Médiévalisme et jeux vidéo
Jouer au Moyen Âge à l’école
p. 127-138
Texte intégral
« Bonjour, je m’appelle Georges Stobbart, j’aimerais avoir votre avis de professionnel. Que pouvez-vous me dire sur Philippe le Bel ? » (cahier couleur, pl. XI, no 14).
1Dans le premier épisode du jeu Les Chevaliers de Baphomet (Revolution Software, 1996), le héros, Georges Stobbart, un touriste états-unien en visite à Paris, interroge un personnage fictif, le médiéviste André Lobineau, au sujet de l’ordre des Templiers. Les deux interlocuteurs échangent d’ailleurs devant la reproduction d’une tapisserie de La Dame à La Licorne, actuellement conservée au Musée de Cluny. Pour répondre à la question de Stobbart, Lobineau développe un récit factuel sur les Templiers et leurs relations tumultueuses avec le roi de France Philippe Le Bel. Le joueur peut également interroger le médiéviste pour en apprendre davantage sur cette période.
2Les Chevaliers de Baphomet, et le genre point & click1 en général, mettent le joueur dans une position rarement étudiée dans les liens entre histoire et jeu vidéo. Dans ces jeux d’enquête, à l’instar d’Outer Wilds (Mobius Digital, 2019) ou de Return of The Obra Dinn (Lucas Pope, 2018), l’activité du joueur reprend en partie celle d’un historien : rassembler des indices, interroger des acteurs et interpréter l’ensemble des données récoltées pour reconstituer le récit d’un passé disparu. Les études concernent en priorité les « simulations réalistes du passé2 » comme Assassin’s Creed (Ubisoft, 2007-2021) ou Kingdom Come: Deliverance (Warhorse Studios, 2018) caractérisés par des graphismes photoréalistes et un effet de réel. Dans un autre genre, les « simulations conceptuelles3 » rassemblent les jeux de grande stratégie comme Civilization ou la série des Crusader Kings et permettent au joueur de diriger des territoires entiers.
3Malgré cette diversité de dispositifs ludiques, l’ouvrage collectif Médiévalisme : Modernité du Moyen Âge ne mentionnait pas le jeu vidéo et préférait « envisager la référence au Moyen Âge dans la littérature, le cinéma, la musique, l’histoire, la politique, l’architecture, la bande dessinée4 ». Pourtant, dès 2009 dans les actes issus du colloque « Le Moyen Âge en jeu », Alexis Leonard analysait les créations de fans autour des jeux vidéo sur le Moyen Âge5, tandis que Matthieu Letourneux interrogeait l’historicité des jeux vidéo abordant la période6.
4Au regard de l’abondante production de l’industrie du jeu vidéo, il apparaît difficile d’effectuer un recensement précis des jeux vidéo abordant la période médiévale. Le site amateur Historiagames ne dénombre que 237 jeux vidéo sur le Moyen Âge sortis entre 1987 à 20217. Avec huit jeux par an, ce recensement ne peut être considéré comme une référence pour établir une liste précise, d’autant plus que le Moyen Âge est un important fournisseur de références culturelles dans les productions fictionnelles8. Cependant, ces 237 jeux illustrent ce que des amateurs passionnés de jeu vidéo et d’histoire peuvent considérer comme des jeux historiques. Ainsi, on peut relever la surreprésentation des jeux de stratégie militaire (173) évoluant dans un contexte historique réel avec la forte présence des franchises Age of Empires, Stronghold ou Crusader Kings. Pourtant, les univers historiques sont minoritaires dans les œuvres de fiction sur le Moyen Âge, que ce soit dans les jeux vidéo9 ou dans les jeux de rôle10. Les rédacteurs d’Historiagames ont donc fait le choix de privilégier les œuvres crédibles à celles versant dans la fantasy : le contenu savant est valorisé, la fiction et la fantaisie sont écartées.
5L’angle du médiévalisme nous permet ici d’aborder à la fois la présence du Moyen Âge dans les jeux vidéo mais également l’usage contemporain de cette période, dans le cadre de son enseignement à l’école. En somme, pour croiser ces deux thématiques, nous nous demanderons quelles représentations du Moyen Âge sont transmises en cours d’histoire par l’intermédiaire du jeu vidéo. Avant toute exploration du milieu scolaire, il est d’abord nécessaire d’étudier le jeu vidéo dans un contexte informel, c’est-à-dire dans une situation qui n’est pas prévue pour être éducative.
Apprendre le Moyen Âge en jouant aux jeux vidéo ?
« Apprendre l’histoire avec l’un des jeux vidéo les plus célèbres au monde ».
6Ce sous-titre de l’ouvrage collectif Assassin’s Creed, 2 500 ans d’histoire affirme clairement la possibilité d’apprendre l’histoire en jouant au jeu vidéo. Cet argument marketing est à rattacher à certains travaux diffusant avec enthousiasme une vision positive du jeu vidéo comme support d’apprentissages11.
7Si des études montrent que la pratique de certains jeux vidéo sollicite des compétences psychomotrices12 ou de repérages dans l’espace13, il est plus difficile de repérer un apprentissage de contenu disciplinaire, telles que des connaissances historiques. Clément Dussarps a réalisé une étude quantitative sur des joueurs chevronnés de Crusader Kings II et d’Europa Universalis IV, deux jeux de grande stratégie14. Des apprentissages avant tout factuels sont observés, comme la toponymie relative aux États visibles sur la carte du jeu. Ce bilan rejoint l’analyse que des didacticiens font d’une histoire scolaire plus souvent centrée sur les faits que sur des tâches complexes15. Or il faut rappeler que la pratique de ces jeux s’étend, chez les joueurs concernés, sur plusieurs centaines d’heures, ce qui rend la comparaison avec un apprentissage scolaire peu pertinent. De plus, l’étude de C. Dussarps révèle également que les joueurs ne semblent pas transférer leurs apprentissages acquis en jouant à d’autres situations de la vie quotidienne, rejoignant ainsi un doute sur la possibilité d’un transfert de connaissances. Il apparaît que les connaissances déclarées sont plus le fait de recherches complémentaires réalisées en marge de l’expérience de jeu, appelées « apprentissages tangentiels », plutôt que de la pratique du jeu16. Il semble ainsi difficile d’affirmer que la simple activité de jeu permette d’apprendre, d’autant plus que les connaissances historiques sont parfois inscrites dans des instants de non-jeu – fiches encyclopédiques ou scènes cinématiques.
8Pour finir, une telle ambition éducative nécessite que les connaissances éventuellement transmises par le jeu soient conformes à l’état de la recherche historique. La campagne de financement de Kingdom Come : Deliverance, un jeu de rôle en monde ouvert dans la Bohême du xive siècle, faisait de la précision historique son grand argument de vente17. Or, si l’effort des développeurs porte en grande partie sur la reconstitution visuelle – avec des monuments principaux globalement respectés, comme le monastère de Sasau –, le jeu peine à retranscrire l’univers social de cette période. Par exemple, la présence de la religion a dû subir quelques allégements : s’il doit surveiller sa faim et sa fatigue, le joueur ne doit répondre à aucune obligation spirituelle de son avatar, telle que se rendre à l’église. De plus, cette recherche de réalisme peut sembler contraire à la logique de la discipline historique qui fonctionne par étude des traces du passé. Il paraît ainsi peu probable d’entendre un médiéviste expliquer qu’il connaît la « réalité » du Moyen Âge.
9En d’autres termes, il serait illusoire de vouloir chercher un quelconque réalisme dans une œuvre de fiction sur le Moyen Âge, d’autant plus quand celle-ci prend la forme d’un dispositif ludique. Comme le rappelle Simon Dor, « la présence d’une personne qui joue semble le problème principal de toute simulation18 ». En effet, un joueur peut totalement décider de ne pas suivre le récit historique « scientifique » et peut donner une autre orientation à l’histoire selon ses choix et sa manière de jouer. La nature et les caractéristiques de l’acte de jouer peuvent également entrer en contradiction avec une intention éducative. L’un des critères du jeu est sa frivolité19, c’est-à-dire son absence de conséquences ou tout au moins leur minimisation. Cela renvoie entre autres à la dimension autotélique du jeu : on joue pour jouer, non pour apprendre.
10Par conséquent, si jouer peut entraîner des apprentissages en histoire, c’est parce que l’activité ludique a subi un processus de formalisation éducative20, gommant parfois les critères cités plus haut. En d’autres termes, soit cette mise en forme éducative est interne au dispositif, comme avec le jeu sérieux Au temps des châteaux forts sur lequel nous reviendrons, soit l’acte de jouer se déroule dans un cadre éducatif précis et propice à la valorisation des apprentissages. C’est cette dimension des pratiques pédagogiques avec le jeu vidéo que nous souhaitons interroger dans cet article. Pour cela, nous utiliserons des comptes rendus de pratiques en classe ainsi qu’une observation réalisée en lycée avec le jeu Crusader Kings II afin de comprendre l’impact de la scolarisation du jeu vidéo sur les connaissances transmises.
Le Moyen Âge et ses topoï : Skyrim et Au temps des châteaux forts
11Avec Julien Lalu, nous avons effectué un retour critique sur nos pratiques pédagogiques avec jeu vidéo21. Lalu a en effet utilisé Skyrim, un jeu de rôle dans un univers de fantasy médiévaliste, en amphithéâtre avec ses classes de seconde. Si l’usage d’un dispositif ludique donne un caractère inhabituel à la séance, celle-ci s’inscrit dans une pratique ordinaire de l’histoire scolaire. La séance permettait de déconstruire le jeu en triant les éléments qui relèvent de l’imaginaire, comme les dragons ou les elfes, de ceux qui relèvent des mécaniques ludiques comme le fait de posséder une arme sans titre de noblesse. L’enseignant prend la manette, tout en expliquant aux élèves les points importants à retranscrire sur leurs cahiers. Le jeu est strictement contrôlé par l’enseignant selon les points du programme qu’il a décidé d’aborder. Skyrim est alors scolarisé : le jeu n’est plus réellement joué mais plutôt commenté par l’enseignant, qui trouve ici un support interactif pour un cours demeurant magistral avec une transmission frontale des connaissances. La séance aboutit à l’élaboration d’un schéma d’une seigneurie médiévale type avec les éléments historiques attendus : la communauté villageoise, la motte castrale, la réserve et les tenures paysannes (cahier couleur, pl. XI, no 15). Cependant, l’enseignant a choisi de placer cette séance après que les élèves aient acquis les notions centrales du chapitre comme la féodalité ou la structuration d’une seigneurie nordique.
Ill. 15. – Croquis de la seigneurie de Blancherive dans Skyrim.
Julien Lalu, 2016.
12Ainsi, le fait que Skyrim soit un jeu de fantasy médiévaliste n’est pas un obstacle pour une pratique pédagogique, dès lors que le contenu est trié pour n’en garder que les connaissances du programme. Cette pratique autour d’un jeu vidéo rejoint ce que propose une production institutionnelle comme Au temps des châteaux forts, développé par l’académie de Caen en 2015 (cahier couleur, pl. XII, no 16). Ce jeu sérieux offre un environnement en 3D favorisant l’immersion dans la seigneurie de Caen au xiie siècle. Le but du jeu est de découvrir le trésor du seigneur. Pour cela, le joueur doit parcourir les différents lieux importants de la seigneurie comme le donjon, l’église ou les terres paysannes. Dans chaque bâtiment, une vidéo pédagogique s’enclenche, immédiatement suivie par un questionnaire à choix multiple. Immergés dans un environnement historique, les élèves sortent donc de la diégèse du jeu pour retourner vers un travail scolaire classique comme nous l’avons vu avec Skyrim.
Ill. 16. – Écran de jeu Au temps des châteaux forts.
Canopé Normandie, 2015.
13Néanmoins, sur le site institutionnel Apprendre avec le jeu numérique, proposant des aides pour utiliser des jeux grand public et des jeux sérieux, certains enseignants mettent en garde devant le risque d’un Moyen Âge stéréotypé. Dans la fiche pédagogique « Comprendre l’essor urbain au Moyen Âge », l’enseignant témoigne des apports positifs de la simulation en classe, notamment l’application des notions vues précédemment : « il est intéressant de proposer une simulation totale du jeu en synthèse du cours pour préparer à l’évaluation finale ». Cependant, il tempère immédiatement : « L’usage du jeu doit être nuancé par une mise au point du professeur pour éviter aux élèves de croire que toutes les villes médiévales ont connu un mode de développement unique. » La simulation orienterait vers un modèle-type de villes médiévales qui aurait tendance à donner une image figée de la période.
Joueur-historien et jeu-document : Stronghold
14Contrairement à la séance de Skyrim enseigné par Julien Lalu, nous avons utilisé Stronghold en introduction d’un chapitre sur l’ordre seigneurial en classe de 5e22. Stronghold est un jeu de gestion comportant deux aspects : un volet de gestion économique et des affrontements militaires. Ici, nous nous sommes limités à l’administration économique de la seigneurie, un des objectifs du programme. La séance offrait l’occasion d’expérimenter les pouvoirs économiques, comme lever les impôts, construire des moulins et fours banaux ou militaires. Restriction matérielle oblige, les vingt-huit élèves jouaient par groupe de deux, permettant ainsi de solliciter entraide et collaboration. En plus de jouer à Stronghold, les élèves devaient effectuer un exercice d’analyse pour vérifier si le jeu représentait correctement la période médiévale. En leur donnant une source historique, un extrait de La complainte des vilains de Verson (1270), ils devaient comprendre que la pression seigneuriale sur les habitants était bien plus diversifiée et complexe que l’impôt unique de Stronghold. En réalisant cette comparaison entre la fiction et les documents, les élèves étaient ainsi censés construire les connaissances attendues pour le chapitre, tout en menant un travail d’esprit critique face à une œuvre de fiction. Cependant, après quelques années de pratique, nous avons constaté de fortes inégalités de résolutions de l’exercice : seuls les élèves avec un bon niveau scolaire pouvaient comprendre le gameplay, les documents historiques, et répondre aux questions de la fiche d’activité. Au cours de nos recherches, les discours médiatiques, et parfois institutionnels, estiment que le jeu vidéo peut permettre de réduire les inégalités scolaires. Or, sa mise en forme pédagogique, et l’intellectualisation du dispositif ludique qu’elle entraîne, peuvent entraîner des difficultés pour des élèves n’ayant pas le capital culturel nécessaire pour appréhender un jeu de cette manière. Jouer à un jeu vidéo pour intégrer des connaissances disciplinaires semble rejoindre les pédagogies invisibles23 analysées par Bernstein. Cette approche implicite des objets de savoir met ainsi davantage en difficulté les élèves issus des milieux populaires, comme le souligne de nombreux travaux en sociologie de l’éducation24. Dans notre pratique d’enseignant, nous n’avons pas ludifié la classe mais nous avons au contraire scolarisé un jeu vidéo, c’est-à-dire que nous avons transformé ce dispositif conçu pour le divertissement pour qu’il devienne un objet de savoir. De nos retours de pratiques et nos observations de terrain, cette scolarisation du jeu vidéo, notamment cet exercice de sensibilisation à l’esprit critique, peut provoquer des confusions quant à la nature des savoirs à acquérir. De manière contreproductive, nous avons constaté que certains élèves mémorisaient les représentations inexactes de Stronghold alors que leur déconstruction constituait le but de la séance. Nous retrouvons là ce que Geneviève Jacquinot qualifiait de « surcharge cognitive25 », quand l’élève doit gérer un trop grand nombre d’informations.
Incarner un roi en classe : le Moyen Âge joué
15Si ces descriptions de séances ne manquent pas d’intérêt pour documenter les types de jeux qui rentrent à l’école, elles ne permettent pas d’accéder aux pratiques effectives et à la nature de l’activité ludique en classe. Pour cela, nous allons étudier une observation réalisée dans le cadre de notre thèse qui s’intéresse à l’usage pédagogique du jeu vidéo dans le secondaire français. Pour cela, nous avons observé des séances dans des disciplines variées comme l’histoire, matière la plus représentée de notre corpus, la philosophie, les langues ou les sciences. Bastien26, un enseignant en début de carrière, a utilisé Crusader Kings II avec deux classes de Seconde dans un lycée de région parisienne, nous permettant ainsi d’aborder la scolarisation du jeu vidéo avec plus d’acuité. Bastien utilise un jeu qui l’a marqué en tant que joueur, mais également d’un point de vue disciplinaire car il estime que cela lui a donné « une représentation de la féodalité », sans toutefois lui apporter des connaissances précises sur la période, comme il nous l’explique en entretien. Les deux séances, de trois heures chacune, ont été intégralement enregistrées avec plusieurs dispositifs vidéo et audio. Les séances sont suivies d’un entretien avec quelques élèves de la classe puis avec l’enseignant.
16La notion de vassalité était un des objectifs visés par l’enseignant, à la croisée de deux trajectoires : une transposition didactique27, transformant cette notion savante en savoir enseignable, et une transposition médiatique28, qui consiste à restructurer le savoir à transmettre dans un dispositif médiatique, ici le jeu vidéo. Si le contrat féodo-vassalique est l’un des éléments majeurs des relations entre les dominants29, son organisation est simplifiée dans les programmes et manuels scolaires (cahier couleur, pl. XII, no 17). En effet, la possibilité pour un noble d’être le vassal de plusieurs seigneurs n’est que rarement représentée, pour laisser place à une pyramide bien lisse faisant trôner le roi dans un ensemble parfaitement structuré.
Ill. 17 – La pyramide vassalique.
Manuel de 5e, Belin, 2016, p. 69.
17Déjà critiquée par Marc Bloch qui rappelait que l’on ne pouvait pas résumer une société à une figure géométrique30, cette simplification de la vassalité se retrouve dans sa transposition en jeu vidéo. Crusader Kings II nous permet de jouer un duc, un comte ou un roi dont nous devons assurer la pérennité dynastique en garantissant une descendance à notre avatar à sa mort (cahier couleur, pl. XIII, no 18). Le joueur peut ainsi être suzerain de plusieurs vassaux qu’il peut convoquer pour une guerre ou être lui-même le vassal d’un autre seigneur. Cependant, il ne peut prêter hommage à plusieurs seigneurs : à la manière de la transposition de cette notion dans les manuels scolaires, la vassalité de Crusader Kings II est simplifiée. De plus, si l’on poursuit l’analyse historique du jeu, certains détails pourraient gêner les plus minutieux : le jeu propose en effet une carte du monde avec des frontières tracées et visibles, une notion anachronique pour l’époque. Pour finir, dans le jeu, la supériorité numérique est un atout important pour remporter une victoire militaire, ce qui n’était pas forcément le cas au Moyen Âge.
Ill. 18. – Écran de jeu.
Crusader Kings II, 2012.
18Même si la féodalité n’est plus explicitement inscrite au programme de la classe de seconde, Bastien raccroche des éléments de Crusader Kings II à certaines thématiques, notamment les affrontements religieux en Méditerranée ou le fonctionnement de la chrétienté. La séance de jeu est placée en ouverture de la séquence : l’enseignant souhaite créer une situation informelle d’apprentissage en allégeant au maximum le travail scolaire pendant le vaste temps de jeu offert. Pour cela, la première classe n’a aucun exercice à effectuer en parallèle de la partie, tandis que l’autre doit prendre en note les caractéristiques du souverain incarné, ainsi que les événements marquants de la partie. De leur côté, les élèves n’entament la partie qu’avec leurs souvenirs de collège, comme certains nous l’expliquent après le cours : « Un vassal, c’était quelqu’un qui devait quelque chose à son seigneur, ils avaient tous un seigneur sauf le roi et donc quand ils demandaient de l’armée ils devaient s’acquitter de ça. » Il est possible que ces souvenirs, racontés après le cours observé, aient été réactivés lors de la séance de jeu. Cependant, l’indication « ils avaient tous un seigneur sauf le roi » renvoie à la simpliste pyramide vassalique des manuels. Nos échanges avec les élèves sont courts mais les obligations du vassal semblent ici se limiter à l’aspect militaire, qui constitue d’ailleurs l’un des thèmes intéressant le plus les élèves.
19En effet, notre observation dans ces deux classes de Seconde montre que la vassalité est avant tout vécue comme une ressource nécessaire pour déclencher un conflit armé. Pour faire la guerre, il faut ainsi savoir convoquer ses vassaux. Cependant, il apparaît assez rapidement que tous les élèves n’ont pas une maîtrise égale du jeu. Avant d’apprendre en jouant, il faut déjà apprendre à jouer à Crusader Kings II : l’enseignant commence ainsi la séance en expliquant à l’ensemble des élèves les mécaniques de jeu. Parmi les différentes options détaillées par Bastien, le conflit armé déclenche l’enthousiasme des garçons de la classe, établissant une certaine connivence entre les cultures ludiques masculines – celle de l’enseignant et celles de ses élèves. Ainsi, gagnés par cette ambiance, les différents groupes de la classe, y compris celui des filles, tentent de pérenniser leur domaine seigneurial en faisant la guerre à leurs voisins. Cependant, une fois en jeu, il est difficile pour les élèves de reproduire avec la souris et le clavier ce que leur enseignant leur expliquait au tableau, révélant ainsi une tension entre le dire et le faire31. Par conséquent, la notion de vassalité semble d’abord vécue comme un obstacle ludique. Au cours des trois heures du cours, Bastien revient fréquemment voir un groupe de deux filles32 pour leur rappeler les mécaniques de jeu. Pour cela, il reprend le contrôle de la souris en ouvrant les menus nécessaires pour montrer qu’elles peuvent attaquer le Brabant à partir d’un panneau d’informations qu’elles n’avaient pas encore trouvé. L’enseignant explique ensuite que le rapport de force est défavorable : le Brabant est rattaché au Saint-Empire Romain Germanique et est donc en large supériorité numérique face au Royaume de France, dirigé par les filles. Il leur conseille d’attaquer plutôt la Bretagne. Pour cela, il leur rappelle, pour la deuxième fois de la séance, la méthode pour fabriquer un casus belli. Il en ajoute une autre en ouvrant l’arbre généalogique du souverain breton afin d’essayer de trouver des alliances matrimoniales entre ses vassaux et ceux des joueuses. Ces dernières finissent, à la suite d’un clic hasardeux, par comprendre qu’elles peuvent « jur[er] fidélité » (c’est le texte du jeu) à l’empereur du Saint Empire Romain Germanique. Après avoir validé le serment de fidélité, qui constitue la base du serment féodo-vassalique, la carte change automatiquement : le royaume de France prend la couleur du Saint-Empire et se retrouve inclus dans ce dernier, le roi de France étant devenu vassal de l’empereur.
20Si la notion de vassalité est ainsi clairement sollicitée, c’est parfois le fait du hasard et des errements dans l’espace d’un jeu peu maîtrisé. La notion de vassalité subit un processus de simplification important. Déjà réduite de sa définition savante à sa transcription dans les textes du programme et les manuels scolaires, la vassalité devient une mécanique de jeu résolument tournée vers l’objectif militaire, celui qui suscitait le plus d’enthousiasme chez les élèves. La vision du Moyen Âge transmise par l’utilisation pédagogique de Crusader Kings II est donc résolument guerrière.
Conclusion
21Les différentes pratiques autour du Moyen Âge vidéoludique confirment les propos de Vincent Berry : « Plus on cherche à évaluer et à pédagogiser l’activité ludique, plus le jeu disparaît. À l’inverse, plus on laisse l’activité dans sa dimension ludique, moins l’apprentissage est visible33. » Si le jeu vidéo est utilisé en cours d’histoire, c’est, à l’instar d’autres outils numériques, pour susciter adhésion et motivation chez les élèves. À ce titre, Skyrim permet de visualiser un Moyen Âge se réduisant à un ensemble de topoi (église, château et travail agricole), tandis que Crusader Kings II montre un monde médiéval du point de vue des puissants en armes. Des recherches ont montré l’influence du travail enseignant sur d’autres pratiques de la culture de masse comme la littérature jeunesse34 ou les mangas35. Pour le jeu vidéo, l’école et les enseignants tendent à mettre à distance la fiction et la fantaisie au profit des savoirs disciplinaires36. La séance avec Crusader Kings II permet de mieux comprendre ce qui peut faire frein dans l’optique d’apprendre l’histoire en jouant. Contrairement à leur enseignant, le manque de connaissances historiques de certains élèves peut les empêcher de reconnaître les références culturelles du jeu. D’autres ne maîtrisent pas assez le gameplay pour accéder au sens historique de ces exigeants jeux de grande stratégie. Au terme de ce bilan contrasté de la sollicitation d’un dispositif ludique pour aborder le passé, nous souhaitons nous demander si la compréhension de ces références historiques médiatisées et fictionnelles n’est pas avant tout perceptible uniquement pour des spécialistes. En d’autres termes, la subtilité du médiévalisme n’est-elle pas in fine accessible qu’aux médiévistes ?
Notes de bas de page
1 Genre de jeu d’aventure dans lequel le joueur interagit avec la souris pour résoudre des énigmes.
2 Chapman Adam, Digital games as history: how videogames represent the past and offer access to historical practice, New York, Routledge/Taylor & Francis Group, 2016, p. 61.
3 Ibid., p. 69.
4 Ferré Vincent (dir.), Médiévalisme. Modernité du Moyen Âge, Paris, L’Harmattan, 2010.
5 Léonard Alexis, « “Le Moyen Âge de loin” : créations et créativité autour des jeux vidéo », in Séverine Abiker, Anne Besson et Florence Plet-Nicolas (dir.), Le Moyen Âge en jeu, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2009, p. 105-115.
6 Letourneux Matthieu, « Mon joystick gagne la guerre de Cent Ans. Le Moyen Âge des jeux vidéo », in Séverine Abiker, Anne Besson et Florence Plet-Nicolas (dir.), Le Moyen Âge en jeu, op. cit., p. 117-128.
7 Moyen Âge sur Historiagames, Historiagames [histogames.com/HTML/inventaire/periodes-historiques/moyen-age.php], consulté le 25 novembre 2021.
8 Dauphragne Antoine, « Le Moyen Âge dans les jeux de rôle : simulation ludique et matière historique », in Séverine Abiker, Anne Besson et Florence Plet-Nicolas (dir.), Le Moyen Âge en jeu, op. cit., p. 69-80.
9 Letourneux Matthieu, « Mon joystick gagne la guerre de cent ans », art. cité.
10 Dauphragne Antoine, « Le Moyen Âge dans les jeux de rôle », art. cité.
11 Gee James Paul, What video games have to teach us about learning and literacy, New York, Palgrave Macmillan, 2007.
12 Sudnow David, Pilgrim in the microworld, New York, Warner Books, 1983.
13 Greenfield Patricia M., DeWinstanley Patricia, Kilpatrick Heidi et Kaye Daniel, « Action video games and informal education: Effects on strategies for dividing visual attention », Journal of Applied Developmental Psychology, vol. 15, no 1, 1994, p. 105-123.
14 Dussarps Clément, « Le jeu vidéo médiateur de savoirs en histoire : l’exemple de Crusader King 2 et Europa Universalis 4 », Sciences du jeu, no 13, 2020, [journals.openedition.org/sdj/2696], consulté le 25 novembre 2021.
15 Tutiaux-Guillon Nicole, Interpréter la stabilité d’une discipline scolaire : l’histoire-géographie dans le secondaire français, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2008.
16 Mozelius Peter, Fagerström Andreas et Söderquist Max, « Motivating Factors and Tangential Learning for Knowledge Acquisition in Educational Games », Electronic Journal of e-Learning, vol. 15, no 4, 2017, p. 343-354.
17 Bostal Martin, « Medieval video games as reenactment of the past: A look at Kingdom Come: Deliverance and its historical claim », in Mónica Moreno Seco, Rafael Fernández Sirvent et Rosa Ana Gutiérrez Lloret (dir.), Del siglo xix al xxi. Tendencias y debates, Alicante, Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, p. 380-394.
18 Dor Simon, « Les jeux de stratégie à thématique historique », in Marc-André Éthier, Alexandre Joly-Lavoie et David Lefrançois, Mondes Profanes. Enseignement, Fiction et Histoire. Laval, Presses de l’université Laval, 2018, p. 202.
19 Brougère Gilles, Jouer/apprendre, Paris, Economica, 2005.
20 Besse-Patin Baptiste, « Loisir et éducation. La formalisation éducative des jeux dans un accueil périscolaire », Revue française de pédagogie, vol. 204, no 3, 2018, p. 5-16.
21 Cette partie synthétise des passages que nous avons coécrits : Lalu Julien, Vincent Romain, « Et si on jouait à l’histoire ? Histoire de jouer », in Krichane Selim, Pante Isaac et Rochat Yannick (dir.), Penser (avec) la culture vidéoludique. Discours, pratique, pédagogie, Liège, Presses universitaires de Liège, 2021, p. 125-139.
22 Lalu Julien et Vincent Romain, « Et si on jouait à l’histoire ? Histoire de jouer », op. cit.
23 Bernstein Basil, Class, Codes and Control: Towards a Theory of Educational Transmission, Londres, Routledge, 1975, vol. 4/3.
24 Bautier Élisabeth, « Le rôle des pratiques des maîtres dans les difficultés scolaires des élèves. Une analyse de pratiques intégrant la dimension des difficultés socialement différenciées », Recherche & Formation, no 51, 2006, p. 105-118.
25 Jacquinot-Delaunay Geneviève, Image et pédagogie, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2012, p. xvii.
26 L’enseignant a été anonymisé.
27 Chevallard Yves, La transposition didactique : du savoir savant au savoir enseigné, Grenoble, La Pensée sauvage, 1985.
28 Guichard Jack et Martinand Jean-Louis, Médiatique des sciences, Paris, PUF, 2000.
29 Baschet Jérôme, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Flammarion, 2018.
30 Bloch Marc, La société féodale, Paris, Albin Michel, 1968, p. 371.
31 Boullier Dominique, « Prises et emprises dans les systèmes d’aides homme-machine : pour une anthropologie de l’appropriation », Intellectica, vol. 44, no 2, 2006, p. 17-44.
32 Une caméra placée derrière le groupe a permis d’enregistrer l’ensemble de la séance.
33 Berry Vincent, « Jouer pour apprendre : est-ce bien sérieux ? Réflexions théoriques sur les relations entre jeu (vidéo) et apprentissage », Canadian Journal of Learning and Technology/La revue canadienne de l’apprentissage et de la technologie, vol. 37, no 2, 2011, [cjlt.ca/index.php/cjlt/article/view/26359/19541], consulté le 25 novembre 2021.
34 Dagiral Éric et Tessier Laurent, « La délicate articulation des cultures scolaire et jeune. Les usages de Twilight de quelques professeurs d’un lycée de ZEP », in Sylvie Octobre et Régine Sirota (dir.), Actes du colloque Enfance et cultures : regards des sciences humaines et sociales, Paris, 2010, [enfanceetcultures.culture.gouv.fr/actes/dagiral_tessier.pdf] (erreur en 2023), consulté le 25 novembre 2021.
35 Suvilay Bounthavy et Taddei Édith, « Les mangas : faire entrer les lectures privées à l’école et les constituer en objets littéraires », Le français aujourd’hui, vol. 207, no 4, 2019, p. 81-91.
36 Perret Laetitia, « Le jeu vidéo et le serious game sont-ils légitimes dans l’enseignement de la littérature en France ? Une perspective historique », Revue de recherches en littératie médiatique multimodale, vol. 8, 2018, [erudit.org/fr/revues/rechercheslmm/2018-v8-rechercheslmm03931/1050937ar.pdf], consulté le 25 novembre 2021.
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