Chapitre XI. Flou de bougé : de l’artifice mimétique au mensonge-vérité
p. 359-388
Texte intégral
1La spontanéité dont semble parfois émerger le bougé – et sa valorisation – ouvre au flou de nouvelles portes. Elle marque surtout une rupture avec le flou de mise au point. En effet, depuis le xixe siècle, ce dernier fait l’objet d’une quête technique menée par les pictorialistes dont la complexité s’inscrit aux antipodes de l’authenticité. Souvent perçu comme maniéré dans la tradition picturale, le flou tel que le conçoivent les premiers photographes artistes ne se range jamais du côté de la spontanéité, mais parmi les procédés compliqués dont chaque élément doit être maîtrisé. Il s’agit bien d’un artifice pour masquer la technique du photographe et pour imiter une image que l’objectif ne permet pas de capter naturellement. Or le bougé, pour sa part, rompt avec ce schéma de compréhension du flou, et ouvre sur un nouveau paradigme.
Artificialité du bougé
2L’apparente authenticité apportée par le bougé dans la photographie de reportage ne doit pas masquer toutes les réflexions et les ajustements techniques que la forme suppose. Donné comme une émanation spontanée et libre de la prise de vue, le flou de bougé est, comme on l’a vu, le fruit de recherches complexes. La difficulté technique qu’il représente encore dans les années 1950 témoigne de la manipulation que le photographe doit pouvoir maîtriser. Il faut insister sur la qualité artificielle que possède le flou de bougé, tant dans la peinture que dans la photographie. Dès son origine et pour ses premiers défenseurs, le bougé crée l’illusion. Il est un moyen d’imitation, qui permet de rendre l’impression du mouvement. Au même titre que la perspective, qui est conçue comme une convention permettant de donner l’illusion de l’espace, le flou est perçu comme un code esthétique au service de la représentation du déplacement1. La conception picturale du flou n’en fait pas un effet naturel et spontané, mais bien un artifice qui simule une impression visuelle. Dans son livre sur la perception du beau, publié de manière posthume en 1892, le chimiste suisse Jacques-Louis Soret décrit les moyens mis au service du peintre pour provoquer une sensation esthétique. À propos de l’imitation d’objets mobiles, il écrit :
« Un autre artifice auquel on a parfois recours pour produire la sensation du mouvement consiste à faire flou les parties animées d’un mouvement relativement rapide : ainsi, pour représenter un homme en marche, on peindra avec moins de netteté le pied soulevé qui se porte en avant que le reste du corps : le flou rend mieux la sensation visuelle du mouvement que des contours bien définis, c’est même là un argument que les partisans du flou en peinture font valoir à l’appui de ce système. Les gestes des personnages, la mobilité d’expression des figures, le vivant, s’imitent par des moyens analogues2. »
3On retrouve ici l’idée du « vivant » dont on peut donner la sensation grâce au leurre du flou. En 1954, on utilise dans Photo cinéma magazine la notion de « truc » pour désigner la ruse mise en place par les dessinateurs pour donner l’impression de vitesse3. Dans la peinture, il s’agit bien d’une feinte qui permet, comme n’importe quel autre code mimétique, de donner une illusion de la réalité.
4Les photographes héritent de cette conception artificielle et codée du flou de bougé. L. Rèle en 1900 et Frédéric Dillaye en 1904 insistent à plusieurs reprises sur la force d’illusion du bougé4. Après la Seconde Guerre mondiale et jusque dans les années 1950, la multiplicité des débats techniques pour obtenir le flou de bougé témoigne également de l’artifice qu’il représente, puisqu’il ne s’obtient qu’au prix d’une recherche poussée et de connaissances pointues. En 1935, les propos de Marcel Natkin rendent bien compte de la ruse qu’il représente à ses yeux :
« Une voiture qui roule n’est jamais nette, ses formes ont pour ainsi dire des contours imprécis, et ses détails sont noyés dans l’ensemble, alors que le paysage dans lequel elle se déplace reste déterminé dans tous ses contours. Cette analyse nous indique l’artifice dont le photographe devra user pour rendre la mobilité, et qui n’est autre que le “bougé”5. »
5Sur une photographie précise par nature, la marque de bougé s’inscrit dans un décalage qui, lorsqu’elle n’arrive pas par erreur, est le fruit d’un subterfuge. Héritée des théories picturales, la conception du flou de bougé comme artifice se confirme, dans la photographie, par les manipulations multiples et l’ajustement du temps de pose nécessaires au moment de la prise de vue.
Vérité scientifique de la netteté et vérité subjective du flou
6Cette artificialité du bougé entre en opposition avec la quête de la vérité qui, au xixe siècle, est essentiellement recherchée dans la netteté. Avant l’invention de la photographie, les arts graphiques avaient notamment pour mission de représenter le réel au plus près de sa vérité. Pourtant, au milieu du xixe siècle, apparaît selon André Rouillé « une grave crise de confiance qui frappe la valeur documentaire des images manuelles6 ». En permettant de capter minutieusement et de manière immédiate une image du monde, la photographie intensifie les ambitions scientifiques de l’image. Surtout, elle supplante les arts graphiques sur ce terrain :
« [C’]est en renouvelant le régime de la vérité, en nourrissant la croyance que ses images sont “l’exactitude, la vérité, la réalité elle-même”, que la photographie a pu supplanter le dessin et la gravure dans leurs fonctions documentaires. Cette capacité de la photographie à réformer, au milieu du xixe siècle, le régime de la vérité, c’est-à-dire à donner confiance dans la valeur documentaire des images, ne repose pas seulement sur son dispositif technique (la machine, l’empreinte), mais sur sa cohérence avec le cours général de la société : la “rationalité instrumentale”, la mécanisation, l’“esprit du capitalisme” (Max Weber), et l’urbanisation7. »
7Albert Londe et Étienne-Jules Marey adoptent une vision positiviste de la photographie, qui en fait depuis son invention un outil scientifique permettant la connaissance de plus en plus détaillée de la réalité. Londe, qui pense que « la photographie est en quelque sorte synonyme de vérité8 », hérite de ce choc visuel produit par le daguerréotype qui, dans les années 1840, donne l’impression d’un accès sans précédent à la vérité du monde. « Le daguerréotype, en arrivant dans ce monde avec sa rectitude et avec sa franchise un peu brutale, a produit l’effet d’un usage qui dit crûment la vérité9 », estimait Étienne-Jean Delécluze en 1850. Cette « exactitude scientifique » de la photographie polarise d’emblée la netteté et le flou dans deux sphères opposées en mettant le premier au service de la vérité, et le second au service de l’artifice et de l’illusion. La tradition classique de la peinture avait déjà mis en opposition l’atténuation des détails, nécessaire à l’art, avec la « vérité de la représentation » beaucoup plus précise, mais parfois sacrifiée par les artistes au profit de l’esthétique10. La chronophotographie, par exemple, est conçue comme un outil pour saisir la vérité du mouvement. Pour Étienne-Jules Marey, « la Photographie saisit la vérité des attitudes11 » et permet au peintre de comprendre la manière dont les parties du corps se déploient dans différents contextes. Jusque dans les années 1950, on admet dans Le Photographe que « la photographie seule saura nous rendre la vérité, ou la beauté du mouvement12 ». À propos d’une photographie de plongeon, l’auteur ajoute : « La vérité documentaire de leurs mouvements nous a été rendue grâce à la grande rapidité de pose de 1/1 000 de seconde13. »
8Au xixe siècle, en insistant sur la « vérité photographique » si gênante à l’art, on ne cesse de faire du flou un adversaire de cette vérité objective. Pour le scientifique Louis Olivier, « [l]a peinture […] doit représenter les objets tels que nous les voyons, c’est-à-dire, si le mouvement est rapide, tels qu’ils ne sont pas14 ». Pour Frédéric Dillaye, la photographie « utile, enseignante et ayant la vérité pour but […] surgit en négation de la possibilité artistique de cette même image15 ». Et pour René Le Bègue, il s’agit bien « d’atténuer la vérité photographique, cette vérité que l’objectif créé, étale impitoyablement avec un luxe de détails souvent déplorable16 ». Le flou si compliqué à obtenir devient ainsi l’artifice nécessaire à l’art photographique, mais impose de perdre cette vérité scientifique offerte par la photographie.
9Au xixe siècle, on admet pourtant que les artistes défendent une autre vérité. « La vérité artistique n’est pas la vérité scientifique ; elle se rapporte aux impressions subjectives, non à la réalité objective que la photographie a mission de révéler17 », explique Louis Olivier en 1882. On se souvient que l’argumentation naturaliste des pictorialistes se basait aussi sur l’idée d’une vérité, celle de la perception, que la photographie devait rendre avec justesse et par conséquent avec le flou inhérent à la vision. En 1895, Léon Bovier parlait à propos du pictorialisme de la méthode « du flou, et qui devrait être avec plus juste raison dénommée la méthode du vrai18 ». Cette opposition entre deux vérités, l’une scientifique et objective, l’autre perceptive et subjective, constitue en effet le nœud central des débats sur le flou au tournant du siècle. Comme le résume Robert de La Sizeranne, les deux camps se forment autour de la « vérité mathématique, celle qui est perçue par l’esprit » et « la vérité esthétique [qui] est tout autre chose19 ». Les uns défendent la vérité d’une nature parfois même invisible à l’œil nu, que seule la photographie permet de comprendre et de découvrir ; les autres soutiennent la vérité d’une nature dont la perception ne doit pas excéder les possibilités du regard, auxquelles l’image doit se soumettre.
Netteté mensongère
10Le flou de bougé bouscule pourtant ces catégories, car il impose une fissure dans la catégorisation si bien rodée qui sépare les tenants de la netteté et de la vérité objective d’un côté, et ceux du flou et de l’art illusionniste et subjectif de l’autre. Au contraire du flou pictorialiste, qui demeure inexorablement un mensonge idéalisant le réel et transformant la photographie en peinture, le flou du mouvement affiche une vérité scientifique qu’Albert Londe lui-même ne parviendra pas à nier. Lorsqu’il s’agit de mouvement, le flou photographique n’est pas qu’un artifice ; il peut aussi exprimer une vérité optique utile à la science.
11Aux yeux de nombreux photographes, c’est au contraire la fixation parfaitement nette du mouvement dans l’instantané qui constitue un mensonge, ou « une vérité mensongère », car elle est « la négation même du mouvement20 ». Pour Robert de La Sizeranne, l’instantané « ignore le geste et accomplit ce prodige de saisir, dans le mouvement, l’immobilité ! […] Il perçoit bien une vérité, mais il y a une autre vérité qu’il ne perçoit pas21. » Michel Makarius voit ainsi dans le bougé l’élément qui permet à la photographie de se distinguer de la peinture : « À ce point, peinture et photographie ne sont plus sur le même plan. Le pouvoir de représentation de la photographie passe à un stade supérieur tandis que le flou change de registre : ce que l’image perd en netteté, elle le gagne en vérité22. » Cette idée, qui donnera en effet au xxe siècle un avantage au flou photographique, n’est pourtant pas partagée par les premiers adeptes du bougé. Fixant de manière trop nette et immédiate le mouvement, les photographes sont d’abord qualifiés de « menteurs », là où les peintres regagnent en crédibilité.
12Dans Le Moniteur de la photographie, on estime par exemple que le dessinateur qui tient compte du mouvement permet, pour la première fois, de ranger la vérité du côté des artistes bien plus que de la photographie scientifique.
« C’est, peut-être, la première fois qu’on peut dire, avec certitude, que le crayon du dessinateur est plus vrai que la chambre photographique. On pourra nous demander d’où vient cette certitude ? Mais du sens commun : les dessins nous donnent le mouvement, les épreuves représentent des animaux tranquilles, fixés dans des positions plus ou moins affreuses23 ! »
13Auguste Rodin, quant à lui, place de la même manière la vérité du côté du flou des peintres. En 1911, il explique en effet :
« [C]’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie qui est menteuse ; car dans la réalité le temps ne s’arrête pas : […] Je crois bien que c’est Géricault qui a raison contre la photographie : car ses chevaux paraissent courir : et cela vient de ce que le spectateur, en les regardant d’arrière en avant, voit d’abord les jambes postérieures accomplir l’effort d’où résulte l’élan général, puis le corps s’allonger, puis les jambes antérieures chercher au loin la terre. Cet ensemble est faux dans sa simultanéité ; il est vrai quand les parties en sont observées successivement et c’est cette vérité seule qui nous importe, puisque c’est celle que nous voyons et qui nous frappe. […] Ici, comme partout dans le domaine de l’art, la sincérité est donc la seule règle24. »
14Les auteurs dénoncent en somme le mensonge de la netteté, qui dans l’image fixe annule le mouvement, invisible sans une part de flou. Dans l’histoire du flou photographique, la conquête technique du flou de bougé est primordiale : c’est grâce à lui que le flou photographique pourra être crédité d’une « vérité » que lui seul possède et révèle. Parmi les différents flous, le bougé occupe une place très particulière car sa présence est indispensable à l’image pour que la réalité du mouvement – dans sa durée – se voie et se révèle.
Persistance rétinienne
15Connu depuis le début du xixe siècle, le phénomène de la persistance rétinienne donne une crédibilité scientifique à l’argument du flou de bougé. Du fait qu’une impression lumineuse persiste sur la rétine plusieurs centièmes de seconde après la disparition de l’image, la représentation du mouvement implique un flou qui brouille légèrement les étapes de ce déplacement les unes par rapport aux autres. Dans les années 1820, de nombreux scientifiques cherchent à quantifier le nombre d’images consécutives perçues par l’œil, dont le Belge Joseph Plateau réputé pour ses expériences et ses inventions dans ce domaine. La connaissance de plus en plus approfondie de la persistance rétinienne en fait progressivement une donnée constitutive de la réalité. Comme l’explique Jonathan Crary, « au début au xixe siècle, en particulier chez Goethe, de telles perceptions atteignent au statut de “vérité” optique. Ce ne sont plus des erreurs qui font obstacle à une perception “vraie”, mais elles commencent à former une composante irréductible de la vision humaine25. » La persistance rétinienne impose d’intégrer le corps humain, et les sensations que donne la perception du monde à l’homme, dans la connaissance de la réalité. Pour Crary, « la persistance de l’image (la présence d’une sensation en l’absence d’un stimulus) et ses métamorphoses qui s’ensuivent apportent la preuve théorique et empirique d’une autonomie de la vision, d’une expérience optique produite par et dans le sujet26 ». La perception visuelle acquiert en somme une nouvelle autorité et la recherche de la vérité ne peut désormais plus totalement l’ignorer.
16Lorsqu’à la fin du xixe siècle les photographes s’intéressent au mouvement, la théorie de la persistance rétinienne est largement connue. En 1893, Frédéric Dillaye se base sur cet élément pour expliquer l’échec répété de la photographie à représenter un objet qui bouge :
« Nous devons encore compter avec le troisième phénomène d’où dépend l’exactitude de la perception du mouvement : la persistance des images rétiniennes. Si rapide que soit la reconstitution du pourpre rétinien, sur lequel l’image s’imprime au fond de notre œil, elle ne peut lutter avec l’instantanéité d’une impression lumineuse. L’image formée, reçue et vue persiste dans notre œil d’une façon encore appréciable. […] Le fait est connu. […] Cela explique pourquoi l’image du mouvement même, présentée par la photographie instantanée, nous donne rarement la notion du mouvement27. »
17L’argument de « cette sensation [qui] prend sa source dans la persistance des impressions lumineuses sur la rétine28 » est régulièrement repris, comme dans la Revue des deux mondes ou dans le Bulletin du Photo-Club de Paris29.
Vérité scientifique du bougé
18Vérité perceptive pour l’artiste qui souhaite représenter et imiter le mouvement, le flou prend même une valeur de preuve dans la photographie scientifique. Parmi les plus grands défenseurs de la vérité photographique, Albert Londe condamne généralement le flou, car il s’apparente à un filtre opaque qui empêche l’accès à la connaissance. À ses yeux, pourtant, le bougé devient une source objective de savoir à partir du moment où il permet d’enregistrer un mouvement en vue d’une analyse scientifique. Dans son traité sur La Photographie moderne, il explique l’utilité que peut y trouver un médecin face à certaines pathologies particulières :
« En général on doit demander à ces épreuves toute la perfection technique, surtout en ce qui concerne la netteté. Cependant dans certains cas spéciaux, il y aura avantage à procéder différemment. Certains malades peuvent être atteints de tremblements localisés par exemple à certains membres et non à d’autres. Une épreuve instantanée reproduira le sujet dans une attitude quelconque qui peut être intéressante pour le médecin, mais qui ne lui donnera plus aucune indication sur les membres atteints et sur l’intensité du tremblement. Faisons au contraire une épreuve moins rapide pour que la netteté des parties en mouvement ne soit pas atteinte, nous obtiendrons un certain flou qui sera d’autant plus prononcé que l’amplitude du mouvement sera plus grande. Cette épreuve aura évidemment une plus grande valeur, car elle montrera d’une part les membres atteints de tremblement et de l’autre, dans une certaine mesure, l’intensité de ces mouvements. […] On voit donc, par ce qui précède, que la netteté n’est pas toujours indispensable et que le flou des parties en mouvement peut donner au médecin, dans ce cas, des indications beaucoup plus utiles30. »
19Ainsi, le flou de bougé acquiert valeur de vérité à partir du moment où il n’est plus envisagé comme un artifice, mais comme la trace d’un enregistrement. En 1865 déjà, une étude médicale sur le fonctionnement du cœur recommande, pour l’observation du mouvement de cet organe chez la grenouille, « d’appliquer la photographie à ce genre de recherches31 » : « Nous nous fondions sur ce fait qu’une épreuve photographique donne souvent deux images distinctes d’un objet, si, pendant la pose, l’objet n’est pas resté complètement immobile. C’est ce que les photographes appellent le flou32. » Plus tard en 1901, dans le Traité de physique biologique auquel il contribue, Albert Londe répète la leçon :
« Il faut donc partir de ce principe qu’on ne doit réduire la durée d’exposition que juste de la quantité qui est nécessaire pour saisir le mouvement observé. D’ailleurs, le raisonnement montre que, dans certains cas, il y a même intérêt à ne pas chercher l’absolue netteté du sujet, afin d’obtenir un document plus complet. Ceci demande une explication : la photographie instantanée a pour effet de donner, si l’on a pris une vitesse d’obturateur suffisante, une image absolument nette du modèle, dans la position qu’il occupe au moment du déclenchement. S’il s’agit, par exemple, d’une hémichorée, la malade sera immobilisée dans une attitude quelconque, attitude qui n’indiquera nullement à l’observateur quel est le côté sain et le côté atteint. Diminuons intentionnellement la vitesse, et toutes les parties du corps qui sont en mouvement seront reproduites avec un léger flou, qui sera d’autant plus prononcé que l’amplitude de mouvement est plus grande en chaque point considéré. Cette épreuve aura une tout autre valeur que la précédente : ce sera donc à l’opérateur à régler le degré de netteté qu’il doit obtenir pour traduire autant que possible la réalité33. »
20Des exemples manifestes à cet égard se trouvent dans les photographies réalisées par le service photographique mis en place à la Salpêtrière par Jean-Martin Charcot. De 1876 à 1880, trois volumes de l’Iconographie de la Salpêtrière sont publiés sous la direction de Désiré-Magloire Bourneville et Paul Régnard, avant qu’Albert Londe ne reprenne la responsabilité du service photographique et publie la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière à partir de 188834. Le flou y joue le rôle de « preuve » dans plusieurs planches qui cherchent à démontrer le mouvement compulsif d’un corps malade. En explication de deux photographies d’Albert Londe, qui visent à comparer l’état de repos et celui d’agitation de la jambe d’un garçon touché d’hystérie, on peut par exemple lire la description suivante (fig. 52) :
« Dans l’attitude de repos qui est le décubitus dorsal ou latéral droit, le malade fixe son bras droit derrière le dos, de manière à l’immobiliser entre son corps et le plan du lit et à supprimer ainsi ses secousses involontaires. Cette immobilisation est impossible pour le membre inférieur droit qui est constamment agité de mouvements choréiformes ; la jambe droite croise la gauche en passant par-dessus, le pied droit est en position de varus équin et le talon droit repose sur le cou-de-pied gauche où il marque son empreinte35. »
Fig. 52. – Albert Londe, « Syndrôme hystérique simulant l’hémiplégie spasmodique infantile.
État de repos – État de mouvement », Jean-Martin Charcot (dir.), Nouvelle iconographie de la Salpêtrière, Paris, Lecrosnier et Babé, L. Bataille, Masson, 1888-1918, vol. 5, n. p. Les collections de la Bibliothèque de l’Institut des humanités en médecine CHUV-UNIL, Lausanne.
21Le flou du pied droit, visible sur la première image, apparaît comme la trace évidente d’un syndrome hystérique.
22Georges Didi-Huberman a montré la théâtralisation manifeste des images et la construction visuelle de l’hystérie qui émanent de ces publications36. On peut s’interroger sur la véracité de ce mouvement, d’autant, comme le rappelle Didi-Huberman, qu’à l’époque de la publication de l’Iconographie de la Salpêtrière et des premiers volumes de la Nouvelle iconographie de la Salpêtrière, la question technique du temps de pose demeurait problématique et ne garantissait pas d’obtenir l’image escomptée, imposant aux modèles de prendre la pose, donc de jouer la scène37. En outre, comme on l’a vu, la réduction du temps de pose constitue une manipulation : en fonction du degré de réduction, le flou sera plus ou moins prononcé, et par là l’impression de mouvement. On retiendra néanmoins la nouvelle valeur symbolique de preuve accordée à un flou jusqu’alors totalement dénié dans sa qualité photographique. Lorsque le mouvement constitue l’objet même de l’observation, le flou devient le seul moyen non seulement de le montrer, de le représenter et de l’imiter, mais surtout de le conserver pour pouvoir prendre le temps de l’analyser. Dans une stratégie différente de la chronophotographie, qui multiplie les prises de vue nettes, il permet en somme de montrer dans l’image fixe et unique que le mouvement existe. En observant l’intensité du flou, Albert Londe suggère même qu’il est possible de quantifier l’amplitude et la vitesse du mouvement, permettant d’en mesurer – même approximativement – différents degrés.
23L’usage particulier qu’Albert Londe préconise pour le flou de bougé lui confère une fonction nouvelle. Dans cette perspective, le flou photographique offre une spécificité que les autres techniques de représentation ne partagent pas. Il ne s’agit pas, comme dans la peinture, d’une fonction mimétique, car l’enjeu n’est pas d’imiter ou de faire illusion, mais au contraire de capter le mouvement pour pouvoir rendre compte de sa réalité de manière directe. Pour Londe, le flou de bougé permet d’attester et de prouver l’existence du mouvement, pour ensuite l’analyser, de sorte qu’il s’inscrit ici dans une logique propre à sa théorie photographique. Dans la peinture, le flou répondait aux besoins classiques de la mimêsis ; dans le cinéma, il prend dès les années 1920 une fonction narrative propre aux ambitions du film. Le flou photographique, embourbé dans les enjeux multiples du médium, trouve dans l’usage scientifique que propose Londe une fonction spécifique, qui paraît évidente et irrévocable tant elle satisfait la recherche d’une vérité auparavant insaisissable. Dans ce nouveau paradigme du flou de bougé, la vérité optique se rapproche de celle de la machine.
24Albert Londe admet le flou dans une autre situation exceptionnelle. Il accepte en effet que l’image ne soit pas parfaitement nette si ce défaut est dû à la nécessité de concentrer l’attention technique sur un point qui impose, par ailleurs, un flou résiduel. Dans La photographie instantanée, il écrit :
« Il ne faut pas oublier que nous devons demander à une épreuve instantanée une perfection au moins égale à celle d’une épreuve posée, avec la reproduction des objets en mouvement en plus. Il est des cas exceptionnels, des études spéciales, où tout l’intérêt étant concentré sur la reproduction d’un mouvement très rapide, on pourra négliger le reste. Mais dans la plupart des hypothèses, nous le répétons, il faudra chercher à obtenir des images parfaites en netteté, non seulement dans l’objet à reproduire, mais encore à tous les plans38. »
25Pour Londe, le flou est admis à la double condition qu’il ne provienne pas d’une erreur ou d’un défaut, et qu’il ne résulte pas non plus de l’intention du photographe. Il sera alors, en somme, le résidu inévitable d’un cliché réalisé avec précaution dans un but totalement étranger au flou, sans qu’il ne soit pourtant possible de l’éviter. Cette présence involontaire, mais non fortuite, donne au flou une place particulière : elle réfute un effet artistique, condamnable aux yeux de Londe, en même temps qu’une erreur technique, tout aussi répréhensible. Dans ce cas, le photographe n’a rien à se reprocher : il ne fait pas du flou intentionnellement, et il met toute son expertise technique au service de son image. Le flou devient donc une trace inévitablement laissée par la machine en train d’enregistrer l’événement.
Flou indiciel
26Trace recherchée – pour sa valeur informative sur le mouvement d’un malade – ou résiduelle, le flou de bougé soulève la question de l’indice photographique. La nouvelle attention portée non seulement au sujet, mais surtout à l’idée de son enregistrement, instaure un nouveau paradigme. Dès son annonce en 1839, on reconnaît à la photographie une particularité nouvelle et unique qui la distingue radicalement des arts anciens : celle de produire des images par l’enregistrement mécanique du monde extérieur. Comme l’explique Philippe Dubois, cette spécificité technique confère une crédibilité particulière à l’image photographique :
« Une crédibilité, un poids de réel tout à fait singulier lui a été attribué. Et cette vertu irréductible de témoignage repose principalement sur la conscience que l’on a du processus mécanique de production de l’image photographique sur son mode spécifique de construction et d’existence : ce qu’on a appelé l’automatisme de sa genèse technique39. »
27La caractéristique de cette genèse technique – qui consiste à laisser une empreinte physico-chimique de l’objet sur le support photographique – est à la base des théories indicielles de la photographie portées dans les années 1970 par Rosalind Krauss et Susan Sontag, puis par Roland Barthes40. La notion d’indicialité de la photographie est pourtant envisagée dès la fin du xixe siècle par le sémiologue Charles Sanders Peirce, qui utilise à plusieurs reprises la photographie comme exemple pour illustrer ses recherches sémiotiques41. Parce qu’elle enregistre l’empreinte lumineuse de l’objet, la photographie est perçue comme l’exemple même de l’indice, c’est-à-dire du signe qui entretient une connexion physique avec son objet. Pour Rosalind Krauss, elle est le « résultat d’une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière42 ».
28Dès lors qu’on envisage la photographie dans sa dimension indicielle, le flou revêt un rôle particulier : il n’agit plus seulement sur un rapport de ressemblance avec le réel, mais il devient aussi la marque du temps de la prise de vue et du mouvement des objets à cet instant-là. Comme on l’a vu, le flou de bougé entretient aussi un rapport de similitude iconique avec le mouvement, puisque les photographes cherchent à le faire ressembler à la sensation que la persistance rétinienne procure. Néanmoins, s’ajoute à cette dimension la notion de trace photographique, dont la valeur ne se situe pas dans la similitude, mais dans le témoignage que le flou fait du temps de la prise de vue. Le bougé ressemble au mouvement, mais il en est aussi l’indice et la trace physique sur le négatif.
29En outre, le bougé ne garde pas seulement la trace du mouvement, mais également celle du temps de la prise de vue. Danièle Méaux explique en effet que « [l]e flou et la distorsion des formes découlent de la nature d’empreinte de la photographie, en même temps qu’ils la révèlent43 ». Non seulement le bougé est la conséquence de l’enregistrement produit par la photographie, mais il dit en plus, dans l’image, que la photographie est un enregistrement. Ainsi, le flou de bougé opère de deux manières : il garde la trace du mouvement, permettant par exemple à Albert Londe de l’étudier et de le mesurer, mais il est aussi un signe par lequel se manifeste l’indicialité même de la photographie. Le flou de bougé rappelle que la photographie est une empreinte. Il remémore au spectateur qu’elle n’est pas seulement icône, mais aussi indice, et endosse, par là, une valeur nouvelle de vérité.
30Le flou, qui dans le régime iconique risque sans cesse de décrédibiliser la photographie comme n’étant pas apte à imiter l’objet, lui donne au contraire une crédibilité lorsqu’on l’envisage dans sa nature indicielle. Alors que les pictorialistes reprochaient au flou de rappeler de manière trop abrupte la technicité de la photographie, celle-ci devient au contraire le garant d’une image vraie. Par sa présence sur l’image, le flou de bougé rappelle la genèse technique de la photographie, ou ce que Jean-Marie Schaeffer appelle « l’arché de l’image photographique en tant que celle-ci se définit comme l’enregistrement de traces visibles44 ». Par là, les flous de bougé résiduels évoqués par Albert Londe acquièrent une valeur tout aussi importante que ceux destinés à capter volontairement le mouvement. Ils témoignent du fait que la photographie est un enregistrement, accordant ainsi à l’ensemble de l’image une nouvelle force expressive.
31Le flou de bougé apparaît comme une marque d’authenticité. Dans les deux situations admises par Albert Londe, il témoigne d’une vérité : d’abord celle du déplacement d’un objet ou d’un corps, ensuite celle d’une technique qui enregistre le mouvement automatiquement et malgré elle – c’est-à-dire sans intention artistique et mensongère. Dans les deux cas, le flou atteste d’un enregistrement fidèle et authentique du réel. Le bougé bouleverse ainsi radicalement le rapport des photographes au flou. Dans les mains des pictorialistes, le flou de mise au point constitue une arme contre la captation automatique du réel, afin d’y ajouter la grâce de l’illusion mimétique. Dans le bougé, le flou multiplie ses fonctions. Il demeure bien un artifice au service de la représentation et de l’imitation du mouvement, mais il donne aussi à son enregistrement une valeur d’authenticité jusqu’alors inexistante.
32La dimension indicielle de la photographie trouble les commentateurs dès les années 1930. La fascination d’André Breton pour le médium tient bien à cet enregistrement du temps de la vie directement sur le cliché. « Pour qui sait mener à bien la barque photographique dans le remous presque incompréhensible des images, il y a la vie à rattraper comme on tournerait un film à l’envers, comme on arriverait devant un appareil idéal à faire poser Napoléon, après avoir retrouvé son empreinte sur certains objets45 », explique-t-il en 1928 dans Le Surréalisme et la peinture. De son côté, Pierre Mac Orlan admire cette « poésie de l’authenticité46 ». La notion « indicielle » n’est pas encore formalisée comme telle, mais émerge déjà la conceptualisation théorique de l’empreinte du monde déposée sur le négatif. Plus que de montrer et de reproduire fidèlement le sujet, on reconnaît à la photographie le pouvoir de créer un pont tangible entre le réel et le spectateur. La puissance de la reproduction analogique permet d’offrir aux spectateurs un témoin de premier ordre pour y voir la scène comme si l’on y était. Le reportage puisera sa force dans ce nouveau pouvoir accordé à la photographie, car elle permettra de coller à l’événement véritablement ramené par les mains du reporter.
33Dès les années 1930, le flou de bougé devient progressivement la marque de cet enregistrement automatique, puisqu’il s’agit de la trace laissée par une action sur le cliché. En 1931, on demande par exemple dans La Revue française de photographie et de cinématographie « à voir quelque trace du mouvement enregistré. L’opérateur doit donc s’efforcer de fixer des indices typiques de ce mouvement47 ». Le flou apparaît comme la signature de cet enregistrement, qui ne gêne plus en rien la lecture de l’image. Même involontaire, il ne dérange pas le spectateur, car l’essentiel réside dans la transmission du sujet, quelle qu’en soit sa forme. Le flou de bougé rompt la visibilité du réel et met en danger la dimension iconique de l’image. Cependant il n’entame en rien la crédibilité de la photographie, bien au contraire, car il met en avant sa dimension indicielle. Preuve du mouvement pendant la prise de vue, il témoigne de l’action en cours.
34Rangé auparavant du côté de l’opacité photographique – comme défaut brouillant la représentation –, le flou se met désormais au service de la transparence. Dès le xviie siècle, les peintres en avaient fait un agent de la transitivité de l’œuvre : il s’agissait pour eux de masquer la toile, la technique picturale et la touche du pinceau au profit d’une représentation au plus près de la vision humaine. Le flou photographique opère différemment. Après avoir été perçu jusque dans les années 1930 comme un masque au réel, mettant trop en valeur une technique défaillante, il se met lui aussi au service du sujet. Cependant, au contraire du flou pictural, le flou de bougé ne dissimule pas la technique, mais il la met en avant comme la garantie d’un enregistrement authentique. Alors que dans la peinture le flou agissait par correction et par retouche pour faire illusion du réel, il devient dans la photographie une preuve (réelle ou non) de l’absence de retouche et une évidence du réel déposé sur le papier sans avoir été manipulé.
35En résulte un renouvellement complet de la perception du flou photographique. Plus tard, dans son ouvrage Qu’est-ce que le cinéma ? publié en 1958, André Bazin insiste lui aussi sur cette force si particulière de la photographie et sur la révolution opérée par son enregistrement mécanique :
« Cette genèse automatique a bouleversé radicalement la psychologie de l’image. L’objectivité de la photographie lui confère une puissance de crédibilité absente de toute œuvre picturale. Quelles que soient les objections de notre esprit critique, nous sommes obligés de croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté, c’est-à-dire rendu présent dans le temps et dans l’espace. La photographie bénéficie d’un transfert de réalité de la chose sur sa reproduction. Le dessin le plus fidèle peut nous donner plus de renseignements sur le modèle, il ne possédera jamais, en dépit de notre esprit critique, le pouvoir irrationnel de la photographie qui emporte notre croyance48. »
36Or, le pouvoir presque magique que Bazin accorde à la photographie lui donne une supériorité sur la peinture, que le flou même accidentel ne risque pas d’ébranler :
« Aussi la peinture n’est-elle plus du même coup qu’une technique inférieure de la ressemblance, un ersatz des procédés de reproduction. L’objectif seul nous donne de l’objet une image capable de “défouler”, du fond de notre inconscient, ce besoin de substituer à l’objet mieux qu’un décalque approximatif : cet objet lui-même, mais libéré des contingences temporelles. L’image peut être floue, déformée, décolorée, sans valeur documentaire, elle procède par sa genèse de l’ontologie du modèle ; elle est le modèle49. »
37À partir du moment où le contact indiciel entre l’objet et sa reproduction photographique prime sur le réalisme de la représentation, le flou ne peut plus rien défigurer. Il n’est plus une entrave à la force expressive de la photographie, car celle-ci fonde désormais son pouvoir sur la particularité générique de l’enregistrement analogique, qui préexiste à l’image produite50.
Enregistrement authentique
38L’intérêt porté par les avant-gardes dans les années 1920 aux notions de révélation et d’enregistrement photographiques explique le nouveau rapport implicite qui s’établit avec le flou. László Moholy-Nagy, grand admirateur de la photographie scientifique, valorise l’enregistrement flou du mouvement réalisé de manière volontaire, celui-là même qu’Albert Londe revendique pour les médecins de son temps. Tous deux captent intentionnellement le bougé, à des fins de connaissances scientifiques au xixe siècle ou pour exploiter toutes les possibilités de la technique photographique dans les années 1920. En France, les surréalistes admirent également dans le flou cette force de révélation automatique. Le bougé « résiduel » – admis par Albert Londe dans certaines images dont le sujet principal impose d’en laisser – devient pour les surréalistes une source poétique importante. Bannissant, en théorie du moins, l’intention artistique de leur philosophie, ils s’attardent sur ces flous captés malgré eux ou qu’ils attribuent dans leurs récits à des erreurs.
39Le charme qu’ils découvrent dans les photographies d’Eugène Atget n’est d’ailleurs pas étranger au flou de certains de ses « fantômes » passant dans les rues des villes (fig. 53). Pour Pierre Mac Orlan, « [s]on œuvre est loyale, avant tout51 » et l’authenticité de sa vision se loge dans tous les éléments captés par l’objectif, même flous. Berenice Abbott se charge d’ailleurs de l’expliciter :
« [J]e crois qu’une preuve que la technique photographique n’est pas aussi primordiale que l’École américaine a voulu nous le faire croire est que, même avec une plaque cassée, des coins assombris, des ratés occasionnels et des flous [blurs] dus au déplacement de l’appareil ou au mouvement d’une personne (apparente “négligence”, mais pouvant arriver à n’importe quel photographe), cela ne retire pas un atome au merveilleux qu’il y a à voir wie am ersten Tag (comme au premier jour) dans l’œuvre d’Atget52. »
Fig. 53. – Eugène Atget, La Maison bernoise, Lausanne, vers 1900.
Épreuve sur papier albuminé, 21,5 × 17,5 cm. Lausanne, collections Photo Elysée.
40À la suite des surréalistes, les historiens de la photographie ont souvent insisté sur la marque d’authenticité que constituent les bougés d’Atget. Pour Jacques Bonnet, les « personnages flous, car ayant bougé ou “fantômes” d’individus passés trop rapidement dans le champ de l’objectif […] relèvent d’une certaine négligence qu’Atget aurait pu s’efforcer de corriger. Mais il ne recadre ni ne retouche jamais ses clichés, ni organise ou compose une scène. Question de sincérité53 ! » Michel Frizot adopte la même position, car ces « fantômes » sont pour lui une :
« preuve (puisqu’on ne les a pas chassés) de leur inattention personnelle au fait photographique, à ce qui se passe d’invisible, et de non mesuré, dans la chambre noire qui leur fait face. Ils tiennent eux-mêmes, et inconsciemment, le rôle du temps en étalant devant nous son déroulement (la durée de pose) sous forme d’une traînée évanescente ou d’une masse informe54 ».
41Ainsi les flous de bougé résiduels d’Atget font-ils référence au moment de la prise de vue et au temps nécessaire à celle-ci. Ils sont l’indice de l’acte photographique, et jouent dans son œuvre le rôle de révéler « l’arché » de la photographie et d’éveiller la fascination qui en découle.
Vérité du reporter
42Cette authenticité du bougé enregistré par l’appareil photographique devient progressivement l’un des outils privilégiés de la photographie de reportage publiée dans la presse. Le bougé apparaît comme une forme particulièrement adaptée pour créer un témoignage : sa présence se donne comme la preuve que le reporter a été le témoin direct de l’événement. Le flou dû aux mouvements n’est d’ailleurs pas le seul concerné, car, en flux tendu, le reporter porte aussi moins d’attention à sa mise au point. La vitesse de son travail entraîne des flous qui se justifient par l’importance du sujet photographié. Au début du xxe siècle, les premiers photographes reporters – dont le métier est en train de s’inventer – cherchent d’emblée à capter la vie dans son moment le plus exceptionnel, pour produire le « choc » qui, dans les années 1950, constituera l’un des atouts majeurs des journaux d’actualité. En 1903, on peut lire dans Photo Pêle-mêle : « Leur appareil à la main, les reporters courent derrière les automobiles, derrière les trains et sous les ballons dans l’attente de la catastrophe sensationnelle. Il y en a qui suivent les missions périlleuses, les armées en campagne et les dompteurs de fauves en tournées55… »
43Dès 1904, L’Illustration – parmi les premiers magazines illustrés – favorise l’image photographique, car elle garantit cette authenticité qui lui donne une supériorité sur le dessin. Gaëlle Morel et Thierry Gervais ont montré l’usage déjà important du flou dans L’Illustration, qui prend exemple sur des illustrés étrangers, notamment américains comme le Collier’s Weekly ou le Leslie’s Weekly : « Des images instantanées arrêtant le mouvement ou des flous engendrés par l’éloignement ou la précipitation sont désormais autant de garanties pour le journal sur l’authenticité de l’image publiée56. » On le perçoit notamment le 18 juin 1904 sur une photographie du naufrage du cuirassé Petropavlovsk au large de Port-Arthur57. Indistincte, la photographie est une trace de l’événement, et la preuve de la présence du photographe sur place. Cette force d’authenticité paraît largement plus importante que la lisibilité de l’image, comme le décrit la légende qui précise que la photographie est publiée « sans retouche » et accorde ainsi au flou une valeur nouvelle. On retrouve le même procédé en 1909 dans un article qui illustre le procès de Marguerite Steinhel58. Le flou des photographies, réalisées à la dérobée dans le tribunal, indique l’exclusivité des images. Leur mise en valeur sur une double page donne en outre au flou une force expressive inhabituelle pour l’époque. Pour Morel et Gervais, « [l]a proximité du photographe avec l’actualité qu’il enregistre constitue un argument de poids qui légitime désormais une iconographie moins classique59 ».
44La multiplication des magazines illustrés dans les années 1930 – avec Vu dès 1928, Voilà en 1931, Regards en 1932 et Marie-Claire en 1937 – et dans les années 1940 – notamment avec Point de vue, Images du monde en 1948 et Paris-Match en 1949 – donne à la forme publiée de la photographie un poids toujours plus grand. Dans les années 1950, l’importance de l’édition – et de la presse en particulier – est telle que Nancy Newhall remarque en 1956, dans un article sur Brassaï, que « [r]ares sont aujourd’hui les photographes du continent européen qui considèrent un cliché comme autre chose que le passage transitoire d’une chose vue à sa publication dans un journal, une revue ou un livre60 ». Dans les pages des magazines se multiplient les images floues comme on le constate dans Regards et Paris-Match. Sans historiciser précisément son propos, Wolfgang Ullrich considère même que certains journaux, face au choix de deux photographies floue et nette du même événement, favorisent la première, car elle affiche plus d’authenticité61.
45C’est dans le contexte de cette nouvelle importance accordée au flou dans la presse que Jacques Henri Lartigue publie pour la première fois son image – devenue par la suite iconique – du Grand Prix de l’ACF. Le 30 septembre 1954, Point de vue, Images du monde accorde en effet cinq pages au « peintre J. H. Lartigue » qui présente un reportage sur l’automobile, constitué de plusieurs de ses photographies de voitures prises entre 1903 et 195462. Particulièrement mise en valeur, la première page du reportage présente deux images floues : l’une du visage dans le vent du père de Lartigue en gros plan, au volant ; l’autre du Grand Prix de l’ACF, qu’il ne légende pas (fig. 54). Ainsi, cette photographie floue, a priori perçue comme peu intéressante en 1913, fait son entrée en scène en première page d’un reportage, aux côtés de la figure paternelle qui a initié Lartigue à la photographie63. Le contexte culturel de la presse autorise le photographe à revisiter son archive avec un regard nouveau ; et c’est bien grâce à l’idée – partiellement fausse – d’une authenticité naïve qu’il sera d’abord apprécié, notamment par John Szarkowski.
Fig. 54. – Jacques Henri Lartigue, « Au temps héroïque de l’automobile », Point de vue, Images du monde, 30 septembre 1954, p. 7.
Collections Bibliothèque Photo Elysée-mudac, Lausanne.
46La qualité de l’impression et du papier, le grain de l’image, ainsi que les flous à la prise de vue, en particulier les bougés, transforment en profondeur le rapport du spectateur au flou. Les lecteurs sont quotidiennement confrontés à des photographies dont la qualité est en rupture totale avec les tirages exposés dans les salons. Pendant l’entre-deux-guerres, le développement de la téléphotographie et son utilisation toujours plus fréquente par les agences de presse augmentent encore le nombre d’images floues publiées dans les journaux. Comme l’a montré Jonathan Dentler, la transmission de photographies par câble et par radio des deux côtés de l’Atlantique impliquait une perte de qualité et de netteté, pourtant facilement acceptée par les lecteurs en raison de l’impression d’immédiateté véhiculée64. Pour Harold Lewis, dont un article est publié en 1951 dans Le Photographe, la priorité absolue donnée au sujet, plus qu’à la forme, explique cette situation :
« Un gouffre immense sépare la photographie de presse ou de magazines de celle des salons et expositions. Un peu de réflexion montre que la première se rapporte, pour 90 %, au sujet, tandis que les principales qualités de la photographie d’exposition résident dans “l’arrangement” du sujet. […] Ce qui frappe le “picturaliste” dans la plupart des photos de presse, ce sont l’apparente négligence, parfois, de la mise au point, l’insouciance des arrière-plans intempestifs, l’éclairage peu orthodoxe, les hautes lumières crayeuses, les larges zones noires, sans raison, et la mauvaise qualité de la reproduction. […] Quand ils sont au service de leurs éditeurs, toutefois, ils travaillent habituellement vite, dans des conditions d’éclairage et de pose qui sont celles du moment et ils ne s’occupent que du sujet65. »
47La rapidité avec laquelle travaille le reporter l’exonère de la qualité extrême exigée pour la photographie artistique, car dans la presse l’événement devient le seul sujet d’attention.
48Historiquement, le flou traînait avec lui la réputation de tromper le spectateur – autant dans la peinture que dans la photographie. Il masquait les faiblesses du peintre incapable de dessiner correctement, et l’incapacité du photographe à maîtriser sa technique. Il ajoutait à l’image une impression artistique, souvent jugée sévèrement. Dans la presse, le flou devient paradoxalement un gage de sincérité, car il prouve la présence du photographe sur le lieu de l’événement. Plus encore, la mauvaise réputation du flou – faisant de l’image un « raté » – donne une preuve de plus de la valeur exceptionnelle de l’image, sélectionnée malgré son défaut par la rédaction. En 1964, dans un article critique à propos du flou, la revue Jeune photographie explicite cette logique : « C’est si mauvais qu’on ne le publierait pas si c’était faux ! N’est-ce pas l’évidence66 ? » En somme, face au flou dans la presse, le lecteur renverse totalement son schéma de pensée, que Luc Boltanski explique ainsi en 1965 : « La faible lisibilité dans laquelle je pourrais voir un moyen de me duper (puisqu’enfin rien sur cette photographie ne me permet de dire qu’il s’agit bien d’une ambassade et non d’une maison quelconque) me garantit au contraire l’authenticité de ce qu’on me propose67. »
49Le flou contribue ainsi à renforcer l’impression d’immédiateté de la photographie. Dans la quête à l’image la plus forte et la plus marquante possible, le flou joue un rôle dans le « choc » qui devient, dans les années 1950, essentiel au bon reportage. Lorsqu’il écrira La Chambre claire en 1980, Roland Barthes classera d’ailleurs le flou parmi les éléments de « surprise » aptes à provoquer le « choc » photographique consistant « moins à traumatiser qu’à révéler ce qui était si bien caché68 ». En 1951, lors d’une discussion à la Société française de photographie, Brassaï explique clairement que, dans la photographie de guerre, le sujet principal peut apparaître flou, quitte même à donner de la valeur au document : « Nous ne regardons pas la qualité de la photo, mais son expression. Pour le langage c’est la même chose. Nos pensées n’ont pas besoin d’être exprimées avec art. Ainsi, d’après M. Brassaï, pour qu’une photo de guerre ait toute sa valeur, elle peut être mal composée et floue. […] M. Brassaï ajoute que la photographie devient un art quand elle produit des chocs69. » Le flou ajoute de la qualité au reportage, car il contribue à créer « la photo “de choc” indispensable pour retenir l’attention des lecteurs blasés70 », comme on le rapporte un peu ironiquement dans Le Photographe en 1952. Pour Christian Bouqueret,
« [d]e document, insensiblement, l’image devient événement de par sa rencontre avec son destinataire ; d’objet elle se fait sujet ; elle affecte son objet et expérimente sur lui son pouvoir immense de conviction et de séduction. C’est la course au sensationnel (ce qui induit des sensations, fait trembler ou vibrer ce qu’il y a de plus animal en chacun). […] On passe de la photographie d’un événement à la photographie-événement71 ».
50La célèbre devise de Roger Thérond pour Paris-Match – « le poids des mots, le choc des photos » – renforce la nécessité de produire un « choc72 », ou de « faire sensation ».
Le flou fait l’événement : le débarquement de Capa
51Or, pour faire événement, le flou joue un rôle majeur. Dans cette perspective, l’un des reportages les plus marquants est celui que Robert Capa réalise du débarquement en Normandie – surnommé The Magnificient Eleven – et qu’il publie dans Life le 19 juin 1944 (fig. 55). Le flou de ces images a largement contribué à leur renommée, qui se nourrit surtout du mythe véhiculé par Capa lui-même. Bien que publié aux États-Unis, et d’abord discuté dans ce pays, ce cas mérite ici d’être mentionné, car il révèle le potentiel de polémique que le flou possède. En outre, ami d’Henri Cartier-Bresson avec qui il fonde l’agence Magnum en 1947, Capa devient rapidement le héros de guerre reconnu bien au-delà de ses frontières. Pour lui, l’importance des photographies du débarquement – et de leur flou – est immense : lorsqu’il publie son autobiographie en 1947, il lui donne pour titre Juste un peu flou (Just a little bit out of focus), qui reprend en partie la légende des images publiées dans Life73. Dans son livre, le reporter, pour qui une photographie n’est bonne qu’au plus près de l’événement, explique et justifie le flou de son reportage74. Mettant en scène le contexte très difficile de son travail à Omaha Beach, il s’exonère de la responsabilité du flou, que Life lui avait pourtant imputé en 1944 dans le but d’accentuer l’effet dramatique des images : « Les légendes expliquaient que les photos étaient floues parce que les mains de Capa tremblaient trop75. »
Fig. 55. – Robert Capa, Omaha Beach, près de Collevillesur-Mer, sur la côte normande, 6 juin 1944 : le débarquement des troupes américaines, 1944.
© Robert Capa © International Center of Photography, Magnum Photos.
52Refusant et l’erreur et la fébrilité que le flou révèle, Capa en attribue la responsabilité à un autre. Survenu a posteriori, au moment du développement dans la chambre noire, le flou est selon Capa produit par le technicien de Life qui se charge de cette opération. Par erreur, il fait « fondre » les négatifs, en perd la majorité, et ne sauve que quelques images, floues : « Le tireur du laboratoire était tellement excité qu’il avait voulu sécher les négatifs trop vite : la chaleur les avait fait fondre et couler devant tout le bureau de Londres. Sur cent six photos, huit avaient été sauvées76. » Problème technique et indépendant de sa volonté dans la version de Capa, ce flou a été en 2015 longuement analysé par A. D. Coleman afin de déconstruire le récit du photographe légendaire. Pour Coleman, il serait au contraire la preuve de la « crise de nerfs » du photographe sur place, qui aurait paniqué au point de ne parvenir à prendre que quelques photographies et d’inventer un mensonge par la suite pour s’en cacher77. Signe ou non de l’angoisse de Capa, le flou fait débat et suscite l’intérêt, que ce soit dans la manière dont Life le mentionne dans sa légende ou dans le débat engendré par la suite à son sujet. Le flou dit et fait événement tout à la fois.
53Au service de l’actualité la plus brûlante, il permet aussi de donner de l’intérêt et de rendre vivants des faits parmi les plus anodins. En 1938, Regards publie une double page sur la floraison d’un cactus. Grâce au flou, la photographie doit mettre en avant la rapidité du phénomène perceptible à l’œil nu. Le photographe souligne en commentaire : « Et soudain, sous mes yeux, la fleur blanche s’ouvrit… Elle ne reste pas tranquille une minute pour le photographe qui veut surprendre sa naissance, et toutes les images de la floraison sont légèrement floues comme celle d’un enfant qui n’a pu tenir en place78. » Censées être révélée par un flou impossible à contrôler, la rapidité de la floraison et l’exaltation du photographe sont en réalité mises en scène grâce à une surimpression que le magazine essaie de faire passer pour un flou de bougé.
54Produit pour faire sensation, le flou devient un sujet central de l’image : manipulé et créé artificiellement, il doit donner une impression d’authenticité. Comme l’explique Philippe Dubois, « quelque chose de singulier subsiste malgré tout dans l’image photographique79 », et ce « malgré la conscience de tous les codes qui y sont en jeu et qui ont procédé à son élaboration80 ». Cela tient précisément à l’évidence de sa crédibilité, enracinée dans les conditions techniques qui la façonnent. Gage de vérité pour certains, le flou est en même temps réinvesti comme « truc » pour la simuler. L’effervescence des années 1950 débouche dix ans plus tard sur une forme d’habitude qui fait du flou un artifice basique et évident au service de l’illusion du vrai. En 1964, dans le magazine Jeune Photographie publié par Les 30 × 40 (ou Club photographique de Paris), on se lasse de cette pratique jugée trop facile, mais qui continue à exercer son pouvoir de persuasion :
« Demandez […] des documents associés à l’idée de mouvement. Vous serez submergés de flous, artistiques ou non, vous aurez des “filés” à la pelle […]. Dénonçons froidement, au passage, l’instigatrice de ces honteuses pratiques. C’est la presse (l’hebdomadaire surtout) qui fait feu de tout bois, long feu aussi, quelquefois. Ainsi, il est indéniable que le raté fait vrai. […] Quant à l’image dramatique, la “photo-choc” qui vous remue les tripes, elle se doit d’être accommodée d’un grain monstrueux qui devient l’objet même de la reproduction. La mauvaise qualité souligne la difficulté, l’exclusivité de l’image. L’événement est secondaire81. »
55Il faut souligner le renversement complet qui s’opère définitivement dans les années 1960. Le flou devient si important qu’il envahit, dans la presse, « l’idée de photographie », dont on a vu avec François Brunet son enracinement historique profond dans la netteté. Auparavant, la photographie représentait un réel auquel le flou faisait obstacle. Timidement à partir les années 1930, mais de manière explicite et massive dans les années 1960, le flou se révèle souvent être l’intérêt premier de l’image. Par conséquent, il ne peut plus constituer un défaut opaque, car il ne se donne plus uniquement comme forme, mais comme sujet qui se confond pleinement avec sa forme.
Garant photographique
56Plus encore que le sujet de la photographie, le flou de bougé devient une manière de définir visuellement l’image photographique, car il est la trace de son « arché ». Selon Jean-Marie Schaeffer, « il faut […] disposer du savoir de l’arché : une photographie fonctionne comme image indicielle à condition qu’on sache qu’il s’agit d’une photographie et ce que ce fait implique82 ». Plus loin :
« Toute réception photographique possède un moment inaugural qui consiste dans l’identification de l’image comme étant une image photographique. C’est de la réalisation de cette identification que dépend en grande partie la construction du signe. En effet, si elle fait défaut, l’image ne sera pas thématisée comme indicielle : on la contemplera comme simple icône analogique83. »
57Pour être identifiée comme photographie, il n’est pas indispensable à l’image de montrer un flou de bougé : « [L]e statut d’empreinte de l’image photographique ne se trouve pas inscrit dans l’image […] mais dépend du savoir de l’arché84. » Néanmoins, le flou de bougé ajoute un « quelque chose de plus », selon les termes de Luc Boltanski, qui renforce cette identification, puisqu’il est la trace de l’empreinte laissée dans la durée de la prise de vue.
58Dans Un art moyen publié en 1965, le sociologue écrit un chapitre sur l’usage de la photographie dans la presse85. Son analyse démontre que le flou endosse, pour les journaux, un rôle déterminant dans la définition du photographique, qui ne peut plus se limiter à montrer le réel, comme le ferait un dessin, mais qui doit inscrire dans l’image sa plus-value :
« Pour les photographes de presse, la bonne photographie de quotidien ne peut être seulement l’analogon du réel. Elle doit avoir “quelque chose de plus” qui ne se trouve pas dans le réel et qu’elle ne peut tenir que de l’acte photographique. Ce “quelque chose de plus”, c’est d’abord la mise en évidence des intentions du photographe et des conditions dans lesquelles s’est opérée la prise de vue. La bonne photographie de presse doit surprendre, et surprendre par la mise en évidence de la difficulté de la surprise86. »
59La force de la photographie réside dans sa capacité à garder un indice du moment de la prise de vue, gage d’authenticité.
60Dans ce nouveau paradigme, une comparaison s’instaure à nouveau avec l’art graphique, car, pour Boltanski, la bonne photographie de presse « enferme toujours aussi cette constatation satisfaite : un dessin n’aurait pas fait mieux87 ». Or, dans cette nouvelle compétition, le flou donne cette fois la victoire à la photographie, car il constitue cette trace de la prise de vue, que le dessin ne peut conserver :
« Non seulement, la photographie de l’événement en train de se produire peut s’accommoder du flou, mais le flou en constitue la qualité dominante. C’est par le flou que l’on persuade que l’image montre bien l’événement lui-même et a été réalisée dans l’instant précis de son accomplissement de façon mécanique, et pour tout dire, objective. Aussi le flou, qui pour la conscience commune est synonyme de mouvement, est-il le meilleur garant de la pureté des intentions du photographe. L’accentuation des contrastes, les maladresses de cadrage, la grosseur du grain renvoient au moment même où l’image a été captée et sont comme la trace des difficultés rencontrées à l’instant de la prise de vue. Je sais bien que cette photographie de manifestants assiégeant une ambassade a été prise pendant l’émeute, en son sein même, puisque je ne discerne que difficilement et les manifestants et l’ambassade88. »
61Et Boltanski de conclure : « C’est par le flou que, lorsqu’elle veut tromper, la photographie composée se donne comme prise sur le vif et, par là, comme photographie au sens plein du terme89. » En 1965, le flou de bougé est si fortement associé au photographique, qu’on en oublie presque son attachement historique à la peinture et au dessin.
62Grâce au bougé et à son usage dans la presse, le flou acquiert une légitimité jusqu’alors inégalée dans la photographie. On l’accusait au xixe siècle de priver la photographie de sa spécificité, en la faisant ressembler à une peinture ; il garantit désormais à l’image sa définition photographique – car aucun autre médium ne produit du bougé. Ce changement radical de paradigme occupe en premier lieu la scène de l’actualité journalistique, mais il imprègne beaucoup plus largement tous les champs de productions photographiques. Les amateurs, les artistes et les professionnels dans leur ensemble pratiquent désormais le flou, dont la légitimité est de plus en plus admise.
Notes de bas de page
1 Dans L’Origine de la perspective, Hubert Damisch s’intéresse à cette « matière aussi éminemment spéculative que peut l’être la perspective – celle des peintres, la perspectiva artificialis, dans sa différence avec l’optique traditionnelle, antique et médiévale, la perspectiva dite naturalis » (p. 7). Comme le flou de bougé, la perspective produit un « effet de vérité » qui est « un effet imaginaire, quand bien même il empruntait son ressort d’un appareil qui présentait […] tous les dehors d’un dispositif symbolique […] Que cette vérité soit affaire d’imagination, Diderot en verra la preuve dans le fait qu’un aveugle de naissance peut fort bien former une idée de la réflexion spéculaire, et même de la perspective » (Damisch Hubert, L’Origine de la perspective, op. cit., p. 159).
2 Soret Jacques-Louis, Des conditions physiques de la perception du beau, Genève, H. Georg, 1892, p. 250. Nous soulignons.
3 Delarue-Nouvellière, « Auto et photo », art. cité.
4 Dillaye Frédéric, « L’illusion picturale et la photographie », art. cité ; Rèle L., « Les paysages (suite) », art. cité.
5 Natkin Marcel, L’Art de voir et la photographie, op. cit., p. 50. Nous soulignons.
6 Rouillé André, La photographie, op. cit., p. 60.
7 Ibid., p. 59-60.
8 Londe Albert, La photographie moderne, op. cit., p. 729.
9 Delécluze Étienne-Jean, Exposition des artistes vivants, 1850, Paris, Comon, 1851, p. 183-186.
10 Voir Arasse Daniel, Le Détail, op. cit., p. 40.
11 Marey Étienne-Jules, Le Mouvement, op. cit., p. 165.
12 Graner Michel, « Réflexions sur le mouvement », Le Photographe, no 827, 5 novembre 1954, p. 458-459 ; republié in Photo cinéma magazine, no 638, décembre 1954, p. 236-238.
13 Ibid.
14 Olivier Louis, « Physiologie. La photographie du mouvement », La Revue scientifique de la France et de l’étranger : revue de cours scientifiques, no 26, 23 décembre 1882, p. 802-811.
15 Dillaye Frédéric, Les Nouveautés photographiques. Complément annuel à la théorie, la pratique et l’art en photographie, année 1908, Paris, Librairie illustrée/Jules Tallandier, 1908, p. 56.
16 Le Bègue René, « Sur la vérité en photographie », art. cité.
17 Olivier Louis, « Physiologie. La photographie du mouvement », art. cité.
18 Bovier Léon, « Du flou en photographie », L’Amateur photographe, art. cité.
19 La Sizeranne Robert de, « Le photographe et l’artiste », Revue des deux mondes, 15 février 1893, p. 839-859.
20 Dillaye Frédéric, L’art en photographie : avec le procédé au gélatino-bromure d’argent, Paris, à la Librairie illustrée, 1896, p. 143-144.
21 La Sizeranne Robert de, « La photographie est-elle un art ? », art. cité.
22 Makarius Michel, Une histoire du flou, op. cit., p. 106-107.
23 Le Moniteur de la photographie, no 21, 1er novembre 1882, p. 167, cité in Pascal Martin et François Soulages (dir.), Les frontières du flou, op. cit., p. 170.
24 Rodin Auguste, L’Art, op. cit., p. 52-53.
25 Crary Jonathan, L’art de l’observateur, op. cit., p. 143.
26 Ibid.
27 Dillaye Frédéric, « Limitation des instantanés », art. cité.
28 Banet-Rivet M. P., « La représentation du mouvement et de la vie », art. cité.
29 Voir La Sizeranne Robert de, « La photographie est-elle un art ? », art. cité ; Banet-Rivet M. P., « La représentation du mouvement et de la vie », art. cité ; Vidal Léon, « L’influence de la photo sur la vision », art. cité.
30 Londe Albert, La photographie moderne, op. cit., p. 656-657.
31 Onimus E., « L’occlusion des orifices auriculo-ventriculaires », Journal de l’anatomie et de la physiologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux, Paris, F. Lacan, année 2, 1865, p. 337-340.
32 Ibid.
33 Arsonval Jacques Arsène d’, Chauveau Auguste, Gariel Charles-Marie et Marey Étienne-Jules (dir.), Traité de physique biologique, t. 2, op. cit., p. 164.
34 Bourneville Désiré-Magloire et Régnard Paul, Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Aux bureaux du Progrès médical/Delahaye, 1876-1880 ; Charcot Jean-Martin (dir.), Nouvelle iconographie de la Salpêtrière, Paris, Lecrosnier et Babé/L. Bataille/Masson, 1888-1918.
35 Charcot Jean-Martin (dir.), Nouvelle iconographie de la Salpêtrière, vol. 5, op. cit., p. 351.
36 Didi-Huberman Georges, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, coll. « Scènes », 1982.
37 Ibid., p. 104-106.
38 Londe Albert, La photographie instantanée : théorie et pratique, op. cit., p. 4-5.
39 Dubois Philippe, L’Acte photographique et autres essais, op. cit., p. 19.
40 Krauss Rosalind, « Notes sur l’index » (1977), in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, trad. J.-P. Criqui, Paris, Macula, 1993, p. 65-91 ; Barthes Roland, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du Cinéma/Gallimard/Le Seuil, 1980. Susan Sontag compare quant à elle la photographie à une empreinte de pied ou à un masque mortuaire, et la décrit comme l’enregistrement d’une émanation de la lumière, ce qui la rend supérieure à toute image peinte. Elle explique aussi que cet aspect très direct, cette unique vérité, vaut parfois plus que la vérité de détails. Selon elle, si la photographie avait existé au temps de Shakespeare, les admirateurs auraient choisi une photographie, même pâle, plutôt qu’une peinture, dans la mesure où la photographie devient en quelque sorte une part de la personne (Sontag Susan, Sur la photographie, Paris, Le Seuil, 1983 [1977]).
41 Au sujet de la place de la photographie dans la théorie de Peirce et de son rôle essentiellement exemplaire, voir Brunet François, « “Un meilleur exemple est une photographie” (CP 2.320). De la valeur de la photographie comme exemple dans les écrits de C. S. Peirce sur le signe », Recherches sémiotiques/Semiotic Inquiry, vol. 33, nos 1-2-3, 2013, p. 221-240, [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.7202/1035293ar], consulté le 17 avril 2022.
42 Krauss Rosalind, « Notes sur l’index » (1977), in L’Originalité de l’avant-garde, op. cit., p. 65-91.
43 Méaux Danièle, La photographie et le temps, op. cit., p. 72.
44 Schaeffer Jean-Marie, L’Image précaire, op. cit., p. 27.
45 Breton André, Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 32. À ce sujet, voir aussi Krauss Rosalind, « La photographie au service du surréalisme », in Rosalind Krauss et al., Explosante fixe, photographie et surréalisme, op. cit., p. 15-56.
46 Mac Orlan Pierre, « Belleville & Ménilmontant », in Willy Ronis et Pierre Mac Orlan, Belleville-Ménilmontant, Paris, Arthaud, 1954, p. 1 ; cité in Chéroux Clément, « Pourtant Mac Orlan. La photographie et le fantastique », in Pierre Mac Orlan, Écrits sur la photographie, op. cit., p. 18.
47 Anon., « L’écho des revues. À propos des instantanés », art. cité. Nous soulignons.
48 Bazin André, Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « Le 7e art », 1999 (1958), p. 13-14.
49 Ibid., p. 14.
50 Pour Bazin, pourtant, le flou « n’appartient qu’accessoirement au style de la photographie » (ibid., p. 73). Comme l’explique Dominique Chateau, c’est peut-être que « par idéologie réaliste, il refoule l’iconicité propre au vague, parce qu’il méconnaît ce qui dans le flou va au propre de l’iconicité » (Chateau Dominique, « Les limites du flou », in Bertrand Rougé [dir.], Vagues figures, op. cit., p. 41-49).
51 Mac Orlan Pierre, Écrits sur la photographie, op. cit., p. 81-91. Initialement publié en préface d’Atget photographe de Paris, Paris, Henri Jonquières, 1930, p. 1-23.
52 « I believe one proof that technique is not so all-important as the American school for photography would have us to believe is that even with a broken plate, with the darkened corners, with occasional mis-fires or blurs due to camera notion or unavoidable movement of a person (apparent “carelessness” which can happen to any photographer), not a particle is taken away from the wonderment of seeing “wie am ersten Tag” which characterizes Atget’s work » (Abbott Berenice, « The World of Atget » [1964], in Berenice Abbott, Eugene Atget, Santa Fe [USA], Arena Editions, 2002, p. 143-161. Nous traduisons).
53 Bonnet Jacques, Eugène Atget. Un photographe si discret, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 123.
54 Frizot Michel, « Tout le temps devant soi », in Le Temps d’un mouvement, op. cit., p. 15-16.
55 Zamacoïs Miguel, « L’âge de la photographie », Photo Pêle-mêle, no 1, 4 juillet 1903, p. 7.
56 Gervais Thierry et Morel Gaëlle, « Les formes de l’information », in André Gunthert et Michel Poivert (dir.), L’art de la photographie des origines à nos jours, op. cit., p. 304-352.
57 L’Illustration, année 62, no 3199, 18 juin 1940, couverture.
58 Cahuet Albéric, « Mme Steinheil en cour d’assises », L’Illustration, année 67, no 3481, 13 novembre 1909, p. 338-345.
59 Gervais Thierry et Morel Gaëlle, « Les formes de l’information », in André Gunthert et Michel Poivert (dir.), L’art de la photographie des origines à nos jours, op. cit., p. 304-352.
60 Newhall Nancy, « Brassaï », Camera, année 35, no 5, mai 1956, p. 185-196.
61 Ullrich Wolfgang, Die Geschichte der Unshärfe, op. cit., p. 90-93.
62 Lartigue Jacques Henri, « Au temps héroïque de l’automobile », Point de vue, Images du monde, 30 septembre 1954, p. 7-11.
63 La date de prise de vue du Grand Prix de l’Automobile Club de France fait débat : Jacques Henri Lartigue la diffuse dès 1954 en la datant de 1912, mais, selon David E. Junker, aucune voiture Delages n’a concouru en 1912 et la photographie daterait plutôt de 1913 (Junker David E., « Jacques Henri Lartigue. A Correction », History of Photography, no 2, vol. 19, 1995, p. 179-180).
64 Dentler Jonathan, « Images câblées. La téléphotographie à l’ère de la mondialisation de la presse illustrée », trad. de Jean-François Allain, Transbordeur. Photographie histoire société, no 3, Paris, Macula, 2019, p. 14-25.
65 Lewis Harold, « La puissance du choc dans les photographies de presse », Le Photographe, no 755, 5 novembre 1951, p. 376-378.
66 Monod Blaise, « Une question », art. cité.
67 Boltanski Luc, « La rhétorique de la figure », in Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen, op. cit., p. 173-198.
68 Barthes Roland, La Chambre claire, op. cit., p. 57-59. Il ne faut pas confondre ce « choc » dont parle Barthes avec ce qu’il définit comme le punctum, qui provoque très subjectivement et intimement le trouble. Au contraire, ce « choc » – et le flou stylistique qui en est parfois l’agent – est pour lui un élément propre au studium, qui recouvre tous « les intérêts sages » (p. 59) d’une photographie qui ne fait que transmettre des informations d’ordre culturelle. Selon Barthes, « [u]ne quatrième surprise est celle que le photographe attend des contorsions de la technique : surimpressions, anamorphoses, exploitation volontaire de certains défauts (décadrage, flou, trouble des perspectives) ; de grands photographes (Germaine Krull, Kertész, William Klein) ont joué de ces surprises, sans me convaincre, même si j’en comprends la portée subversive ». Pour le théoricien, le flou, pris comme un élément stylistique et intentionnel, n’est pas une réelle surprise, même s’il provoque volontairement un effet de surprise : « J’imagine […] que le geste essentiel de l’Operator est de surprendre quelque chose ou quelqu’un (par le petit trou de la chambre), et que ce geste est donc parfait lorsqu’il s’accomplit à l’insu du sujet photographié. De ce geste dérivent ouvertement toutes les photos dont le principe (il vaudrait mieux dire l’alibi) est le “choc”. […] Partant, toute une gamme de “surprises” (ainsi sont-elles pour moi, Spectator ; mais pour le Photographe, ce sont autant de “performances”). »
69 Anon., « Un débat à la Société française de photographie sur la photographie est-elle un art », Le Photographe, no 739, 5 mars 1951, p. 95-98.
70 Delarue-Nouvellière, « Le photographe moderne », Le Photographe, no 764, 20 mars 1952, p. 130-132.
71 Bouqueret Christian, Des Années folles aux années noires, op. cit., p. 209.
72 Voir notamment Lewis Harold, « La puissance du choc dans les photographies de presse », art. cité. La même année, lors d’un débat à la Société française de photographie réunissant André Garban, Laure Albin Guillot, Daniel Masclet, Lucien Lorelle et Brassaï, ce dernier « ajoute que la photographie devient un art quand elle produit des chocs » (Anon., « Un débat à la Société française de photographie sur la photographie est-elle un art », art. cité).
73 Capa Robert, Juste un peu flou, trad. par Catherine Chaine, Paris, Delpire, 2003 (1947).
74 Ibid., p. 166-178.
75 Ibid., p. 178.
76 Ibid.
77 Coleman Allan Douglass, « Alternate history: Robert Capa on D-Day », Photocritic International, 23 juin 2014, [https://www.nearbycafe.com/artandphoto/photocritic/2014/06/23/alternate-history-robert-capa-on-d-day-7/], consulté le 20 novembre 2020. L’étude d’A. D. Coleman, très fournie, ne permet néanmoins pas de prouver la véracité de sa version, comme le souligne un article du Monde : Coutagne Gabriel, « Les photos du Débarquement de Robert Capa au cœur d’une polémique », Le Monde, 5 août 2015, [https://www.lemonde.fr/arts/article/2015/08/10/les-photos-du-debarquement-de-robert-capa-au-c-ur-d-une-polemique_4719583_1655012.html], consulté le 20 novembre 2020.
78 Anon., « Un cactus fleurit », Regards, no 210, 20 janvier 1938, p. 18-19.
79 Dubois Philippe, L’Acte photographique et autres essais, op. cit., p 19.
80 Ibid., p 20.
81 Monod Blaise, « Une question », art. cité.
82 Schaeffer Jean-Marie, L’Image précaire, op. cit., p. 41.
83 Ibid., p. 111.
84 Ibid., p. 114.
85 Boltanski Luc, « La rhétorique de la figure », in Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen, op. cit., p. 173-198.
86 Ibid.
87 Ibid.
88 Ibid.
89 Ibid.
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