Chapitre I. La Haute-Californie dans la longue marche du Mexique vers l’indépendance (1810-1822)
p. 29-50
Texte intégral
1Le 9 avril 1822, le gouverneur espagnol de Nouvelle-Californie, Pablo Vicente de Solá, convoque les commandants des forts et des compagnies auxiliaires, ainsi que le président et le préfet à la tête des vingt missions franciscaines de la province, comme c’est l’habitude lorsqu’il faut discuter des affaires qui demandent une attention particulière. En ce début du mois d’avril, il s’agit de communiquer une nouvelle d’importance : le commandement insurgé a proclamé l’indépendance du Mexique à la capitale et a mis en place une régence et un conseil provisoire de gouvernement. Après avoir lu à haute voix le document envoyé par la régence, une discussion s’ensuit, dont les sources ne nous donnent pas les détails. Nous connaissons seulement la décision, rendue dans le procès-verbal : la junte d’officiers et de missionnaires décide de reconnaître l’indépendance1. Cette décision était justement fort attendue : la proclamation de l’indépendance à Mexico datait en effet du mois de septembre. Ce délai tenait seulement en partie à la distance et au temps de communication. Malgré une décennie de crise de la monarchie espagnole, de déclarations d’indépendance sur le continent américain ou d’insurrections au Mexique même, la réponse à donner à l’ordre de reconnaître cette indépendance n’était ni évidente ni automatique en Haute-Californie.
2De fait, l’histoire de l’indépendance mexicaine est complexe et la fondation du Mexique comme pays indépendant n’était ni fatale ni un but largement partagé avant 1820 dans la vice-royauté de Nouvelle-Espagne. Le projet de fonder une nation, s’il était celui d’une petite fraction des élites de la capitale, n’était que l’un des possibles résultats de la crise de la monarchie espagnole : la nation ne préexistait pas à l’indépendance. Depuis les différentes provinces, on assiste en fait à une gamme de réactions et de projets, suivant l’ancienneté de leur colonisation, leur intégration à la vice-royauté ou à des juridictions plus autonomes comme les Provinces Intérieures, leur organisation économique ou encore leur lien avec l’Espagne2. À cela s’ajoute la diversité des opinions et des positionnements au sein même de ces sociétés. Le choix de l’indépendance ne répond pas à une seule question, celle de la loyauté à l’Espagne ou de la volonté de fonder une nation mais s’intègre à d’autres débats et conflits liés au processus de colonisation, au commerce, à la répartition des pouvoirs ou à la marge de décision locale. Cet outil a de plus un coût, matériel mais aussi symbolique et culturel, celui de se couper de la monarchie espagnole, pensée comme catholique et universelle.
3Il s’agit donc d’abord dans ce chapitre de comprendre la manière dont les Hauts-Californien·ne·s vivent la crise de la monarchie et comment, dans l’éventail des réactions que l’on constate dans l’empire, ils figurent davantage parmi les provinces dites « loyalistes » ou « royalistes ». La question de la place de l’Église et des missions d’évangélisation dans la monarchie en général et en Californie en particulier est un enjeu déterminant pour comprendre les conflits entre les missionnaires et les autorités militaires et civiles, ainsi que l’évolution politique des Franciscains à la fin des années 1810. Cela permet de comprendre le soutien de ceux-ci à l’indépendance, là où beaucoup à Mexico ou à Guadalajara s’attendent à leur résistance du fait de leur attachement à la monarchie et à l’Espagne, d’où ils sont originaires pour la plupart.
Les ressorts d’une province loyaliste
4Les indépendances hispano-américaines furent en large part la conséquence accidentelle d’une crise de la monarchie espagnole elle-même causée par les campagnes napoléoniennes en Europe. En 1808, Napoléon lance l’occupation par ses troupes de l’Espagne et force le roi et son fils à abdiquer, pour ensuite placer son frère Joseph sur le trône. Commence alors une longue résistance des Espagnols des deux hémisphères à ce bouleversement dans leur ordre sociopolitique. L’abdication des rois en Espagne est en effet à l’origine d’un effondrement de la légitimité du vice-roi de Nouvelle-Espagne à Mexico. Le 15 septembre 1808, le vice-roi, représentant du roi à Mexico, est déposé, accusé par une partie des autorités royales à Mexico d’avoir favorisé les autonomistes désireux d’organiser une junte de gouvernement pour pallier la vacance du pouvoir à Madrid. Dans le contexte de ces désordres à la tête de la vice-royauté, un large mouvement populaire rural se développe en 1810 dans la province de Guanajuato pour gagner une large partie de la vice-royauté, porteur d’un message de résistance aux Français mais qui met en avant des thèmes sociaux, religieux et ruraux chers au peuple. Le curé de la ville de Dolores, Miguel Hidalgo, prend la tête de ce mouvement jusqu’à ce qu’il soit vaincu par les armées3. Il se poursuit néanmoins dans certaines provinces après son exécution, sous le commandement d’un de ses élèves prêtre à Valladolid, José María Morelos. La Haute-Californie, comme beaucoup d’autres provinces, est le théâtre de manifestations de soutien au roi Ferdinand VII, et à l’image des autres régions du Nord, ne participe pas à ce soulèvement4. Mais contrairement à d’autres provinces, cette attitude se prolonge jusqu’en 1821.
Défendre la monarchie en défendant la Californie
5À la réception des nouvelles d’Espagne, la population et les autorités des provinces américaines choisirent dans leur grande majorité de soutenir la Junte Suprême de gouvernement centrale, émanation des juntes locales, dans leur résistance contre un souverain vu comme illégitime et dans leur fidélité au roi Ferdinand VII5. Face à des émissaires envoyés par le nouveau roi Joseph Bonaparte pour convaincre les Américains de le reconnaître, le conflit est souvent posé comme une nouvelle menace des rivaux européens, ici la France, contre les possessions espagnoles aux Amériques. C’est particulièrement vrai dans les provinces récemment conquises ou particulièrement exposées, comme c’est le cas de la Haute-Californie, une réaction qui s’inscrit dans une histoire plus longue. En 1784, par exemple, les autorités californiennes avaient déjà été averties que des puissances étrangères planifiaient d’envoyer des émissaires secrets en Nouvelle-Espagne6. Les Français, d’alliés accueillis avec hospitalité lors de la visite du navigateur La Pérouse en 1786, étaient devenus des ennemis en 1793. Les Anglais sont alors des alliés et les Californiens sont sommés de bien les recevoir comme l’explorateur Vancouver en 1792, mais plus en 1797. Guerres européennes et rivalités impériales sont intimement mêlées, mais la mobilisation est inégale en fonction des risques qui menacent la province. Dans ce cadre, les Anglais sont, même alliés, considérés comme plus menaçants que les Français. La Californie étant encore en cours de « pacification », comme dans les guerres pour l’Amérique du Nord tout au long du xviiie siècle entre Français, Espagnols et Britanniques, on craint souvent que les ennemis ne s’allient avec les nations autochtones et renversent un ordre colonial organisé autour de la loyauté au souverain7. Dans cette chronologie longue des conflits européens, et dans le contexte d’une frontière impériale, où les vigies sont toujours aux aguets des voiles et drapeaux se présentant au large, les événements de la décennie 1810 présentent une certaine continuité.
6Dès 1808, le gouverneur de Haute-Californie, comme des autres provinces, reçoit du vice-roi Iturrigaray l’ordre de « ne reconnaître aucune autorité qui n’émane de Ferdinand VII, et [de considérer comme] nuls tous les actes et les ordres qui ne procèdent pas de ses représentants8 ». La prestation de serment du nouveau gouverneur de Haute-Californie, José Joaquín de Arrillaga, en 1809 est alors chargée de sens, lorsqu’il prononce les mots d’usage et jure « d’obéir à notre Roi et Seigneur naturel Don Ferdinand VII, et de défendre tous les droits de sa dynastie et ce royaume des Indes qui lui appartient ». Vu les circonstances, il jure également d’obéir « à la Junte Suprême de Gouvernement, comme dépositaire des droits de notre Auguste Souverain ». Par sa prestation de serment, le nouveau gouverneur associe étroitement et devant témoins la défense de l’Espagne, de la dynastie et des possessions espagnoles en Amérique, par son poste en Californie9.
7Dès la nouvelle de l’invasion, le vice-roi a donné l’ordre de saisir tout navire de ce drapeau qui jetterait l’ancre dans les ports californiens. Et en 1809, exhortés à « donner pour la guerre qu’entreprend la péninsule en faveur de Ferdinand VII contre l’imposteur Napoléon », « la compagnie présidiale, les invalides, les miliciens et les résidents du pueblo de San José et de la villa de Branciforte » contribuent de 528 pesos10. Les missionnaires de San Miguel décident de « donner 100 pesos pour les deux cents messes que nous célébrons11 ». On le voit à ces deux exemples, si la contribution est financière, elle est aussi symbolique et spirituelle. Elle permet aux sujets du roi, même à distance, de contribuer à la défense de la monarchie, et aux parties de ce grand tout de matérialiser cette appartenance commune, comme lorsque le vice-roi, pour faire une nouvelle demande de contribution en 1810, l’accompagne « d’un document par lequel [il] constater[a] ce qui a été fait à Veracruz pour aider les défenseurs de la liberté et de l’indépendance », afin de les « encourager à [se] procurer de tels dons de la part des habitants de la Californie dans le même but », espérant sans doute que l’émulation serait à l’origine d’une collecte plus importante12. Cette mobilisation en vue de financer la guerre à distance a surtout lieu en 1809-1811, juste après l’invasion et les abdications. Des contributions financières à destination de Madrid ou de Mexico ne sont plus attestées après, peut-être le résultat de la désorganisation de l’administration autant que des conflits ultérieurs entre les missionnaires et le gouverneur (voir infra), dans une province qui de toute façon n’a guère les moyens de financer la guerre, dépendante qu’elle est des fournitures royales13.
8D’une certaine manière, leur contribution forcée est par la suite la suspension des approvisionnements que la vice-royauté envoyait chaque année jusque-là. Le délai particulièrement long dans la réception des nouvelles illustre en effet une conséquence des guerres révolutionnaires : chaque année depuis la fondation, la Californie recevait espèces et matériel de la part de la vice-royauté, par un bateau qui s’approvisionne à San Blas. Or à partir de 1811, le bateau ne se présente plus qu’exceptionnellement. Cela est dû soit à sa capture (1811), soit aux désordres provoqués par l’insurrection au Mexique14, soit à l’insécurité des mers (1812), soit à l’indisponibilité de ressources à envoyer ; parfois enfin, les bateaux sont retardés tellement longtemps pour ces mêmes raisons que les vivres s’avèrent inutilisables à leur arrivée à cause de la longueur de leur séjour en mer (1816). En l’absence de ces approvisionnements, il s’agit pour le gouverneur de trouver sinon de quoi payer, du moins de quoi nourrir et vêtir les soldats. Certaines années, des bateaux de compagnies privées, souvent anglaises ou étatsuniennes, arrivent de Lima, de Panama ou encore des établissements russes et fournissent des ressources supplémentaires, malgré les interdictions légales.
9Les expéditions punitives ou préventives contre les nations autochtones autonomes, courantes en temps normal, se poursuivent pendant ces périodes de conflits européens et permettent aussi de renforcer la communauté politique entre la Californie coloniale et la monarchie. Par exemple, l’alferez (sous-lieutenant) Gabriel Moraga, qui a réussi à capturer un « capitaine de révoltés » amérindiens qui cherchaient à attaquer la riche mission San Gabriel en 1811 est promu lieutenant de cavalerie « au nom du roi Fernando VII » suite à sa « glorieuse action ». Des milices sont également organisées d’abord pour défendre la monarchie, mais elles sont aussi utilisées contre les autochtones : celle de Los Angeles s’illustre dans la défense contre une attaque amérindienne et les miliciens en sont remerciés par le vice-roi15. Des expéditions sont également organisées dans le Nord, avec des soldats de San Francisco et des volontaires autochtones chrétiens.
10Les débuts de la crise impériale en Haute-Californie s’inscrivent ainsi dans une histoire plus longue de rivalités européennes dans la région. C’est aussi l’occasion pour les Haut-Californien·ne·s d’affirmer leur fidélité au monarque et leur lien particulier avec la monarchie.
Les Hauts-Californiens, vassaux fidèles
11On l’a vu, Joseph Bonaparte essaie de rallier les Américains à leur cause. Cette menace contre le souverain légitime ne présente pas seulement un danger d’invasion et de conquête des possessions américaines, mais aussi de subversion de l’ordre : en août 1810, le vice-roi avertit ainsi que des émissaires « arrivent des États-Unis en portant des papiers séditieux pour soulever les Amériques en faveur du roi intrus José Bonaparte » ; ils doivent être « arrêtés s’ils se présentent dans la juridiction », les « documents insultants à la fidélité bien réputée des habitants des Amériques » doivent être brûlés16. La surveillance de la troupe est accrue, ainsi que celle des personnes suspectes17. Cela devient d’autant plus crucial à ce moment où en Nouvelle-Espagne comme en Amérique du Sud se déclarent des soulèvements indépendantistes. Lorsqu’en 1810 le prêtre Hidalgo prend la tête d’un grand mouvement populaire insurrectionnel, la priorité des autorités à Mexico comme à Monterey est le maintien de l’ordre et du calme : la proclamation du vice-roi du 23 septembre 1810, lue à sa réception un an plus tard en Haute-Californie, conseille à tous les habitants « la conservation de la paix, l’obéissance et la confiance en les autorités, l’union, l’amour et la fraternité entre tous18 ». Il s’agit bien de conjurer la contagion des mouvements révolutionnaires en confortant l’identification des Hauts-Californiens à des vassaux fidèles dans des circonstances où la monarchie est bien en peine de défendre son empire de ses ennemis.
12Pour renforcer la mobilisation, missionnaires et autorités militaires cherchent aussi à conforter la loyauté californienne en invoquant l’honneur des présents et en insistant sur le lien particulier entre les monarques espagnols et le projet colonial californien, comme on le voit lors des cérémonies au décès de Charles IV (et de sa femme) en 1814,
« qui à leurs frais nous ont conduit à ces conquêtes spirituelles. L’affection particulière de notre ordre pour les Rois Catholiques, l’amour et la gratitude de vassaux légitimes depuis tant d’années et le fait qu’ils sont les parents de notre auguste Roi Ferdinand exigent de nous que nous leur rendions nos hommages les plus fervents19 ».
13Ce discours fonctionne et perdure chez les soldats jusqu’aux années 1820, comme nous aurons l’occasion de le décrire, car il valorise leur engagement et lui donne un sens20. On n’y entend guère de bruit contre les « gachupines » (les Espagnols) qui gardent tous les postes pour eux ou contre « tout l’argent qui part en Espagne21 » comme plus au sud. La mission coloniale de « pacification » et l’union contre les envahisseurs étrangers, insurgés ou contre les autochtones prime dans les années 1810, notamment grâce à cette rhétorique d’une mission et d’un lien particulier avec les monarques.
14Certaines personnes ont davantage accès que d’autres aux informations : particulièrement à Monterey, la capitale et le lieu de résidence du gouverneur, et parmi les sous-officiers qui ont un peu plus de connaissances de la situation générale, et qui par ailleurs sont davantage amenés à sociabiliser avec les courriers. Il est alors crucial d’encadrer la réception des nouvelles qu’on ne peut dissimuler, en les présentant sous une interprétation qui permette d’entretenir loyauté et sentiment d’appartenance. Quand par exemple le commandant Estudillo réunit ses officiers et ses sergents en 1818 au fort de San Diego, pour les avertir de l’attaque probable d’un chef insurgé, il admet les troubles impériaux, qu’il présente comme une entreprise destinée à « nuire aux intérêts du roi » : selon la dimension personnelle de l’imaginaire politique de la monarchie espagnole, l’insurrection est présentée comme une atteinte à « l’honneur et à la dignité du souverain ». Le commandant insiste particulièrement sur le « devoir d’obéissance ». Les insurgés sont uniquement présentés comme des « envahisseurs » (comme les troupes napoléoniennes françaises) venus « troubler la tranquillité publique22 ». Il ne consent à partager ces nouvelles que sous le coup de la nécessité, parce qu’il faut se préparer à la première (et unique) attaque qui vise spécifiquement la Haute-Californie.
La Haute-Californie loyaliste cible des insurgés patriotes
15Dans le cadre de leur résistance à la reconquête espagnole, les patriotes de Buenos Aires décident en effet de lancer une grande campagne navale contre les intérêts espagnols dans le Pacifique, sur les côtes américaines comme au large. Ils engagent pour cela des marins, mi-officiers de la marine, mi-corsaires, parmi lesquels Hippolyte Bouchard, un marin français qui a participé aux campagnes napoléoniennes, y compris à Saint-Domingue23. Il s’engage en faveur de la « révolution de mai » (1810) à Buenos Aires, à tel point qu’il est nommé en 1811 deuxième commandant de la flotte du jeune État des provinces unies du Rio de la Plata. C’est en 1815 qu’il commence sa carrière de corsaire. En octobre, la première mission de l’escadre dont il fait partie est d’établir un blocus contre Callao (port de Lima au Pérou), province restée loyaliste. Il la remplit avec succès, aussi Bouchard est-il à son retour chargé d’une autre mission, avec une marge d’autonomie importante : il se fixe pour objectif de capturer un galion de Manille, sans doute après avoir appris la prise en 1817 par un autre corsaire d’un des galions et de son riche butin.
16En janvier 1818, après avoir été attaqué par des pirates malais, Bouchard a la déception de ne trouver aucun galion aux Philippines à cause de l’insurrection en Nouvelle-Espagne. Il décide de rentrer par le Pacifique (il est parti par l’est), espérant de la sorte se rendre utile aux généraux San Martín et Bolivar qui mènent les campagnes continentales vers la côte, puisque son premier objectif n’a pu être atteint. Aux îles Sandwich, il entend parler de Monterey par les habitués du commerce dans la région et décide d’assaillir cette province loyaliste24.
17De l’annonce du risque de la venue de l’expédition corsaire à partir de 1816, jusqu’à la destruction de Monterey par Bouchard le 21 novembre 1818 et les craintes qu’une telle attaque ne se reproduise jusqu’en 1821, la province est sur le pied de guerre. La perspective d’une attaque sur leur sol mobilise particulièrement les Californiens et renforce le sentiment d’une communauté de sort entre eux et la monarchie. Le souvenir s’en perpétue longtemps, faisant l’objet de récits au cours des veillées25. Les missionnaires et le gouverneur prennent aussi soin de leur montrer que ce combat va au-delà d’une défense locale et participe de la défense de la religion, du souverain et de la patrie. Le gouverneur espère que les soldats « feront respecter à ces moins que rien les troupes du souverain » et le père Payeras s’exclame avant le combat : « Vive Dieu, vive la religion, vive le Roi, vive la Patrie ! Vaincre ou mourir dans la défense de ces biens si précieux ! », tandis que le frère Señan insiste sur le fait que l’équipage est composé « d’hérétiques, de schismatiques, d’excommuniés, de gentils et de quelques Maures26 ». Si Bouchard avait pu nourrir l’espoir que les Californiens se rallient à la cause insurgée, c’est en grande partie un échec, car les Californiennes et les Californiens qui livrent leurs souvenirs de l’attaque insistent au contraire sur son caractère de pirate, hors du droit27. Les soldats ou officiers qui semblent ne pas mettre assez d’ardeur au combat sont dénoncés comme traîtres28. Après avoir détruit Monterey, « Bouchard était convaincu qu’il était inutile de rester plus de temps à Monterey où les habitants n’avaient pas de sympathie pour les principes qu’il professait et n’approuvaient pas les moyens qu’il employait pour les faire prévaloir29. »
18Dans cette première phase des guerres révolutionnaires en Amérique espagnole, les Hauts-Californiens semblent donc quasi unanimes dans leur loyalisme au souverain Ferdinand VII, contre les envahisseurs français et contre les insurgés américains. Cette disposition est renforcée par le fait que la province est toujours en cours de colonisation, constamment sur le pied de guerre contre les autochtones et les rivaux européens et que les autorités, missionnaires et militaires, s’attachent à entretenir chez les troupes et les colons le sentiment d’être investis d’une mission directement par le roi. Néanmoins, dès cette période et en particulier dans la deuxième moitié des années 1810 des conflits précédents liés aux ambiguïtés et contradictions du projet colonial en Haute-Californie interfèrent avec cette même unanimité.
Des conflits hérités des ambiguïtés de la colonisation
19La mobilisation loyaliste ne saurait en effet masquer un certain nombre de débats et de conflits qui agitent la province dans la diversité de ses habitants presque depuis la fondation des premiers établissements espagnols dans les années 1770-1780. Ces tensions prennent un relief nouveau pendant les guerres d’indépendance, ce qui en retour permet de rendre compte des évolutions menant au ralliement à l’indépendance en 1822. Pour comprendre les enjeux derrière ces tensions, il nous faut un peu remonter dans le temps et revenir aux choix fait par les autorités espagnoles au moment de lancer la conquête de la Haute-Californie.
Missions et conquête de la Californie
20Comme nous l’avons vu en prologue, la conquête espagnole en Nouvelle-Californie s’appuyait à la fois sur un déploiement militaire et le recours à des missions d’évangélisation. Il s’agissait de dispositifs dont le but était de convertir les Amérindiens au catholicisme et d’en faire des sujets du roi d’Espagne. La christianisation des Amérindiens et leur mise au travail agricole les transformaient, du point de vue de la monarchie, en vassaux du roi. Les missionnaires prennent au sérieux leur mission évangélisatrice, pour eux première. Pour la Couronne en revanche la fondation de la Californie a une fonction d’emblée défensive et c’est cette préoccupation qui reste première pour l’administration royale et vice-royale30. De ce point de vue, les missions ne sont qu’un des instruments de la colonisation. En effet, elles permettent de transformer les « Indiens » en sujets du roi sans en passer par une colonisation coûteuse et difficile à mettre en place, notamment par l’envoi de troupes nombreuses ou de colons. Or, bien que les militaires disposent de la force armée, ils dépendent des missionnaires pour leur approvisionnement, puisque les missions sont les principales unités de production de Californie. Dès les années 1770, le président des missions Serra et le gouverneur de Neve s’opposent sur l’autonomie ou la subordination des missions au gouvernement, Serra refusant par exemple de transmettre les informations sur les missions qui permettraient au gouverneur de se mêler de leur gestion.
21À partir de 1779, le gouverneur des Californies Felipe de Neve souhaite commencer à envisager la sécularisation des missions, c’est-à-dire leur transformation en paroisses. Les missions sont en effet des institutions temporaires vouées à disparaître une fois leur entreprise achevée, normalement au bout d’une dizaine d’années, les missionnaires devant aller ailleurs poursuivre leur entreprise de conversion. Pour les missionnaires cependant, la sécularisation est alors prématurée, les néophytes en voie de conversion n’étant pas prêts, selon eux, à une vie hors de leur supervision. Un compromis est trouvé avec l’élection d’alcaldes autochtones sous le contrôle des missionnaires. De Neve propose dans ce contexte un plan de développement de la Californie au commandant des provinces intérieures Teodoro de Croix en 1779, approuvé par Gálvez, alors ministre des Indes à Madrid, en 1781 qui prévoit, entre autres, la fondation de communautés villageoises.
22Un premier pueblo, San José de Guadalupe, avait été fondé en 1777 à l’initiative du gouverneur, non loin de Monterey. Ce sont des soldats avec une petite expérience agricole et des migrants venus avec l’explorateur de Anza qui forment le village. Le gouverneur leur accorde un terrain pour construire une maison, un lopin à cultiver, deux bœufs, deux chevaux, deux vaches, deux brebis, deux chèvres, une mule, des outils, des semences, des rations militaires et un salaire mensuel. Une telle subvention est destinée à faciliter leur installation et le début de leur production, l’enjeu étant de contribuer à nourrir les garnisons des forts de la région pour qu’elles dépendent moins des missions. En 1782, le village fournit toutes les rations des forts de San Francisco et Monterey. La fondation de Los Angeles en 1781 correspond au même projet et au désir de développer la région de Santa Barbara où la population indigène, les Chumashs, est très nombreuse. Ces deux villages, ainsi qu’un troisième fondé tout près de la mission de Santa Cruz, sont dirigés par des officiers municipaux (élus puis confirmés par le gouverneur), des alcaldes et des regidores, chargés de la justice locale et de l’organisation de la vie collective : utilisation des communs, irrigation, répartition des terres, etc. Un officier de la compagnie la plus proche, le comisionado est assigné au pueblo pour superviser son fonctionnement.
23Cette première évolution dans la politique de colonisation de la Californie par la Couronne provoque des conflits avec les missionnaires. De leur point de vue, l’arrivée des colons (ou l’installation de soldats qui auraient fini leur service) empiète sur les droits des Amérindiens, puisque les colons s’installent sur des terres qui leur appartiennent. La fondation du village de Branciforte en 1797, à proximité de la mission de Santa Cruz, donne lieu à de vigoureuses protestations car le site choisi se situe en effet sur un pâturage utilisé par le bétail de la mission. Armé de statistiques sur les terres et le nombre de néophytes, le gouverneur rétorque que la mission dispose de suffisamment de terres, un exemple qui valide la stratégie des missionnaires de ne pas partager ces informations31.
24Le succès économique des missions, dont certaines produisent des surplus importants dès le début du xixe siècle, vient compliquer l’équation : elles deviennent dans les faits non seulement des dispositifs de contrôle et de conversion des autochtones mais aussi les lieux de production de richesses et donc d’exploitation économique de la Californie. Les missions peuvent commercialiser leurs surplus soit en fournissant des denrées aux forts militaires de la province, soit en acheminant ces surplus via le port de San Blas sur la côte Pacifique plus au sud, à bord de navires contrôlés par l’administration vice-royale. Les missionnaires, en échange de ces chargements, se procurent des biens sur ces mêmes navires officiels ; ils envoient à leur collège une liste des fournitures nécessaires, pour s’assurer que les navires apportent ce dont ils ont besoin pour développer les missions. Bien que le monopole de Séville puis de Cadix ait pris fin en 1778, le commerce de l’empire espagnol est toujours gouverné au début du xixe siècle par le principe mercantiliste de l’exclusif : seuls les navires espagnols doivent fréquenter les ports de l’empire pour y commercer. Les colonies doivent servir de marché à leur métropole et de fournisseur de métaux précieux et de matières premières, lesquels ne doivent pas circuler entre ports coloniaux et moins encore, en dehors de l’empire. À partir de 1786, une certaine forme de commerce privé peut avoir lieu, mais il passe toujours par les navires officiels. Le commerce des missions est donc limité en théorie par le faible volume disponible sur ces navires32. Les côtes de l’Amérique espagnole sont néanmoins le cadre d’un commerce interlope avant même la libéralisation des indépendances, et ce d’autant plus sur les côtes plus isolées où le contrôle est moins serré et le besoin de marchandises plus important. L’entrée en guerre de l’Espagne contre l’Angleterre qui tient les mers, depuis les années 1790, implique en effet que les communications entre la métropole et les colonies soient régulièrement coupées. Aussi, dès cette époque les missionnaires participent-ils à cette contrebande notamment avec les marchands venus de la Nouvelle-Angleterre. Dans ce contexte, les missionnaires commercialisent des surplus croissants et manipulent des sommes de plus en plus importantes dont ils se servent pour améliorer leur mission et leur pouvoir de conversion, par exemple par l’achat de vêtements ou d’ornements pour les églises33.
25Si les missionnaires font appel à l’armée pour se protéger des attaques ou des vols des populations autochtones environnantes ou pour récupérer des néophytes fugitifs, les forts sont également dépendants de la force de travail, des productions alimentaires, de l’artisanat et des fournitures diverses produites par les néophytes dans les missions, et ce malgré le développement des trois communautés villageoises dont la production ne suffit pas à nourrir les compagnies des quatre presidios. La commercialisation des biens des missions aux navires étrangers plutôt qu’aux forts locaux, et à des prix plus élevés devient donc un autre sujet de conflit, cette abondance des missions et des missionnaires étant regardée avec jalousie par les soldats démunis, et qui contraste selon eux avec leur vœu de pauvreté. Si les officiers et le gouverneur aimeraient pouvoir davantage profiter des produits des missions pour nourrir et vêtir leurs soldats, séculariser les missions c’est certes vouloir s’emparer ou redistribuer cette production de richesses mais aussi risquer de mettre en péril tout un système économique fondé sur la production des missions et déjà intégré au commerce international, auquel participent non seulement les missionnaires et les commerçants, mais aussi un certain nombre d’officiers, comme José de la Guerra y Noriega, qui est aussi le responsable financier des missions, leur « sindico ». Né en Espagne et issu d’une famille noble, il est arrivé en Haute-Californie en 1801 pour y prendre un poste dans l’armée où il monte rapidement en grade grâce à ses origines et à ses facultés commerciales (avant de venir en Californie, il a travaillé pour son oncle négociant, en tenant ses livres de compte). De la Guerra non seulement gère l’approvisionnement des missions en tant que sindico mais il se fait aussi leur intermédiaire commercial (ainsi que celui d’autres petits producteurs locaux34).
26Cet enjeu de la commercialisation et de la participation à la contrebande devient encore plus crucial lorsque la crise de la monarchie espagnole entraîne une interruption des approvisionnements depuis le port de San Blas en 1809-1810. Comme l’ont montré des études à l’échelle d’autres régions, l’interaction entre ces conflits et ces tensions préexistantes et la crise de la monarchie dans ses différentes dimensions informe en bonne partie la manière dont se déroule le processus d’indépendance et ce qu’il change.
La révolution de Cadix et les missions de Californie
27Ce qui se produit dans la monarchie espagnole dans les années 1810 n’est en effet pas seulement une guerre défensive contre l’invasion française. Celle-ci a déclenché une révolution politique, au nom du souverain déposé Ferdinand VII, qui se traduit par l’organisation de juntes locales puis d’une junte centrale et, en 1810, par l’élection d’une assemblée qui se réunit à Cadix. Malgré une plus faible représentation et les difficultés liées au voyage transatlantique, des députés issus des territoires d’outre-mer y participent35. La constitution qui y est débattue et adoptée en 1812, dite de Cadix, est considérée l’une des plus libérales de son temps. Cette constitution organise une monarchie constitutionnelle catholique, et affirme que la souveraineté réside dans la Nation. Les pouvoirs y sont séparés, le suffrage, universel masculin, et elle établit notamment la liberté de la presse. De plus, les députés des Cortes continuent de siéger après l’adoption de la Constitution et la complètent par une législation de facture libérale, en adoptant par exemple la sécularisation complète des missions américaines dix ans après leur fondation le 13 septembre 1813. Dans un premier temps, néanmoins, le danger est écarté pour les missions : cette loi n’a visiblement pas le temps de parvenir en Californie avant le retour du Ferdinand VII en 1814, qui annule toute la législation des Cortes, y compris la Constitution, qui n’a pas non plus été appliquée en Californie36, contrairement au reste de la vice-royauté où elle a des conséquences importantes sur les pratiques et les imaginaires37. Néanmoins cette période d’ébullition politique et législative remet à l’ordre du jour un certain nombre de projets de réformes, hérités de réflexions déjà présentes au sein de la monarchie, sur la place de l’Église, des ordres religieux et des missions d’évangélisation dans la colonisation. En mai 1814, Francisco de Paula Tamariz, un navigateur espagnol, remet un mémoire au vice-roi au sujet de la Californie, à l’origine de la formation d’une commission pour le développement de la Californie en 1817. Quelques décennies après la fondation des premiers établissements, des cercles proches de la Couronne estiment que le temps de la Californie subventionnée et contrôlée par les missionnaires est passé et doit faire place à une Californie rentable et contrôlable par l’administration vice-royale. Cette évolution est perçue comme naturelle, les missions ayant été depuis le départ considérées comme des institutions temporaires38. Ainsi le rapport comme la commission proposent d’emblée la sécularisation des missions. Au contraire, les missionnaires franciscains, en Californie ou à Mexico et l’évêque de Sonora (dont dépend la Californie) dénoncent le rapport de Tamariz comme une calomnie et clament l’impossibilité pratique de la sécularisation dans les circonstances du moment39. Aucune mesure n’est adoptée, mais les missionnaires deviennent méfiants. Ces projets, ajoutés à une amélioration de la situation de l’empire après le retour de Ferdinand VII et la défaite de Napoléon et enfin l’arrivée d’un nouveau gouverneur, apparemment favorable aux réformes en 1815 contribuent à raviver la combativité et à remettre en cause la coopération des missionnaires en Haute-Californie. Dans la deuxième moitié des années 1810, ils sont conscients de la fragilité de leur situation du fait de ces projets de réforme et cherchent par conséquent à montrer leur pouvoir : sans eux, la Californie coloniale ne saurait survivre. En 1817, arguant explicitement de l’amélioration de la situation, le préfet des missions Narciso Durán force le gouverneur à négocier les fournitures des missions et à revoir ses exigences à la baisse, alors que les missionnaires avaient particulièrement soutenu les compagnies pendant la période de crise de 1809-181140.
28Le fait que le retour de Ferdinand VII, malgré l’annulation de la législation des Cortes libérales, n’éloigne pas de l’horizon les projets de sécularisation, s’il ne remet pas fondamentalement en cause le loyalisme des missionnaires envers le souverain, entretient une prise de distance par rapport au pouvoir politique et la recherche d’une forme d’autonomie des missions. En retour, ce poids des missions dans l’économie politique californienne contribue à faire d’elles la cible et l’enjeu d’une évolution politique possible dans le contexte des réformes et révolutions.
Missions franciscaines et politisation californienne pendant la guerre d’indépendance
29Si dans l’ensemble les Californiens ne prennent pas part aux insurrections des années 1810, les éléments de discours qui leur parlent le plus sont ceux qui concernent la place des missions et des ordres religieux dans la colonisation de la Californie. Lorsqu’un émissaire de l’insurrection mexicaine finit par se présenter en Haute-Californie, probablement autour de 1814-1816, ce qui marque le plus ses auditeurs (au point qu’ils s’en souviennent des décennies plus tard) est une boutade au sujet des frères franciscains, qui selon lui
« étaient de très bons joueurs à “pile ou face” : quand la monnaie tombait sur le côté face, les missionnaires gagnaient, et quand elle tombait côté pile, les Indiens perdaient41 ».
30« [C]es idées nouvelles… font des prosélytes dans la jeunesse », affirme ce témoin, et « la roue révolutionnaire tourne déjà en Californie », une lecture a posteriori exagérée, mais qui montre bien que dans le cadre californien, le potentiel de la révolution s’exprime sous la forme d’une remise en cause du pouvoir temporel des missionnaires, comme c’est aussi le cas lors de l’attaque du corsaire Bouchard déjà mentionnée. À son arrivée, ordre est donné d’évacuer les missions, par précaution. Or le lendemain de l’évacuation, en retournant sur les lieux, un soldat envoyé par le missionnaire rapporte que la mission Santa Cruz a été pillée par les villageois de Branciforte, menés par leur comisionado, leur superviseur militaire. L’évacuation, y compris des biens, avait tourné en partie au pillage et au détournement des biens de la mission. Malgré l’enquête lancée par le commandant de San Francisco, le prêtre de la mission fait la grève des baptêmes et vitupère contre l’incapacité du gouverneur et des commandants militaires à faire régner l’ordre et la justice dans la province42. Tirant parti d’une opportunité due à la guerre, et légitimés par un ordre du gouverneur, les villageois comme les Amérindiens ont pu saisir les biens convoités des missionnaires perçus comme privilégiés dans un contexte de tension sur les ressources. Les missionnaires quant à eux voient confirmés leurs doutes sur le manque de soutien à l’entreprise missionnaire et leur mépris pour les villageois43.
31Néanmoins, au global, malgré les inquiétudes des missionnaires, l’attaque du corsaire Bouchard a renforcé la mobilisation des Californiens dans la défense de leur province et des droits de Ferdinand VII. Les tensions palpables à cette occasion n’ont pas d’effet de bascule sur la loyauté des villageois, des Amérindiens, des soldats. C’est en fait la révolution libérale en Espagne de 1820, et la réaction qu’elle suscite dans la vice-royauté de Nouvelle-Espagne – la coalition des insurgés des années 1810 et des anciens loyalistes créoles – qui permettent de comprendre le ralliement des missionnaires et des militaires à l’indépendance du Mexique, proclamée en septembre 1821 à Mexico et en avril 1822 à Monterey.
La rupture de 1820 et le ralliement des Californiens à l’indépendance du Mexique
32Au Mexique et en Haute-Californie, la séquence 1820-1821 est centrale pour comprendre comment, après une décennie d’insurrection, l’indépendance finit par être « consommée », selon les termes consacrés au Mexique, en 1821. De retour sur le trône d’Espagne en 1814 dans une Europe de monarchies restaurées, Ferdinand VII avait décrété illégales la constitution et la législation libérales de Cadix. Entre 1814 et 1820, l’opposition à ce retour en arrière existe mais de façon minoritaire et peu efficace, avec quelques tentatives échouées de pronunciamientos – des manifestes publiés par des militaires libéraux. Mais le 1er janvier 1820 à Cadix, le port espagnol d’où partent les bateaux pour l’Amérique, un général et ses partisans libéraux poussent les soldats engagés dans le but de réprimer les insurrections américaines à se rebeller et à imposer au roi Ferdinand VII la restauration de la constitution libérale de Cadix. Du fait de soulèvements qui ont lieu dans d’autres provinces, notamment en Galice, le roi doit céder. La Constitution de Cadix est rétablie. Entre autres mesures, les libéraux alors au pouvoir promeuvent le désamortissement des biens de l’Église, c’est-à-dire de vente des biens de mainmorte, ce qui conduit l’Église à soutenir les opposants du Trienio Liberal, à la tête desquels le roi lui-même44.
33Dans la vice-royauté de Nouvelle-Espagne, les années 1820-1821 opèrent un tournant crucial. Les événements qui conduisent à l’indépendance du Mexique à partir de la vice-royauté en septembre 1821 sont à la fois le fruit d’une réaction aux événements espagnols et des mouvements indépendantistes qui touchent la vice-royauté depuis 1810. Royaliste loyal à l’Espagne, le général Iturbide a combattu contre les insurgés dès 1810. Il est même à la tête de l’armée royale dans le Nord jusqu’en 1820. À partir de la révolution libérale en Espagne à cette date, il opère un virage tactique avec les représentants des conservateurs jusque-là loyalistes. Il s’agit dans un premier temps de vaincre les insurgés indépendantistes libéraux pour promouvoir ensuite une indépendance conservatrice monarchiste où le trône serait proposé à un membre de la famille royale espagnole45.
34Suite à l’échec de cette première stratégie à cause de défaites militaires à l’automne 1820, Iturbide se rapproche en janvier 1821 des généraux à la tête de l’insurrection libérale avec lesquels il s’accorde sur le plan dit d’Iguala, compromis entre les deux ailes auparavant opposées. Proclamé le 24 février 1821, il s’articule autour de trois « garanties » : la religion catholique, l’union de tous les habitants – c’est-à-dire notamment la fin de la distinction entre Indiens et Espagnols – et l’indépendance. Les vingt-quatre articles du plan donnent des gages aux différents acteurs de cette nouvelle force indépendantiste réunie (libéraux, monarchistes, Église, armée, autonomistes, etc.). L’espoir d’Iturbide est que le vice-roi accepte le plan puisqu’il propose au roi Ferdinand VII une échappatoire à la situation épineuse rencontrée en Espagne en lui offrant le trône. Mais le vice-roi et les partisans royalistes y voient une trahison et s’y opposent. Les succès militaires permettent aux chefs de l’insurrection d’obtenir la reconnaissance de l’indépendance de la part du nouveau vice-roi O’Donoju, envoyé par les Cortes espagnoles, à Cordoba (au Mexique) où est signé le traité sanctionnant l’indépendance le 24 août 1821 (traité qui n’est pas reconnu par l’Espagne). Reste à finir la campagne militaire pour soumettre l’intégralité du territoire : le 27 septembre 1821 Iturbide entre avec son armée victorieuse dans la capitale de la vice-royauté, Mexico.
35La révolution libérale en Espagne comme la campagne d’Iturbide ressuscitent les tensions en Californie comme à Mexico. Les réactions des uns et des autres fonctionnent comme révélateur d’un complexe jeu entre loyauté à la Couronne, stratégie politique et sentiment d’un destin commun avec l’Espagne. Missionnaires et militaires se distinguent par l’appartenance de ces derniers à l’appareil impérial, mais aussi, à part pour deux exceptions, par leur naissance en Amérique, alors que les missionnaires sont espagnols. Tandis que les missionnaires ont tout à craindre des réformes espagnoles (qui notamment prévoient de supprimer les ordres religieux), les militaires sont plus partagés sur ces mesures, dont seule une minorité a d’ailleurs connaissance. Jamais en Californie on n’en vient au conflit civil, tant est cruciale la défense du territoire contre les Amérindiens et les puissances étrangères. Vue depuis des régions plus centrales, la Haute-Californie peut sembler un havre de paix46. Les Californiens, s’ils sont épargnés par les troubles politiques et militaires, ne sont pas pour autant à l’écart de ce qui se passe dans l’empire.
Pour les missionnaires, un choix contre les réformes libérales
36L’assentiment final des missionnaires à l’indépendance du Mexique est en écho au parcours intellectuel des élites conservatrices mexicaines tel qu’illustrée par la campagne d’Iturbide47. Leur résignation tient en partie du fatalisme, mais aussi d’une réaction aux événements en Espagne et en Nouvelle-Espagne à partir de 1820. Leur correspondance les informe en effet des réformes en Espagne suite au Trienio Liberal, ce qui a pour effet de leur faire envisager une séparation nécessaire à la survie de l’ordre, tandis que la réaction des conservateurs de Nouvelle-Espagne leur donne l’espoir d’une refondation religieuse dans un cadre où ils pourraient même conserver leur loyauté dynastique au souverain. En février 1821, les frères du collège de San Fernando avertissent d’urgence les missionnaires californiens des événements espagnols, sur un ton qui fait bien comprendre la gravité de la situation :
« Veuille le ciel que cette lettre [ne tarde pas à arriver] pour que vous ayez ces informations le plus tôt possible afin de vous faire une idée juste de comment sont les choses et que vous puissiez anticiper les résultats des décisions des Cortes. […] Nous sommes en train d’assister à des choses qui dépassent tout et il s’en produira d’autres […], parce que ces visionnaires sans vision ont l’imagination exaltée et qu’ils veulent tout réformer. Ils ont décrété l’extinction des ordres monacaux militaires, hospitaliers, cléricaux réguliers, à l’exception […] des missionnaires d’outre-mer, en attendant qu’on règle le sort des missions48. »
37Ces nouvelles sont en effet inquiétantes pour les missionnaires californiens : le rétablissement de la Constitution de Cadix et de la législation des Cortes, qui avait prévu la sécularisation des missions, leur semble de mauvais augure. Pire, la révolution espagnole donne le pouvoir à des réformateurs libéraux, dont certains qui voulaient en finir avec les ordres religieux. Ces perspectives risquent d’encourager le gouverneur et l’administration vice-royale à reprendre en main la question des missions. « Les projets de réformes », s’inquiète le préfet des missions, « étaient restés à l’état d’appareil, de conversations », « mais maintenant que la Constitution est proclamée […] le gouverneur m’a dit plusieurs fois que son serment l’oblige à exposer au gouvernement ce qui se passait au sujet des missions49 ».
38La conjonction entre le rétablissement de la Constitution et les sollicitations du gouverneur marquent une étape supplémentaire pour des missionnaires qui expriment une lassitude grandissante voire un écœurement face à une administration bureaucratique qui fait des projets de réformes sans se référer aux réalités et aux acteurs du terrain, une rhétorique qui n’est pas nouvelle ni réservée à la Californie50. L’engagement d’Iturbide et ses partisans de proposer à Ferdinand VII la couronne semble déterminant pour convaincre les missionnaires de le rallier51. C’est pour eux une garantie contre le libéralisme réformateur et l’assurance du maintien d’un lien privilégié entre les souverains catholiques et la Californie. A posteriori, cela leur permet aussi de justifier leur consentement à l’indépendance et leur opposition à la république (voir infra) et cristallise leur positionnement politique en faveur d’une monarchie conservatrice et protectrice de la religion et en particulier des ordres et des missions de propagation de la foi. Parier sur Iturbide reste en somme le moins mauvais choix dans un contexte défavorable, même s’ils gardent des doutes sur ses promesses52. Pendant ce temps-là, au contraire, le gouverneur de Haute-Californie reste quant à lui très engagé dans la défense de la monarchie, en particulier si elle s’engage dans des réformes.
Une indépendance définitive ?
39À partir de 1815, le gouverneur de Haute-Californie est le colonel Pablo Vicente de Solá, un Espagnol originaire du pays Basque, qui entretient d’ailleurs pendant tout le conflit une correspondance avec sa famille en Espagne et son neveu lieutenant-colonel à Mexico. Avant son poste à Monterey, il commande à Valladolid et la défend contre les insurgés menés par Morelos, le successeur d’Hidalgo, en 1811. Pendant toute l’insurrection, il soutient la cause espagnole mais aussi les idées libérales53. En 1821, il regarde avec attention les réformes entreprises en Espagne avec le rétablissement de la Constitution de Cadix, une « grande œuvre », dont il affirme qu’elle est « en faveur de la religion et de nos concitoyens », pour contrer l’analyse inverse des missionnaires54. Au contraire, il a beaucoup de raisons de s’opposer à la campagne d’Iturbide, dont on vient de voir certains caractères conservateurs : né en Espagne, membre de l’administration impériale et libéral convaincu, le mouvement en faveur de l’indépendance qui s’inscrit en partie dans un rejet des réformes libérales espagnoles est peu susceptible de le séduire. Et contrairement à certains de ses collègues, il ne semble pas inquiet de l’abolition des privilèges accordés aux militaires (les fueros) par les Cortes55. À mesure que les mois passent il devient de plus en plus préoccupé, d’autant qu’il apprend que l’insurrection d’Iturbide va de victoire en victoire et se rapproche, jusqu’à toucher la côte qui fait face à la Basse-Californie, à Mazatlán, Rosario et San Blas56. En avril 1820, il donne l’ordre aux commandants d’organiser des compagnies de défense constituées de civils, appelées les « compagnies de royalistes fidèles57 ». Contre Iturbide, il compose aussi des vers qu’il fait apprendre à l’école de Monterey, où les jeunes fils des soldats du presidio les récitent (et s’en souviennent encore des décennies plus tard) :
À bas Iturbide
Et sa bande
À bas ses partisans
La Californie
Bien que sans défense
Toujours courageuse
Résistera à ses mensonges
De son bras fort58.
40Tout ceci explique son comportement à la réception des nouvelles de l’indépendance en janvier 1822 : il temporise, en espérant qu’il ne s’agit que d’une déclaration et que l’Espagne, « immortelle, incomparable » reprendra le dessus et « se fera respecter… contre toute nation qui tenterait de l’insulter ». Les documents reçus sont des « erreurs » comme « chaque jour ils vont [en] imprimer par milliers », « l’indépendance est un rêve » de ceux qui ont fait imprimer ces documents, aussi doit-on les « considérer avec mépris ». Iturbide et ses partisans ont en effet un usage intensif de l’imprimerie pour essayer de convertir l’opinion publique, qui devient progressivement une réalité avec le rétablissement de la législation de Cadix et la liberté d’impression59.
41Si Solá ne veut pas agir trop tôt, il n’est pas prêt à mettre tous ses efforts pour lutter contre un fait accompli, ce dont il se rend compte progressivement, notamment via le gouverneur de Basse-Californie : « cela vous consolera d’apprendre que presque toute l’Amérique a succombé à l’Empire des Trois Garanties ». Le caractère irréversible de l’indépendance n’échappe alors plus aux autres officiers, qui pressent Solá d’agir60.
L’émergence d’une conscience créole-californienne ?
42En 1822, le gouverneur Solá tente d’abord de mettre à l’écart les commandants créoles (ceux qui ne sont pas nés en Espagne). Mais il est difficile de dissimuler une telle information : le porteur des nouvelles fait le récit de l’indépendance aux officiers présents qui vu ce qu’ils entendent demandent immédiatement à voir le gouverneur « afin d’exiger de lui qu’il leur permette de lire les courriers qu’il venait de recevoir ». Le moment où ils apprennent ce qui s’est passé, et non seulement que l’indépendance a été déclarée mais aussi qu’une régence s’est installée avec un gouvernement et a formulé des ordres, est un point de bascule. Deux logiques s’opposent : d’un côté, le gouverneur leur renvoie leur « insubordination » ; de l’autre, les officiers en question invoquent l’obéissance aux ordres de la régence. Selon ces ordres, les provinces doivent envoyer au Congrès des représentants. Pour eux, il est important d’obéir, non seulement parce que c’est leur devoir, mais aussi par patriotisme (envers leur province), « qui exige que le département des Californies […] soit aussi représenté61 ». L’indépendance n’est pas un événement comme les autres puisqu’elle remet en cause l’autorité du gouverneur, nommé par l’administration royale et met en valeur ceux qui sont nés en Amérique au détriment de ceux qui sont nés en Espagne, surtout ceux qui se sont opposés à cette même indépendance. Dans une adresse aux officiers de sa compagnie le 11 mars, le commandant de San Francisco Luis Antonio Argüello prend à partie le gouverneur (absent) devant ses subalternes pour lui demander formellement de reconnaître l’indépendance, afin d’obéir et de ne pas compromettre le territoire par son silence62. Il s’agit clairement d’un défi d’un commandant à son supérieur hiérarchique, mais à un moment où sa position est fragilisée si on considère l’indépendance comme effective et si le nouveau gouvernement a les moyens de s’imposer en Californie. Ce document atteste d’un nouveau rapport de force dont les officiers locaux semblent vouloir tirer parti. Si le rôle principal revient à Luis Antonio Argüello, un natif, fils d’un ancien gouverneur par intérim et qui bénéficie d’un grade de capitaine et commande le fort de San Francisco, il inspire et guide les autres officiers et sous-officiers natifs de Haute-Californie ou du Nord en cette occasion.
43Ce conflit autour des décisions à prendre à l’occasion de l’indépendance s’inscrit dans des tensions préexistantes. Les officiers intermédiaires, typiquement les sergents, voient leur avancement limité par le système impérial, à cause de leurs origines modestes et de leur manque d’éducation. Ces officiers sont pour la plupart originaires du Nord du Mexique et ont commencé leur carrière dans les rangs, puis été caporal, à la tête de la garde d’une mission avant d’atteindre le grade de sergent. S’illustrer dans les combats, en particulier contre les Amérindiens peut permettre cette relative ascension. Parmi les figures emblématiques de ces officiers intermédiaires, on peut citer les frères Carrillo, Ignacio Vallejo, Luis Peralta, les frères José María et Dolores Pico. Ces officiers, bien que souvent parmi les premiers arrivés sur le territoire, ne parviennent jamais ou presque au-delà du grade de sergent. Par ailleurs, au-dessus du grade de caporal il est nécessaire de savoir lire et écrire63. Peralta est plusieurs fois recommandé pour être nommé sous-lieutenant, mais ne l’obtient jamais. José María Pico obtient ce grade à la veille de sa mort en 1819. Certains d’entre eux obtiennent une petite concession de terre, voire une responsabilité particulière : charge de l’élevage destiné à l’entretien des soldats de la garnison (Dolores Pico) ; comisionado (représentant du commandant) au village (Peralta). Les trois frères Carrillo, respectivement sergents et cadet dans la compagnie de Santa Barbara, sont les beaux-frères du commandant de Santa Barbara, José de la Guerra y Noriega : leur ascension et leur accès à l’information dépend beaucoup de ce lien-là64. Leur trajectoire n’est pas si lointaine de celle des officiers intermédiaires de l’armée mexicaine, dans les régions plus centrales, qui se rallient à Iturbide et au plan d’Iguala début 1821, dans l’espoir d’obtenir par ce biais une meilleure reconnaissance et des perspectives65. Ces sergents, qui se voient toujours comme « soldats du roi », sont les parents des jeunes gens qui tireront parti de l’indépendance et de la république fédérale et réclameront plus d’autonomie locale à la génération suivante, tout en invoquant le nom de leurs pères modestes comme artisans essentiels des débuts de la Californie, qui n’auraient pas été reconnus à leur juste valeur66.
Proclamer l’indépendance mexicaine en Nouvelle-Californie
44Tout ceci nous ramène en avril 1822. Suite aux injonctions des officiers, et finalement convaincu qu’un gouvernement provisoire indépendant règne à Mexico, le gouverneur Solá convoque les commandants et les représentants des missionnaires à statuer sur la reconnaissance de l’indépendance. Le langage adopté est parlant : la junte décide
« d’exécuter les ordres adressés par le nouveau gouvernement suprême, et de reconnaître dès lors que cette province ne dépendrait que du gouvernement de l’Empire mexicain, et serait indépendante de la domination espagnole ou de quelque autre puissance étrangère ».
45La proclamation de l’indépendance en avril 1822 dans tous les établissements de Californie est l’occasion d’une cérémonie mise en scène par les autorités pour suivre les rituels politiques habituels. À Monterey, le conseil d’officiers et de missionnaires et le certificat de la proclamation de l’indépendance forment les premières pages des « archives législatives » californiennes. Elles décrivent brièvement la prestation de serment, d’abord par le gouverneur, puis par les membres du conseil. Suivent les officiers, la troupe de la garnison, enfin les membres civils du voisinage. Un « acte si solennel » est accompagné d’une « majestueuse cérémonie d’Église », de « vivats continus », « de salves répétées de fusils et de canon, de musique, d’illuminations, et autant qu’il a paru convenable pour la complète célébration d’un jour si faste67 ». Si les conséquences de cet événement se feront sentir plutôt sur le long terme, couper les liens avec l’Espagne par la reconnaissance de l’indépendance a d’emblée des effets. En effet, les missionnaires ne manquent pas de réaffirmer les leviers de leur pouvoir spirituel : le président des missions Sarria, durant son homélie du dimanche 19 mai 1822 affirme que « les troupes qui ont juré l’indépendance ne jouissent plus du privilège de consommer de la viande les jours saints car cela avait été concédé au Roi Catholique ». Ce point de doctrine théologique souligne le problème de la transmission de sacralité entre la couronne d’Espagne et l’empire mexicain. C’est aussi une manière de la part du missionnaire de confirmer la continuité de son pouvoir, notamment spirituel, malgré le nouveau contexte politique68.
46Pour preuve que certains prennent au sérieux les engagements qu’ils ont pu prendre par le passé, certains font en sorte de ne pas avoir à rompre leur serment envers le roi. Plusieurs sources indiquent que le serment à l’indépendance à Santa Barbara a lieu en l’absence du commandant espagnol, José de la Guerra y Noriega, et que les autres officiers n’y ont pas participé non plus. Le fait que cela soit resté relativement discret dans les sources tend à nous montrer que dans un premier temps, et pour certains, l’essentiel est l’obéissance, et non pas forcément l’enthousiasme. Ce n’est que plus tard que les agents du gouvernement mexicain demandent des gages de loyauté et cherchent à exclure ceux qui ne semblent pas assez fidèles au projet de l’indépendance, notamment sous la pression des tentatives de reconquête espagnole du Mexique69.
47À Monterey, les jeunes gens sont apparemment prêts à « être turbulents » pour l’occasion. Il faut, pour « conserver la tranquillité » qu’un autochtone christianisé, José le chanteur, ainsi nommé car il est chargé des chants à l’église ou dans les bals, prenne la parole « du haut des escaliers de la chapelle du fort » et dise « à la jeunesse enthousiaste » que « l’obéissance aux supérieurs était une garantie pour la tranquillité publique », tandis que les « jeunes inexpérimentés se laissent abuser par les apparences ». L’injonction à l’obéissance et la proclamation rituelle sont une manière de maintenir l’ordre social par la continuité des formes du politique malgré la rupture avec l’Espagne et surtout avec le souverain. Au contraire de José le chanteur, un village amérindien près de San Diego intègre le changement politique : le missionnaire Boscana rapporte que ces villageois font une grande fête au cours de laquelle leur chef est brûlé vif, suite à quoi ils en choisissent un nouveau. Aux missionnaires qui leur reprochent leurs actes, les Amérindiens répliquent « vous avez tué votre roi, car il n’était pas bon ; eh bien nous, notre capitaine n’était pas bon, nous l’avons brûlé70 ». Il est complexe de démêler les fils entre ce que Boscana a compris, ce dont il s’agit pour eux et ce qu’ils disent au missionnaire. Mais on voit bien le potentiel révolutionnaire de la possibilité d’une rupture de l’ordre politique et social impliquée par l’indépendance, malgré les aspects conservatoires qu’elle a pu représenter pour les missionnaires comme pour les partisans d’Iturbide.
48L’exécution des ordres implique non seulement la proclamation de l’indépendance mais aussi l’élection d’un député aux Cortes du nouvel empire. Le gouverneur Solá organise en avril ces premières élections à l’échelle de la province, où doivent voter tous les habitants, y compris les Amérindiens néophytes, suivant les dispositions de la Constitution de Cadix (toujours en vigueur malgré l’indépendance) : un suffrage large mais indirect, comme nous le décrirons davantage dans un chapitre suivant, désigne un collège électoral rassemblant des représentants de chacun des districts de la province. Y sont associés les officiers militaires, dans un système hybride entre anciens et nouveaux usages, pour désigner le dernier gouverneur espagnol Solá député au Congrès constituant mexicain, un paradoxe qui échappe aux Californiens mais que ne manqueront pas de relever ses collègues.
⁂
49Au moment des troubles dans la monarchie espagnole à partir de 1808, la Nouvelle-Californie en est une lointaine province qui n’y a été que récemment intégrée. Les Amérindiens, dont la population, du moins côtière, était en déclin, étaient malgré tout majoritaires, qu’ils fussent groupés au sein des missions franciscaines, ou organisés en sociétés autonomes. Cette fondation récente, un quotidien militarisé ainsi que le rôle attribué à la frontière nord en général de protéger le cœur de la Nouvelle-Espagne sont autant d’éléments qui façonnent les réactions des Nouveaux-Californiens aux enjeux soulevés par la longue période de la crise de la monarchie et des indépendances. Contrairement à l’image d’une Californie isolée et écartée des débats et des combats qui bouleversent la monarchie espagnole, le ralliement formel de la Californie et des Californiens à l’indépendance mexicaine en mars-avril 1822 est le résultat d’un processus qui articule conflits anciens et enjeux nouveaux. Les réformes libérales constituent un puissant repoussoir pour les missionnaires, qui mettent la protection contre ces réformes avant leur attachement à l’Espagne. Le lien avec le roi peut être maintenu grâce à la perspective que le trône soit proposé à Ferdinand VII. Une rivalité entre Américains de la frontière et Espagnols existe de manière assez discrète en Californie, ne se révélant qu’à certaines occasions, comme lors d’un conflit entre le jeune de la Guerra et le plus ancien Francisco María Ruiz pour le commandement de San Diego en 1807, ou encore la prise de position de Luis Antonio Argüello pour accélérer la proclamation de l’indépendance en 1822, contre le gouverneur qui temporise. Cette prise de position est néanmoins un acte fondateur de l’affirmation d’une petite élite locale qui plus tard revendique le nom de « Californios », dont le noyau est constitué des fils des officiers de la frontière, subalternes et en mal d’avancement. Mais dans l’immédiat, pour les cadres militaires et religieux, l’essentiel reste de « maintenir la tranquillité ». La domination de l’armée et des missions facilite le passage à l’indépendance, du fait de la décision des officiers et des missionnaires de s’en tenir au registre de l’obéissance.
Notes de bas de page
1 Legislative Records (ci-après LR), t. 1, p. 1-3.
2 Anna Timothy E., « Inventing Mexico: Provincehood and Nationhood After Independence », Bulletin of Latin American Research, vol. 15, no 1, 1996, p. 717 ; sur l’importance d’un cadre continental et atlantique – ibérique – et non national pour étudier les indépendances : Guerra François-Xavier, Modernidad e independencias, op. cit. ; Annino Antonio, Castro Leiva Luis et Guerra François-Xavier (dir.), De los imperios a las naciones, op. cit. ; Pour des études régionales : Rascón Alonso Domínguez, « Autonomía, insurgencia y oligarquía: las provincias internas y la formación de los estados septentrionales », Historia Mexicana, vol. 66, 3(263), 2017, p. 1023-1075 ; Olveda Jaime, « Guadalajara en 1808: Fernandismo, unión, religión y fidelidad », Signos históricos, vol. 10, no 20, décembre 2008, p. 1944.
3 La révolte d’Hidalgo est considérée comme le point de départ de la guerre d’indépendance mexicaine ; depuis la déclaration d’indépendance en 1821, c’est la date du « cri de Dolores » le 16 septembre 1810 qui est la fête officielle de l’indépendance.
4 Il y a une tentative d’organiser l’extension de la révolte d’Hidalgo en Sonora et Sinaloa en décembre 1810. Piñera David, « La independencia en el Noroeste de Mexico. Estudio historiografico », Estudios de Historia moderna y contemporanea de Mexico, vol. 5, 1976, p. 37-52.
5 Cette « Junte Suprême » est réunie en Espagne, à Aranjuez, entre 1808 et 1810 pour défendre les droits du souverain légitime contre l’occupation française.
6 Provincial State Papers (PSP), t. 19, p. 282 ; HHB1, p. 427.
7 HHB1, p. 542-543 ; PSP, t. 15, p. 40-45 ; PR, t. 4, p. 88.
8 PSP, t. 19, p. 243.
9 PSP, t. 19, p. 263.
10 PSP, t. 47, p. 159 ; PSP, Presidios [C-A 21], p. 14.
11 California missions letters (CML), [C-C 201], vol. 3, San Miguel Arcangel. Juan Martin à José Viñals, 4 mars 1809.
12 PSP, t. 19, p. 293.
13 Marichal Carlos, « Las guerras imperiales y los préstamos novohispanos, 1781-1804 », Historia Mexicana, 1990, vol. 39, no 4, p. 891-907 ; HHB1, p. 427 ; PR, t. 3, p. 132 ; ASB, t. 1, p. 259.
14 À son débarquement à San Blas pour aller occuper son poste d’habilitado, José de la Guerra est fait prisonnier par des insurgés indépendantistes.
15 PSP, t. 19, p. 306, 313 et 326.
16 PSP, t. 19, p. 202, 282, 298 et 305.
17 Vallejo, t. 2, chap. 9, p. 112.
18 PSP, t. 19, p. 290.
19 AASF, no 545, 13 décembre 1819. Charles IV et sa femme Maria Luisa étaient décédés en janvier, à Rome.
20 Osio Antonio María, The History of Alta California. A Memoir of Mexican California, Madison, University of Wisconsin Press, 1996, p. 105.
21 PSP, t. 19, p. 316.
22 Alvarado, t. 1, chap. 8, p. 137.
23 Uhrowczik Peter, The Burning of Monterey. The 1818 Attack on California by the Privateer Bouchard, Los Gatos, Cyril Books, 2001, p. 46.
24 DHC DLG, t. 2, p. 40 ; Vallejo, t. 2, chap. 12, p. 210.
25 PSP, t. 20, p. 251 ; PSP Ben Mil, t. 49, p. 214 et 222 ; Témoignages d’Angustias de la Guerra Ord, Juana Machado, Alvarado et Vallejo.
26 PSP Ben Mil, t. 49, p. 214 ; HHB2, 489n16 ; San Buenaventura, Libros de misión, t. 2 [C-C 35], p. 20.
27 Vallejo, t. 2, p. 166.
28 PSP Ben Mil, t. 49, p. 208, 211 et 259. Témoignages de Jacinto Rodriguez, José de Jesús Pico.
29 Vallejo, t. 2, chap. 12, p. 199.
30 Weber David J., The Spanish Frontier in North America, op. cit.
31 PR, t. 6, p. 70.
32 Costello Julia G., « Purchasing Patterns of the California Missions ca. 1805 », art. cité ; Archibald Robert, The Economic Aspects of the California Missions, Washington, Academy of American Franciscan History, 1978.
33 Duggan Marie Christine, Market and Church on the Mexican Frontier. Alta California, 1769-1832, thèse de doctorat en économie, sous la dir. de Lance Taylor, New School for Social Research, 2000.
34 Pubols Louise, The Father of All, op. cit., p. 41.
35 Rieu-Millán Marie Laure, Los diputados americanos en las Cortes de Cádiz. Igualdad o independencia, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1990 ; Chust Calero Manuel, América en las Cortes de Cádiz, Madrid, Fundación Mapfre, 2010.
36 PSP, t. 19, p. 325 et 338, 15 mars 1813. Il n’y a pas de traces directes d’une proclamation de la Constitution en Californie dans ces années-là, mais des courriers du vice-roi parviennent au gouverneur, au sujet des changements de termes dans les courriers officiels. On ne constate pas de changements institutionnels dans la province, et notamment pas de créations d’ayuntamientos constitucionales ni de conseil territorial (diputación).
37 Garriga Carlos et Lorente Sariñena Marta, Cádiz, 1812, op. cit. ; Pérez Garzón Juan Sisinio, Las Cortes de Cádiz. El nacimiento de la nación liberal, 1808-1814, Madrid, Síntesis, 2008 ; Lorente Sariñena Marta, La nación y las Españas, op. cit. Pour une synthèse, voir Rubio Llorente Francisco, Álvarez Junco José et Moreno Luzón Javier (dir.), La Constitución de Cádiz. Historiografía y conmemoración : homenaje a Francisco Tomás y Valiente, Madrid, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 2006. Pour les effets de la constitution de Cadix dans l’empire, voir Annino Antonio, Castro Leiva Luis et Guerra François-Xavier (dir.), De los imperios a las naciones, op. cit. ; Annino Antonio, Historia de las elecciones en Iberoamérica, siglo XIX, op. cit. ; Guerra François-Xavier, Las revoluciones hispánicas. Independencias americanas y liberalismo español, Madrid, Editorial Complutense, 1995.
38 Weber David J., The Spanish Frontier in North America, op. cit.
39 Reynolds Keld J., « Principal Actions of the California Junta De Fomento 1825-1827 », California Historical Society Quarterly, vol. 24, no 4, décembre 1945, p. 290-291.
40 AASF, no 814, p. 775.
41 Alvarado, t. 1, chap. 8, p. 122.
42 PSP Ben Mil, t. 50, p. 276-300.
43 DHC de la Guerra, t. 6, p. 92.
44 Rujula Pedro et Chust Manuel, El Trienio Liberal. Revolución e independencia (1820-1823), Madrid, Los Libros de la Catarata, 2020 ; Rujula Pedro et Frasquet Ivana (dir.), El Trienio Liberal (1820-1823). Una mirada política, Grenade, Comares, 2020.
45 Del Arenal Fenochio Jaime, « Iturbide, Apodaca y la constitucion de Cadiz : la critica del constitucionalismo gaditano », Las guerras de independencia en la America Española, Mexico, El Colegio de Michoacán/Universidad Michoacana de San Nicolas de Hidalgo/INAH, 2002, p. 535-546.
46 DHC DLG, t. 4, p. 223.
47 Torres Puga Gabriel, Los últimos años de la Inquisición en la Nueva España, Mexico, Porrúa, 2004.
48 Santa Barbara Index [C-C 17] discretorio del Colegio de San Fernando au président des missions, 7 février 1821.
49 Correspondancia, Santa Barbara [C-C 9], Payeras au Colegio de San Fernando, 18 juin 1821.
50 JNE, t. 44½, p. 95, Suñer, 1826 ; Kessell John L., « Friars versus Bureaucrats: The Mission as a Threatened Institution on the Arizona-Sonora Frontier, 1767-1842 », The Western Historical Quarterly, vol. 5, no 2, 1974, p. 151-162.
51 AASF, no 1624, p. 865, Sarria à Argüello, 14 avril 1825.
52 DHC DLG, t. 6 [C-B 65], p. 6, Peyri à de la Guerra, San Luis Rey, 15 mars 1822 ; Santa Barbara index [C-C 18], p. 398, Fr. Juan Cortes au père Payeras, 5 mars 1821.
53 Bancroft Hubert H., History of California, vol. 2 : 1801-1824, San Francisco, The History Co., 1886, p. 208 (ci-après HHB2) ; Vallejo, t. 1, p. 140 et Alvarado, t. 1, p. 42.
54 DHC DLG, t. 3, p. 66.
55 Andrews Catherine, Entre la espada y la constitución. El general Anastasio Bustamante, 1780-1853, Tamaulipas, Universidad Autónoma de Tamaulipas, 2008 ; Pérez Moisés Guzmán, « El Movimiento Trigarante y el fin de la guerra en Nueva España (1821) », Anuario Colombiano de Historia Social y de la Cultura, vol. 41, no 2, 2014, p. 131-161.
56 DHC DLG, t. 4, no 8, p. 211.
57 DSP, t. 20, p. 274.
58 DHC Vallejo, t. 36, p. 604.
59 Guzmán Pérez Moisés, « Hacedores de opinión: impresores y editores de la independencia de México, 1808-1821 », Anuario de historia regional y de las fronteras, vol. 12, 2007, p. 31-60.
60 DHC DLG, t. 4, no 14, José D. Argüello à de la Guerra, 5 janvier 1822 ; PI, t. 23, exp. 12, p. 116-121 ; SP Sac., vol. 18, p. 2, Solá à Payeras, 22 février 1822.
61 Vallejo, t. 2, chap. 16, p. 280-281.
62 DSP Presidios, t. 11, p. 30, 11 mars 1822.
63 Campbell Leon G., The First Californios. Presidial Society in Spanish California, 1769-1822, Los Angeles, L.L. Morrison and C.S. Morrison, 1972.
64 Pubols Louise, « Hijos del pais: Learning to be Californios », The Father of All. The De La Guerra Family, Power, and Patriarchy in Mexican California, Berkeley, University of California Press and Huntington Library, 2009, p. 155-164.
65 Guzmán Pérez Moisés, « Milicia y poder : las bases del aspirantismo criollo », in Salvador Broseta, Las ciudades y la guerra (1750-1898), Castellon de la Plana, Universidad Jaume I, 2002, p. 471-488.
66 Pico, p. 6 et Alvarado, t. 1, p. 172 ; Vallejo, t. 1, p. 237 et 257.
67 LR, t. 1, p. 1-3, 9 avril 1822.
68 SP Sac., t. 18, p. 11-12.
69 Angustias de la Guerra Ord, p. 15 ; DSP Ben Mil, t. 64, p. 318.
70 Reichlen Henry et Reichlen Paule, « Le manuscrit Boscana de la Bibliothèque Nationale de Paris [Relation sur les indiens Acâgchemen de la mission de San Juan Capistrano, Californie.] », Journal de la Société des Américanistes, vol. 60, no 1, 1971, p. 233-273.
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