol. 11, 21 décembre 1834.
46 Hayes, p. 34, 20 décembre 1835.
47 SJA, p. 53.
48 DSP Pref y Juz, t. 3, p. 94-95 ; DR, t. 2, p. 20 et t. 4, p. 12.
49 DR, t. 2, p. 362.
50 HHB2, p. 558.
51 Bourquin Laurent et Hamon Philippe, La politisation, op. cit.
52 Cota est comisionado la majeure partie du temps entre 1810 et 1825. Il est ensuite alcalde en 1827 et 1829. Anastasio Carrillo l’est entre 1821 et 1824, puis son frère José Antonio en 1826, puis en 1828.
53 Vallejo, t. 2, chap. 20, p. 181.
54 DHC J. Carrillo, p. 17-20.
55 Les archives de la Guerra seraient sans doute une bonne piste pour élucider ces conflits. Torres-Rouff David S., Before L.A. Race, Space, and Municipal Power in Los Angeles, 1781-1894, New Haven, Yale University Press, 2013 se concentre sur la « philosophie publique ».
56 Vallejo, t. 2, p. 151. José Ramon Sánchez.
57 DSP Ben Mil, p. 174-175.
58 DR, t. 3, p. 21.
59 Au sujet des imaginaires de vote précédant la période contemporaine, on peut lire Christin Olivier, Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Paris, Le Seuil, 2014.
60 DSP Ben Mil, p. 221-222.
61 HHB3, p. 33 ; DHC Vallejo, t. 1, p. 99-102. Population de San Francisco en 1826 : HHB2, chap. xxvi. Interdiction de voter pour soi-même : loi organique de 1828, article 14.
62 LR, t. 1, p. 130. On peut faire l’hypothèse d’un homme ayant le droit de vote pour environ dix habitants, les familles étant très nombreuses et disposant souvent de domestiques.
63 Par exemple DSP, t. 2, p. 190.
64 Alvarado, t. 1, p. 164 ; HHB2, p. 249 ; Pubols Louise, « Hijos del pais: Learning to be Californios », art. cité, p. 23-24 et 120.
65 LR, t. 1, p. 8-11 ; HHB2, p. 482.
66 Alvarado, t. 2, chap. 12, p. 1. Sur Estudillo, voir Vallejo, t. 2, chap. 17, p. 166.
67 DSP Presidios, p. 83.
68 GL, legajo 44, exp. 29, L. A. Argüello au président Don Guadalupe Victoria, 21 mai 1825.
69 DR, t. 1, p. 164.
70 DHC DLG, t. 4, p. 621-622, Torre à Guerra et HHB2, p. 486-487.
71 DHC DLG, t. 5, p. 105.
72 DHC DLG, t. 3, correspondance J. A. Carrillo, no 3, J. A. Carrillo à J. de la Guerra, 8 avril 1823.
73 Alors que le registre des comptes rendus est vide pour 1823, deux sessions, l’une en janvier, l’autre de septembre à novembre sont rapportées pour 1824. Pour tout le paragraphe qui suit voir LR, t. 1, p. 27-38.
74 GL, legajo 44, p. 5, ministre des Relations à J. M. de Echeandía, 6 août 1825.
75 Duhaut-Cilly Auguste Bernard, Voyage autour du monde principalement à la Californie et aux îles Sandwich, pendant les années 1826, 1827, 1828, et 1829, Paris, A. Bertrand, 1834, p. 388-389.
76 Probablement l’Instrucción para el gobierno economico politico de las provincias du 23 juin 1813. Les conseils provinciaux (diputaciones) étaient mentionnés également dans un décret du 23 mai 1812 et dans la Constitution de Cadix.
77 Alvarado, t. 2, chap. 17, p. 120.
78 LR, t. 1, p. 68.
79 DR, t. 7, p. 165 ; Pico, p. 17.
80 Vallejo, t. 1, chap. 15, p. 273.
81 DR, t. 5, p. 134.
82 Pubols Louise, « Hijos del pais: Learning to be Californios », art. cité, p. 116-123.
83 Foucrier Annick, Le rêve californien, op. cit., p. 59.
84 Burton-Carvajal Julianne, The Monterey Mesa. Oldest Neighborhood in California, Monterey, City of Monterey, 2002.
85 Rosenus Alan, General M.G. Vallejo and the Advent of the Americans. A Biography, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1995, p. 9 ; Davis William Heath, Sixty Years in California, San Francisco, A.J. Leary, 1889, p. 107 ; Miller Robert Ryal, Juan Alvarado, Governor of California, 1836-1842, Norman, University of Oklahoma Press, 1998, p. 34.
86 DSP, t. 2, p. 2 et 175-180.
87 DSP Ben CT, t. 1, p. 59-60.
88 DSP Ben CT, t. 1, p. 42-47, 52-54, 59-60 et 72-73 ; DSP, t. 1, p. 136 ; DSP Ben Mil, t. 61, p. 246.
89 LR, t. 1, p. 91-101.
90 Liste désignée le 1er septembre 1827 mais les conseillers provisoires F. Pacheco, J. Rocha et M. G. Vallejo ne prêtent serment que le 19 septembre, ce qui semble indiquer qu’ils ne sont convoqués que pour les séances d’accusation de Herrera.
91 LR, t. 1, p. 87-88.
92 LR, t. 1, p. 102-103. Le supérieur de Herrera à Rosario validait l’interprétation de son subalterne.
93 Alvarado, t. 1, chap. 8, p. 166 et t. 3, chap. 23.
94 DSP, t. 2, p. 2.
95 Né deux ans après son oncle et camarade Mariano Vallejo, il n’a pas l’âge légal pour être conseiller.
96 Alvarado, t. 2, chap. 14, p. 42 ; LR1, t. 1, p. 62-63, 13 juillet 1827.
97 Alvarado, t. 3, chap. 22, p. 26.
98 Torre, p. 10-11 ; Vejar, p. 17.
99 Vejar, p. 15.
100 Ibid., p. 11 ; Torre, p. 22.
101 HHB3, p. 75 ; Pico J. de J., p. 12.
102 Vejar, p. 17.
103 DSP Ben Mil, t. 70, p. 151.
104 Demélas Marie-Danielle, « Retour sur la pratique du pronunciamiento (1820-2013) », Problèmes d’Amérique latine, vol. 91, no 1, juillet 2014, p. 41-51.
105 Fowler William, Independent Mexico the pronunciamiento in the age of Santa Anna, 1821-1858, Lincoln, University of Nebraska Press, 2016, p. 90.
106 Thibaud Clément, « Entre les cités et l’État. Caudillos et pronunciamientos en Grande-Colombie », art. cité.
107 Early California Project Database, [https://www.huntington.org/ecpp], consulté le 27 mars 2023.
108 Torre, p. 12.
109 Vejar, p. 17.
110 DSP Ben Mil, t. 70, p. 42.
111 Pico J. de J., p. 14. Ils avaient eu des nouvelles de l’Espagne et de Ferdinand VII par l’intermédiaire de l’explorateur français Duhaut-Cilly en 1827.
112 Osio Antonio María, History of Alta California. A Memoir of Mexican California, University of Wisconsin Press, 1996, p. 105.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les Premiers Irlandais du Nouveau Monde
Une migration atlantique (1618-1705)
Élodie Peyrol-Kleiber
2016
Régimes nationaux d’altérité
États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.)
2016
Des luttes indiennes au rêve américain
Migrations de jeunes zapatistes aux États-Unis
Alejandra Aquino Moreschi Joani Hocquenghem (trad.)
2014
Les États-Unis et Cuba au XIXe siècle
Esclavage, abolition et rivalités internationales
Rahma Jerad
2014
Entre jouissance et tabous
Les représentations des relations amoureuses et des sexualités dans les Amériques
Mariannick Guennec (dir.)
2015
Le 11 septembre chilien
Le coup d’État à l'épreuve du temps, 1973-2013
Jimena Paz Obregón Iturra et Jorge R. Muñoz (dir.)
2016
Des Indiens rebelles face à leurs juges
Espagnols et Araucans-Mapuches dans le Chili colonial, fin XVIIe siècle
Jimena Paz Obregón Iturra
2015
Capitales rêvées, capitales abandonnées
Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècle)
Laurent Vidal (dir.)
2014
L’imprimé dans la construction de la vie politique
Brésil, Europe et Amériques (XVIIIe-XXe siècle)
Eleina de Freitas Dutra et Jean-Yves Mollier (dir.)
2016