Conclusion. Face aux flous contemporains
p. 463-484
Texte intégral
1Le texte que Jean-Claude Lemagny publie en 1985 constitue le marqueur historique d’un nouveau paradigme dans l’histoire du flou photographique, dont les racines se perçoivent dans les années 1950 et plus massivement au cours de la décennie suivante. Vingt ans plus tard, les racines ayant donné corps à leurs arbres, le flou paraît aux yeux des commentateurs comme un jalon incontournable de la pratique photographique. Les auteurs contemporains situent en effet de manière récurrente l’explosion de la pratique du flou par les photographes dans les années 1980. Serge Tisseron souligne en 1999 que « [d]epuis la fin des années quatre-vingt, la photographie floue est partout, sur les cimaises des galeries, mais aussi sur les couvertures des magazines et les affiches du métro1 » et, au début des années 2000, Michel Makarius estime qu’« [a]vant qu’elle ne réapparaisse dans les années quatre-vingt et qu’elle ne s’impose aujourd’hui comme une véritable mode, la photographie floue demeurait très marginale2 ». Cette appropriation pleine et entière du flou par les photographes – dont on a vu la progression sinueuse et complexe au cours de l’histoire – témoigne de la confiance qu’ils accordent désormais à leur outil, dont ils ne redoutent plus les complexités techniques qu’ils préfèrent désormais exploiter sous des formes et dans des perspectives variées.
Le flou comme signature
2Cette nouvelle effervescence donne au flou une portée inédite dans la photographie : il devient désormais une forme de signature permettant au photographe de distinguer sa création de la masse d’images produites pour la presse. On se souvient qu’en 1965, Luc Boltanski accordait au flou la capacité de donner à l’image une identité photographique pleine et entière, en lui prêtant les caractéristiques essentielles à une bonne photographie de reportage prise sur le vif3. Le flou identifiait l’image comme photographie de presse. Vingt ans plus tard, l’enjeu étant moins de défendre la légitimité de la photographie que le talent de l’auteur qui la crée, le flou change de fonction. Il permet alors au contraire de distinguer la production d’un photographe spécifique de l’ensemble des images produites pour et par les médias.
3Dans son enquête sur l’émergence, dès les années 1970, de la figure de l’auteur dans le photoreportage, Gaëlle Morel a relevé l’importance du flou comme élément permettant au photographe de se hisser hors de la masse des « fournisseurs d’images » pour s’ériger en créateur individuel et original : « En rupture avec la neutralité et l’impersonnalité des pratiques documentaires, l’esthétique du flou manifeste la prédominance du photographe sur la technique et, selon Vincent Lavoie, “définit une position ostensiblement hors du domaine pratique”4. » Elle précise :
« Les pratiques reflètent l’élaboration de critères pour distinguer le créateur du simple opérateur qui se contente de répondre à un besoin. Reconnu par les signes de sa singularité, l’auteur, en quête d’un style, multiplie les traces de son implication dans l’image, notamment par l’emploi récurrent de l’effet de flou. […] Avec la maîtrise des conditions techniques, le brouillage optique et le refus de l’instantanéité reflètent un choix délibéré5. »
4Dans les années 1980, la question du choix – dont on a vu toutes les difficultés qu’elle posait aux photographes depuis le xixe siècle – n’apparaît plus comme problématique. Perçu comme un élément maîtrisé par le photographe, le flou prend totalement son rôle de distinction de l’auteur-photographe.
Gerhard Richter ou l’indécision de la matière
5Il serait cependant erroné de conclure que la légitimité du flou – qui appartenait historiquement à la peinture – serait désormais passée du côté des photographes, qui en détiendraient l’exclusivité. Bien au contraire6. Parce qu’il cristallise des enjeux fondamentaux dans le rapport entre la représentation et son objet, parce qu’il prend corps de manière toujours particulière et orientée par la technique dans laquelle il se manifeste, le flou constitue un outil extraordinairement fécond pour penser l’accès individuel au réel. Au moment où, dans les années 1960, le flou commence à intégrer l’esthétique de la photographie – et à s’éloigner des préoccupations des peintres qui explorent l’abstraction –, l’Allemand Gerhard Richter entame ses photos-peintures qui replacent le flou au cœur d’une réflexion, par la peinture, sur l’accès possible au réel.
6Chacune de ses œuvres donne à voir des copies de photographies – souvent de famille – rendues artificiellement floues par le travail du peintre (fig. 68). Comme l’explique Michel Makarius :
« [Cette]démarche est d’abord à comprendre dans son sens le plus littéral : le flou signifie le doute jeté sur le monde et sa représentation. Une peinture raconte une histoire, fût-elle relayée par une photographie, qu’il convient de prendre avec circonspection. “Je ne me méfie pas de la réalité, dont je ne sais presque rien, mais j’entretiens des soupçons concernant l’image de la réalité que nos sens nous apportent, dit Richter, qui est incomplète et limitée […]. Je ne peux rien décrire plus clairement concernant la réalité que ma propre relation à la réalité. Et celle-ci a toujours à voir avec le flou, l’insécurité, l’inconsistance, la fragmentarité, je ne sais quoi encore”7. »
Fig. 68. – Gerhard Richter, Tante Marianne, 1965, huile sur toile, 100 × 115 cm.
© Gerhard Richter.
7Le flou ajouté par le peintre aux photographies dont il s’inspire, dit cette impossibilité d’accéder au réel en dehors d’une perception subjective, et forcément fragmentaire. Il témoigne d’un doute incompressible face à la compréhension de la réalité ; un flou qui n’est pas seulement visuel, mais essentiel dans l’accès au monde. Le flou ontologique de la photographie exprimé par Lemagny – celui qui ne permet plus exactement de déterminer la limite entre le réel, sa perception et sa représentation – prend chez Richter la forme de touches de pinceau pour exprimer cette incertitude.
8La force du travail de Richter réside dans la manière dont il lie, sur une seule et même représentation, des flous appartenant à des techniques différentes. À confronter quelques critiques de commentateurs français à son sujet, on perçoit le besoin de tenter de comprendre ce flou par rapport à une technique spécifique – peinture ou photographie. Certains d’entre eux voient dans les photos-peintures la démonstration de l’incompatibilité du flou avec la peinture, qui ne pourrait qu’être photographique. Ils perçoivent dans son œuvre la confirmation de l’impossibilité de la peinture à être floue, tant elle nécessite la médiation d’une représentation photographique pour parvenir au flou. Dominique Chateau écrit en 1996 à propos de Richter :
« Les tableaux… ne sont jamais flous. Ce que nous considérons comme indistinct est en fait de l’inexactitude, et cela signifie être différent du sujet peint. Mais puisque les tableaux ne sont pas faits pour être comparés à la réalité, ils ne peuvent être indistincts, ou inexacts, ou différents (différents de quoi ?)8. »
9En 2000, Jean-Louis Déotte va dans le même sens :
« Les portraits de Gerhard Richter, […] ont été peints comme s’il s’agissait de photos ratées ; floues, parce que bougées. […] Or une peinture ne peut être floue parce qu’elle n’archive pas le réel comme le fait la photographie. La netteté, la mise au point [et donc le flou] sont des notions photographiques9. »
10L’œuvre de Richter engage plusieurs critiques à penser le flou comme une notion photographique, tant il ne se comprend désormais que dans son rapport à l’objet réel prétendu net, tel qu’historiquement présupposé par la photographie.
11D’autres commentateurs perçoivent au contraire dans le flou de Richter une affirmation de la supériorité de la peinture sur la photographie. Pour Achim Borchardt-Hume, « le flou pictural sape sans relâche les prétentions de la photographie à l’égard de la vérité documentaire. Dans les peintures qui traitent en premier lieu d’un événement réel, comme Arrestation ou Enterrement, le détail narratif est obscurci en grande partie jusqu’à devenir méconnaissable10 ». Ainsi, le flou qui dans la photographie pourrait renforcer l’idée d’une authenticité documentaire – parce que pris sur le vif –, affirme au contraire la supériorité picturale à assumer une subjectivité. Michel Makarius prend également à son compte l’idée d’une sorte de mise en échec de la photographie par la peinture :
« Alors que formellement le flou appartient au registre de la photographie, Richter en fait la marque de la picturalité : c’est par l’aspect flou que le spectateur se rend compte qu’il est face à une peinture à l’huile. Non seulement parce que son rendu montre les traces du pinceau, mais parce que sa présence déjoue l’attente documentaire induite par la photographie. Il y a ainsi chez Richter un vertige du flou. Peinture et photographie échangent leurs signes dans un renvoi circulaire : tout en se soumettant au modèle de la réalité photographiée, la peinture affirme sa prééminence, en imitant la défaillance photographique, le flou11. »
12En superposant la peinture à la photographie, et en liant ces deux disciplines par un flou dont on ne sait plus à laquelle des deux techniques il appartient, Richter impose aux critiques de penser le flou non seulement dans son rapport au réel, mais aussi dans sa matérialité spécifique. Les commentaires faits à son sujet démontrent à quel point le flou n’est pas une idée abstraite, vague ou indéterminée, mais un objet incrusté dans la matière. La nécessité d’accrocher son flou à une technique – photographique ou picturale – montre qu’il ne peut se penser en dehors d’une réalité concrète, qu’il n’est accessible, voire intelligible, que dans sa matérialité tangible et que le médium qui lui donne corps oriente inévitablement sa compréhension. Or, les photos-peintures de Richter brouillent les pistes et ruinent la possibilité de fixer de manière claire l’identité du flou qui les habite. Elles imposent de penser l’entre-deux, de faire avec l’hésitation permanente entre la vision d’un flou photographique et celle d’un flou pictural, de se satisfaire d’une indécision fondamentale. Chez Richter, le flou a cette particularité d’osciller entre deux matières spécifiques. Cette incertitude a pourtant le paradoxal effet d’identifier de manière absolue et sans équivoque l’artiste lui-même dans son œuvre ; le doute de Richter devient sa signature.
Flou psychanalytique
13L’intérêt porté au flou depuis la fin du xxe siècle, tant par les artistes que par les critiques et les chercheurs, a pris racine dans cette volonté d’interroger les modalités de contact entre l’individu et le réel, d’un point de vue artistique, philosophique, souvent psychanalytique. Une abondante littérature ne cesse de souligner la valeur du flou en ce qu’il permet de penser, voire d’expérimenter, le rapport intime – et toujours différent – au monde, qu’il soit serein et gai, ou angoissé. Le psychiatre Serge Tisseron défend un flou vivant, fait d’énergie vitale et de désir : « Le flou, en photographie, mobilise de façon particulièrement intense les deux forces qui nous attachent à toute image au-delà du sens : le désir d’y entrer et celui d’en transformer les représentations12. » Se positionnant à contre-courant de la pensée barthésienne – qui fige la photographie dans « une micro-expérience de la mort13 » –, Tisseron défend le flou dans sa dimension mouvante, résultat de cette transformation permanente que constitue la vie :
« Les photographies floues ne figent pas l’illusion d’un objet à jamais perdu. Elles n’“embaument” pas le mort déjà immobile qui est en chacun de nous, mais au contraire elles exaltent le devenir toujours imprévisible qui caractérise le vivant. En cela, elles témoignent de l’infini flottement des choses, jamais tout à fait les mêmes, jamais tout à fait autres pourtant, toujours en transformation et donc toujours en devenir14. »
14Proche de Tisseron, Bernard Plossu écrit dans ses notes : « Une image peut être floue comme une pensée, comme elle, elle est perception abrupte de la réalité15. » Aux yeux de plusieurs commentateurs, le photographe français incarne dès les années 1980 une nouvelle pratique de la photographie, libérée des contraintes techniques et des règles esthétiques, ouverte à une spontanéité heureuse de l’expression personnelle16. Autodidacte, Plossu produit un flou qui trouve sa raison d’être dans son rapport intime au monde, fait d’émerveillements et de surprises (fig. 69). En 1986, en légende d’une photographie réalisée en Égypte montrant au premier plan la main et le front flous d’un enfant, il défend « qu’une image, juste par le fait qu’on l’a prise, est une réalité, une sorte d’auto-portrait mental, tout simplement17 ». Dans cette perspective, le flou ne peut plus être perçu comme un artifice stylistique, cherchant à donner un caractère particulier à une œuvre : il est cet objet à la jonction entre la réalité psychique de l’auteur et la matière de l’œuvre, qui dès lors prend la forme d’une altérité toujours singulière.
Fig. 69. – Bernard Plossu, Italie, Stromboli, 1987.
© Bernard Plossu.
15Matière du vivant, le flou est aussi perçu dans sa dimension angoissante, comme le miroir d’un rapport agité au monde. Jean Arrouye voit par exemple dans le flou de Ralph Eugene Meatyard l’anxiété provoquée par l’ignorance enfantine de sa propre individualité (fig. 66) : « La perte d’identité de ceux que Meatyard photographie (qui sont pourtant ses proches et ses enfants) renvoie à des terreurs enfouies d’avant le temps où l’enfant acquiert la conscience de sa différence d’avec ce qui l’entoure18. » Parlant des photographies floues d’Hervé Rabot – qui révèlent une matière photographique, une surface, comme l’est la peau du corps –, François Soulages perçoit quant à lui l’opacité du rapport à l’altérité : « Et pourtant, derrière, dans et avec cette surface, il y a l’autre, il y a moi. C’est le mystère que cet artiste interroge […] : […] il nous montre avant tout sa relation à cet objet énigmatique. Sa photographie révèle un réel immergé dans l’imaginaire – celui de la relation et celui du sujet photographiant19. » Le flou apparaît comme un moyen d’expression privilégié de l’incertitude psychique.
16« [L]ieu de l’expérience qui permet la projection et le travail avec l’inconscient20 », selon les termes de Samira Rabello Pereira, le flou est dans les textes d’aujourd’hui très largement perçu comme une forme particulièrement adéquate pour donner corps non pas à une réalité vécue comme extérieure et séparée de l’être, mais à un réel psychique interne à l’individu, pensé dans la construction intime de son rapport au monde. Pour François Soulages, en effet, le « flou est prôné pour qui veut travailler avec l’inconscient, non seulement parce que l’inconscient est l’empire du flou, mais aussi parce qu’il est l’empire du flot et du flottement ; en effet, c’est un flux hors du temps qui charrie en boucle les signifiants et les images21 ». Dans cette perspective, le flou n’est plus un moyen ou un obstacle pour représenter le réel, un réel pensé comme une entité distincte de l’artiste et médiatisé par sa perception. Désormais, le flou est ce réel, qui prend corps dans le psychisme individuel. Il constitue la matière même de ce lien entre l’individu et le monde, c’est-à-dire l’autre dans toutes les formes qu’il peut prendre, que ce soient les proches, l’événement d’actualité, ou l’œuvre elle-même. Dans cette approche, le flou ne sert plus à représenter un objet ; il devient l’objet même de la représentation, qui prend corps dans cet interstice entre moi et l’autre.
17Outre celui de Bernard Plossu, les travaux de photographes de la génération suivante comme Antoine d’Agata (fig. 70) et Michael Ackerman – radicalement imprégnés de flou – témoignent de cette capacité aujourd’hui accordée au flou de constituer la forme la plus authentique d’accéder au réel, parce qu’il constituerait la matière même du rapport au monde. Antoine d’Agata décrit ainsi l’enjeu qu’il place dans la pratique photographique :
« Traduire la scission par le mélange des corps et des sentiments, dans un déplacement incessant de frontière entre le photographe et son sujet qui disparaissent, éclatés toujours, dans l’entre-deux d’une rencontre éphémère. Une photographie lucide se doit de s’interroger sur les conditions troublées de son expérience entre l’œil et le regard, la machine et l’inconscient, l’impureté fondamentale de son rapport au réel et au fictif. […] Ce n’est pas notre regard sur le monde qui importe, mais nos rapports les plus intimes avec celui-ci22. »
Fig. 70. – Antoine d’Agata, Marseille, France, 1999.
© Antoine d’Agata, Magnum Photos.
18Michael Ackerman partage ce besoin d’authenticité profonde par rapport à lui-même, dans son rapport au monde. Il ajoute l’idée de l’accession, par ce biais, à une réalité commune, inhérente à la condition humaine :
« Dans ce que je regarde, c’est moi-même que je vois. […] En photographiant, je cherche toujours à aller voir derrière les façades, y compris la mienne. Pour me mettre à nu, en un sens. Je ne cherche pas à faire un autoportrait de façon littérale. Je n’essaie pas de consigner les faits de ma vie, ni aucun fait d’ailleurs. Au contraire, je veux les éliminer. Atteindre un sentiment de continuité, toujours présent. Une émotion humaine fondamentale. Non pas décrire, mais révéler. Pour casser la barrière entre moi et ce que je regarde. Ouvrir une faille à la surface du réel, non pas par goût de l’abstraction, mais pour aller à l’intérieur. Si cela arrive, si on s’en approche, alors les autres pourront peut-être s’y retrouver aussi. Je crois que si tu es honnête dans ton approche du réel, ce réel n’est plus seulement le tien. C’est uniquement en ce sens que je crois au documentaire23. »
19Le flou qui émerge de son travail constitue ainsi bien ce réel, non pas du monde extérieur, mais celui fait des mouvements inconscients permettant un accès au monde.
Insuffisance du terme « flou » ?
20À lire les textes des photographes contemporains et de leurs commentateurs, on perçoit dès lors une sorte de décalage entre le sens que le flou a pour responsabilité de décharger dans l’image, et la signification du terme. Dans son introduction au Voyage mexicain, premier livre publié par Bernard Plossu en 1979 et considéré alors comme le manifeste d’une nouvelle photographie libre, Denis Roche écrit :
« [I]l est bien sûr qu’un Robert Frank est tout de suite “Robert Frank” […] et que c’est pareil pour Bernard Plossu qui dès ses premiers contacts […], dès ses premières prises, ses premières poses, cadrages classiques ou pseudo-balayages ultra-rapides, dès ses premiers flous (le sont-ils vraiment ? Et qu’est-ce que ça veut dire ?), dès ses premiers portraits (surtout là !), comme si de rien n’était, qu’il est “Bernard Plossu”24. »
21Denis Roche s’interroge : que veut dire « flou » ? Son questionnement témoigne d’une nouvelle difficulté face à l’emploi du terme, qui n’est plus lié à l’embarras que toutes ses connotations négatives donnaient aux pictorialistes comme à leurs prédécesseurs. Le malaise serait peut-être plutôt à chercher du côté d’un écart entre le mot et une forme riche d’un sens qui ne peut se réduire à ce que la langue exprime.
22Denis Roche ne nous dirait-il pas que le « flou » ne suffit plus à qualifier le flou ? Depuis les années 1980, celui-ci est perçu de manière si singulière par les artistes qui le produisent et par les auteurs qui en parlent, qu’un seul et unique terme ne permettrait pas d’absorber toutes les nuances qu’il serait chargé d’exprimer. En résulterait, alors, la nécessité de penser et de décrire le flou d’une œuvre de manière toujours individualisée et renouvelée – car si le flou constitue cette réalité vécue intérieurement, il ne peut qu’être toujours unique, singulier et différent d’un autre flou. Dans l’étude qu’il publie en 2013, Pascal Martin admet d’ailleurs lui aussi la difficulté que pose le flou par rapport à sa qualification verbale : « [I]l est très difficile de quantifier et de qualifier un flou avec de simples mots ; c’est pourquoi le recours à des adjectifs épithètes ou à des litotes est fréquent. Les termes “flou léger”, “flou cotonneux” ou simplement “pas vraiment net” sont fréquemment utilisés afin de tenter d’introduire une forme de hiérarchie25. »
23Une sorte de pauvreté émergerait ainsi aujourd’hui du terme « flou ». La manière dont Antoine d’Agata en parle – reprenant des poncifs bien connus de l’histoire du flou – témoigne de ce décalage entre l’insuffisance d’un mot – qui ne fait que se réinscrire dans un discours rodé et maintes fois répété – et la richesse unique accordée à la forme : « Le flou était un outil pour tenter de mettre au jour d’autres niveaux de réalité, en ne comptant que sur le hasard et les conditions chaotiques des prises de vue, mais je ne veux pas que ça devienne un tic de langage26. » La crainte ancestrale de la recette stylistique sans fondement – du « flou artistique » – refait surface, mais elle paraît presque dérisoire lorsqu’on la confronte à l’ambition donnée par l’artiste à la pratique photographique, dont émane la forme floue. Car, dans ses œuvres, le flou n’est pas le résultat d’un travail de représentation, mais bien le fruit d’une expérience vitale, déjà prônée en leur temps par les surréalistes. Antoine d’Agata est clair sur ce point : « Le geste photographique devient équivalent à l’acte perceptif même. Recherche effrénée du sentiment d’appartenir à la vie, dans la vie, en vie27. » Plus loin :
« La redéfinition du réel passe par une redéfinition de soi, mais la photographie ne se limite pas à l’expression de soi. On ne peut saisir sa logique sans revenir au contexte de la prise de vue. L’exploration de son mode de production est un outil essentiel à sa définition. Elle se définit à travers et au sein même de l’acte où elle naît, implique le sacrifice de la raison au profit de l’expérience, n’a de sens que comme retranscription d’une présence au monde, révèle notre position dans l’ordre social et physique28. »
24On mesure à quel point l’enjeu dépasse largement le discours sur le « flou », car il s’agit d’embrasser une expérience du réel qui se réalise par la production même de la photographie – dont atteste le cliché. Dans Le Mystère de la chambre claire, Serge Tisseron dit toute l’importance de considérer la photographie, non pas seulement comme une image, mais comme une pratique qui permet, par son faire même, de penser :
« Que la photographie permette de voir et d’observer, certes, mais qu’elle permette de “penser” paraît peut-être saugrenu au lecteur. […] [L]a photographie est pourtant une forme de “penser”, et cela dès le moment de la prise de vue. Autant dire que le sujet privilégié de ce qui suit n’est pas la photographie en tant qu’image, mais en tant que pratique. […] Pour nous, la photographie n’est pas une camera obscura des peintres de la Renaissance adaptée en appareil de prise de vue au xixe siècle, mais l’ensemble formé par le photographe et sa machine, liés l’un à l’autre par l’ensemble des opérations nécessaires à la réalisation d’une photographie29. »
25Dans les pratiques de d’Agata et d’Ackerman, le résultat obtenu sur l’image – floue – n’est que la trace de cette « pensée » en acte. En cela, le texte – et a fortiori le terme « flou » – semble défaillant à décrire ce que pense la photographie. Le flou est, mais ne se dit pas nécessairement, ou pas entièrement comme cela.
Crise du flou contemporain
26Souvenons-nous de la situation observée au début du xixe siècle, précédente et conjointe à l’apparition de la photographie : le mot « flou » donnait cette impression d’une coquille vide que, selon le philologue François Guessard, « tout le monde a[vait] entendu prononcer, mais dont peu de personnes connaiss[ai]ent le sens précis30 ». Cette sorte d’égarement était accompagnée de prédictions sur la disparition probable du mot dans un futur qui se voulait proche. Les faits ont démontré l’inverse : le terme « flou » a resurgi avec force et complexité dès la deuxième moitié du xixe siècle ; ses identités diverses et ses usages se sont précisés au cours du xxe siècle. Aujourd’hui, il a envahi les discours : artistiques, politiques, philosophiques, communs et quotidiens.
27On tentera une proposition. À y réfléchir à nouveau, cette « crise » du flou au début du xixe siècle, proche de l’effondrement, exprimait peut-être à sa manière les bouleversements économiques, politiques et sociaux majeurs que la France traversait au cours de ses multiples révolutions de 1789 à 1848. Si l’on ne comprenait plus le sens du « flou », c’est aussi que, dans la redéfinition des classes sociales en train de se jouer, on se savait plus comment appréhender le « connaisseur », qui sans doute ne savait lui-même plus très bien comment se positionner. Le « flou » – lexicalement si connoté – ne pouvait sembler que disparaître, ou renaître, mais sous une forme encore à inventer. En outre, dans cette période française tourmentée, on préférait s’attacher à la précision promise par la science qu’au flou de l’artiste. Dans le Cours de philosophie positive qu’Auguste Comte publie en 1830, on observe en effet une valeur positive très marquée accordée au net, et une dépréciation du vague. Il affirme fréquemment la volonté d’une « idée nette31 », il évoque « une connaissance assez nette et assez profonde32 » et « une conception parfaitement nette et rigoureusement exacte33 ». À l’inverse, il parle d’une « définition vague et insignifiante34 », d’une « manière très vague et tout à fait vicieuse35 », et critique « une confusion vicieuse, dont l’habitude tend à empêcher de se former des idées nettes et exactes36 ». La netteté s’accordait ainsi bien mieux au positivisme en train d’émerger sous la plume d’Auguste Comte qu’au vague – puisque le « flou » n’avait pas encore trouvé ses marques dans le langage philosophique.
28Aujourd’hui, la situation est différente, mais l’on pressent quelque chose d’une « crise » du flou qui pourrait faire écho, même de très loin, à celle observée au xixe siècle. À l’opposé complet du présage de l’époque sur la disparition du terme, on le trouve désormais partout, et de toutes les manières. Si la photographie et la peinture sont qualifiées de « floues », la politique, les lois, les opinions diverses sont aussi souvent décrites comme « floues37 ». Bien que le terme soit généralement utilisé de manière négative dans le discours politique et médiatique, on observe en même temps une valorisation importante du flou dans les recherches universitaires et scientifiques. En 2001, Arturo Sangalli publiait un Éloge du flou. Aux frontières des mathématiques et de l’intelligence artificielle qui vantait l’importance, dans les sciences, de travailler avec une « logique floue » qui « sert, entre autres choses, à faciliter la construction de machines qui raisonnent davantage comme des êtres humains, afin que ces derniers n’aient pas à penser comme des machines38 ». Arturo Sangalli reprend le concept d’« ensemble flou » – développé en 1965 par Lotfi Zadeh, professeur de génie électrique à l’université de Californie – qui utilise la précision des mathématiques pour composer avec l’imprécision de la pensée humaine :
« Dans son sens original et technique, la logique floue est une méthode mathématique, fondée sur la théorie des ensembles flous, qui permet aux machines de “raisonner” davantage comme des êtres humains. La logique floue est habituellement mise en place par un algorithme, ou programme, sur un ordinateur classique. Mais la méthode comporte aussi une composante subjective – dès lors, essentiellement empirique et inexacte –, car elle présuppose la traduction sous forme numérique de l’imprécision du langage et du savoir humains39. »
29L’éloge du flou a ainsi pour ambition de réinjecter, en la valorisant, l’inévitable incertitude humaine dans l’extrême précision de la technologie contemporaine.
30En 2010, Julia Elchinger défendait une thèse en arts visuels – nourrissant sa propre pratique photographique d’une recherche historique – intitulée Un éloge du flou dans et par la photographie, où elle louait l’importance du flou photographique pour exprimer son propre rapport à l’espace, au corps, au temps, comme aux relations humaines40. En 2011, le cinéaste Gérard Mordillat écrivait dans Le Monde diplomatique un « éloge du flou » au cinéma, estimant important de prononcer « l’éloge du doute » en réaction à une « netteté technique [qui] se veut garante de la netteté morale des œuvres » : « De s’interroger sur le réel, sur l’image, la société qui la produit, le monde qui l’expose. Le flou, c’est la question, l’essence même de la philosophie41. »
31Dans des registres différents, ces auteurs plaident pour ce même mouvement vital – qualifié de « flou » – défendu par Antoine d’Agata et Michael Ackerman, en réaction à un monde perçu comme trop moralisant, trop technologique, trop contraignant et étouffant. Alors que la fin des années 1960 avait laissé le flou dans un contexte créatif relativement ouvert, débarrassé de ses connotations morales négatives, on observe aujourd’hui un retour du registre moral et de la pensée binaire. Pour Gérard Mordillat, qui ironise pour mieux attaquer l’idée, « le flou, c’est sale, illégitime, bâtard », alors que « [l]’image nette sait se tenir en société. Elle ne s’essuie pas les pieds sur les tapis de l’imagination. Dans le champ de la représentation, elle intervient toujours entre le “bon goût” bourgeois et l’étiquette d’une cour royale42 ». Le flou, de nouveau au service d’un combat politique et social contre la netteté, se retrouve coincé dans une argumentation qui reprend, en miroir inversé, ses présupposés historiques : la netteté, historiquement prônée pour sa vertu scientifique, est aujourd’hui méprisée – car associée à un carcan moral trop contraignant. Le flou, que les surréalistes avaient déjà souhaité subversif, est quant à lui valorisé, mais l’on aimerait en saisir le sens précis au-delà de cette seule opposition morale.
Complexité du « flou » contemporain
32Comment, dès lors, penser le flou, aujourd’hui ? Les questions sont nombreuses, en raison de transformations profondes tant dans les domaines de la création photographique, de l’évolution de la technique, de la mondialisation des échanges, des pratiques culturelles, que des usages terminologiques. On pourrait émettre l’hypothèse qu’une complexité aussi riche que celle observée au début du xixe siècle nécessiterait d’être démêlée, en commençant par observer la terminologie aujourd’hui à disposition pour parler du flou. Récemment, le mot « bokeh » a par exemple fait son apparition dans le langage photographique technique français et anglais43. Issu du terme japonais « boke », signifiant « flou », il désigne le rendu flou hors du champ de netteté, lorsque la profondeur de champ est diminuée de manière à isoler un seul objet net sur l’image. En japonais, le mot appartient très spécifiquement au registre photographique, ce qui est également le cas dans la langue française, où il apparaît dans un langage plus technique qu’esthétique. Les raisons de l’emprunt à la langue japonaise, l’origine de son usage, la spécificité formelle par rapport à un autre flou, de même que le niveau social et culturel dans lequel il s’inscrit interrogent44. Son usage témoigne dans tous les cas de la nécessité de diversifier les registres verbaux pour parler du flou, notamment numérique. Il dit aussi que le mot français n’est plus isolé, et qu’il s’entoure désormais d’alliés étrangers pour tenter de décrire cette forme. Pour la première fois en français, un terme permet de désigner de manière univoque un flou spécifiquement photographique.
33Le terme « flouter » surtout demanderait une analyse minutieuse45. Dans son édition de 2014, Le Petit Robert situe le premier usage du terme en 1976 et lui donne la définition suivante : « Rendre volontairement flou. Flouter un visage à l’écran pour préserver l’anonymat. Voir aussi pixéliser46. » Le Petit Larousse illustré de 2014 confirme : « Flouter v.t. Photogr., Télév. Rendre flou afin d’empêcher l’identification : flouter le visage d’un interviewé47. » On trouve cependant le terme déjà en 1967, entre guillemets, dans l’ouvrage d’Henry Calba sur le Photographisme dans le cadre d’une description d’un procédé ajoutant du flou à l’image48. Aujourd’hui très répandu et associé à la technique numérique, il avait en fait déjà émergé au contact de la photographie analogique. On peut supposer que l’histoire de ses usages est complexe. Le mot et son dérivé « floutage » peuvent également s’appliquer à d’autres techniques, notamment la peinture de Philippe Cognée49. Surtout, le terme s’accompagne aujourd’hui de connotations qui varient selon les différentes techniques qu’il concerne. À propos de son usage à la télévision, Gérard Mordillat en donne ainsi une image négative :
« Le floutage, apparu d’abord pour cacher les nudités, sert désormais à montrer ce qui ne devrait pas se montrer, mais doit quand même l’être, au nom de l’information, de la liberté d’expression, du débat démocratique, etc., tout en respectant la protection des sources, la sensibilité des spectateurs, etc. Une merveilleuse hypocrisie ! Ce sont majoritairement les plus démunis, les marginaux, les exclus dont le visage est flouté, la télévision disqualifiant par avance leur parole puisque leur discours est “flou”. Que ne fait-on du floutage pour les hommes politiques, dont chaque intervention mériterait d’être mise en doute50 ? »
34Utilisé pour décrire la photographie, la peinture et le film – notamment télévisé –, le floutage amène de nombreuses questions sur la pratique et la perception du flou aujourd’hui.
Éclatements contemporains
35Une réflexion plus poussée sur le flou contemporain imposerait en outre de trouver la manière d’embrasser le foisonnement de la création récente. Les travaux de Bernard Plossu et de Michael Ackerman se nourrissent beaucoup de ce que l’on a nommé en France les « pratiques pauvres » de la photographie. Le flou, que Serge Tisseron et Michel Makarius voient foisonnant dans l’art contemporain, s’est en effet multiplié et diversifié avec l’usage dès les années 1970 de différents appareils très basiques, auxquels Jean-Marie Baldner et Yannick Vigouroux ont consacré un livre51. Sténopés, boîtiers amateurs, appareils-jouets, photomatons ou téléphones mobiles amènent :
« le retour de l’acteur et du biographique au risque d’une subjectivité dissolvante […]. Cadrage décalés, flous, découpes et mises en série, issus de la pauvreté technologique ou nés de la vision d’un photographe s’étant défait de son métier, brouillent la lisibilité immédiate au profit d’une relation brute, spontanée, au réel et à soi. […] Les effets de passage pour entrer dans l’image, comme le vignettage, le flou ou l’accentuation des contrastes, déprécient l’évaluation traditionnelle de l’image par ses critères techniques et esthétiques52 ».
36Ainsi, le retour du flou est-il en partie dû à une valorisation de l’esthétique amateur, dont on se souvient l’importance qu’elle avait déjà prise dans les années 1920 et 1930. Rappelant également le goût pour l’expérimentation des avant-gardes, se perçoit aussi le désir chez certains artistes contemporains de tester les limites de l’appareil photographique, d’enfreindre les règles qu’il impose, de « jouer contre les appareils53 », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Marc Lenot qui met en avant l’importance de la photographie expérimentale, d’où émergent de nombreux flous.
37À cet intérêt de la part des artistes pour l’erreur et la photographie ratée, s’est ajouté celui des chercheurs, qui, depuis le début des années 2000, ouvrent leurs travaux à cette part de la production auparavant invisible, car perçue comme sans intérêt. Notons par exemple la publication en 2003 de Fautographie par Clément Chéroux sur les erreurs photographiques, ou la recherche de Peter Geimer sur tous les éléments accidentellement fixés sur la plaque photographique, sur cette « autre histoire » de la photographie54 : « celle des symptômes, de l’instabilité et des perturbations possibles de ces images55 », car, pour lui, « cette perturbation n’est pas un déficit, un mode négatif de l’iconicité, elle est au contraire un potentiel spécifique de la photographie. […] Ce que l’on perd en visibilité du motif est autant de terrain gagné pour la visibilité du support de l’image56 ».
38La photographie française produite depuis les années 1970 ne peut cependant pas se résumer aux nouvelles pratiques « amateurs ». Elles constituent sans doute un pan de ces « contorsions » que Michel Poivert a identifiées comme nécessaires à l’évolution de la photographie contemporaine en France. Subissant le poids de la tradition et de l’héritage de la photographie humaniste,
« la photographie française n’a pas bénéficié de ballon d’essai pour tester une nouvelle voie. Elle a dû se jeter à l’eau pour se dégager du modèle du reportage. Ces contorsions font son histoire et d’une certaine manière son “style”, à la condition de mettre derrière ce terme bien plus qu’un répertoire d’effets. Au fond, la photographie française est depuis les années 1970 une immense expérience de la photographie elle-même. Elle tente, sous des formes, sans cesse renouvelées, d’être disgracieuse à première vue, pour éconduire les recettes académiques57 ».
39Parmi ces formes, le flou occupe une place qu’une autre étude permettrait sans doute de clarifier.
Transformations numériques
40La situation est d’autant plus complexe depuis le début des années 2000 et l’avènement du numérique. Le remplacement des sels d’argent par les pixels impose de penser la technique du flou selon des critères nouveaux qui bouleversent les rapports entre ces trois éléments essentiels à la photographie que sont l’œil, l’image et la machine. L’œil est désormais conditionné par un contexte très différent du siècle précédent, déterminé par la circulation massive d’images sur Internet. L’image est pratiquée par tous, souvent avec des téléphones portables qui modifient radicalement les règles, et le rapport – tant de l’amateur que du professionnel – à celles-ci. Elle subit en outre, grâce aux différents filtres et logiciels, des transformations sans commune mesure avec la retouche de la photographie argentique. Enfin, la machine ne constitue plus seulement un moyen de représenter le réel : elle est ce réel – virtuel –, avec lequel l’humain doit composer autant qu’avec le monde concret58.
41Tous les critères sont ainsi redéfinis, jusqu’à la distinction auparavant si évidente entre la netteté et le flou, qui dans la technique numérique ne semblent plus si clairement opposés :
« Le filtre Accentuation de la netteté est bien connu des praticiens du logiciel Photoshop, mais son appellation, tout comme son principe d’application, relève d’un paradoxe : le nom, en anglais, du filtre est Unsharp Mask ou littéralement masque flou. L’effet de netteté suscité par l’application du masque flou ne renforce, en effet, les tracés de l’image que par un artifice consistant à en flouter et contraster certaines zones pixélisées. Ainsi, l’extension des frontières du net en numérique équivaudrait en réalité à une extension des frontières du flou au sein de l’image59. »
42Formée de pixels qui peuvent, un à un, être déplacés, supprimés ou transformés, la photographie numérique bouleverse le rapport à la technique et la perception de ce qu’est le flou, qui tend parfois à se confondre avec la netteté.
43Ce « masque flou » proposé par Photoshop amène aussi à repenser les rapports entre photographie et peinture. Franck Leblanc perçoit dans cet outil un « flou de reformulation », car il permet d’atténuer les imperfections de la peau et de masquer les défauts en :
« générant des pixels de couleur à partir d’un calcul sur des groupes de pixels adjacents à la zone à retoucher. Mais ces pixels créés seront intégrés avec un mode de diffusion leur permettant de ne pas apparaître de manière saillante, mais, bien au contraire, comme diffusés à l’intérieur de la zone retouchée et avec une dissipation progressive sur les contours de la zone cible60 ».
44En résulte une sorte de « lissage numérique » que l’on peut apparenter à l’aplat dans la peinture, et qui, plutôt que de produire l’impression du flou, donne plutôt « une sensation de netteté », arrivant au « paradoxe d’éléments flous semblants nets61 ». À partir du travail de Josef Schulz, Leblanc explique : « Le flou ici ne met pas à mal l’intelligibilité directe de l’image, dissipé dans une image claire et structurée, il construit du visible, l’enrichit62. » On se rappelle de la complémentarité du flou avec la précision, que la peinture arrivait à concilier aux yeux de Denis Diderot ; complémentarité qui permettait au flou de se mettre au service de la précision, non par contraste, mais par superposition, pour mieux montrer les détails dans la transparence de l’image. Le numérique permet de renouveler cette idée, qui ne s’applique cette fois pas tant aux détails qu’à la netteté. Avec le traitement par Photoshop, le flou ne s’oppose plus complètement à la netteté ; il s’y superpose et le complète.
45Aujourd’hui, les questions sur le flou abondent. À propos du terme, dont on perçoit les transformations de sens à l’époque contemporaine ; à propos de la forme, notamment perçue comme matière de l’inconscient ; à propos de sa résonance morale, qui revient aujourd’hui avec force ; à propos de son rapport à la technique, en particulier numérique. La liste ne pourrait que s’allonger, et confirmer, s’il en était besoin, que le flou, dans ses dimensions textuelles et formelles, ne cesse d’ouvrir des portes pour penser la photographie et son rapport au monde.
Notes de bas de page
1 Tisseron Serge, « Flous et modernités. Une rêverie du devenir », in Vive les modernités !, op. cit., p. 76-85.
2 Makarius Michel, Une histoire du flou, op. cit., p. 110.
3 Boltanski Luc, « La rhétorique de la figure », in Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen, op. cit., p. 173-198.
4 Morel Gaëlle, Le photoreportage d’auteur. L’institution culturelle de la photographie en France depuis les années 1970, Paris, CNRS Éditions, 2006, [https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/editionscnrs/8920], consulté le 28 juillet 2020.
5 Ibid.
6 Aujourd’hui, plusieurs artistes majeurs reconnus pour leur flou sont des peintres, si l’on songe à Gerhard Richter ou Philippe Cognée.
7 Makarius Michel, Une histoire du flou, op. cit., p. 117-118. Citation de Gerhard Richter tirée de l’entretien avec Rolf Schön, catalogue Gerhard Richter de la Biennale de Venise, 1972, p. 24, cité in Antoine Jean-Philippe, Six rhapsodies froides sur le lieu, l’image et le souvenir, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 225.
8 Chateau Dominique, « Les limites du flou », in Bertrand Rougé (dir.), Vagues figures, op. cit., p. 41-49.
9 Déotte Jean-Louis, « Le régime nominal de l’art, Jean Cayrol : une esthétique lazaréenne », in Jean-Louis Déotte et Alain Brossat (dir.), L’époque de la disparition. Politique et esthétique, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 13-38.
10 Borchardt-Hume Achim, « “Dreh dich nicht um” : Ne te retourne pas. Les peintures de Richter de la fin des années 1980 », in Mark Godfrey et Nicholas Serota (dir.), Gerhard Richter/Panorama, cat. expo., Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou, 2012, p. 163-175.
11 Makarius Michel, Une histoire du flou, op. cit., p. 118.
12 Tisseron Serge, « Flous et modernités. Une rêverie du devenir », in Vive les modernités !, op. cit., p. 76-85.
13 Barthes Roland, La Chambre claire, op. cit., p. 30.
14 Tisseron Serge, Le Mystère de la chambre claire. Photographie et inconscient, Paris, Flammarion, 1996, p. 82-83.
15 Sayag Alain, « La photographie candide », in Gilles Mora (dir.), Bernard Plossu. Rétrospective 1963-2006, Paris, Éditions des Deux Terres, 2006, p. 67-69.
16 Voir notamment Arrouye Jean, « Vagues images/vision définies », in Bertrand Rougé (dir.), Vagues figures, op. cit., p. 273-278 ; Makarius Michel, Une histoire du flou, op. cit., p. 112-113 ; Tisseron Serge, « Flous et modernités. Une rêverie du devenir », in Vive les modernités !, op. cit., p. 76-85.
17 Plossu Bernard, « Sans titre », Les Cahiers de la photographie, « La photobiographie », no 13, 1984, p. 93.
18 Arrouye Jean, « Vagues images/vision définies », in Bertrand Rougé (dir.), Vagues figures, op. cit., p. 273-278.
19 Soulages François, « Esthétique & théorétique des frontières du flou », in Biagio d’Angelo et François Soulages (dir.), Le flou de l’image, op. cit., p. 11-30.
20 Rabello Pereira Samira, « Fenêtre(s) indiscrète(s). Francesca Woodman », in Biagio d’Angelo et François Soulages (dir.), Le flou de l’image, op. cit., p. 61-66.
21 Soulages François, « Esthétique & théorétique des frontières du flou », in Biagio d’Angelo et François Soulages (dir.), Le flou de l’image, op. cit., p. 11-30.
22 Agata Antoine d’, Do Trinque, Vigo, Centro de Estudo Fotográficos, 2001, n. p.
23 Ackerman Michael, Fiction, Paris, Delpire, 2001, n. p.
24 Roche Denis, « Mise en liberté », in Bernard Plossu, Le Voyage mexicain 1965-1966, Paris, Éditions Contrejour, 1979, p. 3-5. Nous soulignons.
25 Martin Pascal, « Le flou comme paradigme du net », in Pascal Martin et François Soulages (dir.), Les frontières du flou, op. cit., p. 15-40.
26 Bismuth Léa, « Antoine d’Agata : la photographie comme art martial », Art Press, no 397, 22 janvier 2013, [https://www.artpress.com/2013/01/22/antoine-dagata-la-photographie-comme-art-martial/], consulté le 2 octobre 2020.
27 Agata Antoine d’, Situations : Antoine d’Agata, Tokyo, Rat Hole, 2007, n. p.
28 Ibid.
29 Tisseron Serge, Le Mystère de la chambre claire, op. cit., p. 10.
30 Guessard François, « Examen critique de l’ouvrage intitulé Des variations du langage depuis le douzième siècle (2e article) », in Bibliothèque de l’École des chartes, op. cit., p. 289-556.
31 Comte Auguste, Cours de philosophie positive, t. 1, Paris, Rouen frères, 1830, p. 108, 267, 323, 351, 363, 448, 505, 655, 658, 673 et 722.
32 Ibid., p. 38.
33 Ibid., p. 112.
34 Ibid., p. 119.
35 Ibid., p. 352.
36 Ibid., p. 267.
37 Une simple recherche dans plusieurs moteurs de recherche (Google, Ecosia, Qwant) des expressions « politique floue » et « loi floue » permettra de s’en convaincre.
38 Sangalli Arturo, Éloge du flou. Aux frontières des mathématiques et de l’intelligence artificielle, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 2001, [https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/pum/14186], consulté le 16 octobre 2020.
39 Ibid.
40 Elchinger Julia, Un éloge du flou dans et par la photographie, op. cit.
41 Mordillat Gérard, « Éloge du flou », Le Monde diplomatique, année 58, no 690, 2011, p. 27.
42 Id., « Éloge du flou », art. cité.
43 Voir notamment Liu Dongwei, Nicolescu Radu et Klette Reinhard, « Stereo-Based Bokeh Effects for Photography », Machine Vision and Applications, vol. 27, no 8, novembre 2016, p. 1325-1337.
44 Sur l’emprunt à la langue japonaise, une piste de réflexion pourrait être ce qu’évoque Arturo Sangalli à propos de l’influence japonaise dans l’élaboration d’une « logique floue » dans les sciences : « C’est au Japon plus qu’ailleurs que cette fascination pour le flou s’est manifestée. “Le flou est inhérent à la culture japonaise”, affirme Toshiro Terano, directeur du Laboratory for Fuzzy Engineering Research (LIFE) de Yokohama. Ainsi, ce n’est pas un hasard si les scientifiques et les ingénieurs japonais ont joué un rôle déterminant dans la mise au point des applications pratiques qui ont popularisé la logique floue. Terano voit dans la logique floue un outil et un nouveau paradigme pour résoudre des problèmes pour lesquels il est difficile, voire impossible, d’obtenir des modèles mathématiques exacts » (Sangalli Arturo, Éloge du flou, op. cit.).
45 Le floutage fait aujourd’hui l’objet de diverses études de chercheurs, comme André Gunthert (Gunthert André, « Que cache le floutage », L’image sociale, [https://imagesociale.fr/875], consulté le 15 octobre 2020), et de travaux de nombreux artistes comme Pixelhead de l’Allemand Martin Backes – masque pixellisé à s’enfiler sur la tête pour être directement flouté –, ou comme la série Anonymous Gods de la Française Marion Balac qui trouve sur Google Street View les visages de statues automatiquement floutées par le logiciel.
46 Rey-Debove Josette et Rey Alain (dir.), Le Petit Robert, op. cit., p. 1062.
47 Le Petit Larousse illustré, Paris, Larousse, 2014, p. 504.
48 « Nous pouvons […] “diviser” la pose générale en deux parties inégales : le plus long temps sera gardé pour la projection nette, au cours de la seconde partie, on déréglera lentement la mise au point (vers le haut et vers le bas). Ce procédé est appliqué pour donner une impression de miroir (par exemple pour la “réflexion” ou la répétition du sujet principal sur une surface claire), en l’inversant et en la “floutant” pour donner l’illusion d’une glace ou d’une surface réfléchissante » (Calba Henry, Photographisme, op. cit., p. 33).
49 « Plus qu’une signature, la pratique du floutage est chez Philippe Cognée au service d’une palette de sentiments toute en nuances » (Ihler-Meyer Sarah, « Philippe Cognée : élégies et glaciations », Art Press, no 399, 22 mars 2013, [https://www.artpress.com/2013/03/22/philippe-cognee-elegies-et-glaciations/], consulté le 2 octobre 2020).
50 Mordillat Gérard, « Éloge du flou », art. cité.
51 Baldner Jean-Marie et Vigouroux Yannick, Les pratiques pauvres : du sténopé au téléphone mobile, Paris, Isthme Éditions, 2005.
52 Ibid., p. 14-18.
53 Lenot Marc, Jouer contre les appareils, Arles, Éditions Photosynthèses, 2017.
54 Chéroux Clément, Fautographie, op. cit.
55 Geimer Peter, Images par accident. Une histoire des surgissements photographiques, trad. de Gérard Briche, Emmanuel Faure et Anne-Emmanuelle Fournier, Dijon, Les Presses du réel, 2018 (2010), p. 8.
56 Ibid., p. 12.
57 Poivert Michel, 50 ans de photographie française de 1970 à nos jours, Paris, Éditions Textuel, 2019, p. 8.
58 Voir notamment Debat Michelle, « L’extension du photographiable contemporain comme nouveau pictorialisme numérique », in Jean Arrouye et Michel Guérin (dir.), Le photographiable, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, coll. « Arts. Théorie et pratique des arts », 2013, p. 119-132. À partir de la série Jpegs de Thomas Ruff et des Googlegrams de Joan Fontcuberta, Michelle Debat montre comment leurs interventions sur les pixels – rappelant sous certains aspects le projet des pictorialistes – engage à penser leurs travaux comme des images prenant pour objet le programme de la machine elle-même, amenant à repenser les rapports entre la représentation, le réel et la technique.
59 Boulet Nicolas, « Identité de l’image photographique & frontière du flou », in Pascal Martin et François Soulages (dir.), Les frontières du flou, op. cit., p. 111-122.
60 Leblanc Franck, « Sans frontière », in Pascal Martin et François Soulages (dir.), Les frontières du flou, op. cit., p. 97-109.
61 Ibid.
62 Ibid.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comprendre la mise en abyme
Arts et médias au second degré
Tonia Raus et Gian Maria Tore (dir.)
2019
Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance
De la dysharmonie à la belle laideur
Olivier Chiquet
2022
Un art documentaire
Enjeux esthétiques, politiques et éthiques
Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.)
2017