Chapitre I. Du traumatisme des origines à la rédemption scolaire
p. 13-28
Texte intégral
1« Resté peuple de cœur et de volonté, j’avais voué ma vie à cette cause de l’éducation professionnelle en qui je voyais la cause même de l’éducation populaire, l’instrument de la libération spirituelle, morale et sociale de l’ensemble des travailleurs. » C’est en ces termes, avec l’emphase qu’il affectionne parfois, qu’Hippolyte Luc revendique sa fidélité à ses origines populaires dans une lettre non datée1 qu’il écrit en décembre 1944 au président de la commission d’enquête qui doit juger son action sous le gouvernement de Vichy. Dans un mémorandum ultérieur adressé à la même instance, il est plus précis, et plus sobre : « Orphelin dès l’enfance, je dois au département de la Seine, à ses œuvres d’assistance d’avoir remplacé le père ouvrier, la mère ouvrière que la mort m’avait enlevés. » Luc dit alors la vérité, celle de l’état civil. Il est bien né le 25 avril 1883, dans le quartier de Belleville à Paris2, d’une mère « mécanicienne3 », Marguerite Clémentine Luc, et d’un père « non dénommé ». Il sera reconnu par sa mère deux ans plus tard, le 21 avril 1885, puis baptisé en décembre 1885, à l’église Saint-Joseph. C’est le décès prématuré de Clémentine4, morte de la tuberculose à trente ans, le 21 juin 1888, qui fait de lui un orphelin de cinq ans, que l’Assistance publique de la Seine confie en août de la même année à une famille rurale de l’Yonne.
Un récit familial manipulé ?
2Cette vérité des archives administratives ne semble cependant pas avoir été celle de la famille, du vivant de Luc et même longtemps après son décès. Rapporté par sa femme Maria et ses enfants, Jean et Anne-Marie, à ses petits-enfants, c’est un autre récit des origines qui semble avoir longtemps été admis par l’entourage d’Hippolyte. Selon cette légende familiale, l’enfant aurait été pris en charge par l’Assistance publique en tant qu’enfant abandonné, et non en raison du décès d’une mère célibataire. Le nom de Luc lui aurait été attribué, conformément à une vieille tradition, en référence à son recueil supposé le jour de la Saint-Luc. Selon le témoignage oral d’un autre enfant assisté, élevé par la même famille d’accueil, Paul Lapierre, Hippolyte aurait refusé le prénom d’Hippolyte parce qu’il pensait que ce n’était pas son vrai prénom, « parce qu’il était un bâtard5 ». On l’appelait « Luc », comme en témoigne le journal de son beau-père, qui n’utilise jamais le prénom d’Hippolyte et n’appelle son gendre que par son patronyme « Luc » ou son diminutif « le Lou ». Luc n’a semble-t-il donc jamais dit à sa famille la vérité sur ses origines.
3Il les connaît pourtant en partie, au moins à la fin de sa vie, puisqu’il les invoque dans l’argumentaire qu’il développe pour se justifier devant ses accusateurs. Mais ni les archives accessibles, administratives ou familiales, ni les mémoires de son beau-père6, ni les souvenirs de ses descendants, ne permettent d’établir avec certitude ce que Luc savait vraiment de ses parents. Cette question pourrait d’ailleurs n’être qu’anecdotique dans la vie d’un homme dont la trajectoire scolaire, sociale et politique jusqu’à la défaite de 1940 paraît tout à fait linéaire et cohérente. Il est très probable que l’on ait choisi de ne pas informer un enfant de cinq ans du décès de sa mère7 et qu’il ait ensuite cru que, comme la plupart des enfants de l’Assistance publique qu’il côtoyait, il avait été abandonné. Qu’on ait pris l’habitude de l’appeler Luc plutôt qu’Hippolyte n’a pas non plus nécessairement de rapport avec son éventuel souci d’effacer la « faute » d’une mère célibataire : à certaines périodes, l’Assistance publique donnait des surnoms à des enfants recueillis, même lorsque leur filiation était connue ; de plus il était alors habituel d’appeler à l’école les garçons par leur nom de famille, ils s’interpellaient la plupart du temps entre camarades de cette manière et non par leurs prénoms. Pour un enfant placé dans une famille d’accueil, il ne paraît pas non plus absurde qu’on ait préféré un nom court et aisément prononçable à un prénom de trois syllabes difficiles à réduire à un diminutif.
4Mais dès lors qu’il s’agit d’écrire et de comprendre l’histoire d’un homme dont le choix de conserver ses responsabilités pendant toute la durée de l’Occupation est contradictoire avec les convictions sociales et politiques qu’il avait affichées toute sa vie, il devient nécessaire d’éclairer au mieux les multiples dimensions de sa personnalité. Le rapport ambigu qu’il entretient avec sa filiation devient de ce point de vue un élément de compréhension de la complexité du personnage. Même si ce n’est pas déterminant, c’est une dimension psychologique qui a nécessairement des conséquences indirectes sur certains de ses choix et de ses décisions dans sa vie d’adulte.
5Ainsi, ce que Luc dit de son « père ouvrier » dans les textes qu’il rédige pour assurer sa défense montre qu’il en savait nécessairement plus long que ce que croyait sa famille. Il évoque en effet à propos de ce père, dont l’identité ne figure pas sur son état civil, sa « captivité après Sedan, en 1870 ». Or ni des recherches dans les archives de la ville de Paris et dans les archives départementales des Ardennes, ni une reconstitution des différents lieux d’habitation possibles de sa mère et de sa famille, elle-même originaire de Sedan, n’ont permis d’établir avec certitude l’identité du père, même si une hypothèse peut être sérieusement envisagée, que nous évoquons un peu plus loin dans ce chapitre. On peut donc supposer que Luc puisait cette information dans ses souvenirs, ceux d’un enfant qui a vécu jusqu’à cinq ans avec sa mère et peut-être même son père. Des souvenirs sans doute impressionnants pour un petit enfant, et susceptibles d’avoir laissé une forte mémoire émotive.
6Au moment de sa mobilisation dans l’armée, ou au plus tard au moment de son mariage en 1907, à l’âge de 24 ans, Hippolyte a eu connaissance de son état civil, qui confirme sans ambiguïté que Luc est bien son nom de famille. Pour savoir qu’il était orphelin et non abandonné, il fallait qu’il consulte son dossier de l’Assistance publique. On pense qu’il l’a fait en 19418 et qu’à partir de cette date il connaît nécessairement la vérité sur son enfance. On doit néanmoins à ce niveau de l’enquête laisser ouvertes deux hypothèses : soit Luc n’a réellement pris connaissance des informations sur ses premières années que très tardivement, ce qui supposerait qu’il ait refoulé dans son inconscient les souvenirs de son enfance avec sa mère, alors même qu’il a sur son père des informations qu’il ne peut tenir que de sa mémoire d’enfance ; soit il a délibérément choisi de laisser la légende familiale de l’enfant abandonné en l’état parce qu’elle permettait de masquer une naissance hors mariage à une époque où les mères célibataires étaient encore l’objet d’une forte réprobation sociale, particulièrement dans cette moyenne bourgeoisie de province où Luc évolue dès sa jeunesse. Il est en effet élève du collège d’Avallon alors que les établissements d’enseignement secondaire étaient principalement fréquentés par les enfants de la bourgeoisie. Un adolescent boursier au milieu de condisciples issus des familles aisées de la ville peut ne pas avoir voulu ajouter à son origine sociale populaire, qu’il assume, le stigmate d’une mère célibataire. Son beau-père, notable de la ville, peut avoir ensuite préféré maintenir une fiction plus socialement présentable, et émouvante, que la réalité. Luc et son beau-père auraient en quelque sorte réaménagé sa filiation populaire pour la rendre socialement plus honorable tout en lui restant fidèle et en la mettant au service de ses engagements professionnels et politiques.
7Il revendique en effet sans ambiguïté sa double origine populaire, celle de sa famille biologique comme celle de sa famille d’accueil, notamment lorsqu’il s’agit d’inscrire ses convictions politiques dans un héritage familial. Dans la première lettre adressée à la commission d’enquête en 1944, il se revendique « fils d’ouvriers, élevé par des hommes qu’animait cet amour du peuple qu’incarnent les noms des penseurs et acteurs de 1848 et de 1871 ». Ces références, l’une à la IIe République et l’autre à la Commune de Paris, sont symboliquement fortes au moment où elles sont invoquées. Lorsqu’il exhume et assume à la même époque la filiation d’un père prisonnier de guerre c’est aussi parce qu’elle fait écho à son propre courage dans les tranchées de la Première Guerre mondiale où il est blessé deux fois, et lui permet de revendiquer une continuité patriotique familiale : « Fils d’un homme à qui la captivité après Sedan, en 1870, avait abrégé la vie, j’ai défendu contre l’Allemagne, au cours de la Première Guerre mondiale, la France et la République, inséparables dans mon cœur. » Il a peut-être en revanche continué jusqu’au bout à masquer ce qui, dans l’histoire de sa mère, risquait de prêter à la médisance dans le milieu où il a très tôt cherché à faire carrière.
Hippolyte fils d’Hippolyte ?
8L’examen détaillé de l’état civil des 11e et 12e arrondissements de Paris, pour la période août 1882-mai 1888, permet de formuler une hypothèse vraisemblable sur l’identité du « père non dénommé » d’Hippolyte Luc. La recherche s’est fondée sur les déclarations de Luc en 1944. L’exploration intégrale de l’état civil du 11e arrondissement pour cette période, n’a permis de détecter, à l’adresse où habitait Clémentine Luc, qu’un seul décès plausible d’un adulte célibataire. Mais cet homme n’a été mobilisé qu’en 1872 et n’a donc pas combattu à Sedan.
9La recherche s’est poursuivie dans l’état civil du 12e arrondissement, en particulier parce que le 11e arrondissement ne disposant pas d’hôpitaux sur son territoire, les hospitalisations avaient souvent lieu à l’hôpital Saint-Antoine, comme cela a été le cas pour Clémentine en mai 1888. Ces investigations ont permis de repérer le décès dans cet hôpital d’un homme, Hippolyte Brunard, habitant à la même adresse que Clémentine Luc. Comme elle, il est mort de tuberculose pulmonaire, un mois et demi avant elle. Il était tailleur d’habits, elle était couturière, et son prénom, Hippolyte, constitue un indice supplémentaire.
10Mais, surtout, engagé volontaire en 1869, à l’âge d’à peine 19 ans, il est intégré au 86e régiment d’infanterie de ligne qui va participer à la bataille de Sedan le 1er septembre 1870. À la capitulation de cette place, les soldats sont livrés à l’ennemi. D’abord prisonniers dans le « camp de la misère » à côté de Sedan début septembre, ils partiront en Allemagne vers le 12 septembre.
11Hippolyte Brunard sera réformé le 15 avril 1871 pour infirmités contractées « hors des armées de terre et de mer », ce qui peut évoquer, si l’on se réfère à ce que disait Luc, une santé compromise par les conditions de la captivité.
12L’ensemble de ces éléments constitue un faisceau d’indices convergents qui permet d’identifier avec une forte probabilité Hippolyte Brunard comme « père présumé » d’Hippolyte Luc.
13Les archives départementales de la Mayenne révèlent aussi que ce père présumé a vécu une enfance et une adolescence difficiles. Né à Laval le 10 mai 1850 d’un père tailleur d’habits et d’une mère dont « la moralité laissait à désirer », le jeune Hippolyte Brunard, décrit comme de « caractère léger et de bonnes mœurs », a imité son frère et sa sœur ainés, condamnés pour « vols sans discernement ». Après plusieurs infractions, le 6 février 1864, il est « acquitté mais envoyé en maison de correction », la maison d’arrêt de Laval, pour y être élevé et détenu jusqu’à 20 ans. On devine alors les raisons qui l’ont poussé à devancer la mobilisation militaire en mars 1869. Nul doute que la guerre et la captivité l’auront transformé.
14L’intérêt que Luc manifestera dans sa vie professionnelle pour l’enfance délinquante trouve peut-être certaines de ses racines dans l’histoire de son père, à condition qu’il en ait connu les détails.
Précarité de la petite enfance
15Il n’y avait pourtant rien que de tristement banal dans la vie de Marguerite Clémentine. Elle était née dans une famille populaire de Sedan. Un doute persiste sur l’identité exacte de ses parents9, car deux frères de la famille Luc, Théodore et Jean-Pierre Théodore, ont donné naissance à deux filles à une année d’intervalle à Sedan, en 1857 et en 1858, et ils les ont toutes deux prénommées Marguerite. L’un était employé de l’octroi, l’autre ouvrier laineur. Or, sur les documents d’état civil disponibles concernant la mère de Luc10, le prénom et l’âge ne sont pas vraiment stabilisés. Il n’est donc possible de s’appuyer ni sur un âge précis ni sur un prénom sûr pour établir avec certitude l’identité de ses parents, les grands-parents d’Hippolyte Luc. Un seul fait est certain, les deux couples Luc susceptibles d’être les parents de Marguerite étaient décédés avant la naissance d’Hippolyte.
16En tout état de cause, qu’il s’agisse de la famille de l’employé de l’octroi sedanais ou de celle de l’ouvrier laineur, il s’agit de familles très modestes. Le tissage de la laine était alors une activité prospère dans les Ardennes, mais il n’est pas indispensable de revenir ici en détail sur ce qu’était la condition ouvrière au milieu du xixe siècle, particulièrement dans l’industrie textile, pour supposer que ces familles vivaient dans la pauvreté. Il est à ce titre significatif que sur l’acte de naissance de Marguerite Clémentine, la fille de l’ouvrier laineur, soit indiqué que l’un des deux témoins – « tous deux ouvriers de fabrique » – « a déclaré ne pas savoir signer ». Vingt-cinq ans après la loi Guizot qui a rendu obligatoire les écoles primaires dans toutes les communes de France, l’analphabétisme a déjà suffisamment reculé sur le territoire national pour ne plus affecter que les milieux ruraux ou ouvriers les plus démunis. La même indication concernera trente ans plus tard l’un des deux témoins du décès de Clémentine, confirmant ainsi son maintien dans les catégories les plus défavorisées du prolétariat de l’époque.
17Elle s’installe d’ailleurs, à son arrivée à Paris, dans le quartier de la Villette qui est déjà un quartier très populaire où vivent les ouvriers et les ouvrières des nombreux ateliers et fabriques qui occupent alors l’Est parisien. Elle déménage ensuite, avant la naissance d’Hippolyte, passage Vaucouleurs, dans le quartier de Belleville, où les conditions de vie ne sont pas meilleures. Cela lui permet toutefois de se rapprocher de l’hôpital Saint-Louis où elle semble travailler comme couturière.
18Le quartier avait vu sa population commencer à augmenter notablement trois décennies auparavant, lorsqu’il avait accueilli les Parisiens les plus pauvres chassés par les grands travaux du baron Haussmann. En cette fin de siècle, c’est un quartier qui reçoit aussi en grand nombre des populations extérieures à la région parisienne, venues des provinces françaises les plus démunies ou des pays pourvoyeurs d’immigrants, d’Europe de l’Est et d’Italie notamment. Marguerite est, comme tous ces gens, ce qu’il est convenu d’appeler une « migrante de l’intérieur ». Les conditions de vie et d’hygiène du quartier sont encore, en cette fin du xixe siècle, rudimentaires. L’insalubrité et l’exiguïté des logements demeurent la règle dans les quartiers populaires, et il en va de même pour les petits ateliers industriels, notamment ceux du textile. Promiscuité permanente, hygiène insuffisante, alimentation déséquilibrée sont le lot quotidien des familles ouvrières parisiennes. S’y ajoutent des journées de travail qui sont encore légalement de douze heures et un repos dominical qui n’est pas obligatoire. Dans un tel contexte, la vie des familles ouvrières est d’abord consacrée à subvenir aux deux besoins primordiaux, l’alimentation et le logement. L’exclamation de Michelet dans Le Peuple, « Le pain ! Le propriétaire ! Deux pensées de la femme qui ne la quittent pas », est encore d’actualité quarante ans plus tard. On comprend dès lors la mortalité élevée, tant celle des adultes que celle des enfants, et les ravages de la tuberculose et de la syphilis, qui ont en quelque sorte pris la suite macabre des épidémies de choléra qui avaient frappé la première moitié du siècle.
19Qu’est-ce qui a conduit Marguerite Clémentine à quitter la relative protection de son milieu familial d’origine pour venir user prématurément sa santé dans un environnement de travail et de vie sans doute parmi les plus durs de l’époque ? Là aussi deux hypothèses sont possibles. La première est celle de la précarité familiale. Non seulement les Luc de Sedan sont pauvres, mais quelle que soit l’identité de Clémentine, elle a été elle-même prématurément orpheline : si elle est la fille du Luc ouvrier laineur, sa mère meurt en couche ; si elle est la fille du Luc employé de l’octroi, les parents ont tous deux disparu alors que leur fille n’avait que deux ans. La seconde hypothèse, qui n’est pas exclusive de la première, est évidemment celle de la maternité illégitime. Pas seulement celle d’Hippolyte, mais auparavant celle de son frère aîné, Gaston, né un peu plus de trois ans avant lui, le 9 décembre 1879, alors que Clémentine a vingt-et-un ou vingt-deux ans et vient d’arriver à Paris. Comme plus tard Hippolyte, le petit Gaston naît de père « non dénommé ». Sa naissance à l’hôpital Saint-Louis est déclarée à la mairie du 10e arrondissement par trois hommes, relativement âgés pour l’époque dans ce milieu puisqu’ils ont entre cinquante-deux et soixante-et un ans, et dont on ignore la nature de la relation avec la mère. Il en ira de même pour le décès de ce premier enfant qui intervient moins de six mois plus tard, début juin 1880. Pas de trace, donc, de la famille de Clémentine dans ces documents, alors que l’état civil de Sedan indique qu’elle avait des frères, des sœurs et des cousins, et que les frères Luc, quatre au total, étaient suffisamment proches pour qu’ils soient mutuellement témoins des naissances de leurs enfants. Clémentine est donc probablement venue seule à Paris, ou peut-être avec le père de l’enfant, ce qui plaiderait évidemment plutôt en faveur de la thèse d’un départ dû à une grossesse illégitime.
20En tout état de cause, il est certain qu’Hippolyte Luc a vécu les cinq premières années de son existence dans des conditions précaires et au bord de la misère. La fin de sa mère, hospitalisée au Lazaret de l’hôpital Saint-Antoine et très probablement enterrée dans une fosse commune11, témoigne de son appartenance aux milieux les plus pauvres de la capitale et de sa solitude familiale12. De ce point de vue, le transfert de Luc dans une famille rurale de l’Yonne a sans doute constitué pour lui à la fois un dépaysement radical et une amélioration sensible de ses conditions d’existence.
Une seconde naissance
21Le 25 août 1888, à l’âge de cinq ans, Hippolyte Luc arrive à Avallon. Il est rapidement placé à Sainte-Magnance dans la ferme de la famille Prévot13, à quinze kilomètres d’Avallon. Sainte-Magnance est alors un village de 830 habitants qui doit son nom au culte d’une jeune fille qui était morte en accompagnant le rapatriement du corps de Germain, célèbre évêque d’Auxerre au ve siècle, mort en Italie. C’est donc un village d’implantation très ancienne au cœur d’une Bourgogne qui a été longtemps une province agricole et viticole riche. Au moment où Hippolyte y est accueilli, la viticulture souffre encore de la crise du phylloxéra qui a frappé la France à partir de 1864 et a duré une trentaine d’années. La région bénéficie néanmoins d’une activité industrielle, présente à Sainte-Magnance à travers de petites entreprises d’extraction, houillères et carrières, et, à proximité, d’une usine de fabrication de machines-outils, l’usine Bouhey, qui emploie 500 personnes. Le chemin de fer a atteint Avallon en 1873, permettant un accès plus rapide à Paris et participant au désenclavement de la région. Sainte-Magnance est en outre placée sur un axe routier majeur reliant Paris à l’Italie via Lyon et le Mont Cenis. Cette partie de la Bourgogne est donc au début du xxe siècle une région à dominante rurale, mais animée par une petite activité industrielle et bénéficiant d’une relative proximité à la capitale qu’elle participe à ravitailler en bois, charbon, grains, laines, viande et vin. La région au nord de Sainte-Magnance, qui porte le nom de Terre-Plaine, est d’ailleurs réputée pour la qualité de sa viande bovine. La bourgeoisie avallonnaise est, selon les historiens locaux, en relation fréquente avec Paris. L’environnement dans lequel le petit Hippolyte vit à partir de 1888 paraît ainsi beaucoup plus favorable que celui de sa petite enfance.
22Mais c’est la qualité de la famille qui l’accueille à Sainte-Magnance qui va transformer ce contexte favorable en un destin remarquable. Jean Prévot, le père, est à la fois maçon et cultivateur, double activité alors fréquente dans le monde rural. Il vit avec son fils, Isaïe, né à Senlis (Oise) le 30 novembre 1861. Un peu plus d’un an après l’arrivée de Luc dans la famille, Isaïe épouse, en novembre 1889, Mathilde Simon née dans le village vingt-cinq ans plus tôt. Ils vont avoir deux enfants. C’est cette famille qui a été celle de Luc jusqu’à son âge adulte. Selon les témoignages de Paul Lapierre et de la petite fille d’Isaïe Prévot, c’est ce dernier qui va veiller à ce que les enfants accueillis par son père, puis par lui, bénéficient d’une instruction solide. Toujours selon les mêmes témoins, Isaïe est un homme instruit : il aurait été élève d’un collège jésuite, puis serait devenu menuisier-serrurier et Compagnon du Tour de France. Sa petite fille rapporte que l’instituteur de Sainte-Magnance venait consulter Isaïe lorsqu’il n’arrivait pas à résoudre un problème, et qu’Isaïe écrivait les discours du maire dont il était l’adjoint. Elle raconte également qu’il avait écrit des livres qu’une descendante jalouse aurait brûlés.
23Ces informations ne sont pas vérifiables, notamment parce qu’il n’existe pas de registre d’anciens élèves de l’établissement de Sens où Isaïe aurait pu étudier. Elles sont en revanche suffisamment convergentes pour indiquer qu’Isaïe appartient à ce qu’il est convenu d’appeler l’aristocratie ouvrière, à la frontière entre les classes populaires et la classe moyenne. Certes, les témoignages sur sa scolarité chez les Jésuites interrogent l’historien. Un tel parcours serait en effet une exception dans la seconde moitié du xixe siècle pour le fils d’un artisan modeste. Si la loi Guizot de 1833 a lancé en France un mouvement de scolarisation élémentaire massif, la scolarisation dans les établissements du secondaire – collèges, lycées ou institutions privées – demeure toujours, à la fin du siècle, l’apanage d’une minorité très restreinte de la population. Ces études sont non seulement payantes, y compris dans les établissements publics, mais elles supposent aussi que les familles n’aient pas besoin de la force de travail des adolescents, soit pour aider aux travaux agricoles ou artisanaux, soit pour apporter un complément de salaire dans les familles ouvrières. Antoine Prost estime à moins de 6 % la proportion d’une classe d’âge masculine accédant à l’enseignement secondaire dans les toutes premières années du xxe siècle14. Il aurait donc fallu qu’Isaïe Prévot ait bénéficié d’un soutien externe à sa famille pour pouvoir suivre une aussi longue scolarité secondaire. Des exemples de ce type de trajectoires scolaires existaient néanmoins, souvent permises par une intervention caritative en faveur d’un enfant méritant ou de parents ayant attiré la bienveillance d’un donateur. Quoi qu’il en soit, il est probable qu’Isaïe Prévot a bénéficié d’une éducation et d’une instruction qui le distinguent de la moyenne des milieux populaires, comme l’indique également sa charge d’adjoint au maire qui le place parmi les petits notables de ce village15.
24Il n’est donc pas surprenant qu’il ait accordé une grande importance à l’instruction de ses propres enfants et de ceux que sa famille accueille. D’après les témoignages de Paul Lapierre et des descendants d’Isaïe, ce dernier manifestait la volonté farouche de commencer leur apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul avant qu’ils entrent à l’école, à coups de taloches si nécessaire. Il avait la réputation d’avoir poussé tous ces enfants vers des études qu’il estimait être une voie vers un avenir meilleur. Des enfants placés dans d’autres familles auraient manifesté le regret de ne pas être accueillis par lui. Il est certain qu’il a grandement contribué, non seulement à la réussite scolaire de Luc, mais aussi à sa foi dans l’instruction et dans les principes méritocratiques de la Troisième République.
25Sur l’enfance et l’adolescence de Luc on ne dispose pas d’autres informations, mais on les devine à la fois modestes et heureuses. Tout au long de sa vie, il continuera à rendre visite à sa famille nourricière et la recevra à Paris dès qu’il y résidera. Il n’a jamais cessé de témoigner, parfois malgré l’apparente désapprobation de son épouse, un attachement affectif sincère à ses parents nourriciers et à leurs descendants. Conformément à l’objectif de l’Assistance publique, le petit Hippolyte avait trouvé ses racines dans le pays Avallonnais et dans la famille d’Isaïe Prévot16.
Les débuts de l’ascension
26Son arrivée dans l’Yonne est ainsi pour Hippolyte Luc le point de départ d’une trajectoire d’ascension sociale fondée sur ses succès scolaires, et qui apparaît aujourd’hui comme une concrétisation presque parfaite, une sorte d’archétype, de l’idéal méritocratique républicain. Ses capacités intellectuelles et ses performances scolaires attirent tôt sur lui l’attention de ses maîtres. À la fin de sa scolarité primaire, son instituteur le signale à l’inspecteur départemental de l’Instruction publique et au directeur de l’agence d’Avallon des enfants assistés de la Seine qui interviennent en sa faveur auprès du directeur de l’administration des enfants assistés. Celui-ci obtient en 1895 pour Luc une bourse du département de la Seine qui lui permet d’intégrer le collège d’Avallon17. Sa carrière scolaire se poursuit alors sans accroc et même brillamment.
27Il faut à ce sujet revenir brièvement sur les conditions de la scolarité secondaire à la fin du xixe siècle : établissements communaux, les collèges étaient, dans les petites villes, moins bien dotés que les lycées ou certains collèges des grandes villes plus largement soutenus par l’État. Ainsi, au collège d’Avallon, probablement en raison d’effectifs réduits, chaque professeur de lettres classiques avait deux niveaux en responsabilité : les classes de sixième et de cinquième étaient couplées, ainsi que celles de quatrième et de troisième et celles de seconde et première. Il n’y avait en outre qu’un seul professeur de mathématiques pour tout le collège. L’ambition d’un tel établissement était donc nécessairement plus réduite que celle d’un collège ou d’un lycée mieux doté, comme par exemple, dans l’Yonne, le lycée de Sens et le collège d’Auxerre. Néanmoins, le collège d’Avallon était localement en situation de quasi-monopole dans la mesure où, contrairement à d’autres villes, il ne subissait pas la concurrence d’une école primaire supérieure ou d’un cours complémentaire18. En dehors du collège, il n’existait au niveau secondaire à Avallon qu’une école catholique lassalienne dont rien n’indique qu’elle ait joui d’une réputation particulière. Les familles des classes moyennes ou aisées de la ville à la recherche d’une poursuite d’études pour leurs enfants n’avaient donc pas vraiment d’autre choix que le collège de la ville, sauf à les envoyer au collège d’Auxerre ou au lycée de Sens, ce qui aurait été plus dispendieux puisque le coût des études aurait été augmenté du prix de la pension. Seules, sans doute, certaines familles de la bourgeoisie la plus aisée et la plus cultivée d’Avallon, notaires, médecins, juristes ou officiers, franchissaient ce pas. Cependant, il est probable que pour se protéger de cette concurrence potentielle de Sens et d’Auxerre, et éviter une possible hémorragie d’élèves coûteuse pour son budget, la direction du collège d’Avallon ait fait son possible pour conserver de bons élèves et préserver ainsi la réputation de l’établissement19.
28Dans ce contexte on comprend que le jeune Luc, élève présumé brillant, a probablement bénéficié d’une sorte de dynamique locale positive pour son admission au collège. C’est sans doute ce qui explique une particularité de sa scolarité. Il obtient en effet sa bourse à la fin de l’année civile 1895 et il est admis au collège en septembre de l’année suivante, en 1896, à 13 ans20. Mais dès 1901 il est titulaire du baccalauréat, soit cinq ans seulement après son entrée au collège au lieu des sept ans normalement requis. Ses bulletins scolaires indiquent qu’il a successivement sauté les classes de 5e et de Seconde. Il est donc entré tard en 6e pour un très bon élève, puisqu’il avait dû passer le certificat d’études primaires à onze ans, comme la loi l’y autorisait, et aurait donc pu entrer en sixième à ce moment-là. L’hypothèse la plus plausible pour expliquer cette particularité est qu’il ait été préparé aux études secondaires pendant deux ans après le certificat d’études par son instituteur, jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de fin d’obligation scolaire21, comme cela se pratiquait parfois pour les meilleurs élèves. Peut-être Isaïe Prévot, ancien élève des Jésuites, était-il aussi susceptible de l’aider à maîtriser des rudiments de latin22. Cette solution aurait permis d’économiser deux années de bourse tout en préparant Luc à intégrer le collège, répondant au souci de l’établissement de récupérer un sujet brillant. Cette préparation intensive expliquerait en outre la capacité de Luc à sauter ensuite deux classes.
29En tout état de cause, ses résultats remarquables garantissent le maintien de sa bourse les années suivantes. Ses bulletins scolaires sont une succession d’éloges. En quatrième, le principal du collège le décrit comme « élève intelligent et travailleur. Bonne conduite. A de l’avenir » et il reçoit une montre en argent en tant que « sujet d’élite ». Au cours de sa troisième, le principal écrit : « Élève bien doué et qui promet23. » Au printemps 1900 il est présenté au Concours général en latin et en français. En 1901, alors que Luc a déjà obtenu la première partie du baccalauréat, Mathieu Tamet, directeur de l’agence d’Avallon des enfants assistés de la Seine, écrit à son sujet : « Très intelligent et surtout très travailleur. Excellent élève, toujours à la tête de sa classe. Excellente nature, caractère droit. Très aimé de ses camarades, très apprécié de ses professeurs et du principal du collège qui en fait le plus grand éloge24. »
30Hippolyte obtient la seconde partie du Baccalauréat en 1901. Toujours boursier, il est ensuite admis au lycée Louis-le-Grand à Paris. Il échoue, de peu, au concours d’entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et obtient une licence de Lettres en 1904. Dans une lettre où il soutient la demande de prolongation de bourse de Luc, le proviseur du prestigieux lycée confirme en 1903 ses qualités :
« Le Proviseur du Lycée Louis-le-Grand soussigné certifie que le jeune Luc Hippolyte, entré au Lycée le 2 janvier 1902, y a suivi les classes de rhétorique A comme vétéran et de rhétorique supérieure, qu’il y a donné constamment pleine et entière satisfaction au point de vue du caractère comme de la tenue et du travail, qu’il s’est présenté au Concours de l’École normale supérieure en Juillet 1903 et qu’il y a obtenu des notes fort encourageantes, notamment en philosophie où il a eu 7 ½ sur 10, c’est-à-dire la note la plus élevée de tous nos candidats non admissibles. Les professeurs de la classe de rhétorique supérieure ont été unanimes à constater les progrès continus et le labeur acharné du jeune Luc pendant la dernière année scolaire, et ils sont convaincus, comme l’administration collégiale elle-même, qu’il arrivera cette année à la licence et qu’il aura même des chances de réussir à l’École normale25. »
31Il faut insister sur le caractère exceptionnel de ce parcours dans le contexte de la Troisième République, singulièrement avant la Première Guerre mondiale, et encore plus singulièrement pour un enfant de l’Assistance publique. Dans ses travaux sur les enfants de l’Assistance publique, Ivan Jablonka26 a souligné combien étaient rares, parmi ce public, ceux qui poursuivaient des études à un tel niveau. En effet, non seulement il faut pour un enfant de condition modeste faire preuve de qualités scolaires remarquables pour obtenir l’allocation d’une bourse d’études, mais il faut aussi que le jeune concerné soit capable de s’adapter à un environnement social différent de celui auquel l’a habitué son milieu initial. Il y a de fortes chances que le jeune Luc se soit vu immergé parmi des condisciples majoritairement issus de milieux sociaux plus favorisés que le sien, avec tout ce que cela suppose de décalage dans les codes sociaux, qu’il s’agisse d’habitudes vestimentaires, de pratiques langagières, culturelles ou sportives. Il faut certes nuancer ce propos, le collège d’Avallon, on vient de le voir, n’était pas le lycée Louis-le-Grand, où Hippolyte ira poursuivre ses études supérieures, et son recrutement était probablement socialement mixte. Aux enfants de la bourgeoisie citadine s’ajoutaient certainement, comme dans d’autres petits collèges, les enfants des agriculteurs ou des petits entrepreneurs ruraux les plus fortunés qui aspiraient pour leurs enfants à une éducation plus ambitieuse que la leur, et dont le niveau d’instruction était probablement plus proche de celui de la famille nourricière de Luc. Il n’en reste pas moins que, outre la nécessité de conserver un niveau élevé de réussite scolaire pour obtenir le maintien de sa bourse, Hippolyte a dû aussi s’adapter à un environnement socio-culturel en partie différent de celui de sa famille nourricière, même si cet effort d’adaptation a pu être moins rude qu’il ne l’aurait été dans le lycée d’une grande ville, et qu’il l’a sans doute été pour lui lors de son arrivée à Louis-le-Grand. La description qu’il fait d’Avallon, dans un poème malheureusement non daté, témoigne d’ailleurs d’un regard très critique sur la ville et ses habitants :
« Ville peinte sur la colline,
Piège pour l’œil et pour le cœur,
Ici, des masques d’orphelines
Cachent des museaux de rongeurs,
Ici, la faillite est la règle,
Ici, l’amertume est la loi,
Et de l’enfance à la vieillesse
Ici l’on passe en quelques pas. »
32Ce ne sont donc pas seulement des qualités intellectuelles qui s’affirment à l’occasion d’une telle trajectoire : c’est aussi une force de caractère, une détermination, une obstination à réussir que l’on retrouvera ensuite à tous les moments de la carrière de Luc. Ses bulletins scolaires avaient d’ailleurs déjà révélé un tempérament qui n’était pas nécessairement docile, ses professeurs lui ayant parfois reproché sa tendance au bavardage et à la distraction, ou d’être « un peu dissipé ».
33Une force de caractère qui n’exclut toutefois pas une souplesse d’adaptation aux convenances sociales du milieu avec lequel Luc se trouve désormais en contact, et une habileté certaine à en exploiter les ressources relationnelles. Les signes de ce mélange de détermination et d’habileté se manifesteront certes postérieurement à sa scolarité secondaire, mais ils témoignent d’un état d’esprit qui s’est très probablement construit assez tôt. Ainsi dans une lettre qu’il adresse en avril 1903 – il a à peine 20 ans – au Conseil général de la Seine pour demander le renouvellement d’une bourse après son échec au concours d’entrée à l’École normale supérieure, le jeune homme manifeste une grande aisance dans la manipulation et la présentation des arguments susceptibles d’attirer la sympathie de ses interlocuteurs :
« Étant pupille de l’assistance, je jouis depuis deux ans d’une bourse du Conseil général au lycée Louis-le-Grand en vue de ma préparation à l’École normale supérieure. Or je me suis présenté cette année pour la première fois et j’ai été refusé dans des conditions assez encourageantes pour que mes professeurs m’aient vivement engagé à tenter de nouveau le Concours. M. le Proviseur lui-même m’assure qu’avec une année de travail soutenu j’ai les plus grandes chances de réussir. Naturellement, pour cela, il faut que ma bourse me soit encore continuée une année. Or, à la Sorbonne, on m’a donné à peu près l’assurance formelle que la bourse fondée par M. Pelrin et qui s’élève à 1 000 F me serait attribuée une fois de plus pendant le cours de l’exercice 1903-1904 : de cette façon, le Conseil, comme pendant les 2 dernières années, n’aurait plus qu’à compléter ce premier apport, c’est-à-dire à débourser environ 950 ou 800 F. Comme, en principe, la bourse qui m’avait été attribuée s’élevait à 1 900 F, les économies réalisées jusqu’ici suffiraient presque pour m’assurer la pension en 1904.
Si j’ose m’adresser à vous, c’est que vous avez une première fois accueilli ma demande avec bienveillance et que je voudrais être sûr pour l’avenir avant d’entreprendre de nouveau mon travail. Vous comprendrez assez combien il me serait pénible et difficile de renoncer maintenant, après ce premier échec, à l’université ; d’ailleurs, admissible à la licence au mois de juillet, je veux passer l’oral au mois de novembre. Si le Conseil ne m’octroie pas cette bourse, je devrai renoncer aux résultats déjà obtenus et j’aurai travaillé en vain pendant au moins 3 ans. Voilà exactement quelle est ma situation. Je vous prie de l’examiner avec la bienveillance que vous m’avez déjà montrée et pour laquelle je ne saurais trop vous témoigner ma reconnaissance. Si vous jugez nécessaire de m’accorder une entrevue, je me rendrai à votre appel dès que vous le voudrez. En tous cas, j’ose vous demander de me donner une réponse le plus tôt possible, car il me faut absolument trouver une situation avant le mois de novembre27. »
34On conviendra qu’il faut à la fois une grande confiance en soi, une certaine audace et de l’habileté pour écrire une telle lettre à cet âge, surtout après un échec. À l’évidence, la personnalité de Luc s’est très tôt construite autour d’une forte ambition personnelle. Il est assurément facile d’y voir une volonté de revanche sur une origine sociale très défavorisée. Il est possible aussi que cette ambition ait été favorisée par l’éducation d’Isaïe Prévot et par le contexte local favorable au soutien de sa scolarité secondaire, notamment celui de Mathieu Tamet qui arrive à Avallon pour occuper les fonctions de directeur de l’agence de l’Assistance publique locale l’année où Luc entre au collège, et qui semble avoir précocement « investi » dans l’avenir du jeune Hippolyte.
35C’est d’ailleurs ici le moment de dire quelques mots de ce personnage qui a joué un rôle fondamental dans le succès de Luc en mettant tout son entregent au service de la promotion de celui dont il a fait son gendre quelques années plus tard. Outre les documents de l’état civil, ce que nous savons de lui vient de l’autoportrait involontaire qu’il livre dans son journal intime28, tenu depuis 1910 jusqu’à deux ans avant sa mort, en 1934, et qui a été intégralement conservé. On sait que Tamet, né à Saint-Étienne en 1858 dans une famille d’artisans passementiers, a suivi une scolarité primaire à l’école privée Saint-Charles de la même ville. On sait aussi qu’il a fait une carrière de seize ans dans l’armée comme sous-officier, notamment dans l’infanterie coloniale. Relativement prolixe en maximes et en proverbes, son journal comprend, bien qu’assez rarement, des citations latines (« ejusdem farinae29 » par exemple, le 2 mai 1910). Son niveau d’expression, ses jugements, sa soif de connaissances scientifiques, suggèrent donc qu’il a dépassé le niveau des études primaires, mais on ne sait pas de quelle manière. Quand il présente dans son journal les ouvrages qu’il achète pour composer une bibliothèque qu’il veut léguer à ses enfants, il s’agit d’œuvres qui appartiennent à la culture légitime la plus accessible de l’époque, mais ne témoignent pas d’un souci de distinction au sens où l’entend Bourdieu : Lamartine, Hugo, Balzac, Homère, Lucrèce. Ces auteurs révèlent plus une conformité aux standards littéraires du moment, facilement accessibles à un public modestement cultivé, qu’une recherche d’érudition originale à laquelle se livrerait plus probablement à l’époque un ancien élève de l’enseignement secondaire. À l’égard des jeunes dont il a la responsabilité, il est facilement critique, voire méprisant, stigmatisant leurs comportements jugés vulgaires ou inconvenants. À plusieurs reprises il se montre condescendant à l’égard des jeunes filles assistées : « Cette fille serait très grossière et en parlant de moi notamment elle aurait dit des choses bien irrespectueuses ; je la plains, pauvre fille30 ! » À propos de celles qui attendent leur placement dans des familles, il évoque le cas d’« une demi-douzaine de mauvaises têtes qu’il faudra écouler au plus tôt » et, en parlant de « sujets de qualité plutôt inférieure », il conclut : « Il faudra aviser à placer au plus tôt ces jeunes filles qui se contamineraient au contact de 2 ou 3 brebis galeuses31. » Aussi socialement connotée soit-elle, cette vision que Tamet exprime du public des enfants assistés confirme les remarques d’Ivan Jablonka que nous avons mentionnées plus haut, et en creux souligne l’exceptionnalité de la personnalité de Luc. Exceptionnalité que Tamet a nécessairement remarquée et qui est peut-être apparue très attractive au petit bourgeois, père de trois filles, qui aurait eu probablement du mal à leur trouver d’autres prétendants offrant de tels espoirs d’ascension sociale.
36En tout état de cause l’ambition de Luc est très tôt constitutive du personnage, qui manifeste précocement une grande détermination à se saisir de toutes les opportunités susceptibles de la servir. Mais il demeure aussi sincèrement conscient de ce qu’il doit à la République, et il est tout aussi évident que c’est à son service qu’il prévoit de placer son ambition, et singulièrement au service de l’Instruction publique. Dans l’évaluation déjà citée qu’il rédige en 1901 à propos de son futur gendre, qui est alors placé sous sa responsabilité administrative, Mathieu Tamet note : « Exprime le désir de suivre la carrière de l’enseignement. Le Principal du collège estime qu’il pourra arriver à l’agrégation. »
Notes de bas de page
1 Dans cette lettre non datée, il parle de sa révocation « en août » par le ministre Abel Bonnard. Il s’agit donc de l’année 1944, et comme le document final du procès indique que les premières accusations ont été envoyées à la commission en décembre 1944, on peut supposer qu’il en est informé et qu’il répond en décembre.
2 Plus précisément, il est né près de la gare de l’Est (49 boulevard Magenta), au domicile de la sage-femme, mais sa mère habitait le quartier de Belleville.
3 Étaient alors appelées « mécaniciennes » les ouvrières qui travaillaient sur les métiers à tisser mécaniques.
4 Clémentine est son second prénom mais visiblement son prénom d’usage puisque c’est celui qui figure sur la plupart des documents postérieurs à sa naissance.
5 Témoignage recueilli auprès de Paul Lapierre.
6 Directeur de l’agence d’Avallon des enfants assistés de la Seine, Mathieu Tamet était néanmoins probablement au courant de l’état civil de Luc et peut-être du décès de sa mère.
7 Les archives de l’Assistance publique et celles de l’hôpital Saint-Antoine permettent une reconstitution chronologique qui indique que le petit Hippolyte Luc a été admis au service de l’Assistance publique à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul en mai 1888 lorsque sa mère a été hospitalisée. Il a reçu son immatriculation définitive d’enfant assisté le 18 août, soit presque deux mois après le décès de sa mère survenu le 21 juin, et il est envoyé à Avallon le 25 août. Il a donc été séparé de sa mère un mois avant le décès de cette dernière, lequel a été connu des services de l’Assistance publique avec un décalage de deux mois. Il est donc tout à fait plausible que l’enfant n’ait pas été informé du décès de sa mère à ce moment-là et que seule la consultation de son dossier de l’Assistance publique ait pu le lui faire connaître ultérieurement.
8 La consultation du dossier de l’Assistance publique a eu lieu en 1941, sans doute lorsque Luc a répondu à la contrainte législative du gouvernement de Vichy qui exigeait des fonctionnaires qu’ils prouvent qu’ils n’étaient pas juifs.
9 Son acte de décès indique que le nom de son père et de sa mère ne sont pas connus du rédacteur de l’acte.
10 Acte de naissance de la fille de Théodore Luc, actes de naissance de ses deux enfants Gaston et Hippolyte, son acte de décès.
11 À la fin du xixe siècle, on estime que les fosses communes recevaient environ 45 % des morts de la capitale.
12 Il est probable que son père a subi le même sort quelques semaines auparavant.
13 Orthographe attestée par les actes d’état civil, même si ce nom est souvent écrit Prévost par les services de l’Assistance publique.
14 Prost Antoine, « De l’enquête à la réforme. L’enseignement secondaire des garçons de 1898 à 1902 », Histoire de l’éducation, no 119, 2008/3, p. 29-81. L’enseignement secondaire des filles, créé par une loi de 1879, n’est encore à cette époque qu’embryonnaire et ne prépare pas au baccalauréat.
15 Selon l’Annuaire historique de l’Yonne, en 1895, le premier adjoint au maire de Sainte-Magnance s’appelle Simon. Il est donc possible que la femme d’Isaïe Prévot appartienne elle-même à une famille de petits notables villageois.
16 Mathilde Prévot décède en octobre 1929 et Isaïe en 1941.
17 Les collèges de cette époque proposent les mêmes cursus que les lycées, de la 6e à la terminale, mais les locaux et les frais de fonctionnement sont à la charge des municipalités, à la différence des lycées qui sont entièrement pris en charge par l’État. Comme dans les lycées, la scolarité est payante. Ces établissements étaient donc inaccessibles aux enfants de condition modeste, sauf à se voir accorder une bourse. Ces bourses étaient rares : Antoine Prost estime à environ 8 % la proportion de boursiers dans l’enseignement secondaire à cette époque. Le même historien estimant à moins de 6 % la proportion d’une classe d’âge scolarisée dans le secondaire, on voit que les boursiers constituaient une infime minorité de la jeunesse de l’époque.
18 Les écoles primaires supérieures et les cours complémentaires proposaient aux bons élèves de l’école primaire des possibilités de poursuites d’études qui ne conduisaient pas au baccalauréat – on n’y enseignait notamment pas le latin – mais qui étaient sanctionnées par des brevets élémentaires ou supérieurs permettant d’accéder aux emplois de cadres moyens de la fonction publique ou du commerce ainsi qu’aux concours d’entrée dans les écoles normales d’instituteurs. Une école primaire supérieure sera ouverte à Avallon quelques années plus tard.
19 Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie ont notamment montré que la concurrence entre les différents types d’établissements du niveau secondaire s’exacerbe après les années 1890, des inspecteurs d’académie rédigeant des circulaires pour encourager les instituteurs à conduire leurs meilleurs élèves vers les lycées et collèges. Un inspecteur d’académie s’adresse ainsi aux instituteurs : « C’est à vous qu’il revient de préparer cette sélection des individus, d’abord par la manière dont vous donnerez l’instruction, puis en excitant au travail de l’esprit particulièrement ceux de vos élèves qui s’annoncent avec d’heureuses dispositions naturelles… » (Briand Jean-Pierre et Chapoulie Jean-Michel, Les collèges du peuple, Paris, INRP/CNRS/ENS, 1992, p. 379).
20 L’âge de fin d’obligation scolaire et donc de gratuité était alors de 13 ans.
21 L’âge de fin de scolarité obligatoire marque aussi la fin du versement de la pension par l’Assistance publique.
22 Autre argument en faveur de cette hypothèse, depuis 1880, le latin n’était plus enseigné dès la 8e dans les classes élémentaires payantes des lycées, mais seulement à partir de la 6e. Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie notent que cela facilite l’accès au secondaire en ne faisant plus du latin un obstacle insurmontable.
23 Archives de la Seine, Paris/département de la Seine, Hôpital des enfants trouvés/Administration générale de l’Assistance publique/Enfants assistés/dossiers individuels d’admission, D5X4 949, no 89 386 (Luc Hippolyte).
24 Ibid.
25 Ibid., lettre du 17 septembre 1903. Passages soulignés dans le texte original.
26 Jablonka Ivan, Ni père ni mère : histoire des enfants de l’Assistance publique (1874-1939), Paris, Éditions du Seuil, 2006.
27 Lettre du 1er avril 1903, archives de la Seine, Paris/département de la Seine, Hôpital des enfants trouvés/Administration générale de l’Assistance publique/Enfants assistés/dossiers individuels d’admission, D5X4 949, no 89386 (Luc Hippolyte).
28 Désormais désigné par JMT (Journal Mathieu Tamet) suivi de la date de rédaction du texte.
29 Expression signifiant « de la même farine », utilisée pour désigner, souvent péjorativement, des gens de la même catégorie.
30 JMT, 12 mars 1910.
31 JMT, 1er mars 1910.
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