Chapitre XXIV. La peur comme acteur de l’histoire des religions
p. 323-336
Texte intégral
« Ainsi, mes bien-aimés, comme vous
avez toujours obéi, travaillez à votre salut
avec crainte et tremblement, non seulement comme en ma présence, mais bien plus encore maintenant que je suis absent. »
Paul, Épître aux Philippiens, 2, 12, trad. L. Segond.
1« L’homme n’est superstitieux que parce qu’il est craintif ; il ne craint que parce qu’il est ignorant. » C’est sur cette sentence et après avoir mis en exergue le fameux « Primus in orbe deos fecit timor » que Paul Thiry, baron d’Holbach (1723-1789), ouvre son livre intitulé La contagion sacrée ou Histoire naturelle de la superstition, publié en 17681. La peur aurait donc été la première actrice de l’histoire des religions, la première à fabriquer des dieux en ce monde. Dans la mesure où son jugement concerne aussi le christianisme, le baron d’Holbach dit ici tout haut ce que certains pensaient tout bas, et on ne saurait sous-estimer l’influence de sa critique radicale de la religion sur l’idéologie de la Révolution française et sur l’avenir de la sécularisation2.
2Mais un tout autre son de cloche est possible. Il est difficile en effet de s’entendre sur l’origine objective de cette peur qui aurait créé les dieux. Pour le baron d’Holbach comme pour nombre de ses collègues des Lumières, il s’agit d’une émotion suscitée par des phénomènes naturels : « Faute de connaître les forces de la nature il (l’homme) la suppose soumise à des Puissances invisibles, dont il croit dépendre, et qu’il imagine ou irritées contre lui ou favorables à son espèce » (p. 1). Cette peur aurait été très vite instrumentalisée : « Au milieu des nations consternées, souffrantes et dénuées d’expérience il se trouva des ambitieux, des enthousiastes ou des fourbes, qui profitant de l’ignorance alarmée de leurs concitoyens, firent tourner à leur profit leurs calamités, leurs craintes et leur stupidité, s’attirèrent leur confiance, parvinrent à les subjuguer, et leur firent adopter leurs Dieux, leurs opinions et leurs cultes » (p. 9-10).
3Ce type de raisonnement très courant entraîna, notamment via Friedrich Schleiermacher (1768-1834), le développement d’une théorie théologique romantique inverse, en réaction contre les Lumières, selon laquelle l’objet de cette peur, loin d’être la nature, serait Dieu lui-même3. L’émotion de base, loin d’être instrumentalisée par une caste sacerdotale, comme le voulait d’Holbach, serait en elle-même une expérience mystique. Le xviiie siècle « réactionnaire » était déjà passé par là, notamment avec Edmund Burke (1729-1797). Dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, publiée en 1757 (soit onze ans avant le pamphlet du baron d’Holbach) Burke définissait le « sublime » comme une qualité conjoignant les idées de douleur, de peur et de pouvoir, de majesté, capable de susciter la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir. Quand on se tourne vers le sublime par excellence, à savoir la divinité, ce ne sont pas sa sagesse, sa justice et sa bonté, précise-t-il, qui affectent d’abord notre imagination et nos passions, mais bien sa redoutable puissance et son omniprésence. Face à Dieu, « si nous nous réjouissons, nous nous réjouissons en tremblant4 ».
4Le motif de la peur religieuse, cependant, sous différentes colorations, est beaucoup plus ancien que Burke ; il remonte à des sources classiques. On le rencontre dans la préface du Traité théologico-politique de Baruch Spinoza (1632-1677), où le fait que la crainte nourrit la superstition est démontré par des exemples tirés de la Vie d’Alexandre de Quinte-Curce5. On le trouvait déjà dans un passage fameux du Léviathan (I, 13) où Thomas Hobbes (1588-1679) disait qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les maintienne tous dans une « crainte respectueuse » (in awe), ils sont en situation de guerre continuelle des uns contre les autres. Pour Hobbes l’état de nature est pour les humains un état de peur (fear) partagée. Contrairement aux espèces animales au sein desquelles les individus s’entendent de manière naturelle, l’espèce humaine a besoin d’une convention, d’une alliance, pour mettre fin à la violence entre individus. Cette convention, c’est le pacte par lequel la société tout entière se soumet à un pouvoir terrorisant, celui du Léviathan, le Souverain. La peur suscitée par ce pouvoir est différente de la peur de l’état de nature. C’est une peur dont Hobbes nous dit qu’elle est constructive, positive, qui apparaît comme un mélange de crainte et de respect, de terreur et de révérence ; pour la désigner, Hobbes utilise le mot awe, et non plus simplement fear. Ce sentiment ambivalent correspond, dans une certaine mesure, à la fois à ce que les Grecs appelaient sébas6, et à ce que la Bible, parlant de la peur suscitée par Dieu, exprime par le mot yir’ah7. La peur de type awe est donc efficace pour pallier une autre peur, mauvaise, qui empêche tout travail collectif ; aucune culture de la terre, aucune navigation ne serait pensable sans cette peur (awe) du Souverain ; pas d’arts, pas de lettres, pas de société, mais une crainte permanente, la crainte que fait régner un danger constant, une menace permanente de mort violente. La vie de l’homme, avant le pacte d’alliance et de soumission, ne peut être que solitaire, misérable, méchante, bestiale, et éphémère (solitary, poor, nasty, brutish, and short). C’est paradoxalement cette peur primitive, mauvaise, exacerbée par la guerre incessante de tous contre tous, qui va finalement forcer les humains à devenir intelligents, et à instituer des règles de conduite contrôlées par un pouvoir souverain, tout puissant, qui mettra de l’ordre dans le désordre, pour faire passer de l’état de guerre à celui de paix. La crainte de la mort, le désir d’accéder à une existence confortable, et l’espoir d’y parvenir constituent ainsi des passions non raisonnées qui vont pousser les humains à la paix. La raison, tirant les conséquences de ces passions, dictera les principes de cette paix en décidant qu’il faut obéir aux règles imposées par le souverain tout-puissant, c’est-à-dire en créant le Léviathan8.
5Bien avant Darwin, Hobbes avait donc reconnu dans la peur une émotion fondamentale, conditionnant la survie de l’espèce. Une émotion de base. Et il en avait découvert la complexité, jusqu’à voir en Prométhée la figure emblématique de l’homme incapable de comprendre les causes qui régissent le monde et l’histoire, un être désemparé qui voudrait prévoir et qui n’y parvient pas, et dont l’anxiété, finalement, ronge le foie (Léviathan I, 12). Cette évocation de Prométhée, aux origines de la civilisation, renvoie directement aux Grecs. Et c’est bien aux Grecs qu’il faut faire remonter la peur particulière que Hobbes situe à l’origine des dieux : il s’agirait pour Hobbes, de la peur la plus primitive, une peur qui n’a pas de cause, qui induit le culte d’objets imaginaires. Cette peur des choses invisibles serait un ferment de « religion9 ».
6Hobbes ne le dit pas, mais on ne peut s’empêcher de penser que cette peur sans cause a quelque chose de panique. On sait que le dieu Pan (ce monstre paradoxal) est tenu pour responsable d’une affection particulière, définie comme désordre, trouble, effroi de nature collective. Cette frayeur particulière est dite se déclencher soudainement ; elle désorganise les soldats en campagne, qui ne se reconnaissent plus et se mettent à combattre entre eux. Apollodore d’Athènes lui donne comme origine « une voix tombée de nulle part » ; mais l’encyclopédie byzantine de la Souda affirme qu’elle survient dans les armées comme un tumulte « sans cause apparente10 ».
7L’absence de cause évidente est importante. Elle fait de cette émotion un danger de dissolution du lien social (contrairement à la peur révérencielle du souverain chez Hobbes). Montaigne (Essais, I, 17) dira de ce trouble panique qu’il provient d’une impulsion céleste et qu’il est « outre l’erreur de notre discours », c’est-à-dire qu’il échappe à toute explication. Il suggère ainsi de postuler un lien entre la peur et le fantasme, entre la terreur et la vacuité de l’imaginaire (ce qui, soit dit en passant, convient particulièrement bien au Léviathan de Hobbes).
8Pour présenter la peur chez les Grecs, David Konstan11 part d’Aristote, qui met précisément en rapport la phantasia (« la représentation, l’imagination ») et les phoberá (les choses effrayantes, ce qui fait peur). Dans la Rhétorique, la peur est « causée par l’appréhension d’un danger proche, plus précisément la représentation d’un mal à venir susceptible de causer destruction ou souffrance12 ». Elle devrait donc avoir une cause identifiable.
9C’est ainsi qu’Aristote note qu’« on ne craint pas ce qui est très éloigné ; chacun sait qu’il doit mourir, mais personne ne s’en soucie tant que l’échéance n’est pas proche13 ». Ce qui rassure, par conséquent, ne serait jamais que l’éloignement de ce qui fait peur. La distance par rapport à l’échéance. On rappellera, à ce propos, que la panique menace à la veille d’engager une bataille, c’est-à-dire au moment où les soldats pensent le plus à la mort. Une idée ancienne qui connaît de sinistres résurgences de nos jours, veut que la peur de la mort puisse être vaincue par la promesse d’un au-delà heureux ; Flavius Josèphe fait dire à Titus, qui s’adresse à ses troupes devant Jérusalem : « Est-il un brave qui ignore que les âmes que le fer a libérées de la chair sur le champ de bataille sont accueillies par le plus pur des éléments, l’éther, qui les place parmi les étoiles et que, devenus bons génies et héros bienveillants, ils apparaissent à leur postérité, tandis que les âmes qui se sont consumées dans des corps malades, si pures qu’elles soient de taches et de souillures, la nuit souterraine les efface, elles s’enfoncent dans un oubli profond, voyant cesser avec leur vie et leur corps également leur souvenir14. » César attribuait aux druides une prédication du même type : leur doctrine de la métempsycose aurait pour but d’aider les guerriers à surmonter leur peur de la mort et à combattre d’autant plus bravement15.
10Konstan relève que dans son Traité sur l’âme Aristote reconnaît la possibilité d’une peur en absence de cause perçue :
« Or, il semble que les affections de l’âme aussi soient toutes liées au corps : ardeur, douceur, crainte, pitié, audace, même la joie et l’action d’aimer et celle de haïr. Ces phénomènes s’accompagnent, en effet, d’une certaine affection du corps. Ce qui l’indique, au reste, c’est qu’à certains moments, alors que se produisent des événements susceptibles de provoquer de violentes émotions, l’on s’émeut sous l’effet de petites choses imperceptibles, lorsque le corps est en état d’excitation et dans le genre de dispositions qu’accompagne la colère. Mais voici qui est encore plus révélateur : c’est que, sans aucun objet de frayeur, on puisse être en proie aux affections de celui qui a peur16. »
11Le raisonnement d’Aristote, dans ce passage qui concerne les rôles respectifs du corps et de l’âme dans le registre des émotions, n’est pas simple. On peut cependant le mettre en parallèle à un développement des Lois de Platon (VII, 790d-791a). À propos de l’éducation des petits enfants pendant les trois premières années, et de la nécessité de traiter à la fois leur corps et leur âme, le dialogue aborde le sujet des frayeurs qui n’ont d’autre cause qu’une disposition défectueuse de l’âme. Pour des affections de ce genre la musicothérapie (sous la forme notamment du corybantisme) est utile : « Les nourrices des tout-petits et les femmes qui soignent par des initiations les maux qui frappent les Corybantes ont appris ce traitement de l’expérience et ont reconnu son avantage17 » ; l’Étranger d’Athènes précise qu’il faut entraîner dès l’enfance les futurs citoyens, si l’on ne veut pas en faire des lâches, à vaincre les frayeurs et les terreurs (deimata et phoboi)18.
12Le contraire de la peur, pour Aristote, c’est donc la confiance, l’assurance. Aux phoberá font contrepoids les tharraléa (les choses rassurantes, ou encourageantes : Rhétorique, 1383a19-20). Ce qui rassure (outre le fait d’être éloigné du danger), c’est l’assurance de n’avoir pas d’ennemi, ou d’avoir bon espoir d’en être protégé ; cela peut aussi être l’ignorance du danger. C’est enfin, et cela concerne directement notre sujet, la bonne conscience, notamment envers les dieux : « Si nous n’avons commis l’injustice envers personne, ou envers peu de gens, ou si nous n’avons pas lésé ceux qui nous inspirent la crainte et en général, si nous sommes en règle avec les dieux ; en particulier si nous avons obéi à leurs signes et à leurs oracles19. » Être en règle avec les dieux, cela n’a pas nécessairement une connotation morale. Il peut s’agir tout simplement de ne pas avoir commis de faute rituelle. D’avoir respecté à l’égard des dieux la pratique coutumière (un des sens de nomízein tous theous).
13Aristote ajoute cependant, à la suite de cette remarque, un commentaire qui laisse entendre que certains croient que les dieux s’intéressent à la moralité humaine : la colère donne confiance, dit-il ; or, ne pas commettre l’injustice et la subir excite la colère, et le ciel (litt. : le divin, to theîon) est « supposé » secourir ceux qu’atteint l’injustice. Le ciel est « supposé » punir, et donc il fait peur, dit Aristote : seuls les ignorants croient des choses pareilles. Mais il faut en tenir compte20. Le lien qu’Aristote souligne entre la prise de confiance, le fait d’oser, et la relation aux dieux est en effet une constante de la culture grecque. Angelos Chaniotis a analysé les occurrences du verbe tharrein, tharsein dans un très riche dossier épigraphique concernant les épiphanies et la justice divine. Il a relevé que chez Homère, l’injonction tharsei (sois confiant, rassure-toi, n’aie pas peur !) est utilisée cinq fois par des dieux s’adressant à des mortels. Le même usage, attribué à Asclépios, se retrouve dans l’inscription d’Isyllos à Épidaure21. Les témoignages réunis par A. Chaniotis montrent à l’évidence que la punition divine (ou la peur du châtiment) agit chez le commun des mortels grecs comme une preuve de l’existence et du pouvoir du dieu, et détermine l’humain à se comporter « religieusement22 ».
14Jusqu’ici nous avons rencontré deux sortes de peurs : une peur dont on peut identifier l’objet ; et une peur résultant d’une impression vague et imprécise. Les Épicuriens feront l’hypothèse de peurs et de désirs irrationnels, dont le paradigme serait une crainte de la mort. Ils nous amènent à réfléchir sur la nature de ces peurs vaines liées aux superstitions, dont les philosophes ont volontiers fait état. À ce sujet, Pierre Vesperini met en garde le lecteur de Lucrèce. Lucrèce prend effectivement ses distances par rapport au grand Ennius, qu’il cite, quand il dit que c’est une erreur d’affirmer que l’Achéron existe, et qu’il suscite la peur. Lucrèce, affirme Pierre Vesperini, ne mène pas un « combat éthique contre la peur de la mort et les illusions qui l’accompagnent, au premier rang desquelles il faut compter les mythes infernaux […]. En effet, personne à Rome – à commencer par Ennius et ses lecteurs – n’y croyait », comme le montrerait un passage des Tusculanes :
« Souvent, quand j’y pense, je m’étonne de la bizarrerie d’un certain nombre de philosophi. Ils s’extasient sur la physiologie et sur celui qui l’a découverte, leur prince, et les voilà qui s’excitent à faire des actions de grâce – ils le vénèrent comme un dieu ! Pourquoi : ils disent qu’il les a libérés de tyrans épouvantables, et d’une terreur qui n’en finissait pas, d’une peur qu’ils avaient jour et nuit. Mais quelle terreur ? Peur de quoi ? Y a-t-il une vieille assez timbrée pour redouter ce qui vous ferait peur si vous n’aviez pas étudié la physique : l’Achéron, les demeures profondes d’Orcus […] les lieux pâles où séjourne la mort, ennuagés de ténèbres ? N’est-ce pas une honte, pour un philosophus, de se vanter de n’avoir pas peur de ces choses-là, parce qu’il a vu que c’était des fables ? C’est là qu’on voit comme ils sont futés : ils ont besoin, pour ne pas y croire, qu’on leur explique ! Ils ont atteint une vérité magnifique : ils savent qu’à l’heure de la mort, ils périront tout entiers. Admettons (je ne vais pas me battre), mais pourquoi faut-il s’en réjouir ou s’en glorifier23 ? »
15Il est peu probable, conclut Vesperini, que Lucrèce ait voulu sérieusement réfuter une supposée croyance de ses contemporains dans les Enfers. « En revanche, si nous replaçons le poème dans son champ propre, celui de la poésie hellénistique, nous y reconnaitrons un procédé alexandrin, consistant à corriger un autre poète – qu’il soit un prédécesseur servant de modèle ou un concurrent – pour affirmer sa supériorité. Ce procédé ne relève donc pas d’une “recherche de la vérité”, mais d’une cupido certandi, pour le dire avec Lucrèce, omniprésente dans la culture agonistique où il baignait24. »
16Au vu du dossier réuni par Chaniotis, à la lumière aussi des textes que nous avons évoqués de César et de Flavius Josèphe sur le souci d’un au-delà chez les soldats, en nous souvenant que les philosophes anciens aimaient à distinguer clairement leur vision des choses de celle de la masse populaire, nous rappelant enfin que Varron ne doute pas un instant des vertus politiques de l’instrumentalisation de la superstition, je ne pense pas que l’explication de Vesperini soit tout à fait satisfaisante, même si pour Lucrèce lui-même et ses pairs, elle l’est de toute évidence. La distinction entre le sage et le vulgaire demeure un motif essentiel, et repose sur une réalité sociologique, même si Vesperini souligne à juste titre que Rome (la Rome citoyenne) est une ciuitas erudita25. Relisons de Lucrèce son éloge d’Épicure :
« L’humanité [avant Épicure] traînait sur terre une vie abjecte, écrasée
sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut
des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible26. »
17Il s’agit ici de la religio entendue comme superstition, comme croyance erronée, autrefois partagée par tous les humains, et qui suscite la peur. Agent de cette peur vulgaire (à laquelle bien sûr échappe le philosophe épicurien), la superstition est désignée de manière anagrammatique, comme en filigrane, ce qu’ont bien vu les commentateurs modernes : quae caput a caeli regionibus ostendebat horribili super aspectu mortalibus instans27.
18Ceci dit le dossier philosophique gréco-romain (particulièrement chez les sophistes et les épicuriens) ne donne pas la peur comme origine de la croyance aux dieux mais comme un instrument du pouvoir. Au contraire de ce qu’ont voulu comprendre nombre de ses émules, ce qu’invente le sage astucieux du Sisyphe de Critias ce ne sont pas les dieux, mais la crainte des dieux (theōn déos), pour que les méchants aient une appréhension (deîma) même quand ils agissent, parlent ou complotent en cachette28. Les dieux ne sont pas l’objet de la trouvaille, mais une nouvelle idée de l’usage du « divin », to theion, ce que Tim Witmarsh traduit par « la religion29 ». Est introduite l’idée qu’il existerait un daimōn de nature divine, jouissant d’une vie éternelle, qui écoute, voit et pense avec son intellect (son noûs) ; attentif à ce qui se passe, ce daimōn entendrait tout ce qui est dit et verrait tout ce qui est fait chez les humains. C’est en ce sens qu’il convient de comprendre l’affirmation selon laquelle « ce que tu peux ourdir en silence n’échappe pas aux dieux [theoi], en qui réside la pensée ». Sisyphe insinue que le sage astucieux cache la vérité sous des paroles mensongères, racontant que les dieux (theoi) habitent le ciel, ce lieu qui fait peur (phobos) aux humains, « cette circonférence qui nous surplombe et où éclatent les éclairs et le fracas terrifiant du tonnerre ». Telles sont les peurs à l’aide desquelles, avec de belles paroles, il établit le daimōn dans le lieu qui lui convient. « C’est ainsi, je le crois, conclut Sisyphe, que quelqu’un, le premier, persuada les mortels de croire qu’il existe des daimones. » Ce qu’invente le sage astucieux de Sisyphe, en introduisant la peur du daimōn et en suggérant que les dieux surveillent le comportement des humains, même quand ces derniers échappent à la vigilance des gardiens de la cité, c’est très précisément ce que d’autres appelleront la superstition, la deisidaimonia, la crainte du démonique comme instrument de contrôle et de gouvernance.
19Il faut attendre les relectures et réinterprétations latines et grecques, médiévales et modernes de ce dossier, pour que s’y introduise le motif de l’invention des dieux. Cela est fait au moins dès la fin du iie s. de notre ère, avec Sextus Empiricus (Contre les mathématiciens, IX, 54), à qui précisément nous devons le fragment de Critias, et qui parle à son sujet d’athéisme, d’une fiction des dieux inventés comme surveillants par les anciens nomothètes.
20Mais regardons la chose d’un peu plus près. Chez Démocrite, comme on le sait, la peur des dieux commence avec la peur des eidôla qui apparaissent aux humains sous des formes géantes, ainsi qu’avec les histoires racontées par des lógioi ánthropoi, des mythomanes qui, à partir d’observations sur les corps célestes, parlent d’un dieu qui régirait le ciel30. Pour les Épicuriens, qui s’appuient sur Démocrite, la question n’est pas celle de la croyance aux dieux, dont l’existence n’est pas mise en doute. Les dieux vivent, à l’écart des humains. La question est celle de l’origine des fausses croyances. Sextus (citant Démocrite) dit que les hommes primitifs observant les vicissitudes des corps célestes, comme le tonnerre et les éclairs, et constatant des écarts dans les circuits des astres, ont pris peur et ont cru que les dieux en étaient la cause. Cicéron prétend ne pas savoir de science certaine ce que disait Démocrite :
« Que dire de Démocrite ? Tantôt il compte au nombre des dieux des images et leurs circuits, tantôt l’être qui émet et répand ces images, tantôt notre faculté de penser et de comprendre : n’est-il pas dans l’erreur la plus totale31 ? »
21Selon le témoignage de Clément, les épicuriens pensaient que les eidôla proviennent des dieux, sans pour autant être des dieux eux-mêmes. Ce seraient des images des dieux ; des images au statut bien étrange. Comme le dit José Kany-Turpin : « À travers le renouvellement incessant de la matière atomique la structure de l’image divine perdure. C’est peut-être à cette doctrine que Lucrèce fait allusion en parlant de la perception des dieux par les premiers hommes : aeternamque dabant uitam, quia semper eorum subpeditabatur facies et forma manebat (V, 1175), ce qu’Alfred Ernout traduit : “Ils leur accordaient l’éternité, car leur visage se renouvelait sans cesse et leur forme demeurait intacte”32. »
22Dans les vers qui précèdent (V, 1161-1168), Lucrèce parlait du frisson d’horreur (horror) qui fait naître, « encore de ses jours », de nouveaux temples consacrés aux dieux sur toute la terre, et pousse les humains à les remplir les jours de fêtes. Ce frisson d’horreur est indirectement suscité par les eidôla dont Lucrèce chante l’origine ; ces figures imposantes et éternelles des dieux qui nous apparaissent en rêve sont belles et éclatantes, infatigables et non tourmentées par la crainte de la mort (1180) ; cette apparente puissance de leurs images entraîne l’humanité ignorante à attribuer aux dieux la régularité des mécanismes célestes, mais aussi les torches errantes de la nuit, les flammes volantes, les nuages, les vents, les éclairs, la grêle, les mugissements du ciel. « Ô race infortunée des hommes, d’avoir attribué aux dieux de tels effets, et de leur avoir prêté en outre des colères cruelles33. » Ce qui résulte de cette erreur, c’est la religion comme superstition : on se voile devant des pierres, on se prosterne, on arrose de sang les autels. La vraie piété consisterait à lever les yeux avec une âme apaisée (libérée de la deisidaimonia aurait dit Théophraste) en direction des espaces célestes et de l’éther fiché d’étoiles ; mais au contraire, voici qu’« une angoisse (cura), jusque-là étouffée en notre cœur sous d’autres maux, s’éveille et commence à relever la tête : n’y aurait-il pas en face de nous des dieux dont la puissance infinie entraîne d’un mouvement varié les astres à la blanche lumière34 ».
23Il faut attendre la Thébaïde de Stace (à la fin du ier siècle de notre ère), pour voir ce dossier évoluer. Il s’agit d’un passage relatant les préparatifs de la guerre des Sept contre Thèbes. Le devin Amphiaraos est chargé d’examiner si cette guerre doit, oui ou non, avoir lieu. En compagnie d’un collègue non moins fameux que lui (Mélampous), Amphiaraos monte au sommet d’une montagne, d’où il observe le vol des oiseaux auguraux (III, 450 et suiv.). Les signes qu’il découvre le terrifient au point qu’il arrache de son costume les bandelettes et les guirlandes le consacrant comme devin. Quand il redescend de la montagne, il entend déjà le bruit des armes et le son de la trompette. Mais il refuse de donner son avis au roi. Son silence, qui dure douze jours, maintient le peuple et les chefs dans une déchirante incertitude (III, 565-575). C’est alors que s’avance Capanée, un impie notoire, une brute (un émule du Sisyphe de Critias). Indigné par le silence d’Amphiaraos, Capanée se met à l’insulter (III, 598-669) en lui adressant la fameuse formule invoquée par le baron d’Holbach :
« C’est par la crainte que les dieux sont entrés dans le monde (Primus in orbe deos fecit timor). […] Ne viens pas, je t’en avertis, lorsque je n’écouterai plus que le bruit des clairons et des armes, te jeter au travers de ma route, et, pour quelque vision de vents ou d’oiseaux, reculer le jour des combats ! Loin de toi seront alors ces molles bandelettes, et le délire effrayant de ton dieu. Alors il n’y aura d’augure que moi, et quiconque avec moi sera prêt. »
24C’est la plus ancienne attestation de la formule Primus in orbe deos fecit timor (au vers 661). Elle vient à l’appui d’un discours athée35. La même formule est aussi présente dans un poème attribué à Pétrone, l’auteur du Satyricon, par la tradition chrétienne36. L’usage qu’en fait ce poème transmis par l’Anthologie Latine lui donne une coloration différente de celle suggérée par Stace. Il n’est pas question ici d’un devin, ni d’athéisme. Les vers cités sous le nom de Pétrone se contentent de mettre en évidence l’existence d’un sentiment de crainte, un sentiment primitif inspiré par les émotions que déclenche le spectacle de la nature. Le poète inconnu attribue l’origine d’une telle crainte, comme l’aurait fait Lucrèce, à la foudre, aux orages capables de renverser les murailles ou de mettre en feu le sommet des montagnes. L’humanité primitive aurait expliqué de tels phénomènes naturels en recourant à l’idée des dieux. Dans son rapport aux dieux, la peur intervient ici, comme chez Lucrèce, dans un contexte cosmique.
25Ainsi, dans ce texte attribué à Pétrone, la peur est introduite comme un argument d’allégorie physique, un argument parmi d’autres. On est donc forcé de reconnaître que la peur n’est pas présentée, dans les textes classiques, comme l’origine de l’idée de dieu, sinon de manière exceptionnelle, dans un discours attribué à un personnage caractérisé par sa folie. Elle est au contraire présentée comme ce qui aurait faussé l’idée que l’on se fait des dieux.
26C’est donc un malentendu qui conduit à l’exergue du baron d’Holbach, un malentendu dont on trouverait aussi la trace, entre bien d’autres, chez Hobbes. En affirmant que les dieux (tous les dieux, sauf bien sûr le dieu chrétien), sont des fictions créées par l’ignorance des causes naturelles, Hobbes fausse la donnée de Lucrèce en des termes influencés à la fois par Stace et le Pseudo-Pétrone.
27On comprend que ceux qui font de la peur un acteur de la religion ne sont pas d’accord entre eux. À supposer qu’elle ne soit pas une pure invention des savants modernes, il faudrait en effet définir cette peur performative en des termes qui tiennent compte de la spécificité des différents contextes culturels et historiques. Quand surgit-elle ? Où ? Pourquoi ? Chez qui ? Peur de quoi ? De la mort, de la nature, des autres… de Dieu ou des dieux ? De la loi ? D’autre chose encore ? Je me contenterai ici de constater que toute réflexion sur la religion, depuis l’antiquité, est confrontée à ces questions. Et que les réponses ont été multiples.
28Si l’on revient au dossier grec, ce qui domine c’est un motif qui, dans une certaine mesure, préfigure Hobbes. Ce motif que l’on rencontre très tôt est celui de la peur introduite dans le champ du politique comme outil de pouvoir, comme agent de régulation d’un ordre social37.
29La peur agent politique, bientôt théorisée par la sophistique, doit être mise en rapport avec une thématique bien plus ancienne, celle de la violence constitutive du pouvoir souverain. Chez Pindare le nómos de Zeus gouverne les hommes et les dieux de main de maître. Ce nómos peut justifier les entreprises les plus violentes, comme celle d’Héraclès (le fils de Zeus) conduisant chez Eurysthée les bœufs qu’il a volés à Géryon :
« Nómos, de tous le roi, mortels et immortels, gouverne en rendant juste ce qui est le plus violent, de sa main dressée. J’en prends à témoin les travaux d’Héraclès. Il poussait devant lui, jusqu’au parvis cyclopéen d’Eurysthée les bœufs de Géryon, en toute impunité, des bœufs qu’il n’avait pas achetés38. »
30Rappelons que chez Stésichore, Géryon apparaît comme un personnage pitoyable, dont la mort est dictée par un destin inéluctable et inexplicable, décidé par les dieux. C’est par l’effet d’un décret divin, Stésichore le dit explicitement, que la vie de Géryon est interrompue par Héraclès39.
31Une étroite solidarité unit nómos et bia : la bonne aretē de celui qui exerce la violence en conformité avec son ascendance divine (Héraclès) est opposée à la mauvaise aretē de celui qui échoue et doit se soumettre au plus fort, parce que son effort est situé à l’extérieur de l’ordre « juste » imposé par Zeus. Comme l’a bien vu Bruno Gentili, ce que montre Pindare « c’est précisément la nécessité de la violence pour introduire un ordre juste, voulu par les dieux40 ».
32Négligeant Héraclès mais conservant la formule de Pindare (le nómos basileús), Hérodote attribue une dignité égale aux nómoi des uns et des autres, dans le fameux apologue comparatiste de Darius sur les coutumes funéraires41. Pindare, lui, voulait dire autre chose. Mais ce qui est en jeu, malgré tout, aussi bien chez Hérodote que chez Pindare, c’est bien la force et la violence constitutive du nómos, que cette force tire son origine de la culture ou des dieux.
33Calliclès, qui défend le droit du plus fort dans le Gorgias de Platon42, a lui aussi recours au nómos basileús de Pindare, en ayant bien saisi l’importance de cette violence terrorisante. Dans le même registre Antiphon le Sophiste, autre contemporain de Socrate, conseillait de respecter le nómos aussi longtemps qu’on se trouve sous le regard de ses concitoyens. Quand on est seul et sans témoin, on peut suivre la loi de nature (la physis). Celui qui transgresse la coutume, ou la loi non écrite (tà nómima), si c’est à l’insu de ceux qui y souscrivent, échappe à la honte autant qu’au châtiment43. C’est dans ce contexte où règne le « qu’en dira-t-on ? » qu’il convient de situer l’instrumentalisation des dieux préconisée par le réformateur astucieux mis en scène dans le Sisyphe de Critias : les dieux ne sont pas inventés, leur existence n’est pas mise en doute. Mais ils sont invités à contribuer à l’efficacité de la norme en faisant peur, en imposant le respect de la loi même en l’absence de témoins du crime.
34La dimension politique de la peur a été souvent étudiée. Max Weber, dans Le Savant et le politique, a clairement désigné l’État comme rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime, et détenteur du monopole de la violence physique légitime, et on a souvent répété que la peur est constitutive de l’autorité. Mais ce que je voudrais plus précisément suggérer, en conclusion de ce parcours, c’est qu’on ne doit pas sous-estimer les aspects religieux de cette peur. C’est donc sur ce motif essentiel, celui de la peur comme acteur d’une histoire politique de la religion, que je vais conclure ce petit parcours44.
35Le concept de terrorisme apparaît comme une résurgence du vieux droit romain. Au premier siècle Frontin se réfère au « droit du territoire » (ius territorii) ; renvoyant à une étymologie que nous qualifierons de « populaire », en référence à nos collègues linguistes, il précise que « si l’on veut remonter à l’origine de ce terme, le territoire est ce qui a été établi pour terroriser l’ennemi45 ». On rencontre dans le Digeste, à propos du « territoire », le jus terrendi, le « droit d’inspirer la terreur ». Il s’agit d’une brève notice compilée au vie siècle par la chancellerie de Justinien, mais qui remonte à un fameux jurisconsulte du iie siècle, Sextus Pomponius. Le territoire y est défini comme « l’ensemble des terres à l’intérieur des limites d’un Etat : certains rapportent que cela a été dit du fait que les magistrats de ce lieu, à l’intérieur de ces limites, ont un droit de faire peur, c’est-à-dire d’écarter46 ».
36La redécouverte des Digesta est relativement tardive. Un exemplaire de l’époque de Justinien se trouvait à Pise au xiie s. avant d’être enlevé par les Florentins au début du xve s. Devenu Codex Florentinus, ce manuscrit a attiré dès la Renaissance l’attention passionnée des juristes de toute l’Europe. C’est ainsi que l’érudit hollandais Hugo Grotius (1583-1645) fut en mesure de commenter l’étymologie surprenante de territorium qu’on y trouve, en précisant que : « L’origine du nom de territoire, tirée par Siculus Flaccus47 de la terreur à inspirer aux ennemis, ne paraît pas moins probable que celle de Varron, qui tire terra de terere (pour tereri : parce que la terre est “foulée”48) ; ou de Frontin, qui la fait venir de terre ; ou du jurisconsulte Pomponius, qui la fait descendre du droit qu’ont les magistrats de causer de la terreur49. » Comme le dit un analyste des violences contemporaines : « La terreur est donc une notion noble et protectrice » ; à l’origine en effet, la terreur protège un territoire de ceux qui menacent ses frontières physiques, frontières « vite interprétées comme des limites abstraites et éthiques50. »
37Le Trésor de la langue française nous apprend que le mot « terrorisme » serait attesté pour la première fois en novembre 1794, pour désigner la doctrine de ceux qui furent des partisans de la « Terreur » dans le cadre de la Révolution française51. Dans un climat de menace extérieure, les « terroristes » luttèrent, à l’aide de la guillotine, contre des ennemis de l’intérieur considérés comme des contre-révolutionnaires. La terreur révolutionnaire fut instaurée comme un instrument d’extirpation de l’hérésie politique, autant que comme un instrument de dissuasion, voire de conversion ; elle ne fut jamais qu’une remarquable métamorphose d’un usage traditionnel et religieux de la peur, préconisée par des autorités qui prétendaient détenir la vérité, pour briser la coutume de ceux que cette autorité considérait être des infidèles, des hérétiques, des idolâtres, des sauvages ou des barbares52.
38L’épisode de la Terreur demeure un grand modèle. Il suffit de penser à Staline, à Mao, à Pol Pot. Mais cela remonte bien plus haut que la Révolution française. Et l’inspiration semble bien être religieuse. Philippe Buc a récemment montré qu’une véritable « matrice théologique » sous-tend l’opposition entre les doux (les éducateurs) et les terroristes, avant et durant la Révolution française, et aujourd’hui encore53. L’alternative est celle de la terreur ou de l’éducation. Mais il ne s’agit pas de deux choix contradictoires. En plein xviie siècle, dans une lettre en forme de mémoire sur les nouveaux convertis adressée à l’archevêque de Paris, l’abbé Valentin-Esprit Fléchier affirme que son expérience au sein de son diocèse (Nîmes) lui prouve qu’il est nécessaire de recourir non seulement à la prédication mais aussi au pouvoir du prince et à la force des lois, pour convertir les protestants :
« Ce sont les deux moyens de ramener les hérétiques dans le sein de l’glise ; l’instruction et la crainte : si l’on ne faisoit que les effrayer sans les instruire, ce seroit une espèce de domination orgueilleuse ; si l’on ne faisoit que les instruire sans les effrayer, ils demeureroient endurcis dans leur ancienne habitude. La crainte seule révolteroit les esprits, l’instruction seule ne les remueroit pas assez. Mais on peut bien espérer de leur conversion, lorsqu’on joint à la crainte une doctrine salutaire, en sorte que la lumière de la vérité chasse les ténèbres de l’erreur, et que la force rompe les liens de la coutume54. »
39Philippe Buc fait remonter cette posture à Augustin parlant des donatistes : S’ils devaient être terrifiés et non pas éduqués, ce pourrait être une domination impie. À l’inverse, s’ils devaient être éduqués et non pas terrifiés, endurcis par une vieille habitude, ils pourraient être incités à s’engager plus lentement sur la voie du salut55.
40Comme plus tard Grégoire le Grand vis-à-vis des Anglo-Saxons, Augustin prône la tolérance et l’accommodation. Mais par rapport aux hérétiques, il est partisan de la violence :
« Nous nous réjouissons quand les enseignements du salut (doctrina salutaris) sont associés à une utile terreur, de sorte que, tout à la fois, la lumière de la vérité puisse dissiper les ténèbres de l’erreur et que la puissance de la crainte (vis timoris) puisse briser les chaînes (vincula) de la mauvaise habitude (consuetudo)56. »
⁂
41L’usage pédagogique de la terreur religieuse est encore et toujours à l’ordre du jour. Il suffit de rappeler que l’État Islamique (dans une perspective bien différente de celle des dictateurs évoqués plus haut) désirait, et probablement désire encore établir un Califat qui règne par le respect terrifiant d’un code religieux. Le texte de Carlo Ginzburg sur « Peur, révérence, terreur57 », rédigé huit ans après le 11 septembre et dont la réflexion finale porte sur l’Amérique de Georges Bush, c’est-à-dire sur un État dont le mot d’ordre fut Shock and Awe et qui, avec des références bibliques, voulut répondre à la menace terroriste par une terreur technologique, ce texte n’a presque rien perdu de son actualité aujourd’hui. D’une terreur à l’autre un étrange effet de miroir semble parfois confondre les adversaires58.
Notes de bas de page
1 P. Thiry, baron d’Holbach, La Contagion Sacrée ou Histoire naturelle de la superstition. Ouvrage traduit de l’Anglais, t. I, Londres, s.n., 1768. J. Vercruysse, Bibliographie descriptive des imprimés du baron d’Holbach, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 9, fait remarquer que nulle part « Holbach n’a affirmé clairement qu’il était l’auteur des écrits violents qu’on lui a attribué parfois avec quelque fantaisie ». Vercruysse prouve toutefois que, bien qu’elle se présente comme une traduction, La Contagion sacrée est une œuvre originale. L’édition de 1768 fut condamnée à être lacérée et brûlée, ce qui ne l’empêcha pas d’être rééditée deux fois du vivant du baron d’Holbach (en 1770 et 1775) puis à plusieurs reprises encore jusqu’au xxe siècle.
2 Sur l’influence des écrits antireligieux du baron d’Holbach, cf. J. Israël, Une révolution des esprits. Les Lumières radicales et les origines intellectuelles de la démocratie moderne, trad. M. Dumont et J.-J. Rosat, Marseille, Agone, 2017, passim. Il ne faut certes pas exagérer l’influence des intellectuels, mais la minimisation de cette influence par R. Chartier dans Les Origines culturelles de la Révolution (Paris, Seuil, 1990) est excessive, comme le remarque P. Vesperini, Lucrèce. Archéologie d’un classique européen, Paris, Fayard, 2017, p. 348, n. 22.
3 F. Schleiermacher, De la religion. Discours aux personnes cultivées d’entre ses mépriseurs, trad. B. Reymond, Paris, Van Dieren Éditeur, 2004 (1799). Rappelons qu’Abélard, qui citait au xiie siècle la même formule que le baron d’Holbach, l’accompagnait d’un commentaire où il faisait remonter le mot grec theos, « dieu », via Isidore de Séville, à deos, c’est-à-dire la peur (le timor) : cf. pour le développement et les sources de cette tradition P. Borgeaud, « La crainte des dieux », dans P. Borgeaud, Exercices d’histoire des religions. Comparaison, rites, mythes et émotions (Jerusalem Studies in Religion and Culture, 20), éd. D. Barbu et P. Matthey, Leyde/Boston, Brill, 2016, p. 312-330, 315-316.
4 Je cite E. Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, trad. B. Saint Girons, Paris, Vrin, 2009 (voir en particulier p. 96 et 136-137). Cf. R. Gasché, « And the Beautiful? Revisiting Edmund Burke’s Double Aesthetics », dans T. M. Costelloe (dir.), The Sublime: From Antiquity to the Present, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2012, p. 24-36.
5 B. Spinoza, Tractatus théologico-philosophicus, trad. C. Appuhn, Paris, Classiques Garnier, 1965 (1672), cite, de l’Histoire d’Alexandre le Grand de Quinte-Curse, les passages suivants : IV, 10 ; V, 4 ; VII, 7.
6 Cf. J. Rudhardt, « Considérations sur la notion de sebas », dans Homère chez Calvin. Figures de l’hellénisme à Genève. Mélanges Olivier Reverdin, Genève, Droz, 2000, p. 421-434.
7 Cf. C. Ginzburg, « Peur, révérence, terreur. Lire Hobbes aujourd’hui », MethIS, 2, 2009, p. 23-47, 37. Ce texte (traduit par Martin Rueff) est repris dans C. Ginzburg, Peur révérence terreur. Quatre essais d’iconographie politique, Paris, Les Presses du réel, 2013, p. 13-36 (ici p. 31). C. Ginzburg ne parle pas de sébas.
8 Daniel Barbu me fait remarquer que ce modèle où la peur génère la culture reproduit à un autre niveau, étendu à un domaine anthropologique plus large, celui de la peur générant la religion.
9 Hobbes, Léviathan, I, 11 ; cf. J. H. Blits, « Hobbesian Fear », PT, 17, 1989, p. 417-431, 425.
10 Pour la panique, cf. P. Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan (Bibliotheca Helvetica Romana, 17), Genève, Institut suisse de Rome, 1979, p. 137-156.
11 D. Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks: Studies in Aristotle and Classical Literature, Toronto/Buffalo/Londres, University of Toronto Press, 2006 a un chapitre entier sur la peur (« Fear », p. 129-155). D. Konstan renvoie à W. Fortenbaugh, Aristotle on Emotion: A Contribution to Philosophical Psychology, Rhetoric, Poetics, Politics, and Ethics, Londres, Duckworth, 2002.
12 Aristote, Rhétorique, 1382a24 (trad. P. Chiron).
13 Ibid., 1382a26-27.
14 Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, VI, 1, 5 (47) [trad. P. Savinel]. Paradoxalement, on n’est pas très loin du thème de la « belle mort » et du kléos homérique mis en lumière par J.-P. Vernant (« La belle mort et le cadavre outragé », dans J.-P. Vernant, L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989, p. 41-79).
15 César, Guerre des Gaules, 7. J. North, « Caesar on Religio », ARG, 15, 2013, p. 187-200, 192 : « The only connection he makes here between the Druids and warfare is – what is clearly his own theory – that their doctrines of metempsychosis were intended to help warriors overcome their fear of death and hence fight more bravely. »
16 Aristote, De l’âme, 1, 1, 403a15-24 (trad. R. Bodéüs, ici modifiée) dans Aristote, Œuvres complètes, éd. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 2014, p. 969. Cf. D. Konstan, op. cit., p. 149.
17 Platon, Lois, 790d (trad. L. Brisson et J.-F. Pradeau).
18 Ibid., 791c.
19 Aristote, Rhétorique, 1383b3-6.
20 Aristote, De l’âme, 1383b3-8.
21 Vers 68 (à lire dans A. Kolde, Politique et religion chez Isyllos d’Epidaure, Bâle, Schwabe, 2003, p. 14 et 198-199).
22 A. Chaniotis, « Constructing the Fear of Gods: Epigraphic Evidence from Greece and Asia Minor », dans A. Chaniotis (dir.), Unveiling Emotions. Sources and Methods for the Study of Emotions in the Greek World, Stuttgart, Frank Steiner, 2012, p. 205-234 : « The fear of divine punishment for crimes, violations of sacred regulations, impiety, or anything else that might cause the anger of the gods was omnipresent in Greek culture » (p. 210) ; cf. pour Homère sa note 6, p. 206.
23 Cicéron, Tusculanes, I, 21, 48-49. Je cite la belle traduction de P. Vesperini.
24 P. Vesperini, La Philosophia et ses pratiques d’Ennius à Cicéron (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, 348), Rome, École française de Rome, 2012, p. 344-345.
25 P. Vesperini, Lucrèce, op. cit., p. 45-64.
26 Lucrèce, De la nature, I, 62-65 (trad. A. Ernout).
27 Cf. P. Friedländer, « Patterns of Sounds and Atomistic Theory in Lucretius », AJPh, 62, 1941, p. 16-34, 19 ; J. McIntosh Snyder, Puns and Poetry in Lucretius’ De Rerum Natura, Amsterdam, B. R. Grüner, 1980, p. 120-121.
28 Critias, 88 B 25 (éd. H. Diels et W. Kranz).
29 T. Whitmarsh, Battling the Gods. Atheism in the Ancient World, Londres, Faber & Faber, 2016, p. 95.
30 Démocrite, 68 B 30 (éd. H. Diels et W. Kranz) cité par Clément d’Alexandrie, Protreptique, VI, 68, 5 ; cf. Démocrite, 68 A 74-75 (éd. H. Diels et W. Kranz) cité par Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, IX, 24 = Cicéron, La Nature des dieux, I, 12, 29.
31 Cicéron, La Nature des dieux, I, 12 (trad. C. Auvray-Assayas, dans Les Épicuriens, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 753).
32 J. Kany-Turpin, « Les images divines. Cicéron lecteur de Lucrèce », RPhilos, 176, 1986, p. 39-58, 53.
33 Lucrèce, De la nature, V, 1195 (trad. A. Ernout).
34 Ibid., V, 1205-1210.
35 À partir du xviiie s. cette formule sera souvent attribuée à tort à Lucrèce : cf. Vesperini, Lucrèce, op. cit., p. 276.
36 Ce poème ou plutôt fragment de poème (fr. 27, 1), est transmis par l’Anthologia Latina, éd. A. Riese, Amsterdam, Adolf Hakkert, 1973, fasc. I, no 466, p. 343-344 ; il fut attribué à Pétrone par Scaliger, qui se fonde sur le mythologue chrétien du vie s. Fulgence. Cf. G. Heuten, « Primus in orbe deos fecit timor », Latomus, 1, 1937, p. 3-8 ; et aussi P. Borgeaud, art. cité, p. 326-327.
37 Je résume ici quelques arguments que j’ai développés dans « Une rhétorique antique du blâme et de l’éloge. La religion des autres », dans P. Brulé (dir.), La Norme en matière religieuse en Grèce ancienne (Kernos, suppl. 21), Liège, Presses universitaires de Liège, 2009, p. 69-89.
38 Pindare, fr. 169 (éd. B. Snell).
39 daímonos aísai : Stésichore, fr. 15, col. II, 6-17 (éd. D. L. Page, Suppl. Lyr. Gr.).
40 Cf. B. Gentili, « Eracle omicida giustissimo », dans B. Gentili et G. Paione (dir.), Il mito Greco, Rome, Ed. dell’Ateneo e Bizzarri, 1977, p. 209-305, 305.
41 Hérodote, III, 38.
42 Platon, Gorgias, 484b.
43 Antiphon le Sophiste, 87 B 44 (éd. H. Diels et W. Kranz) [= P. Oxy. XI, 1364, éd. A. S. Hunt] ; cf. G. J. Pendrick, Antiphon the Sophist: The Fragments. Edited with introduction, translation, and commentary, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
44 M. Weber, Le Savant et le politique, trad. J. Freund, Paris, Plon, 1959 (1919), p. 100-102. Sur peur et politique en général, cf. C. Robin, La Peur : histoire d’une idée politique, trad. C. Jacquet, Paris, Armand Colin, 2006 ; P. Boucheron, R. Payre et C. Robin, L’Exercice de la peur : usages politiques d’une émotion, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2015.
45 « Sed si rationem appellationis huius tractemus, territorium est quidquid hostis terrendi causa constitutum est » : Corpus Agrimensorum Romanorum, éd. C. Thulin, Stuttgart, Teubner, 1971 (1913), p. 8 ; cf. Les Arpenteurs romains, t. I (Hygin le Gromatique et Frontin), éd. trad. J.-Y. Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 154.
46 Territorium est universitas agrorum intra fines cuiusque civitatis: quod ab eo dictum quidam aiunt magistratus eius loci intra eos fines terrendi, id est summovendi ius habent : Corpus iuris civilis, éd. T. Mommsen et P. Krüger, Berlin, Weidmann, vol. I, 1911, p. 919 (Digesta, De verborum significatione, 50, 16, 239, § 8).
47 Siculus Flaccus est un agronome d’époque incertaine, dont le texte apparaît cité au vie s. Dans son De condicionibus agrorum, 4 (Corpus Agrimensorum Romanorum, op. cit., p. 101), il est question des déplacements de populations qu’ont connus, en leurs origines, l’Italie et les provinces romaines : « comme des citoyens terrifiés en avaient été chassés, on appela ces terres des territoires » (territis fugatisque inde civibus, territoria dixerunt).
48 Varron, De lingua latina, V, 4 (21) renvoie à Aelius qui explique le nom donné à la terre par le fait qu’elle est foulée (quod teritur) ; Varron précise que dans les livres des Augures on écrit terra avec un seul « r » (tera) ; de là viendrait qu’on a appelé territoire l’espace commun d’une colonie, près de la forteresse, parce que c’est l’espace le plus « foulé ». Servius, in Aen., V, 755 (suivi par Isidore de Séville, Etym., XIV, 5, 22) donne une variante de cette étymologie en faisant du territoire un lieu foulé par les bœufs et la charrue (quasi tauritorium, dira Isidore).
49 H. Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, trad. P. Pradier-Fodéré, Paris, Presses universitaires de France, 1999 (1625), p. 648 (livre III, chapitre iv, 2).
50 P.-J. Salazar, Paroles armées : comprendre et combattre la propagande terroriste, Paris, Lemieux éditeur, 2015, p. 42-43. Pour un bel exemple de la relation peur/territoire dans un cadre politique cf. P. Boucheron, Conjurer la peur. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013, p. 108-110 (sur le Timor de la fresque d’Ambrogio Lorenzetti au Palazzo Publico de Sienne).
51 Le terme aurait été introduit par Paul Cadroy. Le mécanisme de la Terreur est fascinant pour ne pas dire diabolique. Et il conviendrait certes de compliquer l’argument. Aldo Trucchio (communication par courriel) me fait remarquer que Robespierre explique lui-même que la crainte est un signe de la culpabilité, de l’erreur, du tort. La Terreur ne serait donc pas entendue (par lui) comme une manière d’éduquer ou repousser les ennemis : la peur d’être coupables, d’être reconnus comme ennemis, serait déjà « le signe qu’on est coupable, qu’on est des ennemis. Et si Robespierre s’impose comme le “maître” de ce processus, ce n’est pas à travers la peur imposée aux autres, mais grâce à son manque de peur ». On pourrait comprendre que le Souverain, en son impassibilité, instrumentalise les émotions de ses sujets (la peur-aveu, dans un scénario qui annonce les procès staliniens).
52 F. Furet, La Gauche et la Révolution française au milieu du xixe siècle. Edgar Quinet et la question du jacobinisme, 1865-1890, Paris, Hachette, 1986 ; V. López Alcañiz, « Magnifique désolation. Edgar Quinet entre la République et la Terreur », Trienio. Illustración y Liberalismo, 67, 2016, p. 153-163 : ce que soulignera Edgard Quinet, c’est que « la Révolution est divisée, scindée, entre l’ambition impossible de l’innovation radicale et la crainte de couper les liens plus intimes et enracinés, voire ataviques, avec le passé. Le spectre de la répétition qui hante la Révolution et le despotisme de l’Ancien Régime est toujours prêt à retourner sous la forme de la violence révolutionnaire ». La Terreur, donc, représentait à ses yeux une survivance religieuse et réactionnaire.
53 P. Buc, Guerre sainte, martyre et terreur, trad. J. Dalarun, Paris, Gallimard, 2017, p. 362-364.
54 Cf. V.-E. Fléchier, Œuvres complètes (rééditées sous la Restauration), t. 5, Paris, Boiste Fils Aîné, Berquet, Dufour, 1827, p. 261.
55 Augustin, Epist., 48 ad Vien.
56 Ibid., 50 ad Bonif.
57 C. Ginzburg, art. cité ; cf. aussi B. Lincoln, Holy Terror. Thinking about Religion after September 11, Chicago, University of Chicago Press, 2003.
58 Mon collègue historien du droit Arnaud Campi a eu la générosité de m’introduire au dossier du Corpus iuris civilis. Mélanie Lozat et Daniel Barbu ont lu et commenté une première version de ce texte, ainsi que Sara Petrella et Aldo Trucchio. Les commentaires reçus des participants au colloque d’Athènes ont été précieux. À tous ces amis, et tout particulièrement aux organisateurs de cette rencontre et de ce volume, j’adresse mes chaleureux remerciements.
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