Conclusion générale
p. 173-184
Texte intégral
1Pendant les deux années et plus que dura la rédaction de cet ouvrage, son auteur a eu le plaisir de lire deux biographies extrêmement fouillées, minutieuses et documentées sur deux géants de l’histoire britannique moderne : le cardinal John Henry Newman1 et Sir Winston Churchill2.
2Ces deux biographies, par leur exhaustivité – chacune d’entre elles fait plus de 750 pages – n’ont pas été à proprement parler des modèles, mais ont néanmoins été riches d’enseignements et de réflexions.
3Sans aller jusqu’à dire que tout opposait Sir W. Churchill et le désormais saint John Henry Newman3, les différences entre les deux hommes sautent aux yeux entre d’un côté un homme d’Église profondément attiré par la vie monastique (voire même érémitique) et la recherche de l’érudition qui notait à la fin de sa vie, s’adressant à son évêque : « Je suis resté toute ma vie entre quatre murs, alors que vous avez livré bataille dans le monde pour l’Église4 », et, de l’autre, un homme politique de premier plan – député à 28 ans, ministre d’État (Cabinet Minister) à 335 et finalement Premier ministre pendant deux mandats de huit ans et demi cumulés –, combattant de deux guerres dont une mondiale6, et récipiendaire du prix Nobel de littérature en 19537. Autre différence de taille entre les deux Britanniques : l’égocentrisme de l’homme d’État qui l’amena à dire un jour à une de ses amies que « nous sommes tous des vers. Mais je crois vraiment que moi, je suis un ver luisant8 ». Il est impossible d’imaginer John Henry Newman faire la même déclaration, en dépit d’une personnalité charismatique qui lui attacha la fidélité, l’admiration et l’affection d’un grand nombre de personnes, tant de son vivant qu’après sa mort.
4Toutefois, ces deux figures de l’histoire britannique avaient en commun une même vocation au service de leur pays, et même de l’humanité. Ils avaient tous deux une grande conscience de la spécificité de leur pays, et servir le Royaume-Uni – ou plutôt l’Angleterre, comme l’appelaient les hommes des leurs époques respectives – était pour eux une tâche et une responsabilité d’une grande noblesse. Dans un sermon prêché pour l’installation du premier évêque catholique romain de Birmingham, William Bernard Ullathorne, en octobre 1850, John Henry Newman ne craignait ainsi pas de parler de
« [c]e grand peuple parmi lequel nous vivons, du sang duquel nous venons, et qui a toujours, sous les habitudes de ces derniers siècles [c’est-à-dire depuis la Réforme henricienne], les rudiments de cette foi par laquelle, au commencement, il était né à nouveau de Dieu : qui toujours, malgré la perte des dons célestes, conserve l’amour de la justice, un maintien viril et la tendresse du cœur que Grégoire9 voyait jusque dans leurs visages10 ».
5On retrouve la même conscience du caractère particulier du Royaume-Uni chez Samuel Wilberforce, comme l’auteur espère l’avoir montré dans cet ouvrage. De par son tempérament, l’époque à laquelle il vivait et les fonctions qu’il fut amené à exercer, Samuel Wilberforce se trouva au confluent des sphères d’activités de ses deux compatriotes que j’ai mentionnés.
6Étant l’un des chefs d’une Église chrétienne en pleine restructuration, il ne ménagea pas ses efforts pour que celle-ci soit en mesure d’accompagner spirituellement et humainement de façon pertinente une société britannique bousculée par des changements économiques, industriels, sociaux et même philosophiques (avec les découvertes de Darwin et la nouvelle critique biblique). Membre pendant vingt-huit ans de la chambre haute d’un pays qui devint la première puissance mondiale dans la deuxième moitié du xixe siècle, il parla souvent haut et fort sur les grandes questions du moment, qu’il s’agisse de l’esclavage et de la traite des Noirs11, de l’éducation ou de ce qu’on appellerait aujourd’hui la laïcité.
7Toutefois, établir une telle démarcation entre les deux facettes de l’activité publique de Samuel Wilberforce revient en réalité à opérer un distinguo aussi artificiel que de tenter de séparer la lumière et la chaleur du Soleil12. Les effets et les manifestations de ces deux phénomènes physiques peuvent paraître distincts, ils ne sont jamais que deux fruits indissociables d’un même feu. Alors qu’il était encore adolescent, Samuel Wilberforce fut irrémédiablement touché par le feu de la parole du Dieu chrétien, et il ne cessa d’en témoigner et de porter partout cette flamme. Comme John Wesley (1703-1791), fondateur du mouvement méthodiste au siècle précédent, il aurait pu se décrire comme « un tison arraché à l’incendie13 ». Évêque d’une confession qui était alors l’Église d’État en Angleterre, au pays de Galles et (jusqu’au 31 décembre 1870, un peu moins de trois ans avant sa mort) en Irlande, il ne faisait pas de distinction concernant les sphères où s’exerçait son activité d’homme au service de la communauté au sein de laquelle il avait été placé.
8Il ne paraît donc pas abusif de dire que Samuel Wilberforce réalisa la synthèse de certains traits de Sir Winston Churchill et de saint John Henry Newman, même si la postérité de ces derniers est manifestement plus importante que celle du premier en ce début de xxie siècle.
9Écrivant en 1995 son excellente biographie de W. E. Gladstone, Roy Jenkins ne pouvait pas ne pas y évoquer S. Wilberforce. Dans le paragraphe consacré à la mort de ce dernier, le chancelier de l’université d’Oxford notait :
« Mais quelle extraordinaire vignette de l’existence victorienne nous offre cette conjonction d’événements. Le plus éminent évêque du pays (et l’éminence épiscopale avait alors beaucoup plus de poids) était mort un samedi soir sur une route de campagne qu’il avait empruntée à cheval depuis la gare de chemin de fer, en compagnie du ministre des Affaires étrangères [le 2e comte Granville] pour aller dîner avec le Premier ministre [W. E. Gladstone]. Même la presse dominicale de cette fin de vingtième siècle se serait sentie obligée de donner à cette tragédie priorité sur leurs scandales favoris de la semaine14. »
10La mort de celui qu’on appelait « le grand diocésain15 » frappa en effet ses contemporains. La quasi-totalité de la presse britannique du lundi suivant regretta à l’unisson cette disparition brutale16 d’un homme d’à peine 68 ans. The Times, ainsi, nota :
« [I]l était très apprécié en société, et très aimé, aussi bien comme archidiacre que comme évêque, par tous ses prêtres, à l’exception des extrémistes des deux bords ou partis. Tout ce qu’il entreprenait, il le faisait avec élégance et aisance, et surtout, avec un enthousiasme qui se révélait contagieux. Comme orateur, en public, il eut peu de rivaux. […] C’était un travailleur infatigable, et il ignorait ce que signifiait prendre du repos. Dans la gestion de deux diocèses très importants, il montra des compétences d’administrateur, et une énergie à titre personnel, qu’on ne voit pas souvent parmi les membres de l’épiscopat.
Son éloquence n’était jamais sans résultats. Elle brillait aussi bien dans ses mandements pastoraux, que dans ses homélies lors des confirmations – qu’elles s’adressassent à des garçons d’Eton ou aux garçons et aux filles des écoles de villages campagnards – ou dans ces exhortations prononcées dans la chapelle de Cuddesdon qui élevaient l’âme des candidats aux ordres sacrés17. »
11Reginald Garton Wilberforce note que le doyen de l’abbaye de Westminster, Arthur Penrhyn Stanley18, lui écrivit en évoquant la possibilité d’inhumer l’évêque défunt au sein de cette prestigieuse enceinte, l’équivalent du Panthéon pour les Français, mais sans le lui proposer formellement19. Lorsque le maire et le conseil municipal de Winchester suggérèrent en revanche explicitement que Samuel Wilberforce soit enterré en grande pompe dans la cathédrale, sa famille refusa au motif que ce dernier avait régulièrement exprimé son désir de reposer aux côtés de son épouse dans leur propriété familiale de Lavington20. Ainsi fut donc fait, et « un nombre de personnes considérable » (« a considerable number of persons21 ») se rendit à son enterrement. Pas moins de deux archevêques (ceux d’Armagh et de Dublin), six évêques et trois comtes22 y assistèrent ; la reine et son fils, le futur Édouard VII, ainsi que l’archevêque de Cantorbéry, se faisant pour leur part représenter. Un train spécial avait été affrété au départ de la gare de Victoria et amena sur place deux cent cinquante personnes, mais pas le comte Granville ni W. E. Gladstone, qui l’avaient raté23.
12Bien que S. Wilberforce ne repose donc pas à l’abbaye de Westminster – où son propre père avait été enterré trente-six ans plus tôt24 –, le doyen Stanley ne lui en consacra pas moins dans cette enceinte un sermon le dimanche suivant l’annonce de sa mort, le 27 juillet 1873 ; citant à son propos l’Évangile de Luc (12, 37-38) : « Heureux ces serviteurs que le maître en arrivant trouvera en train de veiller ! […] Qu’il vienne à la deuxième ou à la troisième veille, s’il trouve les choses ainsi, heureux seront-ils25 ! »
13Nous voici donc arrivés à la péroraison de cet ouvrage. Les premières pages y attiraient l’attention du lecteur sur le peu de notoriété dont jouit Samuel Wilberforce en France. J’ai l’espoir que la présente biographie contribuera à faire connaître, même dans un cercle restreint, cette figure dynamique d’une Église qui ne l’était – et ne l’est – pas moins. Dans la première moitié du xixe siècle, comme à de nombreuses reprises au cours de l’histoire, des Cassandre proclamaient que le déclin de l’Église d’Angleterre était inévitable. Les prophètes de malheur ne manquaient du reste pas de signes prétendument annonciateurs à mettre en avant comme précurseurs de ce déclin. L’Église d’Angleterre était, selon eux, incapable de s’adapter aux mutations de la révolution industrielle, incapable de se dégager de l’étouffante étreinte d’une structure étatique qui ne voulait plus y voir qu’un commode instrument de contrôle social et moral, ou encore trop intimement liée à une aristocratie qui était en train de perdre lentement mais sûrement son emprise sur le pouvoir politique face aux clameurs demandant plus de démocratie. Enfin, l’Église établie, toujours selon elles, ne témoignait plus d’aucune ferveur ni d’aucun enthousiasme pour la bonne nouvelle de Jésus de Nazareth dont l’Évangile de Jean écrit pourtant qu’elle libère l’homme26. Cette ferveur et cet enthousiasme paraissaient à beaucoup avoir déserté les églises anglicanes27 pour se replier dans les confessions évangéliques, à commencer par les méthodistes28.
14Mais, finalement, on l’a vu dans les chapitres qui précèdent, l’Église d’Angleterre ne s’effondra pas et connut au contraire une mutation qui la vit redécouvrir ses responsabilités pastorales et son devoir de témoigner, dans un monde changeant, de la permanence et de la pertinence des valeurs dont elle est porteuse.
15À bien des égards, les changements décrits dans cet ouvrage, tandis que l’Église d’Angleterre émergeait péniblement du xviiie siècle pour progresser vers le xxe siècle, rappellent un apologue conté par le cardinal Joseph Ratzinger en l’an 2000 :
« Vous connaissez sans doute cette histoire d’un juif du Moyen Âge qui, au cours d’un voyage, passait à la cour papale et qui devint catholique. À son retour, un connaisseur de la cour papale lui pose cette question : “Ne t’es-tu pas rendu compte de tout ce qui se passe là-bas ? Oui, dit-il, j’ai tout vu, toutes ces choses scandaleuses, tout ! Et malgré cela tu es devenu catholique ?, dit l’autre, c’est un non-sens.” Le juif lui répondit alors : “C’est précisément à cause de cela que je suis devenu catholique. Car si l’Église continue à subsister, c’est vraiment que quelqu’un d’autre la maintient29 !” »
16Il ne fait guère de doute que Samuel Wilberforce aurait dit amen à ces paroles. Il croyait de tout son être que, si le Temple tombait, une personne pouvait le relever30 ; et il avait consacré sa vie à cette personne, un être plus grand que lui qu’il voyait à l’œuvre dans le royaume où il vivait, les paroisses qu’il animait ainsi que dans les églises et les cathédrales où il officiait. Cette foi animait toute son action, en privé ou en public, au Parlement comme dans ses deux diocèses successifs, et c’est là qu’il puisait l’énergie et la motivation d’aider son Église à continuer à parler aux hommes et aux femmes dans un monde changeant où d’autres perdirent pied.
17Toujours en l’an 2000, le cardinal Joseph Ratzinger rapportait une autre anecdote, sans doute également apocryphe : « On rapporte aussi que Napoléon dit un jour qu’il détruirait l’Église. Là-dessus, un cardinal lui répliqua : “Même nous, nous n’avons pas réussi à le faire31 !” »
18Samuel Wilberforce avait visiblement conscience des lourdeurs et des failles de son Église, notamment dans le rapport que cette dernière entretenait avec l’État. Son engagement et son rôle moteur en faveur du renouveau effectif de la convocation de la province de Cantorbéry, afin que l’Église d’Angleterre retrouve une voix indépendante, et que celle-ci résonne dans les couloirs du pouvoir – comme la voix du « grand diocésain » résonnait dans le palais de Westminster qui abrite le Parlement britannique – en portent témoignage, tout comme son implication personnelle et infatigable au service du clergé et des fidèles des diocèses d’Oxford et de Winchester.
19Je signalais encore, dans les pages d’ouverture de cette biographie, que la postérité de Samuel Wilberforce repose en grande partie, quelque cent soixante ans après son décès brutal, sur sa participation au débat de juin 1860 sur les théories de C. Darwin. Au vu de la réalité, telle qu’on peut l’établir, des paroles probablement effectivement prononcées ce jour-là, on peut trouver ingrat que l’histoire ait véhiculé avec tant de succès cette image infondée d’un prélat méprisant et obtus pétri de certitude et aveugle à une telle avancée scientifique en même temps que philosophique. Il s’agit là, pour les valeurs que défendait Samuel Wilberforce, d’un puissant contre-témoignage. L’actuel évêque d’Oxford, Steven Croft32, confiait ainsi, en juin 2019, à l’auteur du présent ouvrage qu’il n’avait découvert que deux ans auparavant la réalité sur les arguments échangés lors de ce débat33. Le treizième successeur de S. Wilberforce mentionna d’ailleurs à cette occasion sa satisfaction que le diocèse d’Oxford continue à s’impliquer dans les débats scientifiques de par son investissement personnel dans la commission spéciale parlementaire sur l’intelligence artificielle (qui a siégé de juillet 2017 à avril 2018)34, ainsi que dans la recherche universitaire sur le réchauffement climatique35.
20Bien sûr, tout n’est pas transposable de nos jours dans la présentation faite ici de l’action de Samuel Wilberforce. Son refus de couper le cordon ombilical qui unit encore aujourd’hui l’Église d’Angleterre et les institutions étatiques britanniques – et qui l’amena à déplorer les jugements du comité judiciaire du conseil privé, tout en pensant que les évêques de l’Église établie devaient continuer à y être représentés – nous paraît paradoxal et, pour tout dire, incompréhensible. Obsolète aussi nous paraît la conviction qu’il exprima maintes fois que c’était exclusivement à l’Église d’Angleterre que revenait la tâche cruciale d’éduquer la Nation.
21Tout cela étant dit, j’espère néanmoins que le lecteur aura trouvé et trouvera dans cette biographie des leçons, ou des éléments de réflexion, pour la femme et l’homme du xxie siècle. L’énergie et la pugnacité que Samuel Wilberforce déployait – même au service de causes qui peuvent paraître désormais surannées ou peu judicieuses – témoignaient de qualités dont l’apôtre Paul écrit qu’elles relèvent des fruits de l’Esprit saint : l’amour, la joie, la paix, la patience, la bienveillance, la maîtrise de soi36. C’est cet Esprit, dont le trentième évêque d’Oxford croyait qu’il était descendu sur lui lorsqu’il avait été confirmé puis ordonné, qui lui permettait de porter un regard animé par des valeurs humanistes dans un monde pas si différent que cela de notre société en pleine mutation.
22J’ai eu l’opportunité, en juin 2019, de rencontrer l’évêque d’Oxford, Steven Croft, afin d’évoquer le présent ouvrage alors en cours de rédaction, et de discuter avec lui de l’héritage de Samuel Wilberforce dans le diocèse qu’il avait quitté 150 ans auparavant. La conversation tourna beaucoup autour de l’éducation : on a vu que c’était là un sujet qui tenait particulièrement à cœur au 30e évêque d’Oxford, et son successeur exprima ce jour-là sa certitude que ce serait sans doute là un motif de fierté pour Samuel Wilberforce, s’il revenait à notre époque, de voir que le diocèse continuait à accorder une grande importance à ce champ d’activité37. Pour Steven Croft, c’était là un rôle primordial de l’Église dont il a la charge que d’offrir « une excellente éducation dans le cadre des valeurs chrétiennes. Ce n’est pas simplement répandre la foi38 ». Cette responsabilité de l’Église d’Angleterre est particulièrement importante dans son diocèse puisque, fit-il remarquer, ce dernier ne comptait pas moins de 283 écoles anglicanes39, soit plus qu’aucun autre des 42 diocèses des provinces de Cantorbéry et d’York. Steven Croft insista sur le fait que ces écoles accueillaient des enfants de toutes origines sociales ou religieuses, par opposition aux écoles catholiques romaines, écoles confessionnelles (« faith schools ») où la foi est l’un des critères d’admission40.
23La conversation passa ensuite sur le thème de la science. L’auteur évoqua la question de l’intelligence artificielle, étant donné que le 43e évêque d’Oxford fut l’un des treize membres – et le seul ecclésiastique – de la commission parlementaire sur le sujet mentionnée plus haut. Steven Croft s’anima alors pour parler de ce qui constituait, selon lui, le grand sujet des années à venir. Il nota l’importance pour l’Europe de formuler une position équilibrée : « La vision européenne, avec ses valeurs judéo-chrétiennes, est vraiment importante pour le monde41 » ; étant entendu que, toujours selon l’évêque, celle-ci doit se situer entre d’une part la Silicon Valley et ses tendances libertariennes « qui ont provoqué un retour de bâton42 » et l’approche chinoise qui compte l’utiliser pour asseoir sa dictature. Il conclut cette partie de l’entretien en notant malicieusement que ces questions devaient être tranchées « avant que les robots de Terminator ne viennent nous tuer43 ».
24La pertinence des propos de Steven Croft fut démontrée deux jours après cet entretien. La presse se fit en effet largement l’écho du fait qu’un magnat de la finance américain, Stephen A. Schwarzman, avait décidé de faire un don de 150 millions de livres sterling (soit environ 170 millions d’euros) à l’université d’Oxford afin que celle-ci crée un nouveau centre de recherches en sciences humaines pour réfléchir aux questions éthiques soulevées par l’intelligence artificielle. Le milliardaire motiva son geste par le fait que « c’est l’une des grandes questions de notre époque44 », mais que, cependant,
« en ce moment, la plupart des États sont totalement pris au dépourvu face à ça. Et comment pourrait-il en être autrement ? C’est un genre de technologie complètement inédit. Ils vont devoir s’appuyer sur de grandes universités comme Oxford, et d’autres à travers le monde, dont la spécialité est de les aider à mener à terme une réflexion sur ce sujet45 ».
25Faisant étrangement écho aux propos de l’évêque d’Oxford, le quotidien britannique The Independent analysait cette donation – la plus importante depuis la Renaissance, d’après l’université46 – comme motivée par le besoin d’« aider à arrêter la destruction de l’humanité par l’IA47 ».
26Cette question de l’intelligence artificielle montre, si l’on pouvait encore en douter, à quel point notre monde a changé depuis la mort brutale de Samuel Wilberforce. Nul doute que, s’il revenait à Oxford de nos jours, il trouverait bien sûr son diocèse changé au-delà de tout ce qu’il aurait pu imaginer.
27Que penserait-il en voyant qu’en 2017 environ 30 % des prêtres de l’Église d’Angleterre étaient des femmes48, et ce aussi bien nationalement que dans le diocèse d’Oxford49 ? Cette même année, les femmes constituaient presque la moitié (47 %) des ordinands anglicans en Angleterre50. La décision de l’Église établie d’autoriser l’ordination des femmes au diaconat (1986), au sacerdoce (1992)51 puis à l’épiscopat (2006)52 l’aurait sans doute beaucoup étonné, mais on peut imaginer qu’il en aurait probablement été de même pour la quasi-totalité des décideurs politiques et religieux de l’époque victorienne, sachant que les femmes n’avaient alors même pas le droit de vote, et ne devaient l’acquérir que quarante-cinq ans après la mort de Samuel Wilberforce53. Ce dernier n’a pas laissé d’écrits consacrés aux femmes ou à la condition féminine, et l’on est en droit de penser que ce simple fait démontre qu’il estimait certainement que la sphère domestique était le domaine légitime de la femme. C’était du reste là l’opinion de la majorité de ses contemporains, à commencer par la reine Victoria elle-même qui écrivait en 1852 à son oncle, le roi Léopold Ier des Belges :
« Albert développe un goût chaque jour de plus en plus prononcé pour la politique et les affaires, et c’est merveilleux à quel point il est fait pour l’une et pour l’autre – quelle perspicacité, et quel courage – et à moi, elles déplaisent chaque jour de plus en plus. Nous les femmes ne sommes pas conçues pour gouverner – et, si nous sommes des femmes dignes de ce nom, ces occupations masculines doivent nous déplaire54. »
28Quelle serait la réaction de Samuel Wilberforce face aux avancées technologiques réalisées depuis 1873 ? Et notamment, que dirait-il face au coût écologique et sanitaire de ces avancées ? Comme beaucoup de victoriens, il croyait certainement que le progrès technique pouvait se poursuivre indéfiniment, et ce sans dommage pour cette nature qu’il aimait tant observer et à l’étude de laquelle il consacrait ses rares moments de liberté. Très rares furent ceux qui, comme le colonel Richard Watkins Burton (1868-1963), avaient conscience des dommages causés par l’homme à l’environnement : ce spécialiste de la chasse au tigre en Inde s’aperçut à quel point la population de ces animaux avait diminué et devint alors un partisan acharné de la défense de la nature55. Au cours de ma discussion avec Steven Croft, fut mentionné le fait que Samuel Wilberforce était conscient du coût moral de la révolution industrielle, mais qu’il ne pouvait pas imaginer à quel point l’activité humaine, dans la poursuite du progrès technologique, allait endommager considérablement la terre.
29Il est certes peut-être un peu vain, voire même oiseux, de se demander ce que penserait le 30e évêque d’Oxford de tout ce qui s’est passé dans son pays et dans son Église dans le siècle et demi écoulé depuis sa mort. Les choses ont tellement changé depuis lors, que cette réflexion peut apparaître comme un jeu bien peu intéressant. J’ai toutefois la conviction que, si Samuel Wilberforce revenait parmi nous, il se réjouirait de voir que, dans son cher diocèse d’Oxford, sous l’égide de son lointain successeur – même s’il aurait peut-être préféré que son diocèse soit toujours dirigé par un anglo-catholique56 –, l’Église d’Angleterre continue d’apporter un regard chrétien sur le nouveau monde qui, en ce début du xxie siècle, « va être forgé dans la blanche chaleur de la révolution [technologique]57 ».
Notes de bas de page
1 Ian Ker, op. cit.
2 Roy Jenkins, Churchill (2001), Londres, Pan Macmillan, 2017.
3 Béatifié par Benoît XVI le 19 septembre 2010, le cardinal J. H. Newman a été canonisé le 13 octobre 2019 par le pape François, cf. Christopher Wells, « St John Henry Newman: Dedicated to the Search for Truth », Vatican News (13-10-2019), [https://www.vaticannews.va/en/church/news/2019-10/st-john-henry-newman-dedicated-to-the-search-for-truth.html], consulté le 07-05-2021.
4 « I have been indoors all my life, whilst you have battled for the Church in the world », Ian Ker, op. cit., p. 744. J. H. Newman prononça ces mots en 1887 alors qu’il prenait congé de William Bernard Ullathorne (1806-1889), qui, après avoir été missionnaire en Australie pendant neuf ans, avait été nommé évêque de Manchester en 1847.
5 Roy Jenkins, Churchill, p. 143.
6 Lieutenant de hussards en 1899 pendant la guerre des Boers, puis officier de réserve dans cette subdivision d’arme, Sir Winston Churchill passa cinq mois et demi dans des unités affectées au front en 1915-1916 comme commandant (Major) puis comme lieutenant-colonel d’active ; cf. ibid., p. 290.
7 Ibid., p. 873.
8 « We are all worms. But I do believe that I am a glow-worm », ibid., p. 137.
9 Le pape Grégoire Ier le Grand (540-604) qui envoya des missionnaires évangéliser l’Angleterre actuelle dans les années 590, dont le moine Augustin († 604-609) qui fonda le diocèse de Cantorbéry après la conversion d’Ethelbert, roi du Kent (cf. entrée « Augustine, St, of Canterbury », in ODCC, p. 129, et entrée « Grégoire Ier », in Philippe Levillain [dir.], op. cit., p. 739).
10 « [T]his great people, among whom we dwell, of whose blood we come, and who have still, under the habits of these later centuries, the rudiments of that faith by which, in the beginning, they were new-born to God: who still, despite the loss of heavenly gifts, retain the love of justice, manly bearing, and tenderness of heart, which Gregory saw in their very faces », John Henry Newman, « Christ Upon the Waters » (27-10-1850), in Sermons Preached on Various Occasions (1857), 4e édition corrigée et complétée, Londres, Longmans, Green & Co., 1908, p. 161.
11 Celle-ci avait été interdite en 1807, et l’esclavage fut ensuite aboli en 1833 dans les colonies britanniques – en grande partie grâce à l’action déterminée de son propre père ; mais la question des relations à entretenir avec les pays qui avaient toujours recours à l’esclavage et/ou à la traite des Noirs, restait un sujet brûlant, notamment pendant le deuxième tiers du xixe siècle.
12 Pour reprendre une image utilisée par Jean Calvin dans l’Institution de la religion chrétienne (livre III, chapitre 11), cf. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne (1531), Brême, Herman Brauer le Jeune, 1713, p. 531.
13 Cf. Amos 4, 11 et Zacharie 3, 2. Cette expression est souvent rendue en anglais par « brand plucked out of the burning » ou « … out of the fire ».
14 « But what an extraordinary vignette of Victorian life is provided by this confluence of events. The country’s most eminent bishop (and episcopal eminence then counted for much more) had been killed on a Saturday evening riding up a country lane from a railway station with the Foreign Secretary to dine with the Prime Minister. Even late-twentieth-century Sunday newspapers might have felt compelled to give the tragedy priority over their pet scandal of the week », Roy Jenkins, Gladstone, op. cit., p. 373.
15 « The great diocesan », cf. ibid., p. 19. Voir aussi Noel Annan, Leslie Stephen (1951), 2e édition revue et augmentée, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1984, p. 207.
16 Reginald Garton Wilberforce, op. cit., vol. 3, p. 429.
17 « [H]e was most popular in society, and beloved, both as Archdeacon and Bishop, by all his clergy, except the extreme men of either side or party. Whatever he undertook he did with grace and ease, and, above all, with a heartiness which proved contagious. As a platform orator, he has rarely been equalled […]. He was indefatigable in work, and never knew what it was to take rest. In the management of two very important dioceses he showed administrative ability, and an energy of personal character which does not often display on the Episcopal bench. His was an eloquence which never failed. It shone equally in his pastoral charges, in his confirmation addresses, whether to Eton boys or to the boys and girls of country village schools, and in those spirit-stirring appeals which he would deliver in Cuddesdon Chapel to the candidates for holy orders », « Death of the Bishop of Winchester », The Times, 21-07-1873, p. 10.
18 A. P. Stanley (1815-1881) fut entre autres titulaire de la chaire royale d’histoire de l’Église (Regius Professor of Ecclesiastical History) à Oxford (1856-1864) puis doyen de l’abbaye de Westminster jusqu’à sa mort. Il appartenait à la branche latitudinaire (« Broad Church ») de l’Église d’Angleterre (entrée « Stanley, Arthur Penrhyn », in ODNB, [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1093/ref:odnb/26259], consulté le 06-05-2019) et avait profondément choqué S. Wilberforce lorsqu’en 1870 il avait proposé à un pasteur unitarien, Vance Smith, de communier dans l’abbaye de Westminster (Reginald Garton Wilberforce, op. cit., vol. 3, p. 351-352). Les deux hommes semblaient pourtant bien s’entendre, comme le montre la lettre enjouée qu’avait écrite A. P. Stanley en 1872 au sujet d’une confirmation à laquelle il avait invité l’évêque (ibid., vol. 3, p. 250).
19 Ibid., vol. 3, p. 428.
20 Ibid., p. 428.
21 The Guardian, no 1443 (30-07-1873), p. 1.
22 Ibid., p. 1.
23 Ibid., p. 1.
24 Entrée « Wilberforce, William », in ODNB, [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1093/ref:odnb/29386], consulté le 08-06-2019.
25 A. P. Stanley, « Fallen in the Midst of the Battle », s. l. s. n., [1873].
26 « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ; vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libre » (Jean 8, 31-32).
27 Claude-Jean Bertrand, Le Méthodisme, Paris, Librairie Armand Colin, 1971, p. 17.
28 Voir pour un jugement contemporain (rapporté a posteriori) : Samuel L. Thorne, William O’Bryan, Founder of the Bible Christians: The Man and his Work (1878), 2e édition, Plymouth, J. C. Holland, 1888, p. 17.
29 Joseph Ratzinger (Benoît XVI), Voici quel est notre Dieu. Croire et vivre aujourd’hui (2000), Paris, Plon/MamE, 2001, p. 43.
30 Cf. Jean 2, 19 : « Jésus leur répondit : détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai. »
31 Joseph Ratzinger (Benoît XVI), op. cit., p. 43.
32 Steven Croft (1957-) a été nommé 43e évêque d’Oxford en 2016 après avoir été précédemment évêque de Sheffield (2009-2016). Il est membre de la Chambre des lords depuis le 14-10-2013.
33 Entretien avec l’auteur, 17 juin 2019.
34 Voir le site de la Chambre des lords, [https://www.parliament.uk/business/committees/committees-a-z/lords-select/ai-committee/] (erreur en 2023), consulté le 19 juin 2019.
35 Voir notamment le débat organisé au muséum d’histoire naturelle d’Oxford le 31 août 2017 sur les lieux mêmes du débat Huxley/Wilberforce, [https://ecbi.org/news/we-meet-again-proceedings], consulté le 19 juin 2019.
36 Voir Galates 5, 22-23.
37 Entretien avec l’auteur, 17 juin 2019.
38 « [E]xcellent education within the framework of Christian education. Not simply propagating the faith », entretien avec l’auteur, 17 juin 2019.
39 La population du diocèse était d’environ 2,2 millions de personnes en 2014, dont toutes, bien sûr, ne sont pas anglicanes, [https://www.oxford.anglican.org/wp-content/uploads/2016/01/Diocesan-Profile-and-overview-22-Jan-2016.pdf] (erreur en 2023), consulté le 24 juin 2019.
40 Voir le site du gouvernement britannique, [https://www.gov.uk/schools-admissions/admissions-criteria], consulté le 24 juin 2019.
41 « The European vision, with Judaeo-Christian values, is really significant for the world », entretien avec l’auteur, 17 juin 2019.
42 « There’s been a backlash », entretien avec l’auteur, 17 juin 2019.
43 « Before the Terminator robots come to kill us », entretien avec l’auteur, 17 juin 2019.
44 « [T]his is one of the major issues of our age », « Trump-Supporting Billionaire Gives Oxford University £150m to Help Stop AI Destroying Humanity », The Independent Online, 19 juin 2019, [https://www.independent.co.uk/news/education/education-news/oxford-university-donation-stephen-schwarzman-ai-study-robots-trump-a8964731.html], consulté le 1er juillet 2019.
45 « At the moment, most governments are utterly unprepared to deal with this, and why would they be, it’s a different type of technology. They’re going to have to rely on great universities like Oxford, and others around the world who specialise in helping them think this through », cité dans « Oxford University Accepts £150m from US Private Equity Boss », BBC News Online, 19 juin 2019, [https://www.bbc.com/news/education-48681893], consulté le 1er juillet 2019.
46 « University Announces Unprecedented Investment in the Humanities » (19 juin 2019), sur le site de l’université d’Oxford, [http://www.ox.ac.uk/news/2019-06-19-university-announces-unprecedented-investment-humanities], consulté le 02-07-2019.
47 « [H]elp stop AI destroying humanity. »
48 General Synod of the Church of England, Ministry Statistics 2017, [https://www.churchofengland.org/sites/default/files/2018-08/Ministry%20Statistics%202017_final%20report_v2.pdf], p. 3, consulté le 02-07-2019.
49 Environ 28 % des prêtres du diocèse d’Oxford étaient des femmes en 2017. En revanche, la proportion n’était que d’un peu plus de 22,5 % dans celui de Winchester. Voir l’annexe « Detailed Diocesan Table » sur le site de l’Église d’Angleterre, [https://www.churchofengland.org/media/16543], consulté le 02-07-2019.
50 General Synod of the Church of England, Ministry Statistics…, p. 3.
51 General Synod of the Church of England, Women Bishops in the Church of England? A Report of the House of Bishops’ Working Party on Women in the Episcopate, Londres, Church House Publishing, 2004, p. 108.
52 « Church Vote Opens Door to Female Bishops », The Guardian, 08-07-2008, p. 2. Les dates indiquées ici renvoient à la prise de décision, pas aux premières ordinations : les premières femmes diacres furent ordonnées en 1987, les premières femmes prêtres en 1994, et la première femme évêque – Libby Lane, ordonnée évêque auxiliaire pour le diocèse de Chester – en 2015 (cf. « Libby Lane: First Female Church of England Bishop Consecrated », BBC News, 26-01-2015, [https://www.bbc.com/news/uk-politics-30974547], consulté le 09-07-2019.
53 Par le Representation of the People Act de 1918.
54 « Albert grows daily fonder and fonder of politics and business, and is so wonderfully fit for both—such perspicacity and such courage—and I grow daily to dislike them both more and more. We women are not made for governing—and if we are good women, we must dislike these masculine occupations […] », cité dans Emilie Arildsen, « Challenging or Conforming to the Norms of Victorian Society: Queen Victoria’s Stance on Women’s Social Status », Leviathan: Interdisciplinary Journal in English, no 3 (2018), p. 22.
55 Ashley Jackson, A Very Short Introduction to the British Empire, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 47-48.
56 Steven Croft fit en effet remarquer à l’auteur, avec un sourire, que son lointain prédécesseur aurait sûrement désapprouvé sa nomination : « je viens de l’autre bord, en matière de théologie » (« I come from the other side, theologically »), entretien avec l’auteur du 17-06-2019.
57 Pour reprendre une image utilisée par le Premier ministre britannique Harold Wilson (1916-1995) en 1963, alors qu’il était leader du parti travailliste et chef de l’opposition : « The Britain that is going to be forged in the white heat of this revolution », Harold Wilson, Labour’s Plan for Science, Londres, Victoria House Printing Company, 1963, p. 7. Cette phrase est souvent citée de façon erronée en substituant « technology » à « revolution ».
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