Chapitre XIII. Changer de paradigme
p. 417-462
Texte intégral
Peurs et résistances face au réel
1Comment, dès lors, sortir de ce paradigme paralysant qui bloque le débat esthétique dans un axe flou/net réducteur ? Comment libérer le flou de son ancrage pictural, traditionnel, élitiste ou se targuant de l’être ? Comment, également, permettre à la photographie de sortir d’un présupposé de netteté qui l’empêche de s’ouvrir pleinement à d’autres possibilités ? Pour le comprendre, il faut analyser de plus près certains des arguments étayés par les partisans de la netteté dans le courant des années 1950. Ils se distancient progressivement de la monotonie des raisonnements flouistes, répétés pendant près de soixante ans. La perspective qu’ils adoptent permet de déplacer les bases du débat et ouvre – à l’inverse de la vision de leurs adversaires limitée à la quête d’un progrès dépassé – sur une nouvelle légitimation de la photographie, et par là même sur l’abandon progressif de la crispation nouée autour du flou.
2Pour le formuler de manière directe, une peur est à l’origine de la tension suscitée par le flou depuis le xixe siècle : celle du réel, de son immédiateté et de la trivialité avec laquelle il s’impose dans la photographie naissante. La précision du daguerréotype provoque un choc visuel : elle éveille la crainte d’une réalité auparavant médiatisée par le geste de l’artiste et soudain perçue comme trop détaillée, concrète, palpable. Dans ces premières plaques de cuivre, la représentation figée du réel est dépourvue de l’enveloppement et de la distance que les peintres lui avaient donnée jusqu’alors. Cette nouvelle netteté impose aux regards la brutalité du réel, que des générations de photographes tentent en vain d’atténuer.
3Le flou, qui se donne dans la peinture comme une solution face à cette trivialité trop abrupte, redouble au contraire dans la photographie cette appréhension du réel. Ce dernier est reproduit par un instrument, un appareil mécanique dont la technique laisse des traces involontaires, non maîtrisées, et souvent floues. Elles deviennent les marques incontrôlables d’une réalité qui dépasse les photographes. Ainsi, la netteté comme le flou sonnent-ils d’emblée comme les échos visuels de la raideur de la technique, de la rudesse de la machinerie et de la vérité d’un réel que l’on ne maîtrise pas dans sa totalité.
4Dans la peinture, le flou protégeait de cette peur : il permettait à la fois d’idéaliser sa représentation, mais aussi de dissimuler la réalité technique du travail du peintre. Par l’usage qu’il en faisait, ce dernier pouvait contrôler les éléments du réel à valoriser et en masquer d’autres ; mais le flou avait aussi l’avantage de dissimuler la concrétude du geste de sa main et la réalité des erreurs du pinceau qu’il pouvait corriger et parfaire à volonté. La volonté des photographes d’imiter ce flou pictural répondait ainsi à un désir d’échapper à la résistance du réel et aux imprévus auxquels leur outil les ramenait souvent. Révélateur d’une réalité trop rude lorsqu’il échappait au contrôle de l’appareil, le flou leur apparaissait pourtant aussi comme le traitement contre cette brutalité.
5Or, il en va de même pour la netteté. Lorsque la Nouvelle Vision s’en empare, elle propose des points de vue, des cadrages et des compositions qui mènent parfois à l’abstraction. Les détails de l’image confrontent bien le spectateur à l’immédiateté de leur réalité, mais leur disposition et leur composition permettent aussi de les sublimer ou d’y échapper. En outre, la perfection des tirages, notamment prônée par Emmanuel Sougez, contribue à les éloigner du réel. Le souci extrême de la netteté, en somme, déconnecte la photographie du fait concret, au moins autant que peut le faire le flou, au point de la priver de son lien pourtant si privilégié au réel. En 1942, André Lhote, s’inquiétant de la perfection toujours plus détaillée, exigée en photographie, écrit : « Le grand album annuel sur La Photographie, édité par Arts et métiers graphiques, nous montre cette fois encore que les praticiens les plus savants dédaignent les aventures et tout ce qui peut ressembler à du reportage, afin d’atteindre l’image sans défaut1. » Le soin porté à la qualité de la photographie détourne l’attention au réel. Là où l’on s’attendrait, avec la netteté absolue, à une transparence parfaite de l’image, vient s’imposer une opacité que l’on avait plutôt pris l’habitude d’associer au flou comme erreur photographique (et non au flou pictural). Les propos d’André Lhote laissent penser que la perfection est finalement aussi aveuglante que peut l’être le raté flou : le regard bute sur l’absence totale d’erreur, et l’on se met à rêver d’une photographie qui laisse sa place aux aléas du réel.
Daniel Masclet : l’aventure du réel
6Daniel Masclet, qui ne craint pas les aventures du reportage, adopte un discours à l’opposé des praticiens de l’image sans défaut représentés par Emmanuel Sougez. En 1946, dans sa critique du Salon international d’art photographique de Paris, il regrette le peu d’attention portée par les exposants sur le réel, et ce, au profit d’un classicisme trop daté :
« [J]e n’ai rencontré sur les cimaises que les images rituelles, un peu vieillies encore, des sept ans écoulés… J’ai revu les mêmes “belles compositions”, les éternelles “valeurs riches” et les “noirs puissants”, les “images décoratives” et les “solides” natures mortes. […] Mais, presque nulle part, je n’ai vu saisir dans les pièges de la caméra cette chose simple et grandiose : la Vie, qui passe et qui ne revient plus. En fixer les hauts moments est un des buts principaux de notre art. C’est aussi l’un des plus mal compris2. »
7La « Vie », qu’il mentionne avec une majuscule, devient l’une de ses préoccupations majeures pour renouveler l’art français. Malgré un parti pris sans équivoque pour la netteté, son argumentaire se transforme, car il intègre, à la différence des partisans du flou, le nouvel enjeu que représente le réel. Faisant de moins en moins peur, ce dernier devient le nouvel atout de la photographie.
8Après la Seconde Guerre mondiale, Daniel Masclet éclipse progressivement l’autorité d’Emmanuel Sougez et devient l’acteur principal des discours esthétiques sur la photographie. Les deux photographes ont seulement trois ans d’écart3, mais Masclet adopte une posture beaucoup plus ouverte à la nouveauté. En 1946, dans sa critique d’une exposition, il range d’ailleurs Sougez parmi les maîtres anciens, remplacés par la nouvelle génération du Groupe des XV récemment formé :
« Dans l’ensemble, les maîtres anciens disparaissent peu à peu ou se lassent : […] Sougez et Yvonne Chevalier n’ont qu’une épreuve… Enfin, un panneau réservé présentait sans examen du jury un ensemble provenant du “Groupe des Quinze”, sorte d’Académie Goncourt de la photographie. Ce sont tous des professionnels célèbres, figurant parmi les meilleurs artistes parisiens4. »
9Tant Masclet que Sougez appartiennent pourtant au Groupe des XV, mais de la figure du premier se dégage une fraîcheur pour laquelle les photographes ont le plus grand respect.
10Auteur de nombreux articles dans Le Photographe, qui s’adresse aux professionnels, et dans Photo cinéma magazine, orienté vers les amateurs, son autorité fait l’unanimité auprès de l’ancienne comme de la nouvelle génération. Lorsqu’en 1952 des élèves des cours de perfectionnement de photographie, organisés par la Chambre syndicale des photographes professionnels de la région parisienne – une des seules formations professionnelles qui existent alors en France aux côtés de l’École nationale supérieure Louis-Lumière5 –, créent le Club des 30 × 40, Masclet participe à l’assemblée et en devient le président d’honneur6. Très ouvert aux recherches menées ailleurs, il entretient beaucoup de contacts avec l’étranger. Invité à la première Subjektive Fotografie de Steinert en 1951, il est membre du jury de la deuxième édition en 1952. Pour Paul Sonthonnax,
« [i]l est aussi le photographe français qui, dans le monde entier, est souvent considéré comme le plus représentatif de notre pays. Cette influence est-elle universelle ? Ou plutôt, est-elle universellement connue et reconnue ? Certainement auprès de tous les amateurs fanatiques de la photographie. Le type du milieu marqué de son empreinte est celui des photographes travaillant en équipe, dans un club par exemple, et chez lesquels l’échange d’idées est à la base même de l’acquisition du talent. Chez les professionnels, la pénétration des thèses de Masclet est moins grande, probablement parce que l’individualisme est plus marqué7 ».
11Cette influence différenciée sur les amateurs experts et les professionnels corrobore l’impression d’une évolution sinueuse de l’usage du flou chez les photographes : des résistances peuvent notamment se marquer chez certains professionnels, là où d’autres amateurs se laissent guider par les préceptes nouveaux que Masclet contribue largement à insuffler en France.
12Dans le débat esthétique d’après-guerre, Masclet apparaît comme le défenseur de la netteté. Néanmoins, sa figure contribue en France à changer la nature du débat, car, sans être dogmatique, il affiche une curiosité pour la nouveauté sans cesse ranimée. Ayant débuté la photographie dans la tradition pictorialiste, il change radicalement d’avis dans les années 1920 en faveur de la netteté. Formé à la tradition dialectique du débat flou/net, il ne se ferme pourtant pas complètement au changement et à l’évolution. Membre du Groupe des XV, il le quitte en 1952, le jugeant trop académique8. En 1949, à 57 ans, sa volonté de renouvellement est intacte : « Un homme (et surtout un artiste) devrait changer toutes ses habitudes tous les huit ou dix ans, sinon il s’enlise lentement, devient pauvre d’idées, et commence à rouiller9 ! », écrit-il dans Le Photographe. Dans ce journal, il adopte le pseudonyme de Germain Paterne, du nom de l’un des héros de Jules Verne10. Dans Le Superbe Orénoque, cet homme est doté d’une maîtrise de soi sans faille : « Il eût photographié sous la mitraille, et n’aurait pas plus “bougé” que son objectif11 », écrit Jules Verne à propos de son personnage. Le souci du parfait contrôle et de la maîtrise de l’appareil photographique n’empêche pourtant pas Masclet de s’identifier à un héros aventurier et à la curiosité sans limites. Ouvert à la découverte, il se positionne comme le garant d’un art d’avenir, en opposition aux pictorialistes qui, de leurs propres aveux, « s’appu[ien]t sur le passé artistique, la Renaissance, l’École hollandaise et flamande du xviie, le Romantisme, etc.12 ».
13Cet avenir, Masclet le voit dans l’aventure du réel. La « Vie » constitue à cette époque une catégorie fondamentale de la photographie de reportage. On admire les « tranches de vie13 » de Doisneau, Brassaï et Ronis, mais on classe ces derniers dans la famille des reporters, qui ne se confondent pas avec les artistes. Masclet, pourtant, milite pour qu’ils s’imprègnent aussi de la « Vie ». En 1949, il réitère son point de vue :
« [É]tudiez les visages humains, observez les lumières dans le ciel, épiez les mouvements et les rythmes, montrez la matière et suggérez l’émotion, glorifiez la beauté, fixez l’éphémère, stylisez la laideur, saisissez la Vie qui court, implacable, à longs flots et, alors, vous aurez toutes les chances de faire œuvre de créateur, d’artiste, de photographe14 ! »
14Après la Seconde Guerre mondiale et sous la houlette de Masclet, les partisans de la netteté, auparavant focalisés sur la perfection technique, déplacent les termes du débat. Là où les pictorialistes s’enferment dans un argumentaire archaïque et sans issue – faisant du flou un but en soi –, Daniel Masclet renverse le problème. La netteté ne constitue plus un objectif en tant que tel, mais un moyen au service de la « Vie ». Le nœud de son analyse ne s’inscrit plus uniquement dans l’opposition entre le flou – condamnable car imitant la peinture – et la netteté – nécessaire car caractéristique de la photographie. Il prend d’abord pour point d’appui central le sujet photographique, c’est-à-dire le réel dont il défend la valeur, le lien particulier qu’il entretient avec la photographie, – et qui ne doit pas être écrasé sous le seul prétexte de l’interprétation artistique. Cette nouvelle attention au réel, longtemps fui car trop brutal, transforme fondamentalement la nature du débat : il ne s’agit plus de se positionner pour ou contre le flou, mais pour le réel.
Netteté au service du réel
15En parallèle à l’intérêt grandissant pour la photographie de reportage, on réclame de porter une attention toujours plus importante au sujet, qui devient l’argument majeur de la photographie et qui ne peut, selon ses défenseurs, coexister avec ce flou pictorialiste désormais jugé totalement artificiel. À l’époque où l’effet de vérité du flou de bougé prend de l’importance dans la presse, on condamne la fausseté du flou pictorialiste raffiné et intentionnel, qui ne fait qu’ajouter un effet superficiel à l’image pour l’éloigner du réel. Les esthètes rejettent ce « flou supplémentaire et étranger15 » au sujet photographique, car il en résulte un style affecté et très éloigné de l’événement réel. L’image pictorialiste, en somme, « paraîtra revêtue d’un caractère artificiel, mais non pas forcément artistique16 ». Le flou pictorialiste renvoie la photographie à sa propre facture et l’enferme dans un perpétuel retour sur elle-même. Perçu comme affecté, il n’agit pas pour la transparence de la mimêsis, comme le faisait pourtant à l’origine le flou pictural, mais il confronte au contraire le spectateur à l’opacité de la représentation. Forcé et trop raffiné, il se replie sur lui-même et ne s’apparente en rien au choc et à ce lien avec la « Vie » créés par le flou de bougé.
16S’emparant de l’argument de la transparence de l’image, les défenseurs de la netteté dépossèdent aussi les partisans du flou de leurs prérogatives sur la perception visuelle. Traditionnellement, on reconnaissait au flou hérité de la peinture – justement dosé – d’être le plus fidèle à l’œil humain, dont le fonctionnement rétinien assurait une base solide à l’argumentaire pictorialiste. En effet, dans le raisonnement historique en faveur du flou, réitéré en 1947, « [l]a majorité des artistes reproche aux objectifs corrigés de toutes les aberrations d’analyser le sujet, c’est-à-dire de reproduire des détails auxquels l’œil n’accorde aucune attention17 ». Désormais, on s’attèle à la tâche de convaincre que « si cette théorie est vraie, et exacte en tant que théorie, dans la réalité de la vision humaine, l’œil se comporte tout autrement18 », estimant qu’« il est puéril d’avancer qu’une image puisse être plus nette que l’objet qui l’a produite, cela est de toute évidence19 ». Privant les partisans du flou de leur argument traditionnel de l’analogie avec la perception visuelle, les défenseurs de la netteté s’emploient eux aussi à démontrer l’adéquation complète de leurs optiques de précision avec la vision humaine. En 1951, Daniel Masclet résume la question en ces termes :
« Netteté ou flou ? […] Netteté le plus possible, car l’œil humain, merveilleux objectif à focale très courte, au diaphragme étroit, à la mise au point variable et automatique, à champ immense ou rétréci et à profondeur de netteté énorme, transmet au cerveau une sensation optique que celui-ci enregistre admirablement nette même quand elle ne l’est pas, droite quand elle est renversée, et que c’est une erreur de représenter flou sur le papier ce que nous voyons net dans la nature20. »
17Pour Masclet comme pour d’autres, l’œil se caractérise d’abord par une très grande mobilité – donnant la possibilité d’accommoder rapidement sur différents détails –, mais aussi par sa focale très courte permettant une « très grande netteté sur une énorme profondeur de champ21 ».
La photographie n’est plus la netteté
18Depuis l’invention de la photographie, on avait plutôt été habitué à l’argument inverse, c’est-à-dire au fait que « c’est une erreur de représenter net sur le papier ce que nous voyons flou dans la nature ». Le choc produit par l’invention de la photographie résidait dans l’impossibilité de concilier la netteté de la représentation avec l’enveloppement flou auquel le regard était prétendument accoutumé. Tout l’enjeu du débat sur le flou se basait sur un prérequis fondateur et initial, qui consistait à croire que la photographie était détaillée par nature. Qu’il s’agisse d’exploiter cette netteté à des fins scientifiques, de l’atténuer pour correspondre à la vision humaine, ou – comme le prônait László Moholy-Nagy – de s’en servir pour dépasser et améliorer la perception visuelle, partisans du flou comme de la netteté considéraient la précision comme un élément essentiel à l’idée de photographie. Les deux camps partageaient l’évidence de sa netteté caractéristique.
19Or, dans les années 1950, ce fondement du débat sur le flou s’écroule : désormais, au lieu de donner à voir trop de détails par rapport à la vision humaine, l’appareil photographique n’en montre pas toujours assez. Avec l’apparition des appareils de petit format, la netteté quitte progressivement les caractéristiques premières de la photographie, dont la pratique la plus commune implique désormais souvent une part de flou presque évidente. En 1937, on remarquait déjà l’importance grandissante du « cliché vibré, c’est-à-dire un peu flou22 » dû à l’usage du Leica et du Rolleiflex. Leur manipulation technique engendre une perte de netteté, par rapport à l’usage très méticuleux d’une chambre photographique fixe : « Une autre cause de manque de netteté est due à la difficulté de tenir ferme et bien stable pendant une longue période un appareil miniature. […] En effet, si on attend un peu, les mains ont des velléités de bouger23. » Le choc visuel produit par l’invention du daguerréotype, dont la précision avait radicalisé la dichotomie entre l’aspect fondamentalement net de la photographie et la qualité picturale du flou, est remplacé par celui du reportage et de l’enregistrement de l’événement et du mouvement. Or, la caractéristique des appareils de petit format ne se trouve plus essentiellement dans la netteté, mais bien dans cette capacité à montrer la « Vie », dans laquelle le flou joue un rôle majeur.
20Tout en mettant à disposition des objectifs plus performants, l’évolution technique de la photographie aboutit paradoxalement à l’idée d’une représentation moins nette. L’utilisation des appareils de petit format a pour corollaire l’usage de plus en plus fréquent de petits objectifs aux focales courtes, qui, tout en ouvrant le champ de netteté, réduit celle-ci sur des points précis : « La vérité, la triste vérité, c’est que, surtout avec les très petits objectifs des très petits appareils d’aujourd’hui, […] l’objectif, neuf fois sur dix, est inférieur à l’œil humain et “mange” une partie des détails d’autant plus grande que l’objet photographié est situé à une distance plus éloignée24. » De plus, le petit format nécessite de réaliser un agrandissement au développement, qui implique une nécessaire perte de définition. Très prisé par les pictorialistes, qui voyaient justement dans ce procédé un moyen d’obtenir le flou recherché, l’agrandissement devient avec le petit format un passage obligé qui prive la photographie de sa netteté évidente. En 1957, dans Camera, on y voit l’une des causes principales de la difficulté à obtenir une photographie nette :
« L’un des buts essentiels du photographe est certainement celui de pouvoir arriver à des épreuves d’excellente netteté. Ce facteur d’ordre purement technique est d’autant plus important que, de nos jours, le petit format est très fréquemment utilisé et que dans ce cas précis, une netteté dite “piquée” s’avère indispensable pour l’obtention de bons agrandissements. C’est ainsi que le problème de la netteté est devenu, pour ainsi dire, l’un des problèmes les plus importants de la photographie actuelle25. »
21L’apparition à la même époque de la photographie couleur ajoute aussi un nouveau paramètre que les photographes doivent apprendre à maîtriser. En 1952, Cartier-Bresson exprime son inquiétude à ce sujet :
« Actuellement les émulsions des films en couleurs sont encore très lentes et nous avons ainsi tendance à nous cantonner dans des sujets statiques ou bien à employer de fortes lumières artificielles ; cette lenteur de la pellicule réduit la profondeur de champ dans les plans rapprochés, et cette maigre latitude rend souvent la composition morne ; de plus les fonds flous dans la photo en couleurs sont bien vilains26. »
22La couleur, qui avait joué un rôle majeur dans la maîtrise du flou pictural, ne bouleverse pas vraiment les enjeux liés au flou photographique. Moins connue et maîtrisée à ses débuts, elle se joint simplement aux différents redéploiements techniques que les photographes doivent apprivoiser à cette époque.
23Après plus d’un siècle habité par l’idée d’une photographie nette par nature, on renverse l’argument et on contredit l’évidence. Alors que les pictorialistes avaient fondé l’essentiel de leur argumentation sur l’excès inesthétique de la netteté de l’optique photographique, on rétorque désormais que l’objectif ne parvient pas à capter suffisamment bien les détails perçus par l’œil. La netteté n’est plus l’apanage obligatoire du médium photographique, qui ouvre désormais sur des possibilités nouvelles. Dès lors, l’attachement essentiel et fondamental de la photographie à la précision se délie. Libérée de son fondement essentiellement net, la technique photographique s’ouvre à d’autres perspectives. On pourra désormais sortir de ce perpétuel raisonnement qui la condamne par une netteté trop automatique ou qui l’oblige à une précision extrême par respect de la spécificité du médium.
Rejet de la « qualité »
24La position d’Henri Cartier-Bresson sur l’importance qui doit être donnée à la technique est claire : l’essentiel est d’avoir un style ; la technique, apprise et maîtrisée, ne doit être qu’un outil. Il explique : « Quand je me balade avec mon Leica, il est toujours réglé entre f/11 et f/8 au 1/100 de seconde. C’est une bonne moyenne, quelque chose d’approximatif. Pour la distance, je la règle à environ trois mètres27. » L’identification de l’instant à capter et la réactivité du photographe dans sa composition priment sur les réglages techniques de l’appareil. En découle une importance moindre accordée aux gestes typiques du photographe – sur lesquels se basait historiquement son savoir-faire. La maîtrise de la mise au point, de même que le calcul de la distance et de l’ouverture du diaphragme, constituaient auparavant les garants du bon photographe dont la netteté des images – ou le flou volontaire – témoignait de son talent. Désormais, ces critères deviennent en partie obsolètes, car l’essentiel ne réside plus dans ces gestes – pris en charge par l’appareil lui-même – mais dans la capacité à témoigner visuellement de la vie.
25Membre du Groupe des XV, Willy Ronis participe à diffuser ces nouveaux préceptes du reportage parmi les esthètes proches de Masclet. En 1948 dans Le Photographe, il met en garde contre le souci de la qualité :
« Il est un danger dont il faut se garder dans l’accomplissement du reportage courant et qui provient du désir – très respectable en soi – de vouloir trop bien faire. Il peut paraître déplacé, voire choquant, de conseiller aux reporters débutants de se méfier de la qualité ! Le souci de la qualité est un impératif catégorique que nous devons placer au premier rang de nos préoccupations constantes. Mais, je l’attends, le reporter qui prétend chercher à produire un chef-d’œuvre chaque fois qu’il presse sur le déclic28. »
26Daniel Masclet reprend à son compte l’argument :
« Ne vous préoccupez donc plus tant de vos petites histoires de grain fin, c’est fini depuis dix ans… Ne vous hypnotisez plus sur vos “gammas” (que vous ne mesurez pas et dont vous ignorez le sens exact) ni sur vos formules de révélateurs magiques ou nouveaux (ce qui est tout un…) et ne changez pas de film tous les six mois, ils sont tous excellents, ni de papier tous les quinze jours… Ce n’est pas avec tout cela qu’on fait des photos sensationnelles29 ! »
27À l’instar de la photographie de reportage, l’ensemble de la production artistique doit se départir d’une exigence de qualité trop élevée.
28L’idée s’impose toujours plus que « [c]e n’est pas la maîtrise technique qui fait le bon photographe, mais son aptitude à voir, son pouvoir visuel au sens spirituel où l’entendait Goethe. L’opération technique n’est qu’un moyen d’informer l’image30 », comme on l’explique en 1953 dans Le Photographe. Le perfectionnement du matériel photographique ne permet plus de distinguer un bon d’un mauvais photographe, puisque tous ont accès à un matériel qui permet de produire une image relativement nette. D’où la nécessité de déplacer les critères d’évaluation pour distinguer les artistes émérites. Dès 1948, Daniel Masclet explicite ce point :
« Depuis une vingtaine d’années, en effet, la technique photographique n’a cessé de s’améliorer et de se simplifier. […] Aujourd’hui, le plafond est atteint, tout le monde est habile, et puis il n’y a plus guère besoin d’habileté, à présent qu’appareils, films et papiers marchent pour ainsi dire tout seuls. En somme, ce n’est plus par la technique qu’un photographe peut s’imposer, à moins d’être vraiment un virtuose, et encore ! Car il y a pas mal de virtuoses31… »
29Peu à peu, on ne trouve dans les revues spécialisées plus aucun défenseur de la perfection technique, dont on estime qu’elle s’oppose à la représentation de la « Vie », nouveau critère essentiel à la sélection d’une image. En 1957, Camera confirme cette nouvelle évidence :
« Renoncez donc à vos anciens préjugés. Quelle que soit l’importance de la finesse du grain et de l’extrême netteté pour les prises de vues scientifiques, la représentation du matériel, les paysages et les œuvres de la technique, ces facteurs ne jouent qu’un rôle relativement minime quant à l’excellence d’une image. Seuls le contenu, la structure et surtout la pulsation de la vie peuvent lui donner la valeur d’un témoignage authentique au lieu de n’être qu’un document32. »
30Se dégage ici l’évidence de la primauté du « témoignage authentique », lié à la force indicielle de la photographie, sur la perfection technique de l’épreuve, et dont le flou apparaît comme une manifestation admise, voire souhaitée.
Emmanuel Sougez convaincu
31À la fin des années 1950, même Emmanuel Sougez, parmi les plus fervents défenseurs de la perfection technique, abandonne sa position traditionnelle pour rejoindre le nouveau postulat de la modernité photographique : « [O]serai-je dire, moi qui ai toujours pourchassé cette perfection avec un entêtement qui aurait fait de moi le plus mauvais des reporters, oserai-je dire qu’une telle photographie n’est le plus souvent parfaite, en matière de reportage, qu’au détriment du principal33 ? » En 1958, il concède à la photographie de presse le nécessaire abandon de la qualité au profit de l’événement :
« Vous avez vu, dans la presse illustrée, ces instantanés saisis en plein vol, au cours de matches de football ou de tennis ; ces joueurs qu’il a fallu suivre du viseur en prévoyant leurs bonds et leurs chutes, leurs attitudes invraisemblables qu’on ne retrouve que dans les films au ralenti. […] On comprend dès lors que la préoccupation de la qualité photographique passe au second plan et soit quelquefois écartée. Si le photographe s’est attaché à faire “un bon cliché” bien en valeur, net en tous ses plans, ce sera, plus souvent, au détriment de ce que le sujet contenait de plus précieux, l’instant34. »
32Le photographe illustre son propos d’un cliché de Cartier-Bresson dans lequel il perçoit le rôle nécessaire du flou :
« Au milieu d’une nuée faite de taches claires et informes, de premiers plans imprécis, dans un espace ménagé par le hasard sans doute, apparaît cette tête de femme avec une netteté d’autant plus frappante que le flou qui l’entoure la met puissamment en valeur. L’œil est implacablement dirigé vers le point essentiel, ce visage souriant avec plaisance et ces bras élevés qui maintiennent le chapeau. […] Pour un amateur exigeant, ce serait une très mauvaise photographie, à ne pas “mettre sur papier”. Et c’est pourtant l’une des bonnes images de ce reportage sur “Les Américains”35. »
33La réticence qu’exprimait Emmanuel Sougez, dans les années 1930, face à un flou qu’il soupçonnait de supercherie artistique se transforme, en 1958, en une approbation.
34Ce que Sougez n’accorde en 1958 qu’à la photographie de reportage devient dès les années 1960 aussi la règle pour la photographie artistique. En comparaison à l’opinion qu’il défend à la fin des années 1930 dans Le Rectangle – attentif avant tout à la qualité et à la perfection technique –, le positionnement qu’il exprime en 1961 témoigne d’un changement radical de paradigme :
« Il y a peu d’années encore, on s’attendrissait sur la netteté des images, la subtilité des valeurs, l’observance des règles de la composition, toutes choses qu’avec intelligence et attention quiconque peut atteindre. […] L’abandon de ce critère ouvre enfin nos yeux et nous pouvons croire que “nous y sommes”, que la photographie peut quelquefois être un art, comme le sont, quelquefois aussi, d’autres réalisations plastiques ou graphiques36. »
35Or, c’est bien l’attention au sujet photographique et le lien particulier que le cliché tisse avec le réel qui remplacent les critères de qualité auparavant essentiels au jugement d’une image.
36Dans les années 1950, les défenseurs de la netteté deviennent les défenseurs du réel, au risque de sacrifier la netteté à ce nouveau défi de la photographie. Le blocage historique des photographes face au flou s’effondre en même temps que leur souci permanent d’une technique sans cesse perfectible. Plus détendus sur la question de la qualité de l’image et plus attentifs au réel, les partisans les plus farouches de la netteté comme Sougez se libèrent des évidences réductrices qui stigmatisaient la photographie. Le flou n’est plus directement associé à l’erreur technique et à la peinture. Il devient signe de vie et de proximité avec le réel, opérant ainsi un changement de modèle profond. Dès lors, le débat passe d’un niveau esthétique historiquement hérité de la peinture à des questionnements plus larges sur le rapport au monde. À leurs yeux, la spécificité de la photographie ne réside plus tant dans la netteté que dans le rapport particulier qu’elle entretient avec le réel. Se dessine ainsi un nouveau paradigme, dans lequel le débat dialectique flou/net s’ouvre à des transformations.
Le flou n’est plus pictural
37Cette évolution est d’autant plus décisive qu’un autre préjugé historiquement très solide disparaît dans les années 1950. Parallèlement à l’écroulement de l’évidence de la netteté photographique s’effondre aussi la perception du flou comme appartenant d’abord au domaine pictural. À lire les écrits de l’époque, on constate que l’association historique du flou à la peinture se délie et que tant le mot que la forme ne sont plus considérés comme l’apanage caractéristique des peintres. En 1945, le dénommé Lécrivain s’interroge : « Esthétiquement parlant, le flou en peinture ne constitue qu’un genre ; pourquoi, alors, les peintres ne lui accordant pas spécialement l’étiquette d’artistique les photographes la lui décernent-ils exclusivement37 ? » Pour l’auteur, la netteté constitue une caractéristique picturale aussi importante que le flou : « Parallèlement à la Photographie, la Peinture et la Gravure ont leurs nettistes38. »
38Son texte montre surtout qu’en 1945 l’enracinement très profond du flou dans l’histoire de la peinture commence à se faire oublier. Pour entériner l’importance de la netteté dans la peinture, il explique : « Ces braves gens – ceux de la Renaissance – qui ignoraient tout de la Technique moderne, pour qui net ou flou ne signifiait sans doute rien, ont tout de même stigmatisé la beauté de leur époque par leur pinceau aigu ou leur burin intransigeant39. » On perçoit bien, dans cette citation, que l’auteur ignore tout de l’histoire de la notion de « flou » dans la critique picturale. L’association évidente qu’il fait entre « net » et « flou » montre que sa compréhension de ces termes est totalement imprégnée du sens qu’ils possèdent en photographie. On peut admettre avec lui que « flou » n’était pas encore en usage à la Renaissance, puisque André Félibien le fait connaître au xviie siècle. L’imprécision de l’auteur, qui ne fait que supposer que « net ou flou ne signifiait sans doute rien40 », témoigne pourtant de son ignorance complète de l’histoire du flou pictural. Surtout, il ne sait plus que « flou » ne signifiait pas le contraire de « net », mais désignait une technique propre à la mimêsis classique.
39D’autres éléments confirment cette amnésie face à l’ancrage pictural historique du flou. Tout en aspirant au flou, les derniers pictorialistes eux-mêmes le considèrent comme une spécificité de la photographie. En effet, il n’apparaît plus à leurs yeux comme une caractéristique de la peinture, qui serait imitée par les photographes, mais au contraire comme une propriété de la photographie qui lui permet de se rapprocher des éléments picturaux qui lui manquent. En 1952, Georges Bernard écrit :
« En photo, nous n’avons ni la couleur, ni la touche sur lesquelles les peintres jouent pour interpréter et affirmer leur personnalité. Par contre, nous avons le flou et toutes sortes de flous qui, employés judicieusement, nous ont permis à nous aussi de créer cette atmosphère, cette ambiance qui fait défaut à la photo nette, et qui nous ont permis aussi de faire oublier la technique et de l’élever au rang d’art tout court41. »
40La nuance de cette affirmation est subtile : il ne s’agit pas, pour Bernard, de faire flou comme le font les peintres, mais bien d’utiliser le flou comme le moyen photographique le plus adapté pour pallier aux manques du médium (la couleur et la touche). Notons au passage qu’à ses yeux le flou n’est plus contraire à la touche, qui était historiquement l’élément qu’il devait masquer. Dans la chronologie que Bernard dresse de l’évolution de la peinture et de la photographie, le flou apparaît d’ailleurs bien comme un élément de l’évolution photographique, alors qu’il use plutôt du terme « atmosphère42 » pour décrire la peinture.
41Dans un entretien réalisé en 1956 par Daniel Masclet de Laure Albin Guillot, celle qu’il surnomme « la dernière pictorialiste » confirme que la distance historique ne permet plus aux photographes de considérer le flou comme une caractéristique spécifiquement picturale. À Masclet, qui lui fait part de ses réserves quant à son usage du flou, Albin Guillot répond :
« La peinture est la peinture, et la photo est la photo ! Si l’on me considère comme une pictorialiste – et je ne renie point ce qualificatif ! – c’est beaucoup plus à cause de mon approche mentale particulière qu’à cause de ma technique, qui est fort orthodoxe ! C’est aussi parce que je me sers souvent du flou volontaire, et que le flou est considéré comme chose picturale… Je ne vois pas trop pourquoi d’ailleurs, car le procédé du flou a surtout été employé… par des photographes et des cinéastes ! et presque jamais par les peintres, mis à part Henner et Carrière43 ! »
42En 1951 déjà, Daniel Masclet écrivait à propos du flou : « Remarquons incidemment qu’aucun peintre n’est tombé dans cette erreur, sauf Henner et Carrière qui ne sont pas les plus grands44… » Tant pour les pictorialistes que pour les défenseurs la netteté, le flou est désormais déconnecté de son attachement historique à la peinture. Si le terme évoque encore l’art pictural, c’est de manière implicite comme un héritage méconnu et incompris, car son origine est entrée dans l’oubli.
43Dès les années 1950, les photographes, qui ne parvenaient pas à s’approprier le flou trop profondément enchaîné à la peinture, se l’attribuent complètement, oubliant ses trois cents ans d’enracinement dans la pratique picturale. En 1959, un article de J.-A. Schmoll publié dans Camera témoigne de ce changement profond. Cherchant à montrer la valeur artistique de la photographie, l’auteur insiste sur l’importance de la distinguer de la peinture. Pour s’en distancier, il énumère les possibilités photographiques, dans lesquelles il donne une place au flou :
« Ajoutons à cela la nécessité de maîtriser les différents éléments qui confèrent à l’expression photographique sa valeur propre par rapport à la peinture et aux arts graphiques : brillant, grain, structures, nuances et tonalité, valeurs lumineuses, reflets de lumière, dessin, netteté, flou, profondeur de champ, composition, perspective, rapport des plans, transparence, instantané, flash, cadrage, mouvement du temps, expression psychologique – toute une gamme dont nous ne pouvons ici qu’ébaucher la richesse45. »
44Le flou apparaît ici comme un outil spécifique du photographe, qui distingue son art de celui du peintre.
Flou et abstraction
45L’enracinement du flou dans l’esthétique photographique se renforce encore avec l’importance grandissante de l’abstraction picturale dès 1950. En France, les peintres ne l’intègrent pas aussi rapidement qu’à l’étranger. Alors que l’expressionnisme abstrait triomphe aux États-Unis, des Français comme André Fougeron défendent un « nouveau réalisme » politique et social – bien différent du « nouveau réalisme » fondé par Yves Klein en 1960 – qui place la figure humaine au cœur de ses préoccupations. Il s’agit pour ces artistes de rester fidèles à un « réalisme socialiste à la française » qui avant la Seconde Guerre mondiale, comme l’explique Étienne Fouilloux, « continuait de refuser énergiquement la non-figuration, à la différence de l’Europe germanique et scandinave46 ». On reconnaît ainsi à la peinture française des années 1940 une très forte tendance à la « synthèse ». Or la synthèse du réel passe encore en partie par le flou : « Voyons la synthèse, maintenant ; le flou nous en donne une sorte, c’est vrai, et à cette époque où les Arts plastiques sont si “synthétisants”, celle du flou ne peut qu’être la bienvenue47. »
46Dès 1950, cette « synthèse » pratiquée en France juste après la guerre laisse place à l’abstraction, dont « l’invasion48 » est soulignée en 1951 par Léon Degand. Les critiques défendent de manière beaucoup plus radicale les travaux d’artistes français comme Jean Fautrier et Hans Hartung, et de peintres étrangers comme Jackson Pollock et Willem de Kooning. Le flou qui, dans la peinture, entretenait un lien profond avec la mimêsis perd de fait son sens historique. La notion permettait de caractériser la qualité de la représentation du monde par rapport à la perception de celui-ci. Au moment où la peinture abandonne la référence à ce réel, elle quitte également le « flou », du moins celui forgé par la tradition classique et envié depuis le xixe siècle par certains photographes.
47Au moment où les peintres renoncent au sujet référentiel, les photographes s’en emparent de façon accrue dans leurs discours. Essentiel pour le reportage, il prend également une importance nouvelle dans la photographie artistique, car il devient aux yeux des photographes un argument de poids face à la peinture. Dès 1948, Waldemar-George considère les peintres en retard par rapport aux photographes, toujours plus concentrés sur le lien spécifique de leur médium au réel : « Devançant les peintres qui exploitent des formules désuètes, les Ronis, les Lorelle, les Roubier, les Schall et les Sougez prennent conscience de la réalité49. » Face à l’explosion de l’abstraction en peinture, le sujet photographique devient un argument majeur. Pour Emmanuel Sougez, il permet à la photographie d’abandonner ses critères de perfections techniques, là où la peinture y est encore attachée :
« [T]andis qu’en peinture […] on juge désormais une œuvre d’après le “métier”, la “facture” et que le sujet ne doit plus compter, puisqu’on tend de plus en plus vers le non-figuratif, voici qu’en photographie nous en sommes aux considérations contraires. C’est la connaissance du métier qui ne compte plus50. »
48Malgré l’intérêt des photographes majoritairement tourné vers le sujet et le réel, des tentatives sont aussi faites pour parvenir à l’abstraction photographique. Au moment où le flou se déconnecte de la tradition classique et picturale qui l’avait historiquement inventé, il est en même temps repris par des photographes qui y trouvent une solution pour atteindre eux-mêmes la non-figuration. La peinture, engagée sur la voie de l’abstraction, quitte la référence au réel, et par là même son lien historique au « flou ». Paradoxalement, alors que les peintres se détachent du flou par un rejet de la figuration, les photographes découvrent l’abstraction notamment grâce à la matière du flou. Car si la peinture peut radicalement tourner le dos au monde en créant des formes qui en sont totalement dégagées, la photographie, dans son attachement au réel, ne peut que le transformer, c’est-à-dire continuer à le prendre pour objet avant de l’abstraire. Dans cette entreprise, l’opacification produite par le flou joue un rôle central. William Klein, en particulier, trouve dans le flou photographique une force qui lui permet de revisiter le formalisme brut de l’abstraction qu’il pratique dans la peinture. De fait, plutôt que de tourner le dos au réel, le flou photographique le retravaille et le dissèque, sans pourtant l’ignorer complètement.
49En 1954, Jacques André publie dans Photo-monde un article sur les abstractions de Klein qu’il intitule « Quand le réel est non figuratif51 ». Son article s’applique à montrer la force d’une œuvre non figurative, mais bâtie et conçue à partir du réel lui-même. En enregistrant le mouvement, William Klein revient au réel pour l’abstraire de sa figuration :
« L’art abstrait (on dirait mieux l’art non figuratif) s’est mis à l’écart du réel ou plutôt a cru s’être mis à l’écart du réel. Les photographies du jeune photographe américain Klein viennent le pourchasser jusque dans ses retranchements et démontrer que le réel, lui-même, peut être évocateur par le simple jeu de la courbe et du graphisme. Chez l’artiste non figuratif, tout se réduit en somme à la trace du coup de pinceau libéré de la servitude de la représentation. Et cette trace qu’est-elle si ce n’est un mouvement52 ? »
50Or, c’est bien grâce au flou que William Klein explore le mouvement de l’objet, pour en montrer à la fois toute la réalité et sa totale abstraction. Lorsqu’il raconte sa première expérience de la photographie avec les panneaux réalisés pour Angelo Mangiarotti, l’Américain met en avant l’importance du flou. Il pratique à l’époque une peinture abstraite : « Je devais avoir 24 ans. Depuis quatre ans, ma peinture était de plus en plus abstraite. Je faisais des toiles géométriques qui s’éloignaient de plus en plus de toute référence à la réalité53. » En photographiant les panneaux en mouvement, il constate que le flou lui permet de poursuivre cette recherche vers l’abstraction : « Le flou des formes obtenues m’a fait songer que je pourrais recréer et contrôler cet effet, cette trace graphique. Je sortirais ainsi de l’ornière formelle et géométrique qui était la nôtre à cette époque54. » Néanmoins, le flou photographique, plus qu’une abstraction totalement déconnectée de la réalité, constitue pour lui une découverte, car il est habité de cette « vie » avec laquelle il souhaite garder un lien, comme il l’expliquera par la suite :
« J’étais peintre, je suis venu à la photographie. Ma peinture était abstraite, géométrique et hard edge, et donc totalement éloignée de la vie. Et puis, comme ces gens du Bauhaus, je me voyais bien pluridisciplinaire, peintre, mais aussi graphiste, et cinéaste, et… photographe. Car enfin, je pouvais parler de ce que je voyais autour de moi, et surtout de ce que je ressentais55. »
51D’où la nécessité pour lui d’« utiliser toute la panoplie : le grain, le contraste, la surexposition, la sous-exposition, le hasard enfin56 ». Nous verrons plus loin l’importance du « grain » dans cette nouvelle évaluation du flou.
Du réel à la subjectivité des années 1960
52Dans la photographie, le flou a ainsi le pouvoir de lier l’objet à son abstraction. L’attention portée au réel dans les années 1950 n’entre pas en totale contradiction avec cet autre désir d’approcher la non-figuration. Car, dans la trace photographique qu’il laisse de l’objet, le flou dit à la fois sa présence réelle et sa dissolution dans l’image. Le désir de montrer la « Vie » s’accompagne d’une volonté d’exprimer la créativité du photographe, allant parfois jusqu’à l’abstraction. Le flou de bougé, de même que l’attention moindre accordée à la « qualité », permettent de lier ces deux ambitions a priori opposées. D’abord admise pour permettre au photographe de se concentrer sur le réel, la « perte de qualité » des images devient finalement une manière de revenir à la subjectivité. Ne se préoccupant plus de la perfection technique des clichés, le photographe a la liberté de se concentrer à la fois sur le réel et sur sa propre expressivité. En 1953, Paul Sonthonnax constate ce bouleversement dans un article intitulé « Photographie 53, fin ou commencement ? » :
« Un grand courant paraît se dessiner en faveur des photos, où le moyen technique s’efface devant l’expression et aussi où la recherche esthétique n’est plus qu’un truchement rendant possible la prise de conscience du but poursuivi par l’auteur. À l’inverse, mais généralement parallèlement et chez les mêmes créateurs, on voit apparaître le souci d’utiliser loyalement le moyen photographique, sans se soucier du fait qu’il déforme le spectacle du monde par rapport à ce que nous en restitue notre perception visuelle57. »
53Or, ce nouveau paradigme photographique implique désormais le flou comme moyen d’expression subjective :
« Dans le dédain de la technique, ou dans une certaine inversion de la technique, se manifeste un nouvel impressionnisme : effets de flou pour restituer l’idée de mouvement, manque de netteté des plans secondaires, etc. Il faut se féliciter de la souplesse que cet affranchissement des sacro-saintes règles permet58. »
54Dans les années 1950, l’attention aigüe que portent les défenseurs de la netteté au réel leur donne la possibilité de ne pas se faire prendre au piège d’un schéma réducteur qui met en opposition le flou et la netteté, et d’éviter de s’enfermer à nouveau dans un débat stérile. Grâce à cette préoccupation du sujet photographique, ils se détachent du souci de la perfection technique. Ainsi, ces « nettistes », en s’attachant au réel, reviennent finalement au flou. Il n’est plus aussi fermement entaché de son élitisme pictorialiste et il n’est plus condamné comme un défaut technique, puisqu’on admet avec Masclet qu’une épreuve peut être « absolument parfaite, même quand sa technique [est] basée sur des erreurs de techniques ou soi-disant telles59 ! ». En outre, ce nouveau flou est désormais débarrassé de ses présupposés picturaux, car il est perçu comme le produit typique de l’appareil photographique. Progressivement, tout se met en place pour que le flou s’intègre pleinement à la création photographique. En France, pourtant, la crainte de l’exagération et de l’abus malhonnête du flou persiste longtemps. Au moment même où Paul Sonthonnax reconnaît l’avènement d’un « nouvel impressionnisme » avec des « effets de flou », il met tout de suite en garde : « Mais, là aussi, il ne faudra pas que le pastiche intervienne en prétendant justifier la négligence par la référence à des œuvres en valeur60. »
55Dans les années 1960, les initiatives pour donner un nouveau souffle à la création française se multiplient. Créé en 1952, le Club des 30 × 40 devient de plus en plus actif. Réunissant des photographes tant amateurs que professionnels, il publie dès 1958 un bulletin mensuel, intitulé Jeune photographie, dans lequel la parole est donnée aux photographes les plus renommés de l’époque, en France et à l’étranger, comme Henri Cartier-Bresson, Edward Steichen et Ansel Adams. En 1964 se crée le Groupe Libre Expression, notamment sous l’impulsion de Jean-Claude Gautrand et Jean Dieuzaide, dont l’ambition est de promouvoir un art photographique nouveau. Proche de ce groupe, le magazine Photographie nouvelle, créé en 1963, s’adresse aux amateurs dans le but de les tenir informés des nouveautés techniques et de la création contemporaine. Dans ce nouveau paysage photographique, on reconnaît à la fois l’importance du reportage et les acquis fondamentaux de la « photographie subjective » apparue dans les années 1950. « L’influence de Steinert est énorme tant sur les reporters, les paysagistes ou sur les groupes d’avant-garde tels que le “Groupe Libre Expression”61 », peut-on par exemple lire dans Jeune photographie en 1966.
56S’ensuit une diversification des pratiques, dans lesquelles le flou trouve pleinement sa place sans qu’il ne devienne pour autant un enjeu artistique et théorique réellement discuté. Les photographes multiplient les expérimentations expressives du médium, qu’il s’agisse du flou de bougé et de mise au point, de cadrages nouveaux ou de recherches très graphiques allant jusqu’à l’abstraction. Comme l’explique Maurice Bernard dans Jeune photographie, les photographes doivent redoubler d’inventivité pour être originaux et tentent de se distinguer de toutes les façons62. Dans ce contexte, on admet unanimement qu’« un certain manque de définition est acceptable, d’un côté pour la photo de presse (images floues ou mal exposées d’événements uniques) et de l’autre pour des effets (objectifs flous)63 ».
57Dès lors, le flou apparaît comme un élément complètement assimilé tant par les photographes que par leurs admirateurs et leurs critiques. Dans Camera, on publie des photographies d’Irving Penn, dont il ne paraît pas nécessaire de mentionner le flou extrême, tant il semble intégré à la pratique contemporaine64. On y admire également, dans le travail de l’Américain David Attie, l’association sur une seule image de personnages dont la « superposition dans le flou d’une échelle décroissante crée une série d’interférences de noirs et de blancs qui donne un mouvement alerte à une scène qui pouvait n’être que statique65 » (fig. 62). Ailleurs encore, on célèbre les photographies déformées et floues de femmes dans des miroirs par Irmgard Baeger66 ou celles de Ernst Haas, notamment connu pour son regard sur la corrida67.
Fig. 62. – David Attie, Étude V.
Collections Bibliothèque Photo Elysée-mudac, Lausanne.
© David Attie. Publié in E. S., « David Attie », Camera, année 42, no 7, juillet 1963, p. 5.
« Photographisme » : multiplication des possibles
58En France, cette multiplication des styles amène parfois une confusion, voire une incompréhension, car, comme le regrette André Thévenet en 1964, on peine à distinguer ce qui est de qualité dans ces tendances très différentes68. Aucun artiste français ne se dégage par son usage spécifique et personnel du flou, comme le font par ailleurs William Klein et Ernst Haas. En 1968, Jean-Claude Gautrand applaudit le travail de Jean Dieuzaide – dit Yan –, mais dont il précise la subordination à un autre modèle étranger :
« Très belle série de photographies en couleurs sur papier de Dieuzaide, sur un thème qui lui est cher : la corrida. Sans révolutionner le sujet, Ernst Haas étant passé par là, Yan a su rendre en tons pastel, grâce à la technique du flou filé, ce miroitement, cette vibration colorée propre à ces cérémonies69. »
59Le manque de lisibilité, et peut-être d’audace, dans la création française s’explique aussi par l’absence de cadre institutionnel pour la photographie en France. De plus en plus, les photographes réclament une école qui permette de former la jeune génération. Déjà en 1946, Daniel Masclet attribuait à cette lacune institutionnelle la pauvreté de la création en France : « Il n’y a, en France, qu’une École de Photographie, qui est à Paris et qui est plutôt de caractère professionnel. De tout cela découle un manque d’enthousiasme, de ferveur, sentiments absolument nécessaires à la création de l’œuvre d’art authentique70. » Les cours donnés par l’École nationale supérieure Louis-Lumière se concentrent essentiellement sur les questions techniques, et ne permettent pas de donner une culture visuelle aux apprentis.
60Dans les années 1960, le Club des 30 × 40, à travers son bulletin Jeune photographie, ne cesse de réclamer que la France se donne les moyens de ses ambitions photographiques que ce soit par la voix de Jean-Pierre Sudre ou de Jean-Claude Gautrand71. Ce dernier réclame ce qu’il envie à d’autres pays comme les États-Unis et l’Allemagne, mieux dotés en écoles, en musées et en revues de photographie. Il reproche à son pays la priorité donnée, en matière de photographie, à l’industrie et aux aspects commerciaux, au détriment de l’éducation des photographes.
« Où sont les salles de la Photographie au Musée d’Art Moderne ? Que se passe-t-il par contre à New York, à Cologne ? Ayant la “chance insigne” d’appartenir au SEUL pays du monde à posséder un ministère de la culture, quelles sont les manifestations artistiques photographiques mises au point par celui-ci72 ? »
61La revendication se poursuit dans les années suivantes, notamment sous la plume de Georges Guilpin en 196773.
62Face à ce manque éducatif et institutionnel, les photographes ont à leur disposition des revues qui toutes leur indiquent que le flou est désormais une forme mise à la disposition de leur créativité. Dès son premier numéro en 1963, Photographie nouvelle invente le « photographisme », du nom d’une rubrique régulière sur « toutes les techniques, plus ou moins modernes, mises à la disposition du photographe publicitaire, du décorateur ou du curieux74 ». En 1965, Jean-Claude Gautrand reconnaît la pertinence et l’utilité de cette série, qui permet d’avoir une vue d’ensemble des procédés à la disposition des photographes75. On y trouve par exemple des informations sur les trames, la séparation des tons, les déformations, le photogramme ou la solarisation. En 1967, le rédacteur en chef de la revue, Henry Calba, les compile tous dans un livre dont il se targue qu’il soit « le seul en langue française76 » qui fasse le point sur les possibilités graphiques et de « libre expression » de la photographie. Se faisant l’héritier du Bauhaus et de Moholy-Nagy, il l’intitule simplement Photographisme, car il s’agit pour lui du terme qui désigne le désir, « né en Allemagne, vers 1920, […] de la jeune génération de rompre avec la confusion des stylistes des milieux bourgeois du début du siècle77 ». Sans qu’elle ne devienne courante, la notion s’introduit pourtant dans le jargon de la photographie artistique, puisqu’on peut lire la même année dans Jeune photographie qu’il « faut considérer les possibilités de création – illimitées et inexploitées – du photographisme78 ».
63Dans ces « possibilités de création », le flou occupe une place importante. Sur vingt et un chapitres, deux y sont entièrement consacrés pour décrire d’abord les possibilités du « flou de mise au point », puis les potentiels du « flou de bougé ». D’emblée, ces éléments stylistiques sont différenciés du « flou artistique », dont l’auteur préfère s’abstenir « prudemment de parler79 ». Il dégage ainsi le flou de son passé pictorialiste et de sa pratique amateur primaire afin de l’ancrer dans la modernité photographique. Afin d’écarter le flou de son acception historique et réductrice, il prévient dans la chronique parue dans Photographie nouvelle que le flou de mise au point « fera frémir d’horreur le photographe traditionaliste, le conservateur dans le sens étroit du mot, plein de préjugés devant ces techniques-vieilles-comme-le-monde qui n’apportent rien et sont tout juste bonnes pour tenter de sauver une image ratée80 ! » La vieille querelle des flouistes et nettistes l’oblige en quelque sorte à revenir à une précaution de rigueur, car l’auteur précise que la technique, pour dépasser ces anciens préjugés, devra être « judicieusement appliquée, savamment dosée, calculée81 ». Il confirme aussi le subtil équilibre à respecter, car il pointe la difficulté à obtenir le « flou idéal » : « Les limites en sont très réduites ; en deçà du point critique, l’image sera trop confuse, illisible ; au-delà elle ne sera pas assez floue82. »
64Cette recommandation paraît plus relever d’une habitude rhétorique face au flou que d’une conviction profonde, car elle n’empêche pas l’auteur d’ouvrir la porte à des « trucs » parfois anciens et rejetés pour leur outrance, que les critiques contemporains ne s’étaient jusqu’alors pas si clairement réappropriés et qu’ils n’avaient pas explicitement décrits de manière aussi systématique. Ne mettant de côté aucune des possibilités techniques de la photographie, il ne rejette a priori aucune des inventions flouistes, comme le flou de mise au point, l’appareil bougé et toutes les « flouteries » imaginées à différentes époques. Jugés auparavant indécents ou indignes d’un bon photographe, « ces “exercices” étaient tout juste bons à sauver un cliché raté ou à impressionner le profane, mais en aucun cas on ne pouvait parler, à leur égard, de photographie ! Heureusement ces temps sont révolus. Il est aujourd’hui des photographes moins traditionalistes83 ». L’auteur prend ainsi le contre-pied de ces « esprits sectaires qui ne voyaient dans ces “cuisines de laboratoire” qu’un amusement vulgaire pour photographe attardé incapable de produire une bonne image figurative selon les règles classiques84 ».
65Il commence d’abord par expliquer comment obtenir un simple « adoucissement de la netteté85 » en reprenant des conseils déjà donnés par les pictorialistes. Il propose par exemple d’intercaler « pendant une fraction du temps de pose, un morceau de cellophane froissé ou un carré de nylon (découpé dans un bas de femme) tendu sur un cadre, ou enfin une lame de verre quadrillé » ou de « “diviser” la pose générale en deux parties inégales : le plus long temps sera gardé pour la projection nette, au cours de la seconde partie, on déréglera lentement la mise au point (vers le haut et vers le bas)86 ». Signe de la nouvelle intégration du flou dans le vocabulaire photographique, on trouve désormais le verbe « flouter87 », qui apparaît encore entre guillemets comme un néologisme.
66Calba se livre ensuite à « une étude plus approfondie du flou [pour] ouvrir des horizons nouveaux88 ». Il énumère ainsi les caractéristiques du « tirage au trait d’une image floue », du « flou solarisé », de la combinaison du flou de mise au point et du flou de bougé, du premier plan flou ou au contraire de l’usage du téléobjectif pour rendre la lune floue avec une mise au point sur un objet très rapproché89. Le flou de bougé se partage quant à lui en deux grandes catégories : celui obtenu « en suivant avec l’appareil, tout le temps de la pose, le déplacement du sujet90 » – créant ainsi un fond filé – et celui réalisé avec un appareil fixe captant un objet en mouvement. S’y ajoutent les « trucages divers » comme le flou produit dans l’arrière-plan lorsque celui-ci se déplace pendant la pose (comme une projection animée) ou le mouvement de balancement donné à l’appareil pendant la prise de vue91. Ailleurs, l’auteur explique aussi la manière de créer du « flou-filé » en laboratoire – qui « consiste à effectuer une projection par agrandissement, en déplaçant lentement la feuille de papier sensible, pendant l’exposition92 » – et le principe de l’« explo-zoom93 », qui implique de « manœuvrer le zoom pendant la prise de vue » pour obtenir un effet proche du flou.
67Désormais, on intègre toutes les possibilités offertes par le flou et l’on encourage à expérimenter son potentiel expressif en le combinant à d’autres procédés, comme la solarisation par exemple. Dans les revues spécialisées, on explique sans complexe les différents effets que le flou peut provoquer. En 1959, Andreas Freytag publie dans Camera deux articles dans lesquels il défend « l’attrait du flou94 » et les « valeurs esthétiques du fort grain95 ». Il y reconnaît l’intérêt du flou, qu’il soit modéré, car « [l]’image paraît plus pittoresque » ou qu’on le pousse « plus loin encore, [car] l’image obtenue prend une tournure parfois vers l’abstraction96 ». Parmi les techniques recommandées, on trouve l’usage de « bonnettes estompeuses », de « grilles de diffraction » ou la mise au point en dehors des zones de netteté. Dans Photographie nouvelle, une rubrique régulière intitulée « Comment a été réalisée cette photo ? » – qui explique le principe de base d’une forme photographique – prend souvent le flou pour sujet, qu’il s’agisse d’expliquer le temps de pose correct pour obtenir un flou équilibré97, ou la manière d’obtenir différents bougés98.
68Signe de la valeur désormais accordée au flou photographique, de nombreuses publicités pour du matériel photographique utilisent cette forme pour vendre et mettre en avant la qualité des appareils. En 1964, le portrait légèrement flou d’une femme est utilisé pour vanter la qualité des films Gevacolor qui permettent, selon le slogan, « de sortir des sentiers battus et de laisser libre cours à l’imagination99 » (fig. 63). La pratique se généralise et les pages publicitaires pour différentes firmes font du flou, notamment filé, un argument de vente, comme on le constate par exemple avec des publicités pour Agfacolor (fig. 64) et Kodak (fig. 65)100. Le fait est désormais admis : le flou est un moyen photographique d’expression artistique et subjective. Pour Calba aussi, il s’agit bien d’un élément typiquement photographique dont les dessinateurs sont privés, car il explique, à propos du bougé, que « n’ayant pas la possibilité du “flou” dans le sens photographique du terme, [les dessinateurs] parviennent à suggérer le mouvement101 » par d’autres trucages.
Fig. 63. – Publicité Gervacolor, Camera, année 43, no 6, juin 1964, n. p.
Collections Bibliothèque Photo Elysée-mudac, Lausanne.
Fig. 64. – Publicité Agfacolor, Camera, no 6, juin 1972, 4e de couverture.
Collections Bibliothèque Photo Elysée-mudac, Lausanne.
Fig. 65. – Publicité Kodak, Camera, no 5, mai 1964, 4e de couverture.
Collections Bibliothèque Photo Elysée-mudac, Lausanne.
Plus de flou !
69En 1964, un article publié dans Jeune photographie prend acte de la profusion du flou dans la photographie contemporaine102. Aux yeux de l’auteur Blaise Monod, ce foisonnement devient lassant : « Ce que nous voyons le plus couramment est empêtré dans un fatras de poncifs monumentaux d’une vétusté inquiétante103. » L’emploi du flou de bougé, en particulier, est si commun que « pour peu qu’on y joigne subrepticement toutes les erreurs de mise au point ou d’obturateur, vous serez bien en peine de séparer les “intentions” des “loupés”104 ». Comme le « flou artistique » en son temps, le « filé » est devenu une mode, dont les commentateurs se lassent et qu’ils jugent désormais trop facile. Tout en admirant des flous de bougé au Salon international de Bordeaux, Jean Leroy juge la technique dépassée tant elle a été galvaudée : « Le “filé” a eu à l’origine ses détracteurs, ses partisans et surtout des imitateurs qui ont utilisé cette technique en dépit du bon sens, puis les photos de “filé” ont plus ou moins disparu, tant il est vrai qu’un genre ne vaut que par celui qui s’y livre105. » Jean Fage est quant à lui particulièrement virulent à ce sujet : « Le bougé, une autre faute impardonnable, devient volontaire ou semi-volontaire et cela donne des images “modernes” et sert d’élément dramatique106 ! »
70Apparues de manière récurrente à la suite de chaque nouvelle résurgence du flou, cette lassitude et cette critique de la supercherie ne débouchent cette fois pourtant pas sur un retour virulent des arguments nettistes. Au cours des années 1960, les magazines continuent – et ne cesseront plus – d’enseigner aux amateurs la manière de produire du flou, qu’il s’agisse de la photographie d’un match de catch107 ou d’un portrait dynamique sur un fond filé108. Néanmoins, le succès du procédé impose désormais de le maîtriser avec une grande expertise et de se distinguer parmi la masse des utilisateurs.
71Lorsque Blaise Monod condamne en 1964 l’abondance des flous « artistiques ou non » et des « “filés” à la pelle109 » qu’il observe dans la création de son époque, ce n’est pas tant pour en critiquer la présence, que pour réclamer des prises de position plus radicales de la part des photographes, dont il regrette la pauvreté des résultats par manque de formation et de culture. Il s’agit pour lui d’une forme à valoriser, qu’il admire en particulier dans le film La Jetée de Chris Marker sorti deux ans plus tôt :
« Cela dit, le flou comme moyen ou comme but est parfaitement justifié dans bien des cas et on a vu le grain ajouter quelque chose à une image. […] Dans l’un des plus beaux “films-photographies” qui se puissent voir actuellement et dont la puissance d’émotion est grande, le récit serait-il moins attachant si les photographies étaient, ou moins contrastées ou moins grises, si elles n’étaient ni grenues, ni floues, ni voilées110 ? »
72Il ajoute :
« Le beau est, bien sûr, une notion périmée en art, et de nobles émotions peuvent être éprouvées à la vue du biscornu, du tarabiscoté, de l’informel, du difforme et… de l’informe. Pourtant, à part quelques barbouillages, cloques et autres éternuements sur des plaques d’agrandisseurs, on dirait que les photographes résistent encore à ces sollicitations. […] Ne seraient-ils pas enlisés dans la moelleuse liquéfaction de taches imprécises ou écrasés par l’avalanche d’un grain saisi de gigantisme111 ? »
73Pour l’auteur, les photographes français, obnubilés par le bougé, la mauvaise qualité des images de presse et son effet de vérité, ne parviennent pas encore à donner au flou tout son potentiel de créativité.
Le grain : un flou chimique
74L’aspect monstrueux que prend le grain aux yeux de Blaise Monod, comme un boulet lourd et menaçant de sa masse, témoigne de la force plastique qu’il suggère. Avec l’explosion des reportages et de leurs publications dans la presse s’ajoute en effet aux discussions sur le flou la notion de « grain ». Terme technique issu des arts du dessin et de la gravure pour qualifier la qualité du papier, le grain est d’emblée repris au xixe siècle dans les discours sur la photographie. À cette époque, il désigne surtout la texture du papier qui dérange, en perturbant la netteté recherchée – en 1844, Marc-Antoine Gaudin explique que « c’est le grain du papier, ou plutôt le déplacement de ses fibres pendant le lavage, qui donne de la confusion aux images112 » –, ou que l’on recherche, car elle permet d’adoucir la sécheresse des clichés. On apprécie en particulier le calotype pour le grain du négatif papier qui se marque sur le positif. Jusqu’à la période pictorialiste, on considère que « [l]’emploi du papier à gros grain n’a pas d’autre but ; il tend à produire […] la suppression sur les surfaces des détails insignifiants, trop minutieux eu égard à l’échelle de l’image113 ». Et l’on vante « le papier à gros grain donnant un léger flou114 ».
75Outre la description du papier, le « grain » désigne aussi l’apparence visuelle des cristaux photosensibles, sans que l’on parvienne à déterminer le lien entre les deux acceptions du terme – celle d’un grain matériel du papier et celle d’un grain chimique115. À l’époque pictorialiste, la gomme bichromatée est réputée pour la grosseur de son grain, comme le déplore Rodolphe Archibald Reiss en 1904 :
« La gomme […], mal traitée, […] donne un grain d’une grosseur effrayante, qui mange tous les détails. […] Un peu de flou dans certains grands paysages ou portraits ne nous effraie pas. Mais n’allons pas trop loin, ne nous moquons pas trop du public en lui faisant prendre pour des “œuvres d’art photographiques” des agrandissements de mauvais clichés surexposés et surtout sous-exposés triés sur gomme bichromatée (calibre du grain, 0,3 à 0,5 cm)116. »
76Dans les années 1930, Man Ray figure parmi les premiers à revendiquer la valeur plastique du grain, qu’il grossit volontairement et met en valeur de manière à rompre avec les règles classiques. Son affirmation sur ce point est claire : « Presque toutes mes photos les plus célèbres sont pleines de grain, et bien souvent je fais sortir le grain EXPRÈS117. » Pour Vincent Lavoie, ce goût du grain de Man Ray s’explique par son « rejet des règles canoniques de l’art photographique. Car il répudie les “beaux noirs” de la photographie d’art et n’a cure des questions de mérite et d’exécution118 ». Le grain prend avec Man Ray une nouvelle valeur : il n’est pas qu’un simple moyen de faire du flou, mais il est mis en avant pour lui-même, pour sa texture, sa matière et sa force plastique. Dans son Autoportrait publié en 1963, l’artiste témoigne de cette nouvelle façon d’appréhender le grain :
« Certaines de mes photos, les plus réussies, en blanc et noir, n’étaient que des agrandissements de détails d’un visage ou d’un corps. Dans le catalogue d’une récente exposition de peintres modernes, des photos de leurs yeux tenaient lieu de portraits. En donnant à de tels détails la texture inhérente à la photographie en tant que moyen d’expression, j’allais plus loin dans cette même voie, employant le grain grossier, l’inversion partielle du négatif et autres variantes techniques, toutes désapprouvées par les photographes qui s’en tiennent aux méthodes conventionnelles119. »
77Dans les années 1950, les films très sensibles et rapides utilisés pour le reportage, l’agrandissement imposé par les appareils de petit format, et la publication des photographies dans des magazines au papier de mauvaise qualité, rendent les grains chimiques et ceux du papier plus grossiers et visibles. Déjà associé au flou depuis longtemps, le grain devient au milieu du siècle une catégorie à part entière. Si on se heurtait d’abord « à la difficulté de concilier la finesse du grain avec la rapidité » des films des petits formats, on trouve dès les années 1930 « des émulsions qui, quoique très rapides, ont un grain extrêmement fin pouvant supporter de très forts agrandissements120 ». Malgré la possibilité technique de l’éviter, le grain prend de l’importance dans la presse, car on favorise souvent la captation de l’événement dans l’instantané plutôt que la recherche de la qualité. Pour Henri Cartier-Bresson, le grain n’est pas un obstacle à une bonne photographie : « Ce qui m’intéresse toujours, c’est d’avoir la pellicule la plus sensible possible. Le grain ne me gêne pas. Cela m’est égal121. » En 1964, on en vient même à constater qu’« [a]près trente années de lutte contre le grain en petit format, aujourd’hui on le déclare élément décoratif de l’image (le plus curieux c’est que c’est vrai quelquefois)122 ».
78La catégorie du « grain » a cette particularité de proposer un flou qui, pour la première fois, n’a rien à voir avec l’optique. Ce flou n’est pas provoqué par la mise au point, ou par le mouvement de l’appareil ou de l’objet. Il émerge de la matière même du papier et de la texture chimique des sels d’argent. Il incarne la matérialité de la photographie et la rend palpable, ouvrant sur une dimension tactile de l’image. Le grain donne à voir la photographie, plus que sa représentation. Il met en évidence sa matière et sa texture. Il rend visible la réalité de la matière photographique, souvent imperceptible, comme l’écrivait Roland Barthes en 1980 : « Quoi qu’elle donne à voir, quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit. Bref, le référent adhère123. » Par le grain, la matérialité de la photographie se donne à voir au-devant de la représentation. En 1959, dans un article consacré aux « [v]aleurs esthétiques du fort grain », Freytag explique : « L’interprétation plastique de la réalité, tout comme l’expression de l’imaginaire, conduit à forcer dans une certaine mesure “la nature du moyen photographique”. Autrement dit, de recourir à des procédés particuliers de réalisation plastique124. » Il s’agit bien ici d’exacerber la condition plastique de la photographie, que le grain met en valeur.
La valeur plastique du flou photographique
79Outre le seul grain, on reconnaît désormais au flou photographique une valeur plastique qui prendra de plus en plus d’importance dans la création des décennies suivantes. En 1967, Willy Ronis publie un article dans Photographie nouvelle intitulé « Œil, objectif, vision globale125 » qui examine les manières différentes dont l’œil et l’objectif voient l’événement. La distinction qu’il fait entre le « vague » et le « flou » donne à ce dernier une valeur visuelle nouvelle. Pour Ronis, le vague de la vision périphérique – perçu par l’œil dans les marges de l’image nettement formée au centre de la rétine – n’a « rien de commun avec le flou discernable sur les portions d’une photographie où ce flou a été déterminé par les caractéristiques de la mise au point126 ». Pour lui, le vague de la vision produit une sensation désagréable, que le cerveau supporte mal et à laquelle il tente d’échapper en étant mobile pour constamment balayer du regard la scène observée. Au contraire du vague, le flou n’est quant à lui pas insaisissable :
« [Les] portions floues […] s’inscrivent sur notre épreuve, dans les limites d’une surface plane, donc d’un univers à deux dimensions. L’univers sensible s’est aplati. Or sur tous les points de cette surface nos yeux accommodent également, que ces points soient nets ou flous. Contrairement à ce qui se passe en vision naturelle, le cristallin n’aura pas d’effort d’accommodation à fournir en profondeur et les variations de convergence de nos yeux seront pratiquement nulles127. »
80Pour Ronis, l’œil ne peut jamais saisir le vague, et par conséquent l’apprécier, car il procure un sentiment d’insécurité. Le flou photographique, au contraire, peut faire l’objet d’une délectation. Alors que le spectateur ne peut que subir la vision vague, « rien ne nous empêche de regarder attentivement, sur une photographie, les portions plus ou moins floues qui se situent dans l’entourage du sujet128 ». En résulte la possibilité, pour le flou, de devenir l’objet de l’attention principal du spectateur sur l’image :
« [S]i un groupe pris sur le vif comporte une ou deux personnes qui regardent vers l’objectif – sans que rien dans le contenu de la scène ne le justifie – même si ces personnes sont floues sur l’image, elles n’en existent pas moins et chaque fois que nous aurons cette photo sous les yeux, nous serons invinciblement attirés par elles, au détriment du sujet principal qui avait motivé la prise de vue au cours de laquelle nous n’avions vu que lui129. »
81Le flou devient en somme le sujet d’intérêt premier de l’image, car sa forme évanescente ne l’empêche pas d’être observée avec acuité et une grande attention. Le charme de sa plasticité propre prend le pas sur les considérations liées à son lien au réel, à sa soumission à la peinture ou à son statut d’erreur.
Jean-Claude Lemagny, agent de légitimation
82C’est bien sur cet aspect plastique que Jean-Claude Lemagny insiste en 1985 lorsqu’il publie le premier texte rétrospectif sur l’histoire du flou dans la photographie130. Son article revient rapidement sur le passé – en particulier le pictorialisme – pour se concentrer sur les nombreuses expérimentations des années 1970 et 1980. Au cours de ces deux décennies, la préoccupation n’est plus de savoir si le flou peut être un élément d’expression photographique, mais plutôt d’en comprendre les enjeux contemporains, car il se décline désormais sous des formes aussi variées que nouvelles.
83Conservateur du département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France, Jean-Claude Lemagny est un acteur majeur de l’institutionnalisation et de la reconnaissance de la photographie comme art à part entière. Il publie de nombreux écrits avec la perspective non seulement de défendre la valeur artistique de la photographie, mais aussi avec la ferme volonté de plaider pour sa qualité matérielle et plastique – au détriment des préoccupations conceptuelles des années 1970 auxquelles il n’adhère pas. En 1982, il écrit : « Tournons-nous maintenant vers la photographie et vers cette question si grave qui l’accompagne partout, nécessairement, légitimement : “La photographie est-elle un art131 ?” » Cette question est posée pour d’emblée ancrer la photographie dans le concret : « L’art est prise de conscience du réel, étreinte originelle de l’homme et de la matière132. » Quelques années plus tôt, sa position était déjà tranchée :
« Que la photographie conceptuelle des années soixante-dix a dépéri à force de se poser des questions en dehors de la question, au lieu de se fondre avec la matérialité des œuvres (car les seuls problèmes des vrais artistes sont des problèmes techniques). L’avenir me semble être […] dans une photographie qui s’appuie désormais sur la réalité objective de ses formes matérielles, après avoir un moment oublié qu’en art il n’est de formes que matérielles. Tant il est vrai que dans l’éternel combat entre le réel et les idées qu’on s’en fait, il faut que ce soit le réel qui gagne et les idées qui s’effacent133. »
84Cette importance donnée à la matérialité de la photographie s’accompagne d’une nouvelle prise de conscience des possibilités créatives qu’elle offre. Parmi celles-ci, le flou, le bougé et le grain occupent une place centrale. Pour Lemagny, « le champ d’action de l’image photographique déborde, et de très loin, le trompe-l’œil. Grâce aux ressources du bougé, du grain, du gros plan, des angles, etc., la photographie est apparue bien plus comme un immense réservoir de formes nouvelles, inattendues, jamais vues, dérangeantes, mises à la disposition des artistes134 ». Son article sur « Le retour du flou » confirme le rôle prépondérant du flou dans l’émergence d’une conception plastique de la photographie :
« On voit le renversement : l’enregistrement photographique n’est plus un fait avec lequel il faut tricher, qu’il faut surprendre, coincer malgré lui, pour tomber juste sur des formes et des situations intéressantes, mais il est une source sans cesse jaillissante de situations plastiques nouvelles et bouleversantes. Loin d’être une borne à l’imagination, il en est désormais un ressort. Mais la bride une fois lâchée à la spontanéité imageante de la photographie on se retrouve bien plus souvent devant du flou que devant du net135. »
85Conscient qu’une « crainte peut naître de se noyer dans une bouillie visuelle sans raison ni accent136 », Lemagny ne positionne cependant pas son texte dans un débat pour ou contre le flou. Son argumentation démontre qu’il se situe désormais au-delà d’un raisonnement binaire mettant en confrontation deux formes opposées : « Flou et net ne sont que les aspects extrêmes du champ continu des nuances, dans ce système de dessin sans la main qu’est la photographie137. » Cette nouvelle manière d’appréhender le flou en fait un objet qui n’est plus ni à combattre ni à défendre, car il devient un élément constitutif de l’image dont on peut librement augmenter ou diminuer l’intensité. Pour Lemagny, chaque auteur peut désormais « choisir librement sa place parmi toute l’amplitude des possibilités138 ». Dans un texte de 1977 déjà, il démontre que l’enjeu, pour lui, ne se situe pas dans le flou, mais dans la capacité des photographes à travailler et à assumer la matière de leurs œuvres, quelles que soient finalement les formes qu’elles prennent :
« Il semble qu’en photographie nous en soyons là : les photographes commencent à toucher spirituellement la matière qui constitue leurs images. […] La vogue récente du flou en est un signe évident. On s’est vite aperçu qu’il ne s’agissait pas surtout de décrire le mouvement, l’éloignement ou la brume, mais d’éprouver les qualités tactiles du noir photographique. À la fin, net ou flou, peu importe ; il n’y a que des matières qui valent ce que vaut la richesse des rêveries qu’elles portent en elles139. »
86Partant du principe que « le flou […] n’est par lui-même ni bon ni mauvais140 », l’historien s’attèle plutôt à démontrer l’importance de « retrouver une incarnation nécessaire, et d’humilier le concept devant le caillou141 ». Seul élément digne d’intérêt à ses yeux, Lemagny scrute dans ses différents écrits ce « caillou photographique » chez les artistes qui lui semblent parvenir au mieux à palper sa matière, à commencer par William Klein :
« Les leçons de hardiesse données par W. Klein ont enfin porté leurs fruits. Le début des années 80 a vu se multiplier les expériences sur le flou de bougé : Hervé Rabot, Patrick Toth, Frédéric Gallier. Didier Morin fait même se mouvoir des mégalithes, comme dans les légendes bretonnes. Claude Caroly a transformé les passants du métro en fantômes. Christian Lebrat a déroulé des frises de gris brouillés par les mouvements de son appareil. Pendant ce temps, André Naggar travaillait sur les envolées et les éclaboussements. Dans sa série Palace (1980), Tania Mouraud brasse l’ombre comme une pâte. Michel Frapier poursuit la même recherche en couleur, comme le fait Éric Barrielle142. »
87L’enthousiasme que Lemagny éprouve face au flou de chacun de ces artistes s’explique par cette présence décuplée donnée à la matière photographique : « Le flou permet de contempler à l’œil nu la matière constituante de la photographie, ses qualités tactiles de velouté ou de grenu, de lisse ou de vibrant143. »
88Dans « Le retour du flou », il admire l’étude méthodique de la matière photographique que mène John Hilliard grâce au flou. Celui de Tom Drahos lui permet de constater que « la photographie est constituée d’une matière visuelle spécifique qui peut être légitimement manipulée pour créer un univers plastique autonome144 ». Dans les œuvres d’art qu’il étudie, Lemagny scrute à la fois la matière du monde et celle de la photographie. Des moutons photographiés par Jean-Luc Tartarin le fascinent par l’« adéquation et [la] compénétration de la matière représentée, floconneuse, foisonnante et de la matière objective des conglomérats d’argent innombrables, granuleux145 ». Il admire la matière de la lumière dans les Fenêtres de Keïchi Tahara et perçoit la « révélation de la nature éphémère et mortelle des êtres146 » dans les œuvres de Ralph Eugene Meatyard (fig. 66). Lemagny ne mentionne en revanche pas l’usage tout à fait méthodique que Jacques Henri Lartigue fait du flou dans les années 1970 dans un but de recherche artistique évident. Le silence de Lemagny pourrait s’expliquer par sa méconnaissance de ce travail, que Lartigue ne parvenait pas à faire connaître, ou par la systématique de la recherche de Lartigue – qui use de filtres et de jeux de surimpressions – peut-être trop artificielle aux yeux de l’historien. Lartigue entame en 1975 une importante série de photographies floues de champs et de fleurs en pleine nature qu’il poursuit jusqu’à son décès en 1986. Ce corpus démontre l’importance du flou dans la nouvelle expérimentation des possibles photographiques, car Lartigue n’exploite dans ses recherches que cette forme – de manière répétitive, voire obsessionnelle (fig. 67)147.
Fig. 66. – Ralph Eugene Meatyard, Child as Bird, vers 1960.
Tirage gélatino-bromure d’argent, 17,7 × 16,5 cm. États-Unis, Kansas City, The Nelson-Atkins Museum of Art, don de Hallmark Cards, Inc.
Fig. 67. – Jacques Henri Lartigue, Opio, 1977.
Photographies J. H. Lartigue.
© ministère de la Culture (France), MPP – AAJHL.
Le flou perçu comme forme de l’altérité
89Revenons à Lemagny, pour qui le flou se trouve bien loin de « l’effet curieux d’une technique148 ». Auparavant « senti comme une sorte d’écart à la norme, d’effet, d’effort pour donner à l’image un surplus d’âme, qui aboutissait d’ailleurs souvent à l’échec, qui y aboutit de plus en plus149 », selon Lemagny, le flou n’est plus un supplément qui s’ajoute à l’image photographique, ou que l’artiste applique à son travail. Il émane directement de l’œuvre qui cherche à se faire voir comme matière ; il en est un élément constitutif. On pourrait dire, en quelque sorte, que le flou, qui était auparavant une valeur ou un principe à défendre au nom de l’art – ou à combattre au nom de la photographie – devient une forme. Lemagny impose de regarder le flou pour ce qu’il est : un élément du monde concret, une forme visuelle « taillée dans le tangible », pour reprendre les mots de Maurice Merleau-Ponty lorsqu’il explique la porosité essentielle entre le monde que l’on voit et celui que l’on touche. Le philosophe écrit en 1964 :
« Il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible, tout être tactile promis en quelque manière à la visibilité, et qu’il y a empiètement, enjambement, non seulement entre le touché et le touchant, mais aussi entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui […]. Puisque le même corps voit et touche, visible et tangible appartiennent au même monde150. »
90En accordant une importance majeure à la dimension matérielle de la photographie, Lemagny ancre le flou dans la réalité des formes, de celles qui se voient et qui se touchent.
91Les débats des décennies précédentes prenaient racine dans l’idée que les différents argumentateurs pouvaient avoir de la photographie (« la photographie doit être nette pour être une photographie ») ou de l’art (« la photographie doit être floue pour être de l’art »). Lemagny transforme la nature du discours sur le flou – que l’on ne peut « condamner […] par principe151 » – car il aimerait délester la photographie des idées préconçues et réductrices pour l’ancrer dans la réalité de ses formes. « [J]e suis prêt à parier sur un “pictorialiste”, même naïf, qui se bat avec les données concrètes de son art, plutôt que sur un artiste qui se sert d’abord de son intelligence pour analyser opportunément les paramètres de la critique contemporaine152 », déclare-t-il en 1982. Dans son texte sur le flou, il confirme cette prépondérance absolue de la forme en tant que telle sur l’idée qu’on s’en fait : « Les formes bougées, filées […] sont recherchées comme pures formes et pour leurs qualités tactiles, allant parfois jusqu’à l’abstraction153. »
92Avec Lemagny, le flou se délaisse des idées principielles dont il est constitué, précisément parce que le combat de l’historien n’a plus pour enjeu de défendre une forme pour l’idée qu’on s’en fait, mais pour la matière qu’elle permet de faire voir. Ne pas rester cantonné à ses propres principes et présupposés, mais s’ouvrir au réel en ce qu’il a de plus différent de soi. Pour lui, le but suprême de l’art est bien d’offrir une rencontre avec l’altérité pleine et entière, qui ne peut réellement exister que dans la matière :
« [L]a matière et la lumière n’intéressent l’artiste que dans la mesure où elles sont autres, différentes de nous, qu’elles se tiennent face à nous. Et non dans la mesure où nous les comprenons, analysons, démontons, expliquons, dissolvons par et dans les schémas de l’esprit. Cela, c’est l’œuvre du savant. L’art commence là où les choses résistent par leur opacité, par leur altérité fermée154. »
93Le matérialisme de Lemagny a pour fondement un désir de rencontre avec le réel en ce qu’il a de plus singulier et d’inexplicable, là où, pour reprendre les propos de Jacques Lacan, « on se cogne155 ». Dans la vision lacanienne, le réel est, entre autres, ce qui échappe, ce qui fait défaut, ce qui ne peut être dit, explicité, atteint voire compris. Il est donc l’endroit où l’individu bute et n’a pas de prise : « Il n’y a pas d’autre définition possible du réel que : c’est l’impossible ; quand quelque chose se trouve caractérisé de l’impossible, c’est là seulement le réel ; quand on se cogne, le réel, c’est l’impossible à pénétrer156. » Pour Lemagny, le flou est une occasion photographique de cette « cognée » : il se manifeste comme la matière autre, comme l’expression de la photographie taillée comme objet concret et qui pourtant se dérobe à livrer un sens entièrement accessible et fini.
Flou ontologique
94À la suite des photographes qu’il admire, l’historien tente de reprendre la réflexion à ses racines pour à nouveau rencontrer la photographie dans toute son altérité. Cette quête s’accompagne d’une réflexion ontologique qui vise à donner à la photographie sa pleine autonomie artistique : « Il s’agit de plus en plus de répondre. Répondre à l’inquiétude fondamentale du photographe : ce medium [sic] a-t-il un corps où la création puisse s’incarner157 ? » Pour appréhender cette question existentielle, la technique devient la ressource première d’investigation, car « [e]n photographie, comme dans les autres arts, tout n’est que technique, mais technique qui sans cesse se retourne vers elle-même et se remet en question158 ». « Sans modèle à suivre ni intention utilitaire159 », la photographie doit trouver son chemin propre. Lemagny tente d’une certaine manière d’approcher son objet avec un regard « innocent », pas si loin de celui prôné en son temps par John Ruskin, c’est-à-dire libéré des codes culturels qui ont formaté la compréhension du médium. Il s’agirait d’oublier ce qu’on croit être la photographie, pour n’y voir que les formes que sa matière donne à voir – un peu comme Ruskin recommandait de délaisser la connaissance de l’objet à observer pour se concentrer sur les couleurs et les formes perceptibles. Lemagny affirme : « [L]a technique peut être autre chose qu’une collection de recettes, arrêtées et enfermées dans un manuel. Il est une technique ouverte, une technique comme chemin, prise en charge par la conscience comme interrogation sur soi-même160. » Dans cette réflexion, le flou joue un rôle central, non pas parce qu’il est l’art par principe – comme le considéraient les pictorialistes –, ou parce qu’il serait la photographie – comme l’était la netteté pour la Nouvelle Vision –, mais parce que les investigations matérielles et techniques menées par les photographes sur la nature de leurs œuvres font jaillir du flou : « Ce flou que nous voyons de nouveau surgir et s’étendre de toute part n’est pas seulement un effet formel, encore moins un truc à résonance littéraire. Il est lié à une réflexion sur la nature objective du médium utilisé161. »
95Il faut ici souligner la différence entre ce modernisme photographique défendu par Lemagny et celui des années 1920. Les avant-gardes de la Nouvelle Vision prônaient un art qui émane des spécificités du médium, qui étaient en fait définies a priori : parce qu’il était admis que la photographie était nette « par nature », on défendait la nécessité, voire l’obligation, d’utiliser cette netteté pour produire des œuvres. Lemagny aspire à renverser le problème : il ne s’agit pas pour lui de défendre un art qui utilise les propriétés prétendues ou « par principe » du médium, mais il s’intéresse aux œuvres qui creusent la matière photographique pour observer ce qui en émerge. Dans cette entreprise, le hasard joue un rôle important, car il permet de se défaire des codes préétablis pour partir à la découverte de la nouveauté. Les surréalistes s’en étaient emparés pour examiner l’altérité d’un « moi » créateur et toujours en mouvement ; dans les années 1970 et 1980, il devient un outil permettant de tester l’altérité singulière de la matière photographique. Lemagny admire notamment les flous de l’Allemand Andreas Müller-Pohle volontairement suscités par le hasard, mais il convoque aussi le travail de l’Américain Steve Kahn qui, après des débuts dans la tradition de la photographie de rue, cherche à se défaire de ce qu’il connaît de l’image photographique. Dans la série Stasis, réalisée en 1973, il commence à lancer son appareil photographique en l’air après l’avoir déclenché en mode retardateur à une vitesse d’obturation lente : en résultent des images qui, pour Lemagny, sont une « hymne à la présence noire des choses, masses inquiétantes dans le crépuscule incertain162 ».
96Ces investigations artistiques visent, selon Lemagny, à sans cesse interroger le potentiel de la matière photographique, car « partout la photographie créative transporte avec elle son inquiétude quant à son propre savoir-faire163 ». Cette interrogation tourmentée qu’il exprime à plusieurs reprises dans ses écrits rappelle que, depuis l’invention de la photographie, le flou est associé à une angoisse : celle de la défaillance technique, de l’inaptitude artistique ou de l’incapacité à exister indépendamment de la peinture. L’anxiété exprimée par Lemagny se distingue pourtant de celles de ses prédécesseurs. Auparavant, le flou suscitait l’inquiétude – car il exprimait l’erreur et l’infériorité technique – ou il la soulageait – car il permettait aux pictorialistes de combler ce qu’ils percevaient comme un manque artistique de leur médium par rapport à la peinture. Désormais, le flou n’est plus ni une source d’angoisse ni un pansement, il est, parmi d’autres formes, celle qui donne corps à la matière photographique. Il est le signe tangible de son existence pleine et entière :
« Dans la réalité le flou est quasi-absence de l’objet, trace fugitive et impalpable, au bord de l’illusion. En photographie, le flou laisse une forme permanente, qui peut être considérée à loisir. Le flou y a un corps, une texture, une étendue et une épaisseur et même (c’est photographiquement parlant, très possible) une netteté. Donc le flou qui, dans la réalité, est élision de la matière, dans la photographie devient matière objective et présente164. »
97On mesure le chemin parcouru depuis le flou pictural d’André Félibien. Voué à effacer la concrétude de la matière picturale jusqu’au xixe siècle, le flou est à la fin du xxe siècle l’expression même de la réalité physique de la photographie : « Accepter le flou devient donc aussi reconnaître la qualité d’une certaine matière photographique pour elle-même, avec son grain, ses effets de frotté, ses surépaisseurs de noirs, comme on ressent les vertus plastiques autonomes de la matière picturale, ses glacis, ses empâtements165. » Les empâtements de la touche du pinceau, si opposés au flou du peintre, sont désormais l’équivalent du flou photographique. Problème majeur pour les premiers photographes qui le fuyait pour ce qu’il révélait de la technique photographique, le flou est désormais convoité parce qu’il est la matérialité de l’œuvre. Par ce qu’il révèle de la réalité concrète de la photographie, le flou donne corps à la chose photographique. Il fonctionne « comme l’effet d’un excès voulu d’objectivité photographique166 ». L’objectivation du flou a aussi pour conséquence d’en faire l’inverse de celui prôné par les pictorialistes. « On aboutit, en somme, à un pictorialisme à l’envers, ou, plutôt, à son extrême opposé. L’effet de flou ne sert plus à désincarner l’image pour la rejeter dans le rêve, mais permet au contraire d’insister sur sa nature matérielle d’objet photographique constitué de grains d’argent167 », explique Lemagny. Plus loin :
« Souvent mis au service de l’expression violente le flou peut être aussi source de poésie sereine, et dire le tremblement du mystère. Mais même alors nous sommes à l’opposé du pictorialisme début de siècle. Car, au moins dans les meilleurs cas, il ne s’agit plus du renvoi à un code poétique connu et plaqué sur les choses, mais de la découverte de l’insolite caché au sein des objets les plus ordinaires. Non d’un flou évasion, mais d’un flou recentré sur le cœur énigmatique de toute réalité168. »
98S’il permet d’accéder au plus près de la réalité singulière de la matière du médium, le flou est aussi pour Lemagny un moyen de penser la particularité du lien entre le monde et sa représentation photographique. À la suite de la définition indicielle de la photographie par Rosalind Krauss, il explique sa fascination pour « ce minuscule point d’adhérence à l’objet, ce peu de chose, un reflet, mais inévacuable, qui est au centre, nécessairement, de toute définition de la photographie169 ». Or, le « dessin » photographique qui permet de rendre compte de l’objet paraît sans cesse se dérober et ne pouvoir être pleinement saisi, car, contrairement au trait de crayon ou de peinture – fait de matière tangible et évidente –, la réalité du « trait » photographique se dérobe sous le flottement constant qui s’opère entre l’objet représenté et son apparence sur le cliché. Lemagny l’explique dans son article sur « Ce qui définit la photographie en tant qu’art », publié en 1985 :
« [C]ette petite surface d’adhérence au réel, ce contact qui a laissé trace, possède une double nature quant aux formes qui la constituent et qui s’offrent à nos regards. Ces formes sont communes à la photo dans sa matérialité et à la chose montrée, celle-ci ayant été enregistrée d’un certain point de vue et dans une certaine lumière. Ce pouvoir d’évocation de forme à forme suppose qu’une photo – si nette et si fouillée soit-elle – se donne toujours comme en déficit de forme par rapport à celle des objets dont elle est l’écho visuel. La netteté photographique, aussi intense que l’on voudra, se paye toujours d’un flou ontologique. La rançon de l’objectivité absolue est, ici, de ne pouvoir produire que des formes non arrêtées jusqu’au bout. En effet, un trait de fusain, tout écrasé, grenu, flou, est un objet qui en lui-même et sa forme coïncide rigoureusement avec lui-même ; de même un coup de pinceau, un trait de burin. […] En photographie les détails peuvent être d’une extrême netteté (la “définition”), jamais les formes ne sont tout à fait là. Elles fuient sous l’œil. Pour un regard pénétrant, elles ne conduisent qu’au nuage de grains d’argent noyé de gélatine qu’elles prétendent ne pas être, mais qu’elles sont. Nettes ou floues, les lignes et les masses de la photographie ne sont jamais vraiment solides. N’importe quelle tache d’encre ou de peinture l’est. Je vois bien que ce n’est que de l’encre et de la peinture, mais, justement, elles existent comme une tache sur un arbre ou un rocher, dans la nature, en elles-mêmes. Les formes “en un certain ordre assemblées” qu’est une photo oscillent indéfiniment, sous mon œil (et pas seulement par ma pensée), entre ce qu’elles sont et ce qu’elles représentent. La caresse lumineuse qui les a fait naître a déposé, au sein intime de leur plus extrême netteté, un tremblement originel qui les met à la fois là et ailleurs170. »
99Ainsi, dans la pensée de Lemagny, le flou photographique opère sous deux régimes différents. Le premier donne accès à la matière concrète et palpable de la photographie, dit l’altérité de l’objet photographique, permet d’empoigner un réel fait de papier et de sels d’argent, supports d’une expression artistique individuelle. Dans le second régime, le flou n’agit plus au seul niveau de sa forme visuelle, mais il s’insère dans l’hésitation fondamentale qui émerge de toute représentation photographique. Sa position, qui n’est pas sans rappeler la théorie indicielle, engage Lemagny à penser un flou de la perception, qui n’est pas celui que l’on voit, mais un autre, inhérent à l’accès au monde. Le flou s’insère dans le lien qui relie l’objet à son dessin photographique, puisque l’on ne sait plus exactement où se situe l’objet et où se situe sa représentation, comme encastrée dans le réel dont elle émerge. À la différence des arts graphiques, qui permettent de séparer très clairement la matière permettant de réaliser l’image de celle de l’objet représenté, la photographie opère un mélange flou entre le réel et sa représentation. La photographie, même la plus nette qui soit, porte en elle un flou inextirpable et essentiel, parfois invisible, mais vissé au rapport ontologique qu’elle entretient avec le monde.
Notes de bas de page
1 Lhote André, « L’art photographique » (1937), in Peinture d’abord, op. cit., p. 170-172.
2 Masclet Daniel, « Le XXXIVe Salon international d’art photographique de Paris », art. cité.
3 Emmanuel Sougez est né en 1889 et Daniel Masclet en 1892.
4 Masclet Daniel, « Le XXXIVe Salon international d’art photographique de Paris », art. cité.
5 Ouverte en 1927, l’actuelle École nationale supérieure Louis-Lumière est nommée École des métiers de la ville de Paris en 1952, après qu’elle a intégré l’École technique de photographie et de cinématographie en 1937.
6 Annonce de la création du Club des 30 × 40 le 22 février 1952, Photo-France, no 14, avril 1952, deuxième de couverture.
7 Sonthonnax Paul, « Masclet », Photo-monde, no 33, mars 1954, p. 13-15.
8 Bouqueret Christian, Daniel Masclet, op. cit., p. 25.
9 Masclet Daniel, « Le XXXVIIe Salon international d’art photographique de Paris », Le Photographe, no 707, 5 novembre 1949, p. 349-350.
10 Lorelle Lucien, « Les rencontres de Daniel Masclet », Le Photographe, no 752, 20 septembre 1951, p. 320-322.
11 Verne Jules, Le Superbe Orénoque, Paris Hachette, 1932 (1898), p. 72.
12 Bernard Georges, « Point de vue sur la technique et l’art », 20 août 1952, art. cité.
13 Auradon J. M., « IIe Salon national de la photographie », Le Photographe, no 661, 5 décembre 1947, p. 341-342.
14 Masclet Daniel, « Le XXXVIIe Salon international d’art photographique de Paris », art. cité.
15 Ardan Michel, « L’œil humain, la photographie et l’esthétique », Le Photographe, no 688, 20 janvier 1949, p. 21-23.
16 Lécrivain, « La netteté artistique », Le Photographe, no 603, 5 juillet 1945, p. 43-47.
17 Cuisinier H., « Dissertations sur les objectifs d’artistes », art. cité.
18 Ardan Michel, « L’œil humain, la photographie et l’esthétique », art. cité.
19 Lécrivain, « La netteté artistique », art. cité.
20 Masclet Daniel, « Comment on fait une photographie », Le Photographe, no 737, 5 février 1951, p. 33-34.
21 Ardan Michel, « L’œil humain, la photographie et l’esthétique », art. cité.
22 Bernard R., « Revue du petit format », L’Instantané, année 8, no 90, novembre 1937, p. 131.
23 Ibid.
24 Ardan Michel, « L’œil humain, la photographie et l’esthétique », art. cité.
25 Roda Stefan, « Le manque de netteté en photographie et ses causes », Camera, no 11, novembre 1957, p. 503-504.
26 Cartier-Bresson Henri, Images à la sauvette, op. cit., n. p.
27 Cartier-Bresson Henri, « “C’est très difficile, la photographie”, entretien avec Richard L. Simon », in « Voir est un tout », op. cit., p. 13-29.
28 Ronis Willy, « Le reporter et ses batailles », Le Photographe, no 665, 5 février 1948, p. 36-40.
29 Masclet Daniel, « Le XXXVIIe Salon international d’art photographique de Paris », art. cité.
30 Schmoll J.-A., « Photographie objective et subjective », Le Photographe, no 793, 5 juin 1953, p. 218-221.
31 Masclet Daniel, « Le XXXVIe Salon international d’art photographique de Paris », Le Photographe, no 683, 5 novembre 1948, p. 342-343.
32 Paysan Klaus, « Possibilités des films ultra-sensibles », art. cité.
33 Sougez Emmanuel, « Propos sur le reportage », Camera, année 37, no 8, août 1958, p. 357-373.
34 Ibid.
35 Ibid.
36 Id., « Sur Léon Herschtritt », Camera, année 40, no 1, janvier 1961, p. 17.
37 Lécrivain, « La netteté artistique », art. cité.
38 Ibid.
39 Ibid.
40 Il ajoute plus loin à propos d’une œuvre de Michel-Ange : « Voici une dernière estampe : le Jugement dernier, de Michel-Ange ; a-t-elle du caractère ? De la personnalité, de l’interprétation ? […] [Q]ui mettrait en doute sa valeur artistique ? Cette œuvre est-elle floue ? […] Si nous lisons sa Vie, il n’y est parlé de quelque chose d’analogue au flou, nulle part » (ibid.).
41 Bernard Georges, « Point de vue sur la technique et l’art », 20 juillet 1952, art. cité.
42 Ibid.
43 Masclet Daniel, « Laure Albin Guillot, la dernière pictorialiste », art. cité.
44 Id., « Comment on fait une photographie », art. cité.
45 Schmoll J.-A., « La photographie – création picturale », Camera, année 38, no 3, mars 1959, p. 19-36.
46 Fouilloux Étienne, « Peintures en France, 1945-1960 », Vingtième Siècle, no 6, avril-juin 1985, p. 67-74.
47 Lécrivain, « La netteté artistique », art. cité.
48 Cité in Fouilloux Étienne, « Peintures en France, 1945-1960 », art. cité.
49 Waldemar-George, « Le IIIe Salon national », Le Photographe, no 684, 20 novembre 1948, p. 347-348.
50 Sougez Emmanuel, « Sur Léon Herschtritt », art. cité.
51 André Jacques, « Quand le réel est non figuratif », Photo-monde, no 35, mai 1954, p. 44-49.
52 Ibid.
53 Klein William, « William Klein par lui-même », in Les Grands Maîtres de la photo : William Klein, op. cit., p. 59-61.
54 Ibid.
55 Klein William, William Klein Pour la liberté de la presse, Paris, Reporters sans frontières, 2001, p. 8.
56 Ibid.
57 Sonthonnax Paul, « Photographie 53, fin ou commencement ? », art. cité.
58 Ibid.
59 Masclet Daniel, « L’exposition internationale Subjektive de Sarrebruck », art. cité.
60 Sonthonnax Paul, « Photographie 53, fin ou commencement ? », art. cité.
61 Gautrand Jean-Claude, « Otto Steinert », Jeune photographie, no 56, août-décembre 1966, p. 53.
62 Bernard Maurice, « Photographie actuelle », Jeune photographie, no 56, août-décembre 1966, p. 9-10.
63 L’auteur, en revanche, précise qu’« il est parfaitement inadmissible pour la photo commerciale de qualité » (Matheson Andrew, « Automatisme de la mise au point », Camera, année 42, no 11, novembre 1963, p. 41-44).
64 Rouault Georges, « Irving Penn », Camera, année 39, no 11, novembre 1960, p. 5-34.
65 S. E., « David Attie », Camera, année 42, no 7, juillet 1963, p. 4-23.
66 Micheli Patrizia de, « Femme et miroir », Camera, no 4, avril 1965, p. 4-14.
67 Mz. R.-E., « Ernst Haas », Camera, année 39, no 7, juillet 1960, p. 12.
68 Thévenet André, « Cent cinquante ans après Niépce et Daguerre… », Jeune photographie, no 50, mai-juin-juillet 1964, p. 3-4.
69 Gautrand Jean-Claude, « Dixième exposition générale du Club photographique de Paris/les 30 × 40 », Jeune photographie, no 59, novembre-décembre 1968, p. 18-22.
70 Masclet Daniel, « Le XXXIVe Salon international d’art photographique de Paris », art. cité.
71 Sudre Jean-Pierre, « Une curieuse situation », Jeune photographie, no 45, juin-août 1963, p. 7-8.
72 Gautrand Jean-Claude, « Pour une force de frappe photographique », Jeune photographie, no 52, novembre-décembre 1964, p. 7-10.
73 Guilpin Georges, « Art et photographie », Jeune photographie, no 57, juin 1967, p. 4-7.
74 Calba Henry, « Éditorial », Photographie nouvelle, no 1, novembre 1963, p. 4. Tel qu’il est évoqué dans Photographie nouvelle, le terme « photographisme » ouvre sur une variété de possibilités formelles avec la volonté de donner aux photographes la plus grande palette possible pour réinventer des styles photographiques. « Photographisme » ne se limite alors pas à désigner le seul lien au graphisme et à l’abstraction que l’exposition Photographisme a mis en lumière en 2017 au Centre Pompidou. Dans cette exposition, qui s’intéresse aux travaux de William Klein, Gérard Ifert et Wojciech Zamecznik, le terme sert alors à définir « un courant observé dans les deux décennies qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui repose sur un dialogue expérimental entre graphisme et abstraction photographique » (Jones Julie, « Photographisme », in Julie Jones et Karolina Ziebinska-Lewandowska [dir.], Photographisme : William Klein, Gérard Ifert, Wojciech Zamecznik, cat. expo., Paris, Xavier Barral/Éditions du Centre Georges-Pompidou, 2017, p. 7-15).
75 Gautrand Jean-Claude, « Une revue française : photographie nouvelle », Jeune photographie, no 54, mars-avril 1965, p. 21-22.
76 Calba Henry, Photographisme, op. cit., p. 13.
77 Ibid.
78 Guilpin Georges, « Art et photographie », art. cité.
79 Calba Henry, Photographisme, op. cit., p. 105.
80 Soussens H., « Photographisme. Flou de mise au point », Photographie nouvelle, no 26, octobre-novembre 1966, p. 38-39. Cette partie du texte n’est pas reprise dans la publication Photographisme de 1967.
81 Ibid.
82 Calba Henry, Photographisme, op. cit., p. 105.
83 Ibid., p. 17.
84 Ibid.
85 Ibid., p. 105.
86 Ibid., p. 33.
87 Ibid.
88 Ibid., p. 105.
89 Ibid., p. 106-111.
90 Ibid., p. 120.
91 Ibid., p. 121.
92 Ibid., p. 129.
93 Ibid., p. 135.
94 Freytag Andreas, « L’attrait du flou », Camera, année 38, no 4, avril 1959, p. 29.
95 Id., « Valeurs esthétiques du fort grain », Camera, année 38, no 5, juin 1959, p. 35-42.
96 Id., « L’attrait du flou », art. cité.
97 P. A., « Comment a été réalisée cette photo ? », Photographie nouvelle, no 1, novembre 1963, p. 22-23.
98 Rey Jean, « Comment j’ai réalisé ces portraits », Photographie nouvelle, no 31, janvier-février 1968, p. 26-27 ; id., « Comment ont été réalisées ces photos ? », Photographie nouvelle, no 38, mars-avril 1969, p. 24-25.
99 Camera, année 43, no 6, juin 1964, n. p.
100 Camera, année 51, no 4, avril 1972, n. p. ; Camera, année 53, no 10, octobre 1974, n. p.
101 Calba Henry, Photographisme, op. cit., p. 119.
102 Monod Blaise, « Une question », art. cité.
103 Ibid.
104 Ibid.
105 Leroy Jean, « À propos de quelques photographies. Salon international de Bordeaux », art. cité.
106 Fage Jean, « Les trois tendances de la photographie », Photo cinéma magazine, no 754, août 1964, p. 278-283.
107 Mermet Jean, « Catch », Photographie nouvelle, no 30, novembre 1967, p. 32-35.
108 Rey Jean, « Comment j’ai réalisé ces portraits », art. cité.
109 Monod Blaise, « Une question », art. cité.
110 Ibid.
111 Ibid.
112 Gaudin Marc-Antoine, Traité pratique de photographie, op. cit, p. 180.
113 Puyo Constant, « La photographie synthétique (fin) », art. cité.
114 Bovier Léon, « Le papier salé », Bulletin du Photo-Club de Constantine, année 3, no 23, juillet 1895, p. 26-27.
115 Sous « Grain », le Dictionnaire historique de la langue française ne mentionne pas du tout l’usage du terme dans les arts, ni du dessin, ni de la photographie. Il précise simplement que le mot s’emploie pour désigner « l’aspect d’une surface grenue » et se dit « de petits objets arrondis qui rappellent un grain » (Rey Alain [dir.], Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 908).
116 Reiss Rodolphe Archibald, « Où allons-nous ? », Revue suisse de photographie, art. cité.
117 Man Ray, « Aphorismes », in Man Ray, Ce que je suis et autres textes, op. cit., p. 85-87.
118 Lavoie Vincent, « Présentation », in Man Ray, op. cit., p. 7-19.
119 Man Ray, Autoportrait, op. cit., p. 227.
120 Lanot F. de, « Remarques de l’année photographique », art. cité.
121 Cartier-Bresson Henri, « “C’est très difficile, la photographie”, entretien avec Richard L. Simon », in « Voir est un tout », op. cit., p. 13-29.
122 Fage Jean, « Les trois tendances de la photographie », art. cité.
123 Barthes Roland, La Chambre claire, op. cit., p. 18.
124 Freytag Andreas, « Valeurs esthétiques du fort grain », art. cité.
125 Ronis Willy, « Œil, objectif, vision globale », Photographie nouvelle, no 30, novembre 1967, p. 17-23.
126 Ibid.
127 Ibid.
128 Ibid.
129 Ibid.
130 Lemagny Jean-Claude, « Le retour du flou » (1985), in L’Ombre et le temps, op. cit., p. 265-270.
131 Id., « La photographie à l’épreuve du style » (1982), in L’Ombre et le temps, op. cit., p. 46-67.
132 Ibid.
133 Id., « Le cercle d’images » (1977), in L’Ombre et le temps. op. cit., p. 81-92.
134 Id., « La photographie à l’épreuve du style », art. cité, p. 46-67.
135 Id., « Le retour du flou », art. cité, p. 265-270.
136 Ibid.
137 Ibid.
138 Ibid.
139 Id., « Le cercle d’images », art. cité, p. 81-92.
140 Id., « Le retour du flou », art. cité, p. 265-270.
141 Ibid.
142 Id., « Le retour des dieux » (1987), in L’Ombre et le temps, op. cit., p. 271-278.
143 Ibid.
144 Id., « Le retour du flou », art. cité, p. 265-270.
145 Ibid.
146 Ibid.
147 Nous remercions Marion Perceval, directrice de la Donation Jacques Henri Lartigue, d’avoir attiré notre attention sur cet élément. Selon elle, la conception artistique et volontaire du flou par Lartigue est probablement plus ancienne car elle s’ancre a priori déjà dans ses recherches sur les surimpressions des années 1960. Une étude plus approfondie du flou dans l’œuvre de Lartigue permettrait de mieux comprendre l’évolution de son rapport au flou au cours de sa pratique de photographe.
148 Lemagny Jean-Claude, « Le retour des dieux », art. cité, p. 271-278.
149 Id., « Le cercle d’images », art. cité, p. 81-92.
150 Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 177.
151 Lemagny Jean-Claude, « Le retour du flou », art. cité, p. 265-270, p. 265. Nous soulignons.
152 Id., « Peinture et photographie » (1982), in L’Ombre et le temps, op. cit, p. 21-26.
153 Id., « Le retour du flou », art. cité, p. 265-270.
154 Id., « Matière, lumière et photographie » (1991), in L’Ombre et le temps, op. cit., p. 333-336, et 334.
155 Lacan Jacques, « Conférence au Massachusetts Institute of Technology, 2 décembre 1975 », Scilicet, nos 6-7, 1976, p. 53-63.
156 Ibid.
157 Lemagny Jean-Claude, « Le retour des dieux », art. cité, p. 271-278.
158 Id., « La photographie à l’épreuve du style », art. cité, p. 46-67.
159 Ibid.
160 Id., « Ce qui définit la photographie en tant qu’art » (1985), in L’Ombre et le temps, op. cit., p. 58-67.
161 Id., « Le retour du flou », art. cité, p. 265-270.
162 Ibid.
163 Id., « La photographie à l’épreuve du style », art. cité, p. 46-67.
164 Id., « Le retour du flou », art. cité, p. 265-270.
165 Ibid.
166 Ibid.
167 Ibid.
168 Ibid.
169 Id., « Ce qui définit la photographie en tant qu’art », art. cité, p. 58-67.
170 Ibid.
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