Introduction
p. 19-28
Texte intégral
1Californie espagnole, 1820. Un navire approche des côtes. À son bord, Don Diego de la Vega, un jeune homme de bonne famille qui revient dans sa terre natale, rappelé d’Espagne où il est parti étudier par une lettre de son père inquiet de l’évolution de la situation. Ne sachant pas à quoi s’attendre, le jeune homme décide, avec son fidèle serviteur, qui est muet, de recourir à un stratagème : il se fera jeune homme oisif le jour pour mieux être le combatif et rusé Zorro, masqué et tout de noir vêtu la nuit. Quant à son serviteur, il sera non seulement muet, mais aussi sourd : on parlera ainsi devant lui sans se méfier. Mais que craint le père de Diego ? La guerre qui fait rage en Nouvelle-Espagne, à laquelle est rattachée la Californie espagnole et qui aboutira en 1821 à l’indépendance du Mexique ? Il n’en est point question. Seulement, « la Californie a bien changé »… « tout n’est que règlements », voilà ce qui se dit à la taverne ou dans les haciendas. Surtout, le gouverneur est autoritaire – tyrannique ! – et tourmente les pauvres gens, les Amérindiens et il va même, sous les yeux de Diego ébahi, jusqu’à arrêter un notable, ami de la famille.
2Cette scène, dont certain·e·s se souviendront, n’est pas tirée de nos sources, mais du premier épisode de la série Zorro, tournée dans les studios de Walt Disney à Hollywood en 1957. Il s’agit d’une fiction, passée par plusieurs filtres temporels et culturels (Zorro est né aux États-Unis en 1919 sous la forme d’un feuilleton, et a été adapté d’abord au cinéma puis à la télévision de multiples fois depuis). Cependant, fait écho à la question à l’origine de ce livre : comment les habitants de la province la plus récemment entrée dans l’empire espagnol vivent-ils les changements politiques des débuts de la période contemporaine, soit pour eux, la guerre d’indépendance du Mexique (1810-1821) et les débuts de la construction nationale, d’un bref empire à une république fédérale (1821-1848) ? Avant d’en exposer les enjeux historiques et historiographiques, revenons encore quelques instants à Zorro, et à ce qu’il manifeste de l’empreinte mexicaine sur la Californie, sur le moment et dans la plus longue durée. Que les Étatsuniens, de Johnston McCulley, le créateur de Zorro, à Walt Disney, mettent de côté le Mexique et son indépendance, on peut en commencer l’explication, même si en réalité les raisons pourraient faire l’objet d’un livre à part entière. D’abord, certes, la période ne fut pas très longue (1822-1848) ; ensuite, leur « pays de la liberté » ayant acquis la Californie par la guerre sur leur république sœur mexicaine, il est plus élégant de ne pas trop s’y attarder ; enfin, c’est bien l’Espagne et son imaginaire européen et aristocratique qui sont choisis comme décor et support de ces aventures destinées à plaire au public et à le divertir. Ce choix n’est pas sans manifester un air du temps politiquement chargé : louange d’un ordre patriarcal, bien ordonné, où chacun reste à sa place, par contraste avec les conflits sociaux du xxe siècle (révolution mexicaine voisine ou grèves massives dans les usines) ou encore résolution des injustices par un individu héroïque plutôt que par une mobilisation collective et la réforme d’un système, en pleine guerre froide. Dans Zorro, donc, la Californie ne semble jamais avoir été mexicaine, ou encore, l’événement fondateur de l’indépendance ne semble pas pertinent pour comprendre la période. Ni la série télévisée, ni le feuilleton ne seront certes des sources pour l’histoire que nous écrivons ici. Cependant, cet effacement de la période mexicaine peut nous inviter aussi à ne pas tenir pour évidents et immédiats les effets des grands événements politiques, ici l’indépendance du Mexique, mais à pister ce que les acteurs de l’histoire en ressentent et en font à plus ou moins long terme.
3Annexée par les États-Unis en 1848 à la conclusion de la guerre entre le Mexique et les États-Unis, la Haute-Californie se trouve dans un angle mort de l’histoire nationale de l’un comme de l’autre pays avant cette date. Prendre au sérieux la période mexicaine, certes brève, de la Haute-Californie, met en évidence à la fois le caractère construit, a posteriori, des histoires nationales téléologiques et l’incertitude des temps malgré les affirmations nationalistes de ceux qui ont fini par l’emporter et dont il est tentant de surestimer la parole. L’idée, formulée en 1845, d’une « destinée manifeste » des États-Unis à occuper tout le continent était à l’époque, un argument pour promouvoir l’annexion du Nord mexicain, mais est aussi devenu et pour longtemps le mode narratif – reformulé par l’historien Frederick Jackson Turner sous le terme de « frontière » ou encore de « conquête de l’Ouest » – pour rendre compte de la trajectoire historique du continent Nord américain. Dans ce livre, nous avons pour ambition de participer à un effort collectif des historiens et ethnohistoriens pour proposer un autre récit. Ce qu’on a pu appeler « nouvelle histoire de l’ouest » vise en effet à mettre en valeur le caractère ethnocentrique, idéologique et souvent faux d’une narration où par exemple on vante l’individualisme et la débrouillardise des pionniers étatsuniens sans mentionner le rôle central de l’État et de l’armée ou encore du capitalisme ou de l’esclavage dans cette fameuse conquête1. Loin de n’être que des espaces vides et vierges, la Californie et le Sud-Ouest annexés par les États-Unis étaient des territoires où une autre république fédérale était en train de se construire. L’historiographie des Borderlands s’est fait une spécialité de ces régions d’interaction entre sociétés autochtones et divers projets coloniaux, où les possibles semblent rester ouverts pendant un temps du fait de l’équilibre relatif des forces en présence et où les interactions, y compris violentes, sont plus importantes et issues d’acteurs plus variés que les ruptures d’une frontière à sens unique2. Cet ouvrage, à la suite donc de ces auteurs, s’inscrit dans une historiographie qui montre que le Sud-Ouest mexicain fut un espace d’expérimentation politique et de changement, à rebours d’un récit qui en fait la toile de fond quasi intemporelle d’une arrivée tardive et salutaire de l’entreprise étatsunienne. L’histoire de la Haute-Californie mexicaine n’est pas une préhistoire de la Californie actuelle, mais celle d’une région prise dans des projets foisonnants et superposés, rivaux et inégaux, inscrite dans les circulations globales, atlantiques et pacifiques, qui se développent à cette époque, impliquant humains, animaux, plantes, minéraux, marchandises, maladies, savoirs, capitaux3.
4Ce livre cherche donc à déjouer cette téléologie de la nation, en regardant dans les pratiques, par le bas, ce qui change avec les indépendances, en participant, en somme, à une histoire sociale du politique sur le terrain haut-californien. À ce titre, la politique, la succession de dirigeants et d’événements qui ont marqué la Californie mexicaine, nous ont moins intéressée que comprendre comment le politique, au sens de manière de se représenter et de pratiquer l’organisation collective et le pouvoir, évolue dans la période de redéfinition de ces enjeux à l’âge des révolutions. Ce travail s’intègre dans un effort déjà bien avancé chez les historien·ne·s, dont on peut identifier deux grands pôles. D’abord, les travaux sur le processus de politisation, un concept utilisé par Maurice Agulhon pour comprendre « la politique au village » et « la descente de la politique vers les masses » en France, puis par d’autres et pour d’autres pays : il s’agit d’expliquer comment le nouveau répertoire de la vie politique légale et légitime – les élections locales puis nationales, la souveraineté du peuple qui se constitue comme nation, les partis, la décision majoritaire, etc. – prend à l’échelle locale, alors qu’il tranche avec les pratiques et imaginaires qui précédaient4. Le deuxième pôle s’inscrit dans les mêmes questionnements mais adopte une perspective moins centrée sur l’Europe et la révolution française pour inclure, dans un large « âge des révolutions » atlantiques5, les indépendances américaines6 et le destin national autonome, plus ou moins fragmenté, des pays qui en résultent. Dans cette historiographie, les auteurs articulent et associent le plan des idées et celui des événements politiques et militaires dans leurs interactions. Concernant l’Amérique ibérique et notamment le Mexique, bien qu’il y ait eu des tensions et des réformes à la fin du xviiie siècle, c’est l’invasion de la péninsule par les armées de Napoléon et l’abdication forcée des monarques qui provoque la crise de la monarchie dont un résultat fut la série d’indépendances sud-américaines7. Il est donc vain de construire une généalogie du Mexique comme nation préexistant à ces événements, et n’attendant que de naître en tant que telle. Comme l’ont montré Antonio Annino, Nettie Lee Benson et d’autres, les propositions politiques qui marquent la résistance à l’occupation française entre 1808 et 1814, en Espagne comme en Amérique ont une portée considérable, même si variable, dans toute la monarchie et sont marquées par un télescopage entre des imaginaires parfois très anciens et des idées nouvelles, issues des Lumières et des révolutions8. Le peuple, par exemple, qui devient le sujet de la souveraineté, peut être à la fois celui du vieil idéal pactiste suivant lequel le peuple est un ensemble de collectifs naturels (donc donnés, indisponibles à la volonté humaine), hiérarchisés et dotés chacun de droits propres et celui qui, selon les idées libérales nouvelles, est l’ensemble des individus égaux ayant choisi de s’associer. Les historiens du droit ont également contribué à cette relativisation de la rupture des indépendances, en soulignant la continuité d’une conception très juridictionnelle du gouvernement dans laquelle non seulement la notion d’égalité de chaque individu devant la loi ne fait guère sens, puisqu’au contraire les droits de chacun dépendent de ses appartenances à des collectifs mais aussi l’idée d’État de droit avec une hiérarchie des normes n’est pas opératoire avant longtemps9. Les commémorations du bicentenaire de l’indépendance ont ainsi été l’occasion d’un bilan et d’un renouveau de ces études politiques10, avec une attention croissante accordée à la diversité des trajectoires selon les provinces et futurs États, en tant que communautés à partir desquelles s’est construite progressivement la fédération sans nécessairement préjuger du résultat. Un certain nombre d’enquêtes ont ainsi été menées pour étudier la formation de la citoyenneté et la transformation du rapport au politique dans différents États de la fédération mexicaine dans la première moitié du xixe siècle11. Concernant la Haute-Californie, l’angle mort que constitue la période mexicaine a pu freiner de telles enquêtes permettant de faire l’histoire du Mexique depuis cette province éloignée. Le présent ouvrage cherche à participer à combler cette lacune, en s’appuyant non seulement sur les historiographies précédemment évoquées mais aussi sur celle qui porte plus précisément sur la Californie.
5Pour cette période, on dispose tout d’abord d’une histoire érudite, institutionnelle et événementielle qui s’avère un outil de travail très utile : elle est notamment le fruit d’une opération de collecte et de transcription orchestrée par le libraire et historien Hubert Howe Bancroft dans les années 1870. On trouve aussi dans cette catégorie des Franciscains désireux de conserver et défendre la mémoire du travail des missionnaires de leur ordre dans la région. Dans ces deux cas, la période espagnole est plutôt valorisée aux dépens de la période mexicaine, présentée comme une période de désordres et de déclin : la disparition des institutions coloniales canoniques comme le presidio (fort) et la mission y est perçue comme la fin d’une époque, sans que rien de satisfaisant ne les remplace jusqu’à, du moins du point de vue étatsunien, l’annexion12. Parfois, la période mexicaine est présentée dans la continuité de la période espagnole, comme la fin d’une longue période coloniale, ou comme l’introduction ou le décor du début de la véritable histoire de la Californie, qui commencerait en 1848 avec l’annexion et la ruée vers l’or13. L’histoire politique mouvementée de la Haute-Californie, qui fait écho à celle du Mexique de ces années-là, a été en effet généralement peu comprise jusqu’à récemment, du fait de sa complexité et de la formation, souvent peu mexicaniste, des historiens de la région, une tendance qui s’inverse du fait des évolutions démographiques en Californie et aux États-Unis. C’est ainsi en bonne part l’historiographie mexicaine-américaine (Chicano Studies) qui s’est ainsi emparée de nouveau de l’histoire mexicaine de la Californie, d’abord pour comprendre la genèse des discriminations à l’encontre des populations d’origine mexicaine dans le Sud-Ouest14. En parallèle, une historiographie critique a rappelé que les Californios, les Mexicains-Californiens, étaient eux aussi des colons et des grands propriétaires, au sein d’un système inégalitaire. Une bonne partie de cette historiographie s’inscrit dans une tentative d’explication des rapports de domination et des relations ethniques complexes dans le Sud-Ouest étatsunien, qui tient certes compte de l’histoire espagnole et mexicaine de ces territoires, mais montre peu d’intérêt pour les changements politiques et institutionnels, ceux-ci n’étant perçus que comme une forme de traduction des intérêts de classe et de race15.
6Sans nier ces rapports de domination et le jeu des intérêts, le présent ouvrage fait le pari de prendre au sérieux la question de la politisation et des pratiques politiques, au prisme de la redéfinition du politique qui s’esquisse en Californie comme dans le reste du Mexique, voire dans le reste de la monarchie espagnole à l’occasion de l’indépendance et des révolutions. Le gouvernement mexicain, dans ses différentes branches, les colons et les Amérindiens essayèrent de faire sens et d’utiliser les nouvelles catégories, ou les nouvelles interprétations d’anciennes catégories telles que celle de souveraineté, de citoyenneté, d’égalité ou tout simplement de liberté. La situation coloniale et de frontière étant des éléments essentiels dans cette redéfinition, penser en termes impériaux permet de mieux comprendre l’ambiguïté de la revendication d’égalité, de citoyenneté des Californiens au sein de la formation politique qu’était le Mexique. Le travail entrepris ici s’appuie en particulier sur deux ouvrages qui ont entamé cette réflexion : Saints and Citizens de Lisbeth Haas et The Father of All, de Louise Pubols. Lisbeth Haas cherche à comprendre ce que les Amérindiens de Haute-Californie firent de la proposition de citoyenneté qui leur fut faite par la république mexicaine, nourrissant ainsi notre réflexion sur la pluralité des modes d’appropriation active des virtualités de l’indépendance, indépendamment des modèles conçus à Mexico16. Quant à la regrettée Louise Pubols, elle a étudié la « manière dont les Mexicains de cette frontière côtière ont négocié le patriarcat d’une génération à l’autre dans le contexte d’une évolution de la période coloniale à l’annexion aux États-Unis », c’est-à-dire la réarticulation des rapports de pouvoir en fonction des changements politiques de l’époque17. Comme elle, nous pensons que la société californienne resta profondément patriarcale, et qu’il y eut un effet de génération avec les jeunes hommes arrivant à l’âge adulte au tournant des années 1820 et 1830. Ces phénomènes sont particulièrement visibles dans la famille élargie De la Guerra, depuis laquelle Louise Pubols a observé la période en Haute-Californie. La complémentarité de nos sources alimente celle de nos conclusions.
7Afin de mener à bien ce travail, nous avons en effet consulté à la fois des archives publiques locales, régionales et nationales, des archives des missions et des archives privées. Les archives provinciales et territoriales, conservées en Californie et à Mexico, comprennent les actes du gouverneur et sa correspondance avec les commandants militaires, les municipalités, les missionnaires, et avec Mexico ou Madrid18. Les correspondances entre conseils, bureaux ou agents publics servent, entre autres, à observer l’élaboration des décisions politiques, l’ingénierie territoriale à l’œuvre, mais aussi les initiatives et les appropriations locales des nouvelles idées, pratiques et institutions. Les archives des missionnaires, leur correspondance, celle du préfet ou du président des missions avec le gardien du Colegio de San Fernando, leur séminaire d’origine à Mexico, et du gardien du séminaire avec le gouvernement mettent en évidence leur propre projet en Californie et son articulation avec celui du gouvernement local, vice-royal, impérial ou national, et les demandes d’arbitrage en cas de conflit19. Les archives de la députation sont particulièrement utiles : les procès-verbaux les plus détaillés montrent comment elle devient un lieu d’apprentissage et de prise en main par les notables20. Les archives des instances de proximité, telles que les municipalités ouvrent une fenêtre sur la politisation plus locale21. Pour avoir un aperçu des conceptions politiques de ceux qui n’ont pas laissé de témoignages, les procès sont aussi une source importante. Enfin les documents privés des Californiens permettent d’étudier comment s’est élaboré ce projet territorial, du point de vue des colons ou des soldats, à la fois aux ordres d’un projet impérial, et artisans principaux de ce projet22. Si les témoignages collectés a posteriori par l’équipe de Bancroft ou les histoires de Californie rédigées par les Californiens hispanophones sont de magnifiques documents, nous les croisons autant que possible avec la correspondance ou les archives contemporaines des faits, afin de contourner l’écueil de la mémoire, de la réinterprétation à la lumière des événements ultérieurs et pour un public différent.
8Nous commençons cette histoire politique de la Californie mexicaine au cours des années 1810, au moment des guerres d’indépendance en Amérique espagnole. En 1808 Napoléon Ier envahit l’Espagne et fait abdiquer le roi et son successeur de fils, ce qui est à l’origine d’une crise dans l’ensemble de la monarchie. En 1814, suite au Congrès de Vienne, le fils Ferdinand VII est réinstallé sur son trône et cherche à revenir au statu quo en annulant notamment la Constitution de Cadix, très libérale, qui en 1812 avait cherché à répondre à la crise de l’empire. Il lance également une offensive de reconquête en Amérique du Sud où certaines provinces ont déclaré leur indépendance. Nous abordons la Californie dans ce contexte, au sein d’un empire bouleversé en maints endroits par ces questions de souveraineté, de légitimité, d’égalité et de liberté au sein de l’empire, pour voir le contraste des questions qui occupent et préoccupent des Californiens variablement informés des difficultés espagnoles. Nous aboutissons à la fin des années 1840, au moment de la conquête et de l’annexion de la Haute-Californie par les États-Unis et le bouleversement démographique de la ruée vers l’or, deux phénomènes conduisant à l’admission de la Californie comme 31e État des États-Unis en 1850, l’intégrant ainsi formellement à un autre État-nation fédéral en construction. Pour parcourir ces quatre décennies, nous adoptons une perspective chronologique qui permet de mettre en valeur étapes et évolutions du rapport des Californiens à leur place dans ces développements.
9La crise de l’empire espagnol présente des risques importants pour le projet colonial qui passe pour les cadres de la monarchie en Californie devant l’idée d’une libération de la tutelle espagnole. Une fois l’indépendance acquise en 1821 pourtant, c’est le même réalisme qui les conduit à accepter le rattachement du territoire à l’empire mexicain (chapitre i). Une fois l’indépendance acquise, on assiste à des tâtonnements au niveau local et national pour dessiner les contours de la frontière nord dans le cadre national puis rapidement républicain. Le choix du Territoire comme statut constitutionnel place l’ancienne province sous la tutelle de Mexico, mais la distance et le manque de moyens limitent cette tutelle dans les faits. Les missionnaires franciscains poursuivent en Californie leur projet de conversion des Amérindiens, en manifestant ouvertement leur défiance pour le projet national mexicain (chapitre ii). L’adoption de la Constitution de Cadix et l’indépendance introduisent des changements, la transformation des sujets du roi et des vecinos – résidents avec droit de vote local sous l’empire espagnol – en citoyens mexicains par les pratiques de vote, de délibération, mais aussi par le biais de la manifestation d’attentes, de manière plus ou moins violente, en réaction à la nouvelle situation (chapitre iii). Les débats politiques qui traversent la fédération mexicaine sont transposés dans les années 1830 en Californie en se focalisant sur la question des missions et de la forme de gouvernement la plus adaptée à ce territoire de frontière (chapitre iv). Comme pour le Texas, il est tentant de lire dans la déclaration d’indépendance de la Californie par les Californios en 1836 un signe avant-coureur d’une séparation inéluctable. Mais la revendication de souveraineté des colons californiens se fait au nom du fédéralisme et du libéralisme mexicains (chapitre v). La focalisation sur les révolutions a eu tendance à masquer l’intégration politique et migratoire de la Haute-Californie au Mexique. À partir de la moitié des années 1830, les Mexicains-Californiens restructurent le territoire de la Californie devenue constitutionnellement un « Département ». La sécularisation des missions – leur transformation en districts paroissiaux sur lesquels s’organisent des municipalités – est l’occasion d’une réorganisation sociale et spatiale. Cette transition signifie que la question de la citoyenneté des Amérindiens est posée à nouveaux frais, tandis que la structure de la propriété et le cadre de travail évolue. Cette période, classiquement appelée « ère des ranchos » voit la brève période de gouvernement des Californios par eux-mêmes. Cette tentative de normalisation d’une partie du territoire californien va de pair avec une restructuration de la frontière. Mais cette tentative de structuration territoriale ne porte pas les fruits désirés, du fait des difficultés rencontrées par le Mexique en général, et de la concurrence spatiale entre le projet de Californie mexicaine, et des projets parallèles conduits en partie sur le même territoire, par les Amérindiens et les étatsuniens (chapitre vi). Vers la fin des années 1840, les crises traversées par le Mexique et la Californie croisent la mobilisation nationaliste autour de l’idée de destinée manifeste aux États-Unis. L’irruption de la guerre en Californie met fin à l’espoir d’une annexion consensuelle et pacifique, et la révolte des Mexicains-Californiens du Sud en 1847 met au jour non seulement l’hostilité entre Mexicains-Californiens et étatsuniens mais des divisions et des radicalisations au sein des deux sociétés concernées. Malgré tout, à la fin de la guerre, les Mexicains-Californiens peuvent espérer pouvoir se reposer sur les États-Unis de la prise en charge de leur protection et du développement de la Californie désormais étatsunienne. C’était sans compter sur les conflits liés à la terre et la confrontation des systèmes juridiques. La ruée vers l’or change en effet très rapidement la composition démographique et donc les rapports sociopolitiques en Californie. La prise en charge du projet territorial change alors de mains (chapitre vii). Le contexte institutionnel, juridique et politique, les cadres de la politisation se transforment rapidement. L’appellation Californios prend une autre dimension, plus culturelle et sociale, moins porteuse d’un projet politique territorial, et plus d’une revendication de statut de pionnier au sein d’une société qui valorisait ce statut (épilogue).
Notes de bas de page
1 Parmi les titres pionniers et emblématiques : Limerick Patricia Nelson, The Legacy of Conquest. The Unbroken Past of the American West, New York, Norton, 1987 ; White Richard, “It’s Your Misfortune and None of My Own”. A History of the American West, Norman, University of Oklahoma Press, 1991.
2 Adelman Jeremy et Aron Stephen, « From Borderlands to Borders: Empires, Nation-States, and the Peoples in Between in North American History », The American Historical Review, vol. 104, 1999, p. 814-841 ; Hämäläinen Pekka et Truett Samuel, « On Borderlands », The Journal of American History, vol. 98, no 2, 2011, p. 338-361 ; Weber David J., The Spanish Frontier in North America, New Haven, Yale University Press, 1992.
3 Foucrier Annick, Le rêve californien. Migrants français sur la côte Pacifique, xviiie-xxe siècles, Paris, Belin, 1999 ; Igler David, The Great Ocean. Pacific Worlds from Captain Cook to the Gold Rush, Oxford/New York, Oxford University Press, 2013 ; Fischer John Ryan, Cattle Colonialism. An Environmental History of the Conquest of California and Hawai’i, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2015.
4 Agulhon Maurice, La République au village. Les populations du Var, de la Révolution à la Seconde République, Paris, Plon, 1970 ; Pécout Gilles, « La politisation des paysans au xixe siècle. Réflexions sur l’histoire politique des campagnes françaises », Histoire et sociétés rurales, vol. 2, no 2, 1994, p. 91-125 ; Bourquin Laurent et Hamon Philippe, La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
5 L’idée d’« âge des révolutions » a été développée d’abord avec une perspective nord-atlantique pendant la guerre froide, puis a évolué pour inclure davantage de trajectoires : Palmer Robert R., The Age of the Democratic Revolution. A Political History of Europe and America, 1760-1800, Princeton, Princeton University Press, 1959 ; Armitage David, The Age of Revolutions in Global Context, c. 1760-1840, New York, Palgrave Macmillan, 2010.
6 Dans le présent ouvrage, « américain » est utilisé au sens large du continent américain et « étatsunien » pour ce qui est relatif aux États-Unis.
7 Guerra François-Xavier, Modernidad e independencias. Ensayos sobre las revoluciones hispánicas, Madrid, Editorial MAPFRE, 1992 ; Annino Antonio, Castro Leiva Luis et Guerra François-Xavier (dir.), De los imperios a las naciones. Iberoamérica, Saragosse, IberCaja/Obra Cultural, 1994 ; Annino Antonio et Guerra François-Xavier, Inventando la nación. Iberoamérica siglo XIX, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 2003.
8 Benson Nettie Lee, The Provincial Deputation in Mexico. Harbinger of Provincial Autonomy, Independence, and Federalism, Austin, University of Texas Press, 1992 ; Annino Antonio, Historia de las elecciones en Iberoamérica, siglo XIX. De la formación del espacio político nacional, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 1995.
9 Garriga Carlos et Lorente Sariñena Marta, Cádiz, 1812. La constitución jurisdiccional, Madrid, Centro de Estudios Políticos y Constitucionales, 2007 ; Lorente Sariñena Marta, De justicia de jueces a justicia de leyes: hacia la España de 1870, Madrid, Consejo general del poder judicial, 2007 ; Lorente Sariñena Marta, La nación y las Españas. Representación y territorio en el constitucionalismo gaditano, Madrid, UAM, 2010.
10 Guedea Virginia (dir.), La independencia de México y el proceso autonomista novohispano, 1808-1824, Mexico, UNAM, 2001 ; Ávila Alfredo, En nombre de la nación la formación del gobierno representativo en México, 1808-1824, Mexico, Taurus/CIDE, 2002 ; Avila Alfredo, Florescano Enrique, Ortiz Escamilla Juan et Serrano Ortega José Antonio, Actores y escenarios de la independencia. Guerra, pensamiento e instituciones, 1808-1825, Mexico, Museo Soumaya, Fundación Carlos Slim, 2010.
11 Anna Timothy E., Forging Mexico. 1821-1835, Lincoln, University of Nebraska Press, 1998 ; Guardino Peter F., The Time of Liberty. Popular Political Culture in Oaxaca, 1750-1850, Durham, Duke University Press, 2005 ; Ríos Zúñiga Rosalina, De monarquía a república. Claves sobre la transición política en Zacatecas, 1787-1832, Zacatecas, Taberna Libraria, 2013 ; Flores Escalante Justo Miguel, Soberanía y excepcionalidad. La integración de Yucatán al estado mexicano, 1821-1848, Mexico, El Colegio de Mexico, 2017.
12 Bancroft Hubert H., The Works of Hubert Howe Bancroft, vol. 19 : History of California, vol. 2 : 1801-1824, San Francisco, Bancroft & Company, 1886 ; Engelhardt Fr. Zephyrin, The Missions and Missionaries of California, San Francisco, The James H. Barry Company, 1908 ; Tays George, Revolutionary California. The Political History of California During the Mexican Period, 1822-1846, University of California, Berkeley, 1932 ; Pour une histoire critique des missions, voir Hackel Steven W., Children of Coyote, Missionaries of Saint Francis. Indian-Spanish Relations in Colonial California, 1769-1850, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2005 ; Sandos James A., Converting California. Indians and Franciscans in the missions, New Haven, Yale University Press, 2004.
13 Pitt Leonard, The Decline of the Californios. A Social History of the Spanish-Speaking Californians, 1846-1890, Berkeley, University of California Press, 1966.
14 Camarillo Albert, Chicanos in a Changing Society. From Mexican Pueblos to American Barrios in Santa Barbara and Southern California, 1848-1930, Cambridge, Harvard University Press, 1979 ; Almaguer Tomás, Racial Fault Lines. The Historical Origins of White Supremacy in California, Berkeley, University of California Press, 1994.
15 Monroy Douglas, Thrown Among Strangers. The Making of Mexican Culture in Frontier California, Berkeley, University of California Press, 1990 ; Sánchez Rosaura, Telling Identities. The Californio Testimonios, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1995.
16 Haas Lisbeth, Saints and Citizens. Indigenous Histories of Colonial Missions and Mexican California, Berkeley, University of California Press, 2013, p. 7.
17 Pubols Louise, The Father of All. The De La Guerra Family, Power, and Patriarchy in Mexican California, Berkeley, University of California Press and Huntington Library, 2009, p. 2.
18 Voir la liste des sources en fin d’ouvrage.
19 Archives de l’archevêché de San Francisco, coll. « Taylor Papers », séminaire catholique Saint Patrick, San Mateo. Une autre partie des archives des missions est conservée à Santa Barbara. Copies de ces deux fonds à la Bancroft Library, sous la cote [C-C].
20 Legislative Records, Archives of California, Bancroft Library [C-A 59-61].
21 Les archives locales ont connu une conservation plus aléatoire. Pour Los Angeles, originaux consultables aux Los Angeles City Archives. Pour les autres municipalités, copies à la Bancroft Library sous les cotes [C-A 71 à 76]. Certaines copies des délibérations municipales peuvent se trouver dans des archives privées, ayant été utilisées pendant la période étatsunienne pour plaider dans des procédures de confirmation de titres de propriété : par exemple, Monterey et San José [Ashley Papers C-B 101] ou San Diego [Hayes Papers C-B 81].
22 Les collections privées, rassemblées pour la grande majorité par H. H. Bancroft et ses agents, sont conservées à la Bancroft Library sous la cote [C-B] et sous le nom générique de « Documentos para la historia de California ». Certains Californios n’ont pas souhaité remettre leurs documents à Bancroft, on les trouve parfois à la Huntington Library. Pour localiser les collections : « Online Archives of California », [http://www.oac.cdlib.org], consulté le 27 mars 2023.
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