Chapitre III. La peur comme affect entre stoïcisme et aristotélisme
p. 57-66
Texte intégral
1À propos des passions/affections/émotions antiques, on note pour l’époque hellénistique où s’impose la philosophie stoïcienne le caractère passif des πάθη (pathê). Le terme grec est proche étymologiquement du mot passion (latin patior, passus) mais on le trouve souvent traduit par les commentateurs en français par « affect », voire affection, et l’introduction du terme émotion par l’anglais emotion a changé la donne depuis plusieurs années. J’emploierai passion ou affection ou parfois le mot grec francisé, pathos.
2Dans le domaine éthique, les stoïciens (et particulièrement les représentants du stoïcisme impérial) partagent certaines conceptions avec les cyniques, mais l’ancien stoïcisme reste fidèle à l’idée platonicienne des rapports étroits entre connaissance et éthique. Pour le stoïcisme, cette relation est cosmologiquement fondée. Ainsi l’éthique est rationnelle. L’idéal du sage est d’éradiquer les passions de l’âme, particulièrement la peur, et d’atteindre l’impassibilité (apatheia, ἀπάθεια) et l’autarcie (autarkeia des cyniques). Pour les stoïciens, les sentiments et les affects sont réduits aux « passions » et ils entendent bien le terme pathê du côté de la passivité ; les affects ne sont pas susceptibles d’une élaboration positive à l’exception de certaines passions appelées eupatheiai (εὐπάθειαι), la joie (chara, χαρά), la circonspection (eulabeia, εὐλάβεια), la volonté (boulêsis, βούλησις)1. Les passions sont comparées à des maladies, comme nous le dit Cicéron2.
3Selon les stoïciens nous sommes libres d’être sans passion ; nous pouvons ne pas éprouver de sentiments. Douleur et chagrin sont volontaires car ils sont des jugements, des jugements faux qu’il est à notre portée de déraciner ; ces troubles subis, tels la peur, ne sont pas produits par une force appartenant à notre nature. C’est parce que les passions dérivent de notre jugement que les stoïciens mettent tant de soin à les définir.
4Ainsi le sage est sans passion (apathês, ἀπαθής) et « si la passion est un jugement, c’est qu’elle est une affection où la personne tout entière est engagée ; le moi s’y compromet sans aucun résidu et il en porte toute la responsabilité morale3 ».
5Chez Aristote, la peur ou crainte comme pathos intervient dans trois contextes au moins : rhétorique, poétique avec l’élaboration concernant la crainte et la pitié dans leur rapport avec la catharsis, et éthique, et par conséquent dans plusieurs textes : Rhétorique, Poétique, les Éthiques, De anima, De motu animalium. Mais si l’on considère le terme de passion/pathos dans sa relation avec l’action, à savoir toute la problématique d’Aristote avec le paschein et le poiein (πάσχειν, ποιεῖν), il faudrait alors tenir compte de l’ensemble de l’œuvre d’Aristote, ce qu’a fait parfaitement B. Besnier dans son long article de référence4.
6Je souhaiterais poser au moins deux questions :
7Si on laisse de côté l’étude de la crainte et la pitié dans la Poétique, question pour laquelle je renvoie entre autres à l’article de Giulia Bonasio5 dans la revue Doctorales publiée par la Maison des sciences de l’homme de Montpellier, on a pu se demander à propos des chapitres de la Rhétorique consacrés aux passions au livre II, quel est le statut épistémologique des définitions des passions dans la Rhétorique. S’agit-il de définitions « bonnes pour la rhétorique » – comme le sont celles du bonheur, du beau ou du bien, au livre Ι ; ou bien sont-elles affirmées comme la théorie aristotélicienne des passions ? J’ajouterai : s’agit-il seulement de définitions ?
8Du point de vue éthique, on peut se demander si les présupposés d’Aristote et des stoïciens sont si différents ; on a souvent rapproché le chapitre 5 du livre II de la Rhétorique de l’idée stoïcienne selon laquelle la peur repose sur la croyance qu’un mal est proche et menace dans le temps à venir, comme le rappelle Maria Patera dans son article de référence au chapitre Phobos et Logos6. Nous verrons avec l’excursus d’Aspasios sur les passions7 que l’aristotélisme des premiers siècles de notre ère, voire le médioplatonisme, sont sur ce point en contradiction avec le stoïcisme.
La Rhétorique
9Dans la Rhétorique, l’étude des passions a une fonction technique dans le projet de persuasion ; ainsi nous nous demandons pourquoi le calme est un pathos : c’est le pathos auquel on veut ramener l’auditoire comme dans un balancier par rapport à la colère8 ; mais il semble que la conclusion n’est pas aussi nette pour la peur ; peut-on imaginer que l’orateur doit insinuer chez les auditeurs un certain degré de peur comme dans un balancier par rapport à l’audace ? Il semble en tout cas, comme l’a montré Maria Xanthou, que la peur est une deliberative emotion, du moins d’après l’usage des orateurs9.
10Aristote introduit la question du pathos de l’auditeur en relation avec l’ethos de l’orateur.
« Les raisons pour lesquelles les orateurs sont eux-mêmes crédibles sont au nombre de trois, car il y a trois motifs pour lesquels nous accordons notre confiance en dehors des démonstrations. Ce sont : la prudence (phronêsis), la vertu (aretê) et la bienveillance (eunoia) […]. Force est donc que celui qui paraît pourvu de toutes ces qualités reçoive la confiance des auditeurs. Les moyens de paraître prudent (phronimos) et bon (spoudaios), ils sont à trouver dans les divisions que nous avons opérées à propos des vertus10. En ce qui concerne la bienveillance et l’amitié, c’est dans la discussion sur les passions qu’il nous faut en traiter11. »
11Ainsi, trois choses donnent confiance en l’orateur : la phronêsis (prudence ou sagesse pratique), la vertu et la bienveillance ; puis se trouve aussitôt ce que d’aucuns considèrent comme la définition du pathos :
« Les passions sont les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements, et ont pour consécutions la peine et le plaisir, comme la colère, la pitié, la crainte, etc., ainsi que leurs contraires12. »
12La traduction de Pierre Chiron du même passage se veut définitionnelle avec l’intertitre : « les passions : définition rhétorique » : « Les passions qui conduisent à modifier ses jugements sont celles qui s’accompagnent de peine et de plaisir, par exemple la colère, la pitié, la crainte, etc. »
13Ce passage programmatique qui précède l’analyse détaillée des passions donne à lire trois points :
les passions produisent une altération chez les hommes qui influence leur faculté critique ;
elles sont accompagnées de plaisir et de peine ;
il faut les analyser selon trois aspects : la disposition de celui qui éprouve une passion, les personnes auxquelles s’adressent les émotions et les choses qui les provoquent ; ce critère d’analyse servira à leur production (empoiein, ἐμποιεῖν) chez l’auditeur (l’auditoire de la rhétorique délibérative ou les juges, Aristote ne précise pas). Les passions sont ensuite traitées et analysées dans les chap. 1-10 presque toujours par couples de contraires : colère (orgê, ὀργή)/calme (praotês, πραότης) ; amitié (philia, φιλία)/haine (misos, μῖσος) ; peur (phobos, φόβος)/assurance (tharrein, θαρρεῖν) ; honte (aischunê, αἰσχύνη)/impudence (anaischuntia, ἀναισχυντία) ; obligeance, faveur (charin echein, χάριν ἔχειν)/désobligeance (acharistein, ἀχαριστεῖν) ; l’ensemble pitié (eleos, ἔλεος)/indignation (nemesis, νέμεσις)/envie (phthonos, φθόνος) ; émulation (zêlos, ζῆλος)/mépris (kataphronein, καταφρονεῖν).
14L’analyse des passions est complétée par une analyse des caractères (êthê, ἤθη) des auditeurs (chap. 12-17) que l’orateur doit connaître afin que son discours soit efficace. Aristote introduit la composante physiologique du froid et de la chaleur dans le corps humain pour expliquer le courage, l’ardeur, l’espoir ; les vieux ont un tempérament froid (1389b31), ils sont donc lâches, enclins à la peur, et la peur est définie justement comme « une forme de refroidissement » (b32)13. Cet aspect physiologique de la question n’est pas négligeable dans la pensée d’Aristote, comme il le dit dans De anima, et même les animaux connaissent le pathos14.
« Or il semble que les affections de l’âme soient données avec un corps : courage, douceur, crainte, pitié, audace, la joie aussi et l’amour comme la haine ; dans tous ces cas le corps éprouve une certaine passion. En voici un indice : tantôt des excitations violentes et caractérisées surviennent sans produire ni colère, ni frayeur ; tantôt par contre des causes faibles et peu sensibles déclenchent des émotions, si le corps est déjà surexcité et dans un état semblable à celui qui accompagne la colère. Mais voici une preuve encore plus manifeste : en l’absence de toute cause d’effroi, on peut éprouver les affections mêmes qui caractérisent la frayeur. Dans ces conditions, il est évident que les affections de l’âme sont des formes engagées dans la matière. Aussi les définitions doivent-elles être formulées en conséquence, par exemple : la colère est le mouvement d’un corps donné, d’une partie ou d’une faculté de ce corps, produit par telle cause en vue de telle fin. Voilà pourquoi il appartient donc au physicien de traiter de l’âme, soit de toute espèce d’âme, soit de l’âme telle que nous la décrivons15. »
15Ainsi peut-on en dire un peu plus à propos de la peur : cet affect comporte des aspects psychiques et des aspects physiologiques. Il sera aussi nécessaire de distinguer les passions physiques et les passions cognitives, comme l’a fait Giulia Bonasio à propos de la peur et de la pitié dans leur relation avec la catharsis dans la Poétique.
16Mais la peur (comme d’autres passions) n’est pas seulement physique ou cognitive. Dans la présentation de la Rhétorique, il s’agit en premier lieu de passions « sociales » fondamentales, qui sont souvent liées à l’honneur16. Dans la hiérarchie des passions, la colère est l’émotion par réaction fondamentale, l’exemple même des passions sociales de la rhétorique, et les émotions sociales fondamentales directes comprennent la peur : colère, amitié, peur, honte (et leurs contraires).
17Tentons de répondre à la question portant sur le rapport entre l’usage rhétorique « performatif » des passions et leur sens moral. Le but du traité d’Aristote n’est pas d’étudier le sens moral des passions, mais leur fonction persuasive ; il n’y a cependant pas d’incompatibilité entre l’étude des passions de la Rhétorique et les analyses de l’Éthique à Nicomaque, il s’agit plutôt d’un déplacement du centre d’intérêt17. Si le but de la rhétorique n’est pas moral, cela ne signifie pas nécessairement qu’elle soit immorale et qu’elle ne puisse utiliser ce qui est moral. Son but sera plutôt amoral, dans le sens qu’il appartient à un autre registre indépendant : celui du succès et de la persuasion.
18Venons-en à la réduction des passions au plaisir et à la peine. Quel sens donner à cette formule « accompagné de plaisir et/ou de peine », s’agissant pour la peur, évidemment, de la peine18. On peut y lire19 une caractéristique méthodologique de l’analyse des passions du livre II de la Rhétorique, une tendance à simplifier et réduire la complexité des phénomènes à un petit nombre de thèmes : plaisir/douleur ; diminution/accroissement ou intégration.
19Aspasios dans son commentaire à l’Éthique à Nicomaque y verra beaucoup plus. En effet, une autre liste de passions est à lire dans ce traité et bien évidemment dans le contexte éthique, liste qui elle aussi implique plaisir et peine : « Or par affections j’entends : appétit, colère, crainte, intrépidité, envie, joie, amour, haine, tristesse, jalousie, pitié,… en somme ce qui entraîne à sa suite plaisir et chagrin20. »
20Il ressort de la comparaison entre les deux textes21 que le point commun essentiel est la référence à plaisir et peine. La peur est bien évidemment du côté de la peine.
21Le texte consacré à la peur dans le chapitre 5 du livre II de la Rhétorique est présenté ici avec ses éléments essentiels, en particulier le début qui donne une définition de la peur.
« Définissons la peur comme une souffrance et une perturbation issues de la représentation d’un mal à venir susceptible de causer destruction ou souffrance. Car tous les maux n’inspirent pas la peur (par exemple on n’a pas peur d’être injuste ou bête) mais seulement ceux qui sont gros de souffrances ou de destructions graves, et cela s’ils paraissent non pas éloignés mais d’une proximité imminente. Car on n’a pas vraiment peur de ce qui est éloigné : tout le monde sait qu’il va mourir, mais comme l’échéance est éloignée, on ne s’en soucie nullement. Si c’est bien cela la peur, fait nécessairement peur tout ce qui parait gros de destruction ou de dégradations de nature à entraîner une grande souffrance. C’est pourquoi même les signes avant-coureurs de ces choses sont effrayants (car la chose effrayante paraît proche : c’est là ce qui définit le danger, la proximité de ce qui fait peur)22. »
Aspasios et l’Éthique à Nicomaque
22Avec l’excursus du livre II de son Commentaire à l’Éthique à Nicomaque portant sur les affections (pathê, πάθη)23, qui demeure le passage le plus personnel d’Aspasios, je voudrais en venir à la confrontation entre aristotéliciens et stoïciens autour de la topique des passions et donc revenir sur ma deuxième question.
23Sans se préoccuper de la Rhétorique, Aspasios focalise le commentaire sur la question de plaisir et peine et semble vouloir en faire les pathê genikôtata (πάθη γενικώτατα), les affections les plus génériques.
« Il vaut la peine également de rechercher en quel sens on dit que toute affection est suivie de plaisir et de peine. Quelques-uns, en effet, ont pensé que ces deux affects sont les plus génériques selon Aristote, et génériques au point qu’on puisse diviser l’affect en deux affections, plaisir et peine, et que toutes les autres affections remontent au plaisir et à la peine, par exemple la colère et la crainte à la peine, l’audace au plaisir, alors que le désir serait quelque chose de commun issu de la peine et du plaisir.
En effet, la peine est présente à l’individu désirant en fonction du manque, et le plaisir en fonction de l’espérance. Si l’homme désespère totalement d’atteindre l’objet de son désir, c’est la peine qui suit le désir en tant que genre. Ce discours possède une certaine vraisemblance, mais il est sujet à controverse. Puisqu’en effet on reconnaît qu’un certain plaisir relève de l’affection en tant qu’espèce et une peine aussi bien, par exemple lorsque nous nous réjouissons de notre propre réussite ou de celle de nos amis, on appelle plaisir cette sorte <d’affection>, et aussi peine lorsque cela s’applique à nos maux personnels ou à ceux de nos amis, en quoi distinguerons-nous le plaisir et la peine génériques de ceux qu’on vient de dire24 ? »
24Aspasios part vraisemblablement de l’opinion d’Aristote en Éthique à Nicomaque 1178a15 : « Dans beaucoup de cas, la vertu du caractère <semble> intimement liée aux affections25. » Plaisir et peine apparaissent dans cet excursus comme les deux principes de division des passions, alors que, pour Aristote, suivant la phrase de 1105b21-23, ils sont la conséquence directe des affections qu’il énumère (appétit, colère, crainte, intrépidité, envie, joie, amour, haine, tristesse, jalousie, pitié).
25Dans ce long excursus (42, 13-47, 2), Aspasios s’occupe des rapports qui lient les passions et la vertu, en prenant appui sur le passage de l’Éthique à Nicomaque « la vertu éthique concerne les plaisirs et les peines26 » (1104b8-9), passage qui semble avoir été l’objet de discussion de la part des autres péripatéticiens, et d’une polémique entre péripatéticiens, platoniciens et stoïciens.
26La reconstruction de ces quelques pages du point de vue de l’emboîtement des doctrines est fort complexe. Par ailleurs, les commentateurs attribuent presque tous à Aspasios, plus ou moins prudemment, la théorie des affections les plus génériques : R. Hanquet, tout en jugeant difficile de retracer la pensée d’Aspasios dans cet imbroglio de consensus et de critiques, retient qu’Aspasios incline vers une forme de platonisme parce qu’il accepte la division des affections en deux catégories fondamentales, théorie de claire inspiration platonicienne27. M. Pohlenz conclut, non sans réserves, qu’Aspasios à l’égal d’Alcinoos, pose plaisir et peine comme « catégories suprêmes de l’affection » alors que P. Donini écrit qu’Aspasios « est enclin à les considérer » comme les genres suprêmes des affections28. Même P. Moraux est d’avis qu’Aspasios finit par accepter la théorie après diverses objections initiales tandis que H. Gottschalk semble plus prudent29. En effet, cette attribution de la doctrine que le texte, tout lacunaire qu’il soit, semble suggérer présente des incertitudes et de fait, la conclusion de R. Sorabji est beaucoup plus nuancée que celle de ses prédécesseurs30.
27Cette préoccupation a sans doute compté pour les interprètes qui ont vu en lui un platonicien. En effet accepter la division des affections en deux catégories fondamentales apparaît comme théorie de claire inspiration platonicienne.
« Platon, à plusieurs reprises, semble montrer que les affections suprêmes sont le plaisir et la peine, en particulier quand il dit que “ces deux sources se laissent couler” en parlant du plaisir et de la peine comme s’il voyait dans ces affections qu’elles sont génériques par rapport à toutes les autres. Mais parfois il dénombre six affections, le plaisir, la peine, la crainte, l’intrépidité, le désir, l’ardeur, dénombrant, à ce qu’il me semble, les plus connues. Peut-être a-t-on raison de dire que plaisir et peine sont les plus génériques, que le plaisir est une activité non entravée de ce qui est conforme à la nature, tandis que la peine intervient quand l’agir conforme à la nature est entravé, mais aussi que c’est vers eux [plaisir et peine] que se fait la remontée des affections. Or, <il n’est pas absurde de dire que> sont espèces de celles-ci le plaisir considéré comme partie et la peine considérée comme partie, par homonymie avec les genres, l’une étant une extension appliquée à ce qui se présente d’agréable, la peine une concentration appliquée à ce qui se présente de pénible. Et, à leur tour, l’intrépidité est un plaisir par attente que rien de terrible n’arrivera et que si cela arrive on s’en rendra maître ; la crainte est une peine par attente de faits terribles31. »
28Si l’on admet qu’Aspasios, dans la fin de l’excursus, se rapproche de cette théorie, on doit pourtant reconnaître qu’il assume une position différente de celle de Platon et du principal représentant du platonisme de son temps, Alcinoos. L’auteur du Didaskalikos reproduit ce qui semble être l’interprétation courante de son époque, opposant les stoïciens aux académiciens et aristotéliciens, qui définissent le plaisir et le déplaisir (ochlêsis, ὄχλησις) comme les affects fondamentaux et considèrent les autres comme des mixtes (Didaskalikos, 185, 37). Aspasios ici se contente de rappeler la doctrine d’Aristote, à savoir que la vertu éthique n’est pas étrangère aux affections et aux actions, mais aussi « que, dit-il, toute affection est suivie de plaisir et de peine ». Ainsi, selon Aspasios, il pourrait « ne pas être absurde » de diviser les affections en ces deux catégories fondamentales ; mais le texte dit uniquement que « ce qui révèle précisément que le plaisir et la peine sont les affections les plus génériques », c’est seulement le fait que la passion « s’applique de toute façon à de l’agréable ou du pénible » (45, 15-16). Ou bien, comme le dirait Aristote selon certains qu’Aspasios ne cite pas, « qu’ils accompagnent les affections à la façon dont la bonne coloration accompagne la santé et la mauvaise la maladie ».
« De même, en effet, que <le genre de> l’être vivant se divise en rationnel et irrationnel et que tout le reste des êtres vivants est soit rationnel soit irrationnel, mais qu’il n’y en a aucun issu de rationnels et irrationnels, il est vraisemblable qu’il en aille de même pour le plaisir et la peine, s’ils sont des affections génériques. C’est pourquoi certains tentent de soutenir qu’ils ne sont pas des genres et que la première distinction entre les affections n’aboutit pas à eux, mais qu’Aristote dit qu’ils accompagnent les affections à la façon dont la bonne coloration accompagne la santé et la mauvaise la maladie ; il faut donc examiner ces questions32. »
29En réalité, cette complexe construction semble être dirigée contre les stoïciens qui reconnaissent eux quatre pathê genikôtata : plaisir, peine, crainte et désir.
« Peut-être, donc, l’affection est-elle un mouvement de la part irrationnelle de l’âme sous l’effet de l’agréable ou du pénible ; car si l’affection s’ensuit, que ce soit avec la représentation, que ce soit avec la présupposition, elle s’applique de toute façon à de l’agréable ou à du pénible, ce qui révèle précisément que le plaisir et la peine sont les affections les plus génériques. Or, comme affections génériques les Stoïciens ont dit qu’il y a le plaisir et la peine, la crainte et le désir ; car, ont-ils dit, les affections proviennent par présupposition du bien et du mal, mais lorsque l’âme est mue comme dans le cas des biens qui se présentent, c’est le plaisir, et quand il s’agit de maux qui se présentent, c’est la peine. Et de nouveau quand il s’agit de biens attendus c’est le désir qui arrive, car il est l’appétit d’un bien qui se manifeste tandis que l’affection qui arrive pour des maux attendus ils disaient que c’était la crainte.
Il vaut la peine de se demander pourquoi ils [les stoïciens] ont bien pu admettre que la crainte est une affection générique, alors qu’elle est une espèce de la peine. Car la crainte est une peine dans le cas d’un mal attendu, et non pour n’importe quoi ; nous ne disons pas, en effet, craindre la pauvreté attendue, mais la crainte c’est, semble-t-il, principalement et au sens propre, lorsque l’attente porte sur des maux qui conduisent à un danger mettant en cause le salut. Quant à l’affection opposée, ils l’ont laissée de côté, je veux dire l’intrépidité qui est une sorte d’attente dans l’idée que rien de mal ne pourra advenir, ou bien que même s’il advient on l’emportera. En effet, l’intrépidité advient sous l’effet d’une telle présupposition, sans que l’affection soit l’attente elle-même, mais le mouvement qui s’ensuit dans la raison33. »
30Il me semble que ce débat complexe où Aspasios fait intervenir les aristotéliciens précédents Andronicos, Boéthos, etc. se révèle le débat de la période34 : peut-on extirper les passions de l’âme ou bien doit-on recourir à la métriopathie comme le Plutarque du De virtute morali ?
31Aspasios ne recourt jamais au terme métriopathie, mais il se montre partisan de la modération des affects, même si toutes les affections n’admettent pas une moyenne, la mesotês dont Plutarque est partisan. Pour lui, il s’agit surtout d’atteindre un équilibre (summetria) entre raison et passion. Selon lui, la moyenne ne s’identifie pas avec l’apatheia (ἀπάθεια) ni avec analgêsia (ἀναλγησία) mais choisit le juste milieu entre plaisir et peine, qui représentent les catégories les plus élevées du pathos.
32Or, cette réévaluation du rôle de la passion dans la définition de la vertu ne remonte pas à Aristote ni à Théophraste. Dans les Éthiques, en effet, Aristote n’offre pas de discours général sur les passions. Il mentionne plaisir et peine simplement parce que, dans son éthique et sa politique, ils ont une certaine importance.
33Dans le texte de la Rhétorique (1378a19-20), on ne saurait non plus voir une définition des affections. Il s’agit comme on l’a vu d’une tentative pour décrire un groupe d’affections qui sont mises à contribution par les discours des orateurs (1356a14-16).
34Ainsi il n’est pas vraisemblable, selon les spécialistes, qu’Aristote ou Théophraste lui-même aient donné une définition générale du pathos. Il ressort donc de l’excursus que les tentatives de définition sont dues aux péripatéticiens postérieurs comme l’indique Aspasios, et l’on est en droit de penser qu’ils réagissaient ainsi au dogme chrysippéen de l’apathie. Contre cette doctrine Aspasios démontre qu’il est possible de « mettre en ordre » l’élément affectif de l’âme dans une summetria des affections.
⁂
35On pourrait se demander si au-delà des considérations assez scolaires du commentaire d’Aspasios, la connaissance d’Aristote pouvait aider leurs contemporains, les Anciens, à surmonter par exemple le sentiment de peur, et donc revenir à l’éthique. Au lecteur des Éthiques qui se demande comment atteindre le bien moral sachant qu’il se trouve dans la fameuse moyenne vertueuse, et, dans le cas de la peur, dans cette moyenne qu’est le courage entre lâcheté et témérité, Aristote renverra à des descriptions du courage, du fait que la vertu et le vice ne sont reconnaissables que dans des formes particulières et dans l’action, donc en tenant compte des singularités de chaque individu et des circonstances où il se trouve. « Le philosophe peut donc montrer en général ce qu’est le courage » comme l’écrit Richard Bodéüs :
« une moyenne entre lâcheté et intrépidité ; il peut montrer que le courage est un bien : ce que vise un caractère équilibré dans les dangers mortels de la guerre alors que le lâche fuit tout et le téméraire ne craint rien. Mais enfin au bout du compte, le philosophe ne peut dire, après délibération, ce qu’il faut exécuter pour être courageux dans les périls ; si le philosophe peut montrer pourquoi le courage en tant que médiété semble valoir mieux que la lâcheté ou la témérité, il est impuissant par l’enseignement à faire désirer ce juste milieu et fuir les excès. Autrement dit, l’enseignement philosophique n’enseigne pas à redresser celui que le caractère incline aux extrêmes35 ».
Notes de bas de page
1 Diogène Laërce, VII, 116.
2 C’est Cicéron qui fit principalement connaître les théories stoïciennes sur les passions dans ses fameuses Tusculanes, en particulier au livre IV.
3 J. Brunschwig, Études sur les philosophies hellénistiques. Épicurisme, stoïcisme, scepticisme, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 178.
4 B. Besnier, « Aristote et les passions », dans B. Besnier, P.-F. Moreau et L. Renault (dir.), Les Passions antiques et médiévales, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 29-94.
5 G. Bonasio, « Passions tragiques : la pitié et la crainte par rapport à la catharsis chez Aristote », Doctorales (Revue LLA-SHS des étudiants des ED58 et ED60 de Montpellier), 2, 2015, [http://www.msh-m.fr/le-numerique/edition-en-ligne/doctorales/les-numeros/passion-s-transports-sublimation/article/passions-tragiques-la-pitie-et-la-crainte] (erreur en 2023).
6 M. Patera, « Reflections on the Discourse of Fear in Greek Sources », dans A. Chaniotis et P. Ducrey (dir.), Unveiling Emotions, t. II : Emotions in Greece and Rome: Texts, Images, Material Culture, Stuttgart, Franz Steiner, 2013, p. 109-134, 117 n. 47 ; sur le rapprochement entre Aristote, Rhétorique, II, 5 et les stoïciens, outre les ouvrages cités dans cette contribution, voir B. Besnier, art. cité, p. 31-32.
7 Au sujet de cet excursus, voir B. Pérez-Jean, « Aspasios et les passions suprêmes », dans A. Balansard, G. Dorival et M. Loubet (dir.), Prolongements et renouvellements de la tradition classique, Études réunies en l’honneur de Didier Pralon, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2011, p. 59-75.
8 B. Besnier, art. cité, p. 82.
9 M. E. G. Xanthou, « Metus hostilis : configurations rhétoriques de la peur chez Isocrate et Démosthène », dans ce volume.
10 Cf. Aristote, Rhétorique, I, 9.
11 Aristote, Rhétorique, II, 1, 1378a7-24 (trad. P. Chiron).
12 Aristote, Rhétorique, II, 1, 1378a25-26 (trad. M. Dufour) : ἔστι δὲ τὰ πάθη δι’ ὅσα μεταβάλλοντες διαφέρουσι πρὸς τὰς κρίσεις οἷς ἕπεται λύπη καὶ ἡδονή, οἷον ὀργὴ ἔλεος φόβος καὶ ὅσα ἄλλα τοιαῦτα, καὶ τὰ τούτοις ἐναντία.
13 C. Viano, « Les passions comme causes dans la Rhétorique d’Aristote : mobiles de l’action et instruments de la persuasion », AncPhil, 4/1, 2010, p. 1-31.
14 B. Besnier, art. cité, p. 44-45 compare De anima et De motu animalium à propos du processus psychophysiologique du pathos.
15 Aristote, De l’âme, 403a16-28 (trad. E. Barbotin).
16 C. Viano, art. cité, p. 20.
17 Ibid. ; voir le premier chapitre du livre d’E. Garver, Confronting Aristotle’s Ethics, Chicago, University of Chicago Press, 2006.
18 Cf. B. Besnier, art. cité, p. 81.
19 C. Viano, art. cité, p. 19.
20 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1105b21-23 (trad. R. Bodéüs).
21 B. Besnier et E. Garver se complètent parfaitement sur ce point.
22 Aristote, Rhétorique, II, 5, 1382a21-33 (trad. P. Chiron).
23 Passage que F. Becchi, à la suite de Paul Moraux, a analysé sous le titre : la vertu éthique comme « synergie » et « co-implication » de raison et d’affection (F. Becchi, « Aspasio, Commentatore di Aristotele », dans W. Haase et H. Temporini [dir.], ANRW, II/36/7, Nachtrag zu Band 36/2, Berlin/New York, De Gruyter, 1994, p. 5365-5396).
24 Aspasios, Aspasii in Ethica Nicomachea commentaria, 42-43 (trad. B. Pérez-Jean).
25 Καὶ πολλὰ συνῳκειῶσθαι τοῖς πάθεσιν ἡ τοῦ ἤθους ἀρετή.
26 Περὶ ἡδονὰς γὰρ καὶ λύπας ἐστὶν ἡ ἠθικὴ ἀρετή.
27 R. Hanquet, Aspasios, sa vie, son œuvre, sa pensée, thèse dactylographiée, Louvain, 1945.
28 M. Pohlenz, Die Stoa, Geschichte einer geistigen Bewegung, t. II : Erläuterungen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 19724 (1955), p. 175 ; P. Donini, Tre studie sull’aristotelismo nel ii s. d.C., Turin, Paravia, 1974, p. 65-125.
29 P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronicus bis Alexander von Aphrodisias, t. II, Berlin/New York, De Gruyter, 1984 ; H. B. Gottschalk, « Aristotelian Philosophy in the Roman World from the Time of Cicero to the End of the Second Century AD », dans W. Haase et H. Temporini (dir.), ANRW, II/36/2, Berlin/New York, De Gruyter, 1987, p. 1079-1174, 1162.
30 R. Sorabji, « Aspasius on Emotion », dans A. Alberti et R. Sharples (dir.), Aspasius. The Earliest Extant Commentary on Aristotle’s Ethics, Berlin/New York, De Gruyter, 1999, p. 103-104.
31 Aspasios, Aspasii in Ethica Nicomachea commentaria, 43 (trad. B. Pérez-Jean).
32 Ibid., 44 (trad. B. Pérez-Jean).
33 Ibid., 45 (trad. B. Pérez-Jean).
34 Sur ce texte, voir désormais D. Lefebvre, « Les fragments éthiques de Boéthos de Sidon », dans R. Chiaradonna et M. Rashed (dir.), Boéthos de Sidon – Exégète d’Aristote et philosophe, Berlin/Boston, De Gruyter, 2020, p. 403-482, en particulier p. 413-418.
35 R. Bodéüs, Aristote, Paris, Vrin, 2002, p. 199.
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