Chapitre IX. Le flou des avant-gardes
p. 265-318
Texte intégral
« Tous évitent ce flou que seul justifie le cinéma »
1Aux yeux des avant-gardes photographiques, seul le cinéma peut s’autoriser à user du flou, car, pour la photographie, la netteté devient le garant de la qualité et de la modernité. En 1928, à propos des photographes exposés au Salon de l’escalier, Florent Fels l’explique ainsi : « Tous ont le souci d’être exacts, nets, précis. Tous évitent ce flou que seul justifie le cinéma. Ils ne trichent ni avec le modèle, ni avec un métier qui, pour être qualifié d’art, doit posséder ses lois propres. Une bonne photographie c’est, avant tout, un bon document1. » Le flou est dès lors très clairement associé au mensonge et à la tricherie. Premier salon indépendant de la photographie, organisé du 24 mai au 17 juin 1928 dans les salles attenantes à l’escalier d’entrée du théâtre des Champs-Élysées, l’exposition fait figure de manifeste. Y sont présentés des travaux de Man Ray, Berenice Abbott, Germaine Krull, Madame d’Ora (Dora Kallmus), Laure Albin Guillot, André Kertész, Paul Outerbridge et Georges Hoyningen-Huene, qui apparaissent comme « précurseurs » et « obéissant tous à un état d’esprit particulier2 » propre à la Nouvelle Vision – leurs œuvres seront d’ailleurs exposées à Stuttgart en 1929 dans l’exposition Film und Foto. Une exposition parallèle des œuvres de Nadar permet de créer une filiation entre ces artistes et le grand art photographique du xixe siècle, alors qu’une rétrospective sur le travail d’Eugène Atget contribue à construire son image de « père fondateur de la photographie moderne3 ». Des artistes associés tant au surréalisme – comme Man Ray et André Kertész – qu’à la Nouvelle Vision – comme Germaine Krull et Laure Albin Guillot – sont réunis afin de mettre en avant la nouvelle tendance de la photographie.
2Florent Fels affirme le rejet clair du flou au profit de la netteté, nouvel adage fondateur d’une photographie qui cherche désormais à respecter les lois que lui impose sa technique. Pour lui, le flou ne possède pas les qualités suffisantes pour entrer en plein dans cette esthétique et constitue l’élément rédhibitoire à fuir, car il rappelle « la photographie qui s’inspire de la peinture, de la gravure, du dessin […], toute une esthétique qui trouve ses fins dans la peinture, mais qui échappe aux strictes lois de la photographie4 ». S’il devient récusable en photographie, le flou n’est pourtant pas totalement condamné : il trouve son salut dans le cinéma qui, aux yeux de Fels, lui offre une légitimité. Son propos au sujet du Salon de l’escalier est exemplaire d’une concomitance de deux sens implicitement donnés au flou, qui peinent à se réconcilier dans la photographie. Florent Fels explicite très clairement le rejet dont le flou fait l’objet dans la photographie en même temps que sa très positive acception dans le cinéma. Rappelant la critique des années 1850, le « flou », si abondamment mis en avant à la période pictorialiste, entraîne un embarras quant à son usage et sa signification. Au xixe siècle, un malaise émanait de l’usage historique du terme face à la peinture et de sa réappropriation par des artistes incapables de concilier une esthétique picturale avec la technique photographique. À la fin des années 1920, l’association du flou au pictorialisme paraît si évidente que le terme semble devoir être banni du vocabulaire photographique, alors même qu’il endosse une connotation positive face au cinéma.
3Les avant-gardes sont confrontées à la multiplication des usages du mot « flou » dans différents registres. D’un point de vue lexical d’abord, la particularité historique du « flou » – ce style pictural très spécifique, sans touches visibles du pinceau – disparaît au profit d’un sens plus large désignant l’ensemble des formes sans contours nets. L’artiste myope voit « “flou” comme tous les myopes5 », explique-t-on à propos d’un peintre dont le style s’apparente à celui de Corot. Dans le dictionnaire, l’ancrage pictural du mot transparaît encore, bien que la définition s’ouvre à l’ensemble des arts : « Flou adj. m. (orig. germ.). Fondu, léger, vaporeux, dans la langue artistique. N. m. : le flou d’un tableau. Adv. : peindre flou6 », lit-on par exemple dans Le Petit Larousse illustré de 1922.
4Cette évolution sémantique s’accompagne d’une association de plus en plus immédiate du flou à l’impressionnisme. Le mot, qui dans son sens historique ne constituait pas le premier adjectif pour décrire le mouvement impressionniste, devient l’équivalent de ce style dont sont désormais qualifiées des productions tant musicales, littéraires que cinématographiques. On parle alors de « flou impressionniste » dans différents domaines artistiques, qu’il s’agisse du cinéma de Marcel L’Herbier et de ses « flous et […] déformations visuelles qui créaient un impressionnisme spécial à l’écran7 » ou de la musique de Debussy8. L’idée de « la peinture du flou et du vague de l’impressionnisme9 » s’inscrit de manière durable dans la critique, comme en témoigne un texte publié en 1950 par Florent Fels, parmi les plus importants défenseurs en France de la Nouvelle Vision de l’entre-deux-guerres. Chez les avant-gardes, cette référence implicite provoque souvent « un insurmontable dégoût pour les “flous”, les “brises parfumées, les fumées, les alanguissements” si “mièvres” de la fin de l’époque impressionniste10 » comme l’explique Louis Aragon dans un texte sur son ami Darius Milhaud. Surtout, le flou évoque l’artiste raté, celui qui se donne un genre sans avoir le don de ses aspirations.
5À la fin des années 1920, et parallèlement à l’évolution de sa définition, le flou dans la photographie fait face à une nouvelle crise d’identité, d’une nature différente de celle observée vers 1850. Associé à l’impressionnisme, et dans la photographie au pictorialisme, le flou devient pour les avant-gardes l’élément rédhibitoire dont il s’agit de se détacher. En même temps, le terme se répand dans différentes pratiques avec lesquelles ces mêmes artistes entretiennent des liens ténus. Comme on l’a vu, les amateurs s’en servent et le recherchent de plus en plus fréquemment, et contribuent à l’ancrer de manière plus pérenne dans le vocabulaire photographique. « Flou » évoque en outre une pratique commerciale et professionnelle, en particulier dans les studios de portrait, dont plusieurs photographes, comme Man Ray et Laure Albin Guillot, sont souvent proches. Enfin, sa valorisation au cinéma, auquel les avant-gardes s’essayent souvent, s’ajoute à la complexité de sa compréhension. Bien que le plus souvent rejeté dans les écrits avant-gardistes, le flou acquiert paradoxalement aussi une force subversive que les artistes mettent en œuvre sous différentes formes. Sa nature se transforme et varie, entraînant une inadéquation entre la compréhension archaïque d’un mot assimilé au pictorialisme et la réalité des formes produites dans les œuvres.
Non-dit dans les textes critiques
6Cette dualité se manifeste déjà dans le texte de Florent Fels sur le Salon de l’escalier. L’auteur insiste sur les qualités de netteté et de précision des photographes exposés, mais il ne fait pas mention des œuvres qu’ils ont déjà produites et qui présentent bien un flou important. Signalons simplement Laure Albin Guillot qui utilise pour ses portraits des objectifs d’artistes comme l’Eidoscope, André Kertész – notamment avec Satiric Dancer de 1926 – qui commence en 1927 à expérimenter ses Distorsions avec son Portrait déformé (fig. 25) –, et les expériences de Man Ray dont résulte souvent un flou important – qu’il suffise ici de mentionner le portrait de la Marquise Casati de 1922 (fig. 37). Totalement happé par sa référence au pictorialisme, le terme « flou » est rejeté, et peine à trouver sa place dans la description des œuvres modernes, comme en témoignent plusieurs textes parus entre 1929 et 1931.
Fig. 25. – André Kertész, Portrait déformé (Visage de femme), Paris, 1927.

Tirage gélatino-argentique.
© ministère de la Culture, médiathèque du patrimoine et de la photographie, donation André Kertész.
7À cette époque, le « flou » évoque en premier lieu la retouche, c’est-à-dire l’intervention directe de l’artiste sur l’épreuve – dans les techniques pigmentaires notamment. Il apparaît par ce biais particulièrement condamnable, car le nouveau défi moderniste consiste à respecter le médium pour ne plus imiter les peintres, preuve en est le texte que Pierre Bost publie en 1930 dans Photographies modernes11. En introduction aux œuvres d’Emmanuel Sougez, de Germaine Krull, d’Eli Lotar, de Roger Parry et d’André Kertész notamment, il accuse les pictorialistes d’avoir jeté le discrédit sur la technique photographique : « [L]es mauvais photographes, servants naïfs du dieu Flou, sont d’ailleurs responsables pour la plus grande part des préjugés qu’on a longtemps gardés contre la photographie. Les malheureux croyaient qu’on doit retoucher l’image, alors qu’il est si simple de retoucher l’objet12… » Ce rejet affirmé du « dieu Flou » n’empêche pourtant pas l’auteur de défendre un art qui joue avec les possibilités offertes par la photographie, parmi lesquelles le flou – mais qu’il ne mentionne alors pas comme tel – trouve sa place. Pour Bost en effet, « un art n’est jamais qu’un truquage, et le plus loyal sera celui qui s’en défendra le moins. Si la photographie est un art, c’est parce qu’elle a renoncé à l’exactitude photographique13 ». Les œuvres, publiées dans l’ouvrage, d’André Kertész et Jean Dréville montrent qu’un tel flou, s’il ne peut encore être nommé de la sorte, attire néanmoins l’intérêt des avant-gardes.
8Dans le premier numéro spécial que la revue Arts et métiers graphiques consacre le 15 mars 1930 à la photographie, Waldemar-George rejette lui aussi le « flou » qui appartient selon lui aux « trucs » professionnels14. Agrémenté d’un important corpus d’images, ce numéro spécial fait « figure de manifeste international de la Nouvelle Vision15 », selon Christian Bouqueret. « Si haïssables que soient leurs effets de contre-jour à la Rembrandt, leurs portraits inspirés des peintures monochromes de Carrière16 », Waldemar-George reconnaît aux pictorialistes d’avoir réhabilité la photographie « aux yeux du grand public », mais n’en éprouve pas moins une haine persistante :
« Ils prétendent suggérer par des accords subtils de tons, de couleurs, de paroles, de parfums, noyés dans un “sfumato”, dans une pénombre très douce, toutes les pensées et toutes les sensations. La photographie, telle que la conçoivent les photographes, dits d’art, est une mélodie des ombres et des lumières, une dilution de la forme, devenue impalpable, dans une atmosphère vaporeuse et opaque qui joue, qui jongle avec l’objet plastique, comme si elle seule était réalité17. »
9L’article a pour ambition de présenter la pratique moderne de la photographie : Waldemar-George défend un style propre à chaque artiste, tout en rejetant la soumission à un quelconque précepte esthétique. Il rejette le flou, associé au pictorialisme, mais publie pourtant des œuvres qui en contiennent, qu’il s’agisse de travaux de Laure Albin Guillot (fig. 26) ou de Man Ray (fig. 27). Associé au pictorialisme, le flou devient pour lui une forme inacceptable dont il s’agit de se détacher. Cependant, les œuvres présentent des éléments flous qui ne sont pas explicitement qualifiés comme tel, qu’il s’agisse d’un pied en mouvement chez László Moholy-Nagy, ou d’un avant-plan d’une photographie d’Eli Lotar (fig. 28). Le terme semble en effet trop fermement associé à la tradition pictorialiste, notamment de la retouche, pour pouvoir être librement utilisé dans ce nouveau contexte.
Fig. 26. – « Laure Albin-Guillot, Paris ».

Image publiée dans Waldemar George, « Photographie vision du monde », Arts et métiers graphiques, numéro spécial consacré à la photographie, 15 mars 1930, vol. 3, no 16, n. p. Droits réservés.
Fig. 27. – Man Ray, Lee Miller, 1929.

Image légendée « Man Ray, Paris » publiée dans Waldemar George, « Photographie vision du monde », Arts et métiers graphiques, numéro spécial consacré à la photographie, 15 mars 1930, vol. 3, no 16, n. p.
© Man Ray Trust, Adagp, Paris.
Fig. 28. – « Eli Lotar, Paris ».

Image publiée dans Waldemar-George, « Photographie vision du monde », Arts et métiers graphiques, numéro spécial consacré à la photographie, 15 mars 1930, vol. 3, no 16, n. p. Droits réservés.
10Le même phénomène se produit dans un article publié en 1929 dans La Revue française de photographie et de cinématographie. Maurice Colin figure parmi les premiers auteurs de cette revue à défendre la photographie moderne : « Aussi est-ce avec plaisir que je constate l’avènement de l’art photographique, un art qui lui est propre, délaissant la représentation classique des êtres et des choses, copie assez servile de peintures18. » Il agrémente son texte d’une photographie de Herbert Harris exposée au Salon de Paris en 1928 et qui témoigne, pour lui, de la rupture esthétique par rapport au modèle pictorialiste : « Ici, il n’est plus question de netteté ou de flou, de beauté, de maîtrise ou de choix de papier, l’œuvre se suffit à elle-même : puissance, synthèse, vérité, l’ensemble restant dans les règles de la composition, point fort, rappel, tout y est19. » L’image en question montre, dans une vue plongeante, deux vélos roulant à toute vitesse ; vitesse dont résulte, sur la route photographiée en pleine course, un flou de mouvement qui s’inscrit en effet en rupture avec le flou pictorialiste. Il est cependant intéressant de noter la manière avec laquelle l’auteur écarte la question du flou alors même que l’œuvre en contient, du moins pour notre regard contemporain. Pour lui, la photographie de Harris se situe en dehors du débat sur le « flou », qui évoque de manière trop évidente l’esthétique pictorialiste. Le terme suggère une tradition dont il s’agit de se distancier, au point de le dissocier de la forme observée.
11Cette dualité est également présente dans L’Art vivant en 1930, en particulier dans un article de Carlo Rim. Il rejette « la photographie artistique des maîtres du “flou” et de la retouche » pour célébrer la photographie pure qui permet de « voir sans arrière-pensées telles ou telles formes connues auxquelles l’objectif [confère] – en les excluant du monde familier où nous avions accoutumé de les rencontrer – une originalité mystérieuse20 ». À la page suivante, cinq photographies sont publiées sous le titre « La photographie est un art21 », dont l’une est enrobée d’un flou général alors que deux autres montrent un flou de mouvement. Le « flou », sous sa plume, désigne les manipulations pictorialistes à bannir et les termes semblent manquer pour qualifier celui qui transparaît malgré tout dans des œuvres censées marquer la rupture. Il ne s’agit pas nécessairement du même flou, mais le mot est trop entaché de sa référence au pictorialisme pour être utilisé dans ce nouveau contexte.
12Dernier exemple éloquent, le livre que Moï Ver publie sur Paris en 1931 est constitué d’une succession d’images usant de l’exposition multiple, de la surimpression et du flou de bougé (fig. 29 et 30). L’ensemble constitue un étonnant recueil de quatre-vingts pages qui toutes, à quelques exceptions près, exploitent des ressorts artistiques dont émerge un flou manifeste pour la spectatrice d’aujourd’hui. En introduction du livre, un texte de Fernand Léger explique sur deux pages l’importance de « [l]a photographie qui […] est passée à des recherches d’ordre plastiques très intéressantes22 », mais qui doit, selon lui, respecter les principes établis par sa technique : « Chaque art a ses “limites” difficiles à discerner. La photographie n’échappe pas à ce principe23. » Or, pour un regard contemporain, ses « limites » paraissent en contradiction complète avec les œuvres publiées, car pour Léger, la photographie « est un art minutieux et patient où les connaissances physiques et chimiques jouent un rôle. Le résultat doit être objectif, précis et saisissant par la netteté, la clarté et l’incisif24 ». Le flou criant qui émerge de la publication n’est en rien perçu comme tel à l’époque.
Fig. 29. – Moï Ver, Paris, Éditions Jeanne Walter, 1931, n. p.

Collections Bibliothèque Photo Elysée-mudac, Lausanne.
© Estate Moshe Raviv-Vorobeichik-Moï Ver, Israël.
Fig. 30. – Moï Ver, Paris, Éditions Jeanne Walter, 1931, n. p.

Collections Bibliothèque Photo Elysée-mudac, Lausanne.
© Estate Moshe Raviv-Vorobeichik-Moï Ver, Israël.
Netteté évidente de la photographie
13Les discours dominants sur la photographie, en Europe comme aux États-Unis, imposent surtout de valoriser la netteté. L’histoire de la photographie a retenu de cette période un rejet massif du flou – essentiellement compris sous sa forme pictorialiste – pour rompre avec un art trop empreint de peinture et pour donner naissance à une esthétique qui respecte les caractéristiques propres au médium. Parmi celles-ci, la netteté et la précision, considérées depuis l’invention de la photographie comme ses qualités essentielles et définitives, figurent en première place des caractéristiques que les photographes décident de s’approprier pour assumer un art fondamentalement photographique. Les mouvements de la Nouvelle Objectivité et de la Nouvelle Vision défendent ainsi une photographie qui assume sa faculté à enregistrer le réel de manière nette, précise et sous des angles très variés. Les travaux de Paul Strand, Edward Weston et Albert Renger-Patzsch font notamment de la définition parfaite un élément fondamental de l’esthétique photographique. Elle devient également essentielle pour les photographes en quête d’un « style documentaire », comme August Sander et Walker Evans – à qui l’on doit l’expression25.
14Parmi les théoriciens importants de l’époque, László Moholy-Nagy prend clairement parti pour la netteté, au détriment du flou, comme le montre un texte qu’il publie en 1929 et simplement intitulé « Net ou flou ? » :
« Il est question ici des possibilités optiques du procédé photographique qui vont bien au-delà de ce dont nos yeux sont capables de faire l’expérience. Il est possible que ces derniers […] ne voient le monde que d’une manière sommaire et floue. […] Si l’appareil photographique est capable de travailler d’une manière plus exacte ou, si l’on veut, différente, nous devons nous en réjouir ! […] La photographie n’a pas à faire siennes les finalités de la peinture manuelle. […] En dépit de nos habitudes visuelles, en dépit de la conformation de notre œil, nous devons tout tenter pour découvrir, et mettre au service de notre expression, les possibilités encore inconnues qu’offre le procédé photographique, et que ne permet aucun autre26. »
15Tant l’argument d’une conformité de l’image photographique à la perception visuelle, que celui d’une imitation de la peinture, sont écartés face à la nécessité de rester fidèle à la photographie qui « doit nous apprendre à regarder » : « Nous n’entendons pas subordonner l’objectif aux limites de notre capacité visuelle et cognitive ; au contraire nous comptons bien qu’il nous aide à ouvrir les yeux27. » Pour Moholy-Nagy, dont un texte est publié en France dans les Cahiers d’art en 1929, la photographie doit contribuer à parfaire l’œil biologique – « être le brillant instrument de notre éducation optique28 » – en lui donnant notamment à voir ce qui lui était auparavant invisible. Dans Peinture, photographie, film – accessible dans plusieurs librairies parisiennes29 –, il précise : « Nous sommes désormais capables d’apprécier en un 1/100 ou un 1/1 000 de seconde la qualité du clair-obscur, du blanc éclatant, des dégradés noir-gris inondés de lumière liquide, la magie exacte de la texture la plus fine, qu’il s’agisse de l’ossature métallique d’un bâtiment ou de l’écume de la mer30. » S’agissant d’élaborer une esthétique propre à la photographie, sa netteté pour ainsi dire « naturelle » s’impose officiellement comme un prérequis de base. L’assimilation du flou à l’imitation de la peinture rend d’autant plus évident le fait qu’un art authentiquement photographique ne peut que se réfugier dans la précision, qui avait été au xixe siècle l’élément fondateur de l’« idée de photographie31 ».
16En comparaison de l’Allemagne, les textes critiques et théoriques sur la photographie publiés en France à cette époque sont peu nombreux – cela a déjà été dit32. On se souvient aussi de l’importance à cette époque en France des photographes étrangers – comme Man Ray (États-Unis), Berenice Abbott (États-Unis), Germaine Krull (Pologne), André Kertész (Hongrie) et Ergy Landau (Hongrie) – qui condensent les recherches des avant-gardes à Paris, mais en se basant aussi sur des références culturelles extérieures à la France. Comme le rappelle Christian Bouqueret, « ces photographes, doublement coupés de leurs racines, doublement en rupture, jouissaient d’un regard forcément neuf, infiniment moins marqué par une tradition habituelle en France33 ». Issus de cultures photographiques étrangères, ces artistes entretiennent également un autre rapport au « flou » qu’ils désignent, pour leur part, dans des langues très différentes. Or, l’importance de l’histoire lexicale du flou et de son ancrage particulier dans le vocabulaire artistique en France joue ici un rôle majeur, car les photographes étrangers abordent cette forme avec des termes qui ne sont pas nécessairement chargés des mêmes présupposés.
17Cet apport étranger contribue sans doute à faire évoluer la compréhension du flou en France, mais il faut d’abord insister sur l’évidence avec laquelle la netteté s’y impose aussi comme caractéristique propre à la photographie. Parmi les avant-gardes, tant du côté de la Nouvelle Vision que du surréalisme, l’idée que la photographie produit naturellement une image précise et détaillée apparaît comme une vérité allant de soi. Au début des années 1930, dans la bataille qui les oppose, la netteté est définitivement donnée comme la grande gagnante sur le flou. En 1932, la critique d’une exposition de photographies organisée à la librairie de la Plume d’Or commente : « À noter que toutes les épreuves étaient très simplement tirées sur bromure, et que la plupart étaient caractérisées par leur netteté. On dirait que le style flou perd de plus en plus de terrain34. » En 1935, à propos de ce combat mené quelques années auparavant, un auteur de la revue Arts et métiers graphiques explique :
« Une sorte de frénésie s’emparait de tous les arts et la chambre noire si sage, si pondérée sur ses trois pieds et sa cravate lavallière entra dans la ronde et voulut être moderne. Germaine Krull grimpait dans la tour Eiffel et visitait les usines hydrauliques. L’on était enivré par les locomotives, les cylindres, les surfaces nickelées. […] En même temps une guerre sourde s’engageait entre les partisans du flou et du net pour aboutir à une victoire éclatante de la précision et du papier au bromure35. »
18Il paraît alors toujours indéniable que « la fidélité dans le détail est le propre de la photographie36 ».
19Daniel Masclet, parmi les principaux représentants en France de la nouvelle photographie, reprend à son compte cette évidente netteté indispensable à une photographie fidèle à elle-même :
« Il fallait donc admettre que la photographie et la peinture n’ont aucune espèce de rapport, et s’il y avait un art photographique, c’est dans le sein même de la photo qu’il fallait le chercher et non ailleurs. Le premier point était donc de partir de la netteté, de ne pas s’en priver stupidement, d’être soi-même et non pas une vague imitation d’une peinture discutable37. »
20Dès 1928, le photographe, qui pratiquait auparavant le flou artistique, se tourne vers la photographie pure pour en devenir l’un des défenseurs les plus importants. À cette époque, et jusque dans les années 1950 au sein du Groupe des XV, il insiste sur la nécessité du respect de la technique photographique et de la netteté qui en découle. « [F]aisons comme tous les artistes, œuvres d’art par nos moyens personnels : la mise en valeur merveilleuse du détail, la gradation infinie des demi-teintes et la fixation du mouvement38 », écrit-il en 1939.
Breton à la loupe
21Si elle apparaît comme l’apanage de la Nouvelle Vision, cette conception essentiellement nettiste de la photographie trouve aussi un écho dans les écrits surréalistes. Ces derniers sont ici convoqués dans toute leur diversité – qu’ils soient produits par des écrivains et cantonnés au mouvement littéraire, ou par des critiques de photographies et des artistes – car la transdisciplinarité du mouvement surréaliste contribue à étoffer et à complexifier l’identité du flou, lui-même instrumentalisé dans différents registres. On verra en effet que le terme « flou » agit autant sur l’identité du mouvement surréaliste – en particulier littéraire – que sur les différentes formes qu’il prend dans la photographie. Dans les deux cas, il est associé à un nouveau répertoire conceptuel – qu’il s’agisse de l’accident, du hasard, de l’image mentale, de l’automatisme ou de l’erreur – qui nécessite d’être appréhendé dans son ensemble.
22Les études sur le mouvement ont beaucoup insisté sur la place particulière qu’occupe la photographie au sein du groupe surréaliste, tant d’un point de vue théorique que pratique. Malgré la multitude de photographes qui y sont associés – avant tout Man Ray, mais aussi Brassaï, Dora Maar ou Raoul Ubac –, aucun d’entre eux n’en fait officiellement partie, à l’exception de Jacques-André Boiffard39. En 1985, Rosalind Krauss affirme l’inexistence de « style » surréaliste face à des « types d’images d’une diversité inconciliable40 », pour lui préférer la notion de « philosophie41 », idée appuyée par Herbert Molderings en 200942. Dans cette pensée, la photographie n’est pas valorisée pour une esthétique particulière, mais pour sa capacité à enregistrer automatiquement le réel et à en révéler une force surréelle. Le débat se déplace ainsi d’un niveau purement esthétique, auquel les pictorialistes tardifs restent attachés, à un questionnement plus large sur le statut de l’image photographique dans lequel le flou n’apparaît pas comme un sujet pertinent. Il ne s’agit en effet plus de déterminer une esthétique qui permettrait d’élire une image comme surréaliste, mais plutôt de considérer toute image, indépendamment de son esthétique et de sa valeur, comme révélatrice potentielle d’un surréalisme qui puise sa force dans le hasard et la surprise. Dès lors, le flou et la netteté n’apparaissent plus comme des éléments de description pertinents pour l’image. Parmi les rares textes surréalistes sur la photographie, aucun n’aborde la question du flou43.
23La pensée d’André Breton, chef de file du mouvement, révèle néanmoins un présupposé de netteté photographique. S’ils ne s’attachent pas à décrire la photographie – la « tache aveugle44 » de la théorie de Breton selon Hebert Molderings –, ses différents textes révèlent pourtant qu’il assimile l’enregistrement photographique à la précision et aux détails. Rappelons qu’il associe dès 1921 l’écriture automatique à une « photographie de la pensée45 ». En 1933, il fait à nouveau appel à cette comparaison : « Tout est écrit sur la page blanche, et ce sont de bien inutiles manières que font les écrivains pour quelque chose comme une révélation et un développement photographiques46. » Dans la conception positiviste que Breton a de la photographie, l’image se crée par un automatisme complet et spontané, sans intervention humaine. Herbert Molderings a montré l’incohérence entre cette vision naïve de la photographie et les œuvres des photographes proches de Breton, comme Man Ray, qui gardent la trace d’une intervention parfois importante de l’artiste47. Sa conception, qui ne correspondait pas à la réalité de la production photographique, avait cependant l’avantage de décrire l’écriture automatique par une métaphore simple et parlante.
24Dans les descriptions qu’en fait Breton, le message automatique, assimilé à l’enregistrement photographique, prend toujours une forme nette et claire. En 1924, le Manifeste du surréalisme relate sa première expérience d’une vision mentale à capter et à enregistrer, où la netteté paraît centrale :
« Un soir donc, avant de m’endormir, je perçus, nettement articulées au point qu’il était impossible d’y changer un mot, mais distraite cependant du bruit de toute voix, une assez bizarre phrase qui me parvenait sans porter trace des événements auxquels, de l’aveu de ma conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là, phrase qui me parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre48. »
25Dans son récit, Breton raconte que la phrase qu’il entend très distinctement s’accompagne d’une image, pour sa part plutôt floue :
« En vérité cette phrase m’étonnait ; je ne l’ai malheureusement pas retenue jusqu’à ce jour, c’était quelque chose comme : “Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre”, mais elle ne pouvait souffrir d’équivoque, accompagnée qu’elle était de la faible représentation visuelle d’un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l’axe de son corps49. »
26Pour Breton, la faible qualité de l’image ne s’explique pas par son caractère visuel, mais par l’attention plus aiguë qu’il a lui-même porté à la phrase au détriment de la représentation. Il ajoute en effet en note :
« Peintre, cette représentation visuelle eût sans doute pour moi primé l’autre. Ce sont assurément mes dispositions préalables qui en décidèrent. Depuis ce jour, il m’est arrivé de concentrer volontairement mon attention sur de semblables apparitions et je sais qu’elles ne le cèdent point en netteté aux phénomènes auditifs. Muni d’un crayon et d’une feuille blanche, il me serait facile d’en suivre les contours50. »
27Le premier essai sur le surréalisme et la peinture, que Breton publie en 1928, confirme son attachement à la netteté : « Les images auditives le cèdent aux images visuelles non seulement en netteté, mais encore en rigueur et, n’en déplaise à quelques mélomanes, elles ne sont pas faites pour fortifier l’idée de la grandeur humaine51. »
28La netteté constitue bien une valeur positive pour Breton, comme il le confirme en 1933 dans la revue Minotaure à l’occasion d’un autre récit de « message automatique » : « Vers onze heures du soir, je cherche à m’endormir, j’enregistre une de ces suites de mots comme prononcés à la cantonade, mais parfaitement nets, et constitués, à ce qu’il est convenu d’appeler l’oreille intérieure, en un groupement remarquablement autonome52. » Cette expérience se rapproche, selon lui, des expérimentations réalisées sur des enfants visant à démontrer leurs capacités à voir une hallucination visuelle à partir d’objets simples :
« Au dire des expérimentateurs, le retrait d’un objet qu’on l’a invité à examiner pendant une quinzaine de secondes peut entraîner chez l’enfant non la formation d’une post-image nébuleuse, faiblissante et de couleur complémentaire à celle de l’objet considéré, mais une image dite eidétique (esthésique) très nette, présentant une grande minutie dans les détails et affectée de la couleur même de l’objet53. »
29Lorsqu’il publie son Dictionnaire abrégé du surréalisme en 1938, la photographie sous-titrée L’écriture automatique associe à nouveau son procédé littéraire à la précision absolue qu’incarne un microscope54. Pour Herbert Molderings, « la composition se présente comme un symbole mettant l’écriture automatique sur un pied d’égalité avec le microscope, instrument qui a permis, tout comme la photographie, de repousser les limites organiques de notre perception55 ». Et pour Guillaume Le Gall, « l’appareil photographique, perçu comme un instrument exact, devient, parmi d’autres, un des moyens d’accès à ce merveilleux contenu dans les choses56 ».
30D’autres textes confirment le présupposé de netteté qu’implique la photographie aux yeux des surréalistes. En 1933, Marcel Jean décrit dans Minotaure une chronophotographie d’Étienne-Jules Marey comme des « images aussi peu préméditées que possible, mais parfaitement précises, concrètes, réelles, reproduisant minutieusement les moindres inflexions d’un corps animé, à la fois analyses et synthèses57 ». Mais ce sont surtout les textes de Salvador Dalí qui attachent le plus évidemment la photographie à la netteté. Dans « Le témoignage photographique » qu’il publie en 1929, Dalí insiste sur cette « implacable rigueur à laquelle le témoignage photographique soumet notre esprit » :
« La photographie est capable de réaliser le catalogue le plus complet, scrupuleux et émouvant que jamais l’homme n’ait pu imaginer. […] Le chapiteau de cathédrale, situé à dix mètres de hauteur dans une obscurité constante, nous est révélé par la photographie avec toute la finesse des détails que, seule, une habile photogénie à laquelle le photographe peut soumettre les choses, nous permet, enfin, de connaître58. »
31Pour Dalí, la netteté assurait à la photographie une « tendance violemment antiartistique59 » qu’il admirait dans la mesure où elle garantissait à l’image de rompre définitivement avec la tradition picturale. Dans son autobiographie, Man Ray raconte à ce sujet que Dalí :
« prétendait que sa peinture était une espèce de photo en couleurs. Du reste, il aurait préféré photographier ses idées, et considérait son œuvre comme une forme d’antipeinture. Pourtant, il admirait des peintres aussi méticuleux que Vermeer et Meissonnier (bien que ses idées fussent aux antipodes des leurs)60 ».
32La très grande précision de la photographie fournit à Dalí un modèle qui lui permet d’affiner son idée de la peinture.
Rejet social par les avant-gardes
33De même que le flou constitue un refuge social pour les pictorialistes tardifs des années 1920 – qui devient un moyen de défendre un privilège de classe –, le rejet du même flou par les avant-gardes s’explique en partie par un refus de l’élitisme individuel et un engagement politique pour le collectif. Chasse gardée du « photographe “dit d’art” », de l’« artiste-peintre déchu61 », le flou – complètement assimilé au pictorialisme – représente l’antithèse esthétique, politique et sociale des valeurs avant-gardistes. La rupture avec l’académisme élitiste prend la forme d’une révolution majoritairement surréaliste en France et se traduit chez Lázsló Moholy-Nagy dans une croyance indéfectible dans un idéal communautaire et une nouvelle culture industrielle. Tout semble en effet opposer les idées avant-gardistes avec le flou et ce qu’il charrie comme évocations sociales et symboliques.
34C’est d’abord en raison de sa signification historique que le flou perd de sa valeur et de son intérêt aux yeux des avant-gardes. On a vu son rôle dans la tradition picturale et dans le progrès qu’il marque pour améliorer la mimêsis. La distanciation des avant-gardes picturales avec l’imitation de la nature dépossède le flou de son intérêt premier, comme en témoigne un article paru en 1925 dans la revue Art et photo :
« Photographes, mes frères, vous qui mettez toute votre ambition à produire des œuvres harmonieuses, qui vous faites un point d’honneur de ne pas trahir la nature, vous qui torturez vos objectifs pour obtenir sur vos clichés le flou savamment réglé, que pouvez-vous penser de l’effort de ces artistes s’attachant à dessiner et à peindre avec la naïveté et la maladresse d’un enfant de cinq ans ? […] Venez voir ce que nous en faisons, nous, les artistes, de votre garce de nature. Comme nous la plions à nos caprices, comment nous la soumettons à nos théories62. »
35Conçu comme une forme au service de la mimêsis, le flou perd de son importance et paraît dépassé par rapport aux ambitions artistiques modernes. L’idée d’un progrès dans l’art devient elle-même obsolète, comme le raconte Man Ray dans son autobiographie : « [I]l n’y avait pas de progrès dans l’art comme dans la science, on ne pouvait pas faire mieux que les Anciens, mais on pouvait faire quelque chose d’autre63. »
36La quête de progrès, si elle occupe encore une place dans les théories artistiques, ne se situe plus sur le plan esthétique, et en particulier dans la recherche de la mimêsis, mais dans un idéal humaniste et social. Ce projet passe d’abord par l’effondrement de la figure de l’auteur au profit du collectif. Tant chez les surréalistes en France que dans la théorie développée par Moholy-Nagy, l’autorité individuelle de l’artiste se résorbe dans l’action commune. Pour Moholy-Nagy, l’art ne doit plus viser une perfection dans la représentation – élitiste et réservée à quelques rares happy few – mais au contraire une démocratisation de l’art par la valorisation de la production industrielle et de la machine : « La satisfaction égale et légitime pour tous des besoins est aujourd’hui le but de tout travail de progrès. La technique et sa capacité à produire en masse les objets usuels ont largement imposé un nivellement et, simultanément, une élévation du niveau de l’humanité64. » Comme l’explique Dominique Baqué, la revendication communautaire de Moholy-Nagy prend sa source dans la « conviction soviétique que l’art individuel bourgeois est mort et que dans l’avenir l’art sera un art par et pour le prolétariat65 ». Le groupe surréaliste quant à lui souhaite également mettre fin au culte de l’individu, afin de le dissoudre dans une production commune. À l’opposé de l’image du génie de l’artiste, c’est l’anonymat qui prend de l’importance dans les revues surréalistes, qui publient le plus souvent les photographies de façon anonyme66. Comme l’explique Clément Chéroux, « l’action collective ne fut […] pas simplement une arme poétique au service du surréalisme, elle fut aussi l’arme du crime qui servit à la mise à mort de l’auteur67 ».
37Or le flou avait joué un rôle clivant, tant dans le débat du Paragone, visant à démontrer la supériorité d’un art sur un autre, que dans la reconnaissance de l’artiste et de sa supériorité intellectuelle et technique sur les autres. Fruit d’une recherche assidue menée par les photographes pictorialistes, il exprime le geste artistique et la subjectivité individuelle. Historiquement, le flou est le signe d’une distinction par rapport au groupe, d’une volonté de se démarquer et de s’élever au-dessus de la masse. Il a surtout pour objectif d’annuler et de masquer l’aspect essentiellement mécanique et automatique de la photographie, afin de démontrer que le talent individuel joue un rôle prédominant. L’ambition des avant-gardes consiste au contraire à valoriser la production industrielle et, pour les surréalistes, à faire de l’automatisme le pivot central de toutes leurs productions. Dans sa théorie générale, tout oppose en somme le flou au projet de la modernité.
La liberté de Laure Albin Guillot
38Il n’en est pourtant de loin pas absent, mais la difficulté consiste à le réévaluer. De manière générale, la critique française n’est pas radicale et défend une position médiane et nuancée, affranchie du pictorialisme, mais sans parti pris tranché et révolutionnaire face à la Nouvelle Vision. Christian Bouqueret a montré la diversité des pratiques qui se développent à l’époque et le danger de réduire la modernité photographique à une recherche de la netteté contre le flou :
« [I]l serait vain de réduire la Nouvelle Photographie aux seules oppositions entre photo nette et photo floue, procédés recherchés et photo pure, d’autant qu’un certain nombre de chantres de la Nouvelle Vision tant en France que dans le reste de l’Europe ou aux États-Unis ne dédaigneront pas, de temps à autre, pour mettre en valeur une image particulière, d’avoir recours aux techniques pigmentaires officiellement honnies68. »
39Selon lui, plusieurs artistes s’identifient à la Nouvelle Vision tout en craignant « de devoir renoncer à leur statut d’artiste s’ils limitent leur travail à l’aspect mécanique et purement reproductible de la photographie en abandonnant la gestuelle et l’intervention manuelle sur le tirage unique69 ». Le flou, entre autres, garantit encore une forme de reconnaissance artistique, que les photographes, même convaincus du renouvellement nécessaire des formes, peinent à lâcher complètement.
40À cet égard, l’œuvre de Laure Albin Guillot interpelle par sa fidélité à la tradition du flou artistique en même temps que par son ancrage dans le milieu des avant-gardes. La photographe est associée à la plupart des manifestations et des publications qui marquent l’avènement de la photographie « moderne ». On la trouve au Salon de l’escalier en 1928, de même que dans les revues comme L’Art vivant et Arts et métiers graphiques. En 1935, l’ouvrage de Marcel Natkin – L’Art de voir et la photographie – qui résume les grandes lignes directrices de la photographie moderne place Laure Albin Guillot aux côtés d’André Kertész, Brassaï, Roger Schall et Man Ray70. Les ouvrages qui lui sont consacrés ont démontré la liberté que la photographe s’accorde, oscillant entre des portraits à la manière pictorialiste et des expérimentations sur des terrains aussi novateurs que la photographie publicitaire ou la microphotographie71. C’est dans ce dernier domaine qu’elle manifeste en particulier son souci du détail. À propos de la microphotographie, elle écrit en 1932 :
« Voir plus loin, plus fin, plus aigu, ne peut qu’augmenter notre domaine ; c’est ce que la science moderne nous offre avec ses microscopes précis et lumineux. Les mille scintillements d’une cristallisation, les ravins et les crêtes d’une autre, le réseau d’une coupe de bois, les ondulations d’une parcelle de corne ont une splendeur, un rythme, une variété qui ne peuvent échapper à l’œil le moins épris de beauté72. »
41Elle opte en revanche pour un flou assumé dans le genre du portrait, qu’elle pratique notamment pour une clientèle mondaine, artistique et intellectuelle. À cette époque, on l’a vu, les studios de photographies comme ceux des frères Manuel érigent le « flou artistique » en règle de base pour les portraits commerciaux. Réalisés avec des objectifs à « flou artistique », ceux de Laure Albin Guillot rencontrent un grand succès dans La Revue française de photographie – proche des pictorialistes – qui lui décerne une médaille d’or à un concours organisé en 1922. Constant Puyo félicite son « souci réel de recherche et de perfection technique73 » dans la réalisation d’une Tête de femme créée à l’aide d’un procédé à l’huile. La photographe assume pleinement cette filiation artistique, et explique encore en 1956 à Daniel Masclet – qui la surnomme « la dernière pictorialiste » – sa technique pour obtenir du flou qu’elle souhaite direct, et non retouché au moment du tirage :
« Le flou créé, dosé à la prise de vue est le seul intéressant, le seul réglable en profondeur, le seul basé logiquement sur l’éparpillement optique de la lumière… Je me sers tantôt de l’Eidoscope, tantôt de l’Opale. L’Eidoscope, c’est le fameux objectif créé par Hermagis pour rivaliser avec le Bergheim allemand de la même époque, c’est celui dont Seeberger disait : “Il ne photographie pas, il dessine !” Je l’emploie quand je désire un flou variable dans la succession des plans de mise au point… Cela donne un beau relief et un rendu unique… Par contre, j’utilise l’Opale si je veux une définition douce, mais homogène, dans toute la perspective74. »
42Plus que la variété des techniques utilisées par Laure Albin Guillot, la manière dont ses portraits sont reçus par les tenants de la modernité témoigne de l’ambiguïté de leur rapport au flou. À de nombreuses reprises, Arts et métiers graphiques publie des portraits réalisés par Laure Albin Guillot avec des flous savamment étudiés (fig. 26). On le constate dès le tout premier numéro de la revue créée en 1927, avec deux portraits de l’imprimeur Joseph Bourdel et du graveur P. E. Laboureur75. Publiés sans autre commentaire, ils montrent l’adhésion du journal au flou, sans qu’il soit pour autant possible de déterminer la manière dont il est perçu. Dans L’Art vivant, l’opinion de Jean Gallotti est plus explicite. Elle oscille entre l’admiration – dans un article de 1932 qui célèbre ses « formes irréprochables », son art « chaste » et « noble76 » – et le rejet, qu’il exprime notamment en 1929 :
« Je ne sais s’il faut approuver un certain procédé qui consiste à rendre la gélatine granuleuse afin de donner l’illusion d’une peinture pointilliste. Ce truc n’est-il pas bien artificiel et n’ôte-t-il pas à la photographie un peu de sa dignité ? […] Cela, irrésistiblement, fait penser à la peinture ou au fusain. Mais, précisément, est-ce bien désirable ? Je crois que non77. »
43La liberté de Laure Albin Guillot, qui ne choisit pas une esthétique pour ou contre une autre, bouscule la critique et la retranche dans son ambivalence.
La dualité d’Emmanuel Sougez
44Alors que Laure Albin Guillot assume son goût pour le flou, Emmanuel Sougez est quant à lui beaucoup plus ambigu. Comme elle, le photographe est réputé pour sa maîtrise technique parfaite, qui explique d’ailleurs leur admiration réciproque78. Principal représentant en France de la photographie « pure », sans pourtant se réclamer d’une école spécifique, il accorde une importance primordiale à la qualité technique de ses tirages. Ceux-ci sont obtenus par simple contact à partir de négatifs 30 × 40 cm, que Sougez expose dans une chambre technique. En résultent des photographies d’une très grande définition et d’une netteté parfaitement contrôlée qui deviennent rapidement sa marque de fabrique. En 1933, Jacques Guenne écrit dans L’Art vivant :
« Sougez ne part pas à la chasse aux images et le hasard est un dieu dont la malice ne le tente pas. […] Il a besoin d’éléments froids, de traits nets, de matières sans charmes. […] Nul n’a, mieux que lui, su chasser le hasard, autant de la prise de vue que des opérations du laboratoire. Technicien parfait, que nul problème ne laisse indifférent79. »
45La conception esthétique de la photographie d’Emmanuel Sougez reste dominée jusqu’à la fin de sa carrière par l’évidence de la supériorité théorique de la netteté. Dans son ouvrage La photographie : son histoire, qu’il publie en 1968 et qui constitue son testament historique et théorique sur la photographie, il consacre un chapitre à la « Démonstration d’une esthétique80 ». Le primat de la netteté, qui est à nouveau affirmé, trouve sa justification dans la fonction mémorielle de la photographie – qui doit rendre exactement compte du vécu photographié – plus que dans le respect ontologique du médium :
« La volonté de retenir ou de renouveler cet instant d’émotion sinon par la possession de l’objet lui-même, du moins par un signe, conduit au désir d’en posséder l’image. Pour perpétuer l’émotion, cette image doit être précise et contenir les causes de l’attrait. L’esprit ne peut se contenter du flou d’un souvenir, mais veut retrouver à chaque appel de la mémoire tout le concret de l’aventure. Seule la photographie est capable de combler ce désir. […] Cette conception est à l’encontre de celle prônée par les tenants du “pictorialisme”, qui procédaient par imprécision et n’admettaient que la netteté relative de certains plans, pour les mettre seuls en évidence. On est revenu aux admirations de l’époque daguerrienne et à la “netteté partout” que condamnaient Dallmeyer et d’autres. Les objectifs corrigés triomphent ; le flou a vécu81. »
46Néanmoins, sa préférence affichée pour la netteté n’exclut pas complètement la possibilité du flou. Il admet dans la suite de sa phrase que le flou « n’est toléré que dans le cas où il est inévitable ou exploité systématiquement, pour suggérer une impression de vitesse ou de déplacement82 ». S’il ne concède en 1968 que le flou de bougé, on constate pourtant chez lui au début des années 1930 une ambiguïté beaucoup plus prononcée. Le 5 mars 1932, Emmanuel Sougez est invité à donner une conférence à la Société française de photographie. Son intervention a pour ambition de créer un rapprochement entre les derniers tenants d’un pictorialisme tardif et sa vision « moderne » de la photographie. À cette occasion, la position de Sougez se fait beaucoup moins radicale face au flou. Il défend le respect de la diversité stylistique – « [t]ous les procédés sont défendables83 », écrit-il – et donne ainsi son aval à l’apparition de flous divers, à la condition de rester modéré et raisonnable : « [S]’il n’y a pas abus, pourquoi condamner “a priori” une fugue dans le champ de la fantaisie, si son orientation est choisie avec esprit84. »
47S’ouvre alors toute une panoplie de flous autorisés, au-delà de celui seulement créé par le mouvement. Même le flou pictorialiste ne lui paraît pas complètement impossible, car il envisage qu’« un flou sagement réglé baignera de mystère les choses les plus brutales85 ». L’année d’avant, Florent Fels lui avait d’ailleurs reproché de céder à cette esthétique au XXVIe Salon international de photographie :
« On éprouve devant les œuvres exposées beaucoup moins l’impression d’être devant des épreuves composées dans une esthétique photographique, que devant des reproductions de peintures, de gravures, de la pire esthétique, devant des reproductions de paysages, natures mortes et nus, exécutés par les honorables membres de la Nationale, des Artistes français, et de l’École des Beaux-Arts. Même Sougez, succombe à cet esprit avec sa Jeune Fille aux bulles de savon, fait songer aux pires cartes postales anglaises86. »
48Outre le flou pictorialiste, Emmanuel Sougez se montre également ouvert à la pratique surréaliste de l’accident et du hasard, qui peut donner lieu à un flou partiel ou total :
« Pourquoi, même, ne pas aller quelquefois jusqu’à l’exploitation de défauts, d’accidents en les canalisant sagement, en les greffant opportunément sur le programme initial ? La première surimpression fut sans doute le produit d’une erreur ; le flou, le halo, les images “doublées”, autant de petits trucs d’usage courant et qui ne sont, au fond, qu’accidents dont certains savent tirer parti en les provoquant87. »
49Le photographe par excellence de la pondération française, de la juste mesure et de l’absolue maîtrise technique révèle l’ambivalence qui entoure le flou à cette époque. Condamné d’un côté pour son passé pictorialiste, et toutes les évocations esthétiques et sociales qui l’accompagnent, le flou demeure malgré tout en France un atout artistique qui rend son rejet plus difficile qu’il n’y paraît. En outre, la pratique des avant-gardes surréalistes permet un renouvellement de sa forme, qui acquiert même par ce biais une force subversive totalement opposée à l’élitisme qui lui est par ailleurs associé.
« Mouvement flou » de Louis Aragon
50« Flou » est d’ailleurs précisément le terme que Louis Aragon propose en 1922 à André Breton, juste après sa rupture avec Tristan Tzara et Dada, pour nommer leur nouveau mouvement :
« Voilà comment nous avions imaginé, un jour que nous étions quatre ou cinq chez André Breton, par écœurement, peut-être, de tant de crétins qui croient bien cette fois tenir le bon bout, qu’au mouvement Dada (1918-1921) venait de succéder un état d’esprit absolument nouveau que nous plaisions à nommer le mouvement flou. Expression illusoire et pour moi expression merveilleuse. Elle rend compte d’un monde et ne sera jamais dans le domaine public. […] Je fais ici l’apologie du flou et non celle du compromis. […] Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me sais un tenant du désordre88. »
51Pendant deux ans, Breton, Aragon et Philippe Soupault imaginent dans la revue Littérature une écriture résolument subversive, en opposition complète aux valeurs de la société bourgeoise, que le terme « flou » semble dans un premier temps à leurs yeux bien résumer. En 1924, le mot sera abandonné au profit du « surréalisme » au moment de la publication de son premier manifeste.
52Malgré une accointance des avant-gardes plus évidente avec la netteté, le « flou » endosse également un rôle provocateur et contestataire. Bien que suggérant dans la photographie les valeurs classiques à bannir, il se trouve aussi être le terme choisi pour signifier le « désordre » littéraire et révolutionnaire. Car, loin du sérieux et de la discipline rigoureuse que les pictorialistes s’imposent, le flou évoque aussi la confusion, le trouble et l’indécision. Il permet de brouiller les pistes et l’image, et amène de la précarité et de l’incertitude, là où des lignes nettes et précises consolident une vision claire et ordonnée. Le flou dérange ce que la précision des traits range.
53Pour Aragon et ce premier surréalisme encore balbutiant, « flou » condense de nombreux sens et une histoire qui permettent en un seul mot de les convoquer pour en même temps s’en distancier avec humour. Le terme séduit en particulier Aragon parce qu’il dit la force évocatrice d’un mot, qui ne se réduit jamais à son sens strict et qui convoque inévitablement toute une série d’images et de pensées qui lui sont associées :
« Un mot ne constitue pas un jugement. […] [T]raître suppose un trou de souffleur et des concierges dans l’ombre. Il faut comprendre qu’ainsi jamais un mot pour moi ne fait tableau à lui tout seul, mais lié à une multitude de pensées, de sons informes, de calembours, de cris, d’images, d’animaux, de caresses, de magasins, de journaux illustrés, tout un capharnaüm sensible, duquel je refuse de faire une seule fois abstraction. Ainsi les bords d’un mot s’estompent, et l’idée même de la clarté telle qu’on l’entend en France, avec un petit air de contentement national, devient pour qui en use, d’une obscurité sans pareille89. »
54« Flou » indique la puissance inconsciente d’un mot, qui en appelle un autre et qui, par associations d’idées multiples, devient le moteur d’une écriture que les surréalistes souhaitent automatique. Alors que Breton insistera surtout sur l’importance de la netteté du message automatique, Aragon démontre que le flou a également son rôle à jouer. Comme le rappelle Susan Laxton, le terme évoque ce qui est indéterminé, fluctuant, sans accroche stable et dans lequel l’écriture automatique alors en germe peut trouver un écho pertinent90.
55À cette époque déjà utilisé pour qualifier d’autres objets que la peinture, notamment dans le domaine médical et de la mode, « flou » acquiert avec Aragon une portée encore plus vaste. Il ne sert plus uniquement à décrire le visuel ou à qualifier un concept, mais s’élève au rang de principe intellectuel et de mode de réflexion. Il devient une manière d’organiser sa pensée et d’envisager le monde sous un angle radicalement nouveau. Éric Bonnet décrit la manière dont André Breton et Philippe Soupault notamment s’intéressent entre 1920 et 1924 à ces phrases partielles ou complètes qui surgissent à l’approche du sommeil :
« Aphorismes, contrepèteries, homonymies et inversions syntaxiques mettent à bas la logique de la phrase par déplacement et inversion. Non pas découpe interne des mots futuristes, mais mise en branle de la puissance des mots qui, matériau libre, deviennent conducteurs d’énergies profondes. […] Le mot a un sens propre et un sens figuré. Des mélanges de sens produisent des variations internes91. »
56Les préoccupations principalement littéraires des surréalistes les éloignent d’un débat strictement centré sur la photographie et la peinture, sans que celui-ci ne puisse être complètement évincé de la discussion. Comme l’explique Christiane Dollo Gaggiato, « la soumission apparente à la norme est dé-mentie [sic] du premier au dernier texte aragonien92 ». Le terme « flou » a ainsi l’avantage de solliciter la tradition académique et bienséante, tout en manifestant une distanciation complète face à celle-ci. Il dit les valeurs bourgeoises, mais il rappelle aussi ce qui y est opposé, c’est-à-dire la faute, l’erreur, le défaut, le manque. Par sa dualité de sens, il peut rappeler et détruire en même temps l’esthétique bourgeoise à bannir.
Le flou dans la photographie surréaliste
57Tel que les premiers surréalistes se l’approprient, « flou » désigne un état d’esprit. Il ne s’agit pas d’une forme visuelle, mais bien d’un mot qui active, par sa sonorité et ses présupposés variés, une transformation subversive. On peut néanmoins aussi interroger la dimension transgressive qu’acquiert le flou – dans sa forme visuelle – au moment où les surréalistes s’en emparent. À la suite de la proposition qu’Aragon fait au début des années 1920, le terme n’apparaît plus du tout de manière centrale dans les textes produits par les surréalistes eux-mêmes. Plusieurs commentateurs, en revanche, mentionnent explicitement le « flou » dans les pratiques des avant-gardes. En 1931, dans un article retraçant l’évolution de la photographie depuis la Grande Guerre, Jean Picart Le Doux fait l’inventaire des innovations techniques des artistes photographes :
« Faisant table rase des conventions, généralement admises, on s’est aperçu que la photographie pouvait, à l’aide d’une technique nouvelle et variée (prises de vue plongeantes ou relevées, mauvaise mise au point produisant un “flou”, images superposées sur une même plaque, épreuves négatives, etc.), nous apporter une vision neuve de l’univers. Une véritable révélation s’est opérée dans ce domaine, jusque-là resté inexploré et dans lequel d’autres surprises nous sont certainement réservées93. »
58Le « flou », mis entre guillemets, prend ici la couleur de l’innovation, dans une liste qui en compte d’autres pleinement associées à la photographie moderne – comme la vue plongeante et l’exposition multiple. L’année suivante, dans un article plus critique face aux « photographes d’avant-garde », la revue indique à nouveau l’importance de « leur flou, leur cuisine, leur truquage94 ». En 1937, André Lhote intègre le flou dans l’énumération des procédés inventés par la photographie d’avant-garde dont il regrette la progressive disparition : « En examinant les acquisitions […] de la photographie d’aujourd’hui, on serait tenté de voir dans les procédés du flou, de la solarisation, de la surimpression et du photomontage, l’expression d’un état d’esprit […] tout imprégné du relativisme contemporain95. »
59Dans la création photographique des surréalistes, le relativisme se manifeste d’abord à travers la diversité de leurs références visuelles, et l’importance nouvelle donnée à des registres d’images auparavant dénigrés. On a vu l’importance du flou dans les années 1920 tant chez les pictorialistes tardifs que chez les amateurs ou dans le cinéma. La pratique des avant-gardes n’est pas déconnectée de ces différents terrains, et leur propre usage du flou ajoute un élément à sa compréhension tout en faisant écho à ses différentes dimensions. La photographie spirite autant que les jeux des amateurs, les images scientifiques, comme le cinéma deviennent pour eux autant de sources d’inspiration96. Par ce mélange de registres, les surréalistes s’approprient des flous jusqu’alors confinés à leurs champs d’application respectifs. On le constate par exemple avec Les Distorsions de Kertész, qui sont inspirées d’une photographie récréative qu’il réalise en 1917 des jambes d’un baigneur s’agitant dans une piscine97.
60Les commentaires qui mentionnent le « flou » des surréalistes font surtout référence à la pratique particulière de la mise au point – ou « défocalisation » – que les photographes adoptent régulièrement. Dans les années 1920, Man Ray affectionne particulièrement ce procédé, comme le montrent certaines de ses photographies de Lee Miller et de nombreux portraits, dont ceux de Philippe Soupault en 1922 (fig. 31), d’Ilka Chase en 1925 ou de Kiki de Montparnasse en 1925. Assistant Man Ray dans la réalisation de plusieurs films – Emak Bakia en 1926, L’Étoile de mer en 1928 et Les Mystères du Château de Dé en 1929 –, Jacques-André Boiffard pratique également la défocalisation. En 1922, Jean Painlevé réalise un portrait de Jacques-André Boiffard dans un flou très prononcé. Admirés par André Breton et son groupe, les travaux de ce cinéaste et biologiste témoignent d’un même intérêt pour la défocalisation, comme le montre par exemple Araignée de 1929 (fig. 32).
Fig. 31. – Man Ray, Philippe Soupault, vers 1922.

Image positive obtenue par inversion des valeurs du négatif original, 12 × 9 cm. Paris, Centre Pompidou.
© Man Ray Trust, Adagp, Paris.
Fig. 32. – Jean Painlevé, Araignée, 1929.

Tirage gélatino-argentique, 38 × 28 cm. Paris, Centre Pompidou.
© Les documents cinématographiques.
Ambiguïtés de Man Ray
61On peut s’étonner de la manière dont le flou est présenté comme une nouveauté, alors qu’il s’agit d’une technique dans la complète continuité des pratiques pictorialistes. Parmi les procédés empiriques des premiers flouistes, le flou de mise au point est en effet pratiqué et discuté dès 1890, pour être d’abord condamné puis réhabilité par Constant Puyo dans les années 1920. Les commentateurs incluent le flou surréaliste parmi les innovations majeures de la modernité. Dans sa forme pourtant, il ne se démarque pas radicalement de ce que leurs prédécesseurs ont produit.
62À cet égard, le rapport de Man Ray au flou est des plus éloquents, tant l’ambiguïté qu’il maintient déjoue la simplification de la catégorisation. Bien que totalement novateur dans certaines de ses œuvres, sa pratique du portrait s’inscrit dans la tradition. Comme le rappelle Clément Chéroux, « en privilégiant les effets susceptibles d’atténuer la netteté de ses portraits (agrandissement, défocalisation, utilisation de filtres, de trames, ou de papiers à gros grain), Man Ray se situe davantage du côté des Anciens que des Modernes98 ». Aux portraits déjà évoqués, pourraient s’ajouter beaucoup d’autres, comme ceux d’Étienne de Beaumont, d’Anna de Noailles et de Raymond Queneau. L’artiste photographie le Tout-Paris de l’avant-garde, le monde artistique et culturel, des personnalités d’un niveau social suffisamment élevé pour lui fournir la plupart de ses revenus. Il s’agit donc de satisfaire leurs goûts souvent plus classiques que révolutionnaires, comme le font également d’autres studios de portrait. À la fin de sa vie, en 1973, il assume d’ailleurs pleinement le flou pratiqué dans ses portraits :
« La photo est très nette, mais pas du tout ressemblante. Les gens qui viennent me voir me disent : les portraits qu’on a faits de nous sont horribles. Je vois tout de suite qu’ils ont été pris à 50 cm. Il ne faut jamais photographier un sujet à moins de 4 mètres de distance. J’ai fait construire des téléobjectifs pour pouvoir prendre des photos à 10 mètres. Faire un portrait tel que je l’entends. Mais les photographes ne comprennent pas. Ils aiment le détail, la netteté99. »
63Dans ses propos, Man Ray s’inscrit dans une tradition artistique ancienne. Il reprend le credo moral, théorisé par Rodolphe Töpffer en 1841, d’une incompatibilité entre l’excès de détails et de netteté, et de la ressemblance qui doit parler à l’âme sans se limiter à retranscrire une identité. L’usage du téléobjectif rappelle quant à lui celui qu’en font les pictorialistes depuis plusieurs années. On retrouve dans la réaction de la clientèle de Man Ray le choc provoqué au xixe siècle par l’extrême netteté des premiers portraits, qui imposent aux modèles une vision d’eux-mêmes en rupture avec l’image à laquelle la tradition picturale les avait habitués.
64Dans les propos de Man Ray, l’idéalisation – souvent recherchée par les peintres et par le flou pictorialiste – laisse pourtant la place à la possibilité que le flou du téléobjectif offre un plus grand réalisme que la netteté. Contrairement aux idées reçues, la distance de plusieurs mètres qu’impose le téléobjectif est ici pensée comme l’agent d’une ressemblance supérieure à la proximité de l’appareil au moment de la prise de vue. Voir mieux de loin que de près, en s’approchant de l’objet grâce à la technique photographique plutôt que par le rapprochement physique de l’œil : telle est la proposition de Man Ray, qui dégage la photographie de l’obligation que s’imposent nombre de pictorialistes de se soumettre à la perception visuelle. Alors que pour László Moholy-Nagy – qui prend parti contre le flou – la photographie apprend à voir avant tout par la netteté, c’est au contraire ici pour Man Ray la distance et le flou du téléobjectif qui permettent de mieux voir.
65La justification « économique » du flou, visant à satisfaire une clientèle plutôt qu’à s’intégrer dans une recherche artistique, ne suffit pas à expliquer l’attachement réel de Man Ray pour cette forme. On le constate en particulier avec des portraits de personnalités proches du surréalisme, a priori ouvertes à des pratiques en rupture avec la tradition. En 1921, il photographie déjà Marcel Duchamp en Rrose Sélavy, avec qui il partage le même esprit dada. Philippe Soupault, qui crée avec Louis Aragon en 1919 la revue Littérature avant de participer au premier surréalisme d’André Breton, se fait également photographier en 1922 par Man Ray dans un flou très prononcé (fig. 31). On peut aisément imaginer que de tels modèles auraient pu se prêter à l’expérimentation et l’innovation, si le photographe avait souhaité se distancier d’un flou trop traditionnel. Comment, par conséquent, considérer cette pratique qui semble concilier dans un même geste un goût tant pour la tradition que pour la rupture avec celle-ci ?
66L’ambiguïté de Man Ray face au flou est directement liée à son ambivalence face au médium photographique lui-même. Il faut en effet rappeler l’admiration du photographe pour les peintres classiques et sa détermination sans fin d’être reconnu d’abord en tant que peintre. Établi à Paris dès 1921, l’artiste cherche avant tout la reconnaissance de ses toiles qu’il n’a pu obtenir à New York. Il se confronte pourtant dès décembre 1921 à un échec, puisqu’il ne parvient à vendre aucune peinture lors de l’exposition de ses œuvres organisées à la librairie Six, tenue par Philippe Soupault. Cela ne l’empêche pas de se considérer par la suite comme un peintre avant tout, et ce malgré l’intérêt que les surréalistes portent d’abord à sa production photographique. En résulte un rapport ambigu à la photographie, puisque, comme le rappelle Jane Livingston, il ne cesse à la fois de la dénigrer comme une activité secondaire, tout en revendiquant ses inventions, ses innovations et son talent dans ce domaine100.
67Le flou de Man Ray doit par conséquent être également considéré dans sa force picturale. L’artiste assume pleinement les similarités que la forme offre avec la peinture qu’il ne se cache pas d’admirer plus que tout. Dans son autobiographie publiée en 1963, il explicite ce goût du flou pictural à propos des premières photographies qu’il réalise de Kiki de Montparnasse :
« J’étais satisfait des résultats ; ces photos ressemblaient vraiment à des études pour un tableau. En les regardant distraitement, on pourrait même les confondre avec une toile académique. Mon expérience et certains travaux d’optique me permettaient d’obtenir ce genre d’effet. Un des principaux chefs d’accusation, levés plus tard contre moi par les défenseurs de la photographie pure, était que je confondais photographie et peinture. Exactement, répondais-je, puisque je suis peintre. L’une influençait l’autre : c’était tout à fait normal. Avant de devenir photographe, n’avais-je pas fait une série de peintures au pistolet qu’on avait confondues avec des photographies habiles ? Dans le plus pur esprit dada, j’avais complété le cycle de confusion101. »
68Comme les pictorialistes, Man Ray se délecte d’un flou qui rappelle et imite l’art pictural. Tous, en effet, apprécient le rapprochement qu’opère le flou entre la photographie et la peinture. On ne peut pourtant considérer de la même façon leurs goûts respectifs pour le flou. Man Ray n’y voit pas le seul salut de la photographie, au contraire des pictorialistes qui y consacrent toute leur énergie et leur savoir-faire pour en faire le pivot de la reconnaissance artistique du médium. Bien qu’il soit également habité d’une volonté de reconnaissance comme peintre, Man Ray se positionne de manière différente. Dans sa pratique, le flou n’est qu’un moyen parmi d’autres de tester la technique photographique. Il lui permet surtout de brouiller les pistes, de mettre sur le même plan photographie et peinture, sans que l’on sache vraiment si l’enjeu est pour lui de magnifier la première ou de désacraliser la seconde. Man Ray n’écarte pas le flou de sa production, car la liberté qu’il souhaite prendre face à tout dogmatisme esthétique lui impose de ne pas rejeter une forme pour une autre, mais bien de les intégrer dans un rapport nouveau.
69On ne peut ainsi exclure qu’à son désir de rupture et d’innovations photographiques se mêle un goût pour le classicisme du flou, qu’il explore dans ses portraits. Man Ray reste cependant très prudent sur la façon de considérer son travail de portraitiste, qu’il dénigre régulièrement. Plusieurs études ont montré l’importance qu’il accordait à différencier son travail de commande de ses œuvres artistiques102. Dans son autobiographie, il critique ouvertement ses clients, peu enclins à la nouveauté, « qui n’avaient pas d’imagination » et « désireux avant tout d’obtenir une image d’eux-mêmes qui leur donnerait l’air important103 ». Officiellement, il n’accorde pas une grande valeur à ce flou nécessaire au commerce. Dans un article consacré en 1929 à Man Ray, Jean Gallotti rapporte le dédain du photographe face à ses portraits :
« Il y en a bien toute une série, dont l’auteur d’ailleurs ne parle qu’avec condescendance, où l’on voit des portraits rappelant l’école des romantiques anglais ou bien des femmes modernes au crâne tondu, des actrices dans des attitudes scéniques, traités avec un modelé très large et de beaux aplat [sic]. Elles sont, à vrai dire, admirables. Toutes ont été obtenues avec de très petites pellicules, agrandies ensuite, procédé qui permet de faire disparaître de l’épreuve définitive les détails inutiles et d’obtenir une facture douce sans mièvrerie. Mais pour M. Man Ray, tout ceci n’est que pâture donnée au vulgaire104. »
70En somme, un simple flou artistique de bas étage.
L’Étoile de mer : flou anti-réel
71Jean Gallotti poursuit son article en décrivant l’art qui fait la véritable fierté de Man Ray. Son exemple se porte sur l’un des films dans lequel l’artiste a donné le plus d’importance au flou :
« Il ne commence à accorder quelque attention qu’aux photographies qui lui donnent le sentiment de s’affranchir du réel. Parmi ces dernières, beaucoup sont extraites du film L’Étoile de mer qu’on vit passer aux Ursulines. Tout s’y meut dans le brouillard ou, plus exactement, choses et gens semblent perpétuellement s’y diluer dans une atmosphère épaisse, comme le sucre dans le cressonnée. Fantomatiques visions empreintes parfois de symbolisme et qui auraient ravi les esthètes de 1900105. »
72Le flou très marqué de L’Étoile de mer, réalisé en 1928, apparaît comme le meilleur exemple de l’art d’avant-garde revendiqué par Man Ray (fig. 33). Malgré la filiation que Jean Gallotti perçoit avec le goût pictorialiste, son exagération et l’ampleur qu’il prend dans cette œuvre le situe loin du classicisme idéalisant prônés par les « esthètes de 1900 ».
Fig. 33. – Man Ray, L’Étoile de mer, 1928.

Photogramme.
© Man Ray Trust, Adagp, Paris, Cinémathèque française.
73Le film est inspiré d’un poème de Robert Desnos, que Man Ray met en image avec Kiki de Montparnasse et André de La Rivière. Comme le rappelle Norbert Bandier, à la suite du succès modéré rencontré par sa peinture auprès des surréalistes, Man Ray approche le cinéma avec l’ambition de se faire reconnaître par le groupe106. Il conçoit L’Étoile de mer comme un film résolument surréaliste, comme il le rappelle plus tard dans son Autoportrait en parlant du texte de Desnos : « Je le voyais très bien en film – en film surréaliste – et je déclarai à Desnos qu’avant son retour j’aurais fait un film de son poème107. » Mettant bout à bout des scènes sans lien apparent les unes avec les autres, le film contient, aux yeux de Man Ray, tous les ingrédients nécessaires au surréalisme. Le flou, omniprésent, est de ce fait pleinement intégré aux formes avant-gardistes.
74Il n’est pas étonnant que ce soit le cinéma qui offre à Man Ray la possibilité d’explorer les extrémités nouvelles du flou. Dans le milieu cinématographique, le flou est devenu comme on l’a vu depuis 1920 un enjeu important. Man Ray peut donc s’essayer dans le film à une forme que les critiques et le public ont déjà intégrée dans le lexique cinématographique. Pourtant, L’Étoile de mer ne rencontre pas le succès espéré par l’artiste. Pour les critiques cinématographiques, l’excès de flou dans lequel Man Ray plonge son film paraît démesuré. Une année avant sa sortie, on relève dans Cinéa l’intérêt du flou, mais on en redoute l’exagération à outrance :
« Le flou supprime les arêtes d’un visage et rapporte la vision à beaucoup d’autres. Le flou partiel fit parfois mieux, suggérant par des formes vagues tout un monde sensible autour du visage net. […] J’insiste toutefois sur le caractère passager de ces beautés. Un film tout en flous serait ridicule, et nous avons vu souvent d’intelligents jeux de lumière perdre toute suggestibilité, – devenir monotones et froids parce qu’employés à travers tout le film108. »
75Avec L’Étoile de mer, Man Ray réalise son troisième film – après Retour à la maison en 1923 et Emak Bakia en 1926 –, mais il n’est pas pour autant pleinement reconnu par les critiques de cinéma.
76Il cherche de toute façon surtout la reconnaissance des surréalistes, car il a souhaité faire une œuvre qui puisse en obtenir le label. Robert Desnos dont le poème a inspiré le film le lui accorde dans la revue Documents, bien qu’il lui préfère la figure de Luis Buñuel : « Lorsque René Clair et Picabia réalisèrent Entracte, Man Ray L’Étoile de mer et Buñuel son admirable Chien andalou, il ne s’agissait pas de créer une œuvre d’art ou une esthétique nouvelle, mais d’obéir à des mouvements profonds, originaux et, par suite, nécessitant une forme nouvelle109. » Cette appréciation de Desnos n’est pourtant pas partagée par l’ensemble du groupe surréaliste, qui garde un silence déstabilisant à propos de L’Étoile de mer. Comme l’explique Norbert Bandier, ce désaveu ne tient pas tant aux critères formels et esthétiques du film, qu’au positionnement des surréalistes à l’égard du cinéma d’avant-garde des années 1920 et à toute forme de légitimation d’une esthétique110.
77Les surréalistes, s’ils aiment le cinéma, ne manifestent un réel intérêt que pour les productions populaires et industrielles, mais ils rejettent ce qu’ils considèrent comme des sophistications esthétiques d’un Marcel L’Herbier ou d’un Abel Gance111. Pour eux, la quête esthétique enferme et appauvrit ; elle ne doit jamais supplanter la liberté de création. Dans la suite de son texte, Robert Desnos explicite d’ailleurs très bien ce rejet de toute recherche esthétique, et du lexique technique conventionnel que Marcel L’Herbier – considéré comme le « prototype du metteur en scène » – et ses acolytes construisent dans ce but : « L’utilisation de procédés techniques que l’action ne rend pas nécessaires, un jeu conventionnel, la prétention à exprimer les mouvements arbitraires et compliqués de l’âme sont les principales caractéristiques de ce cinéma que je nommerais volontiers cinéma des cheveux sur la soupe112. »
78Dans la stratégie de rupture des surréalistes, qui vise à intégrer des formes, des techniques et des sujets a priori perçus comme illégitimes, le groupe :
« valorise alors non seulement des œuvres et des écrivains “marginaux” de l’histoire littéraire […], mais aussi des “objets” (publicités, extraits de presse, films…) qui relèvent de la production culturelle de grande diffusion. Cette pratique d’annexion suppose des objets et des œuvres sans créateur pour en revendiquer la légitimité113 ».
79Il paraît en somme compliqué pour les surréalistes de légitimer une forme, alors même que c’est son illégitimité qui la rend pertinente à leurs yeux. Pour Desnos encore, « l’avant-garde au cinéma, en littérature, au théâtre est une fiction. Quiconque prétend se compter au nombre de ces révolutionnaires timorés joue en fait la politique de “l’habit fait le moine”. Beaux masques vous ne sauriez nous faire illusion114 ». Man Ray lui-même prône en 1935 « le mépris complet de toute formule esthétique115 ».
80Ce rejet absolu de l’esthétique explique pourquoi le flou ne peut, en soi, constituer un critère d’évaluation pour les surréalistes. Leurs opinions, d’ailleurs, ne se basent pas nécessairement sur les caractéristiques formelles d’une œuvre, mais aussi sur la personnalité des artistes et des réalisateurs. Man Ray entretient des liens de proximité avec de nombreux membres, mais il ne participe à aucune manifestation et se tient un peu en marge des activités du groupe. Cette distance pourrait expliquer le rejet de ses films par les surréalistes, qui lui préfèrent Luis Buñuel et le Chien andalou qu’il réalise en 1929 avec Salvador Dalí. L’œuvre plaît au groupe, qui apprécie aussi le réalisateur lui-même, ancien poète possédant une expérience de l’écriture qui rend le contact peut-être plus aisé qu’avec Man Ray. Le film est rapidement consacré par les surréalistes et le scénario est publié dans La Révolution surréaliste le 15 décembre 1929116.
81À deux reprises, le « flou » y est mentionné comme un effet nécessaire à la dislocation du réel. Il permet d’abord, dans une apparition rapide, d’exprimer le passage à une autre temporalité, dans une scène où les personnages masculins se confrontent à la fois dans le présent et seize ans plus tôt, tout en restant dans le même espace de l’appartement117. À l’issue de cette scène, le flou ouvre sur la transition à un autre espace lorsque l’un des deux personnages regarde son agresseur lui tirer des coups de pistolets dans l’estomac, puis tombe soudainement par terre dans la nature, à l’extérieur du logement118. Dans le Chien andalou, le flou permet à la fois d’intensifier la tension de ces deux scènes, tout en marquant des ruptures spatio-temporelles. Utilisé de manière minoritaire et de façon très courte, il se propose comme un ressort pour la construction (ou déconstruction) du film, mais ne constitue ni un outil pour faire ressentir une émotion – comme le souhaitent les cinéastes dits « impressionnistes » – ni un ingrédient essentiel comme le fait Man Ray dans L’Étoile de mer.
82Si le flou a donc sa place dans la création surréaliste, ce n’est pas pour sa qualité esthétique, mais bien pour sa capacité à fracturer le réel et à le disloquer. Dans L’Étoile de mer, les deux personnages apparaissent pendant quinze minutes dans un flou opaque, qui empêche la reconnaissance de leur visage. Il s’agit bien dans cette œuvre, comme l’écrit Jean Gallotti, de « s’affranchir du réel119 ». Le flou n’a plus vocation à affiner la mimêsis, mais bien au contraire à la rompre. C’est dans ce rapport au réel radicalement différent que le surréalisme transforme la valeur du flou. Man Ray investit ici le flou dans une optique très différente que dans ses portraits mondains. Il ne s’agit plus pour lui ni de répondre à une nécessité économique, ni de rendre l’essentiel d’un visage dans une ressemblance idéalisée, mais bien de se détacher du réel pour l’entraîner vers le surréel. Pour la première fois, l’opacité du flou, c’est-à-dire l’obstacle qu’il constitue face au réel, est valorisée. Dans L’Étoile de mer, le flou, auparavant gênant parce que troublant la reproduction fidèle des objets, tire sa force de cette obstruction au réel.
83Cette démonstration faite au cinéma vaut également pour la photographie. La frontière entre la production filmique et photographique de Man Ray est d’ailleurs ténue, au point qu’il raconte dans son Autoportrait qu’il ne s’agissait dans ses films que de « mettre en mouvement quelques-uns des résultats obtenus en photographie120 ». Un article paru dans Cinéa en 1926, avant la sortie de L’Étoile de mer, témoigne parfaitement de ce passage d’un flou mimétique et idéalisant à un autre plus proche de l’abstraction. Le flou des photographies « artistiques » – c’est-à-dire des pictorialistes – est opposé à celui « angoissant » de Man Ray, dont les productions photographiques et cinématographiques semblent se confondre :
« Les photographes amateurs ont, en général, le bon goût d’éliminer de leurs albums les photos “artistiques” qui consistaient essentiellement à employer des caches, des papiers teintés et à s’essayer à obtenir des “flous” idéalisateurs. […] Il existe encore une dernière catégorie de photographies ; c’est la photo que l’on pourrait appeler “abstraite”. Ce genre de photo tient lieu de compromis, en tant qu’émotion photogénique qu’elle peut nous procurer, entre la photographie et le cinéma. Un homme est passé maître dans cet art mystérieux d’illusionniste : Man Ray, qui par des déformations, des poses prolongées ou des mises au point spéciales produisant des flous étranges, angoissants, arrive à nous procurer cette émotion si subtile, que rares sont ceux qui arrivent à l’analyser… Cette émotion sans nom, qui nous étreignit, quelques-uns, quand nous découvrîmes les “films absolus”… Il photographie nos désirs ; il photographie nos rêves121. »
84Man Ray et les surréalistes détournent la photographie de sa fonction strictement mimétique. Ils transgressent toutes les lois auparavant imposées à la technique. Ils surexposent et brûlent des négatifs, éclairent la chambre noire (pour faire des solarisations), dérèglent la mise au point. Ils ne cessent de détourner les gestes photographiques pour transformer la nature même du médium. Auparavant destiné à représenter le réel de manière transparente, la photographie permet désormais de s’en détourner. Pour le flou, ce bouleversement est primordial. Quittant son héritage pictural qui en faisait un outil de la mimêsis, il peut endosser sa fonction photographique, qui consiste bien, depuis le xixe siècle, à brouiller la représentation, à rompre la transparence de l’image et à faire voir et dévoiler la technique au lieu de la masquer.
Erreur et jeu
85Avec le surréalisme, le flou, qui jusqu’alors n’avait cessé d’être combattu comme un défaut, devient précisément intéressant pour l’erreur qu’il révèle. Ce bouleversement s’inscrit dans un renversement plus global des normes esthétiques que les avant-gardes provoquent par subversion. Désormais, le jeu et le hasard priment sur le contrôle des paramètres techniques. Le flou surréaliste ne constitue plus, comme chez les pictorialistes, un enjeu de la technique et de recherches optiques. Il est le résultat d’expériences que les artistes souhaitent les plus variées possibles. Au contraire du flou pictorialiste – qui résulte d’une maîtrise et d’un contrôle parfaits –, celui des avant-gardes joue du hasard, de l’erreur et de la faute (feinte ou réelle). Man Ray utilise bien des procédés archaïques adoptés par les pictorialistes, comme le sténopé ou la mauvaise mise au point, mais il renverse radicalement le positionnement théorique qu’il adopte face à eux. L’importance qu’il accorde à l’expérience le place d’emblée dans une position qui le dégage de l’échec constant encaissé par les pictorialistes. Là où ces derniers cherchaient à atteindre un but précis – le flou pictural – dans des essais souvent décevants, Man Ray se libère complètement de cette quête.
86Cette liberté, qui caractérise toute la production surréaliste, offre une place importante au flou, qui déborde désormais le seul cadre de la mise au point. On en trouve dans la surimpression, comme dans la Tête au chapeau œil double de Maurice Tabard, dans le travail sur le gros plan, dans les Distorsions d’André Kertész (fig. 34), les brûlages de Raoul Ubac (fig. 35), ainsi que dans les photographies de nuit de Brassaï. Émergent des flous aux textures variées, qui se démarquent plus ou moins radicalement de l’aspect auquel le pictorialisme l’avait réduit. L’apport majeur de la création surréaliste réside bien dans le rapport radicalement nouveau que le flou entretient avec la technique. Aléatoire réalisé par Artür Harfaux en 1932 montre des fluides indéterminés et flous – qu’il s’agisse de fumée ou de liquides. Pour le photographe, « [s]eule compte la création, mais pas celle de l’individu, celle du hasard, du merveilleux hasard […]. Prenez le hasard, donnez-lui de la lumière et vous verrez. Je ne serai là que pour transcrire sur le papier l’image définitive ainsi obtenue, en regrettant qu’ainsi elle cesse de vivre122 ». Signe par excellence chez les pictorialistes de la volonté d’art de l’auteur, le flou devient chez les surréalistes le fruit de l’effacement de l’artiste. Le flou n’est plus valorisé pour la maîtrise technique qu’il dénote, mais pour l’automatisme qu’il révèle.
Fig. 34. – André Kertész, Distorsion no 6, Paris, 1933.

Tirage gélatino-argentique, 25,2 × 20,3 cm. Paris, Centre Pompidou.
© RMN-Grand Palais.
Fig. 35. – Raoul Ubac, La Nébuleuse, 1939.

Tirage gélatino-argentique, 40 × 28,3 cm. Paris, Centre Pompidou.
© Adagp, Paris, MNAM-CCI, dist. RMN-Grand Palais, Adam Rzepka.
87On connaît les récits que Man Ray construit, dans son Autoportrait, de ses « découvertes » techniques plus de trente ans après les faits. Dès ses premières visites chez Paul Poiret, il raconte son manque de matériel et d’électricité, et la nécessité de trouver des astuces pour pallier les lacunes123. Chez Henri Matisse, il oublie son objectif, l’obligeant à utiliser un simple verre de lunette à la manière des premiers pictorialistes (fig. 36). « Je savais qu’un de ces verres, substitués à l’objectif, donnerait une image très floue. J’essayai cependant124 », explique-t-il quelques années plus tard. Dans son récit, le flou apparaît comme un risque qu’il prend malgré l’erreur qu’il représente. Prétendument obtenu contre son gré, le flou qu’il décrit est fidèle en tous points à celui des pictorialistes, réalisé grâce à la technique archaïque du verre de besicles et se mêlant habilement aux détails : « L’appareil chargé, je libérai le trou un instant, et j’ai obtenu le portrait de Matisse. Un magnifique flou artistique, avec tous les détails visibles en plus125. » Cette mise en scène permet à Man Ray d’user d’une technique archaïque tout en y ajoutant, par le mythe de l’oubli et de l’erreur, une couleur subversive et résolument moderne : « Ce que j’avais fait allait sans doute à l’encontre de toutes les règles de la profession, mais cela aussi me donnait un certain plaisir126. » L’erreur, feinte ou réelle, est le levier qui permet de renouveler la perception du flou. C’est dans ce rapport à la faute – habilement construit par Man Ray – que le flou – même similaire à celui des pictorialistes – devient un agent de la subversion, contre la mimêsis dont il était autrefois l’allié.
Fig. 36. – Man Ray, Henri Matisse, 1922.

Tirage gélatino-argentique, 6,5 × 8,9 cm. Paris, Centre Pompidou.
© Man Ray Trust, Adagp, Paris.
88L’exemple le plus connu demeure celui du portrait de Luisa Casati, que Man Ray réalise en 1922 (fig. 37). On sait aujourd’hui que l’histoire qu’il raconte dans son Autoportrait est fausse, que le hasard et l’erreur qu’il met en scène se révèlent au contraire très maîtrisés. Selon Roger Thérond, il s’agirait même d’une double surimpression, donc d’un travail très minutieux dans la chambre noire127. Bien que cette hypothèse mériterait d’être vérifiée d’après le négatif original, on peut être assuré du travail conscient et appliqué de Man Ray pour donner l’effet voulu à cette œuvre. Le récit que l’artiste en fait mérite ici d’être longuement cité, car il témoigne admirablement de son ambiguïté au sujet du flou :
« Lorsque j’allumai mes lampes, il y eut un bref éclair, puis ce fut le noir. Comme toujours dans les maisons françaises, les installations électriques de chaque pièce étaient prévues pour un minimum de courant. Le concierge changea les plombs, mais je n’osai plus me servir de mes lampes. Je déclarai à la marquise que je serais obligé de me servir de la lumière qu’offrait la pièce, mais que le temps de pose serait alors plus long et qu’elle devrait essayer de bouger le moins possible. C’était difficile : la marquise posait comme si je la filmais. Ce soir-là, je développai les négatifs : ils étaient flous, je les mis de côté et considérai cette séance comme un échec. N’ayant pas de mes nouvelles, la marquise me téléphona peu après ; je déclarai que les négatifs ne valaient rien, mais elle insista pour les voir, si mauvais qu’ils fussent. J’en tirai quelques-uns où l’on distinguait un semblant de visage ; sur un des négatifs, on voyait trois paires d’yeux. On aurait pu le prendre pour une version surréaliste de la Méduse. C’était précisément cette photo qui l’enchanta : j’avais fait le portrait de son âme, dit-elle, et m’en commanda des douzaines d’exemplaires. […] La photographie de la marquise fit le tour de Paris. Des personnes appartenant aux cercles les plus fermés commencèrent à venir, s’attendant toutes à des miracles. Je dus quitter ma chambre d’hôtel et trouver un vrai studio128. »
Fig. 37. – Man Ray, Luisa Casati, 1922.

Épreuve argentique sur plaque de verre, 24 × 18 cm. Centre Pompidou, MNAM-CCI, Paris.
© Man Ray Trust, Adagp, Paris.
89Dans le mythe qu’il crée, le flou serait le résultat d’un hasard : celui d’un éclairage défectueux dans la maison au moment de la prise de vue. En outre, étant dû au mouvement de la marquise pendant le long temps de pose nécessaire, le flou semble relever de la responsabilité unique du modèle, que l’artiste aurait au contraire engagé à ne pas bouger. Totalement involontaire de la part de l’artiste, il ne peut donc qu’être un échec, sur lequel Man Ray insiste au point de ne rien vouloir en faire. Dans son récit subtil, Man Ray parvient même à justifier la renommée de l’image en se dédouanant de toute implication personnelle. En effet, il ne s’attribue même pas la redécouverte de la photographie, la faculté d’avoir perçu et senti l’importance de l’œuvre. Dans sa version très peu crédible, c’est au contraire la marquise Casati elle-même qui aurait encouragé l’artiste à prendre ce flou en considération. De cet effacement complet de l’artiste, soumis au hasard de l’erreur, à l’aveuglement de son art, émergent finalement sa renommée et son succès. Le flou survenu par hasard se transforme in fine en inspiration inconsciente, par laquelle Man Ray se serait laissé transporter.
90Ce mythe n’est pas le seul inventé par Man Ray, qui a toujours attribué au hasard ses succès les plus importants, qu’il s’agisse de la découverte du rayogramme ou de la solarisation. Il est néanmoins significatif que le flou soit, dans ce récit, le point d’accroche de la reconnaissance de l’artiste génial par excellence, c’est-à-dire de celui qui se laisserait porter malgré lui par son inconscient créateur vers la révélation du chef-d’œuvre. Dans le récit de Man Ray, le flou, en réalité savamment préparé et contrôlé par l’artiste, n’est plus le Graal âprement recherché par les pictorialistes, mais bien le signe presque divin désignant le génie. Le flou surréaliste serait ainsi la réponse subversive au flou élitiste du pictorialisme. Parce qu’il fait référence à la tradition classique du portrait, parce qu’il excède sa juste mesure pour entrer dans la démesure, et surtout parce qu’il est donné comme une simple erreur – l’antithèse donc de l’académisme –, le flou peut concilier tous les ingrédients nécessaires au chef-d’œuvre surréaliste. Il dit à la fois la tradition artistique et son envers ; il montre le génie de l’artiste et l’effacement de celui-ci derrière l’automatisme ; il affiche d’un seul mouvement l’amour de la peinture et la réalité photographique ; il rappelle le grand savoir-faire qui lui est historiquement attaché tout en y confrontant la trivialité de la faute technique.
91En 1933, Man Ray publie dans Minotaure un texte qui confirme, par l’image, cette force attribuée au flou. Plusieurs photographies qui accompagnent son article intitulé « L’âge de la lumière » montrent des flous divers produits par la surimpression, la défocalisation ou la déformation (fig. 38). Ils soulignent visuellement l’importance de cette énergie inconsciente que l’artiste a pour mission de libérer de manière automatique, et parfois par le biais de l’erreur :
« Tout effort mû par le désir doit aussi s’appuyer sur une énergie automatique ou subconsciente qui aide à sa réalisation. De cette énergie, nous possédons des réserves illimitées ; il suffit de vouloir puiser en nous-mêmes en éliminant tout sentiment de retenue ou de convenance. […] [L]e créateur s’occupant de valeurs humaines, laisse filtrer les forces inconscientes colorées par sa propre personnalité qui n’est autre chose que le désir universel de l’homme et met en lumière des motifs et des instincts longtemps réprimés qui sont, après tout, une base de fraternité et de confiance. L’intensité du message n’inquiète qu’en raison du degré de liberté accordé à l’automatisme ou au subconscient129. »
Fig. 38. – Publié dans Man Ray, « L’âge de la lumière », Minotaure, nos 3-4, 15 décembre 1933, n. p.

Collections Bibliothèque Photo Elysée-mudac, Lausanne.
© Man Ray Trust, Adagp, Paris.
92Automatisme et subconscient sont ici donnés pour équivalents. Dans la photographie, le premier terme était historiquement plutôt associé à la condition – souvent perçue comme limitée – d’un médium mécanique dont le résultat flou était le signe d’une incompétence à savoir l’utiliser, ou tout du moins le produit d’une machine dénuée d’âme. Avec le surréalisme, l’automatisme devient l’expression de l’inconscient et se voit ainsi doublé d’une profondeur subjective. Il ne s’apparente plus à une condition subie par le photographe, mais au contraire à une force profonde que l’artiste, dans son interaction avec l’appareil, a pour mission de libérer et d’exprimer. Effet a priori sans intérêt, voire décevant, le flou associé à l’automatisme de la machine gagne ainsi une puissance jamais atteinte. Objet de frustration dans tous les clichés considérés comme ratés au xixe siècle, il devient au contraire le moyen de décharger l’énergie inconsciente contenue dans la frustration ressentie par les surréalistes face aux conventions et aux convenances. Auparavant critiqué pour la platitude de son automatisme, il amène ici une énergie et un relief, que l’on retrouvera sous une forme différente quelques années plus tard dans le flou qui envahira la photographie de presse.
Flou vital
93Le flou visuel apparaît comme l’une des réponses possibles pour expliciter ce déferlement d’énergie inconsciente. On le constate dans d’autres publications, notamment dans le texte majeur qu’André Breton publie en 1934 dans Minotaure sur la beauté convulsive130. L’image Explosante fixe de Man Ray (fig. 39) ouvre l’article et impose d’emblée de la considérer comme l’incarnation de ce « trouble physique » et de ce « frisson » qu’André Breton cherche à éprouver. Pour lui, la beauté doit être « convulsive », c’est-à-dire qu’elle trouve sa force dans le moment précis où l’élan vital est sur le point de s’arrêter, et que l’artiste a pour tâche de capter. Pour Breton, l’essentiel ne réside pas dans le mouvement, mais dans « l’expiration exacte de ce mouvement même ». Il ajoute : « Il ne peut, selon moi, y avoir de beauté – beauté convulsive – qu’au prix de l’affirmation du rapport réciproque qui lie l’objet considéré dans son mouvement et dans son repos131. » En cela, le flou d’Explosante fixe dit à la fois le mouvement et son expiration. L’énergie du corps s’inscrit dans la couche argentique et donne littéralement à voir une explosion pourtant immobile. Le flou permet de faire sentir en même temps ces deux éléments contradictoires – le mouvement et son arrêt – dans la réunion desquelles André Breton perçoit la « beauté convulsive ». Il mêle dans le même geste le désir, le mouvement, l’instantanéité et le hasard.
Fig. 39. – Man Ray, Explosante fixe – Prou Del Pilar, 1934.

Épreuve gélatino-argentique, 12,1 × 9,2 cm. Centre Pompidou, MNAM-CCI, Paris.
© Man Ray Trust, Adagp, Paris.
94Le flou s’accroche en outre aussi au surréalisme de Georges Bataille, et à son bas matérialisme qu’André Breton pour sa part condamne. Bataille crée la revue Documents en 1929 afin d’utiliser le « document » comme moyen d’observer le réel, dans sa facture la plus matérielle, concrète, voire dégradante. Il rompt alors radicalement avec l’imaginaire que Breton pour sa part défend. En 1930, Bataille illustre l’article « Bouche132 » de son dictionnaire d’une photographie de Jacques-André Boiffard (fig. 40). La vue en très gros plan impose au spectateur de coller à la matière et d’en percevoir la force vitale. La bouche, écrit Bataille, est l’« orifice des impulsions physiques profondes133 ». Elle permet, avec l’image de Boiffard, d’exprimer la matière la plus basique, dans sa trivialité la plus essentielle. Bien qu’opposés dans leurs philosophies, André Breton et Georges Bataille accordent au flou des œuvres de Man Ray et de Boiffard la capacité de transmettre quelque chose de l’ordre de la pulsion. Perçue dans une dimension sublimée par Breton, et dans sa version la plus grossière par Bataille, elle se manifeste, dans ces deux articles, en partie grâce au flou.
Fig. 40. – Jacques-André Boiffard, « la terreur et la souffrance atroce font de la bouche l’organe des cris déchirants », Documents, 1930, no 5, p. 298.

Droits réservés.
95Il y a bien quelque chose d’« informe » dans le flou, qui rappelle cette volonté chère à Bataille de nier toute catégorie préexistante, tout schéma de pensée contraignant pour mieux sentir que « l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe134 ». Si, dans la pensée pictorialiste, le flou a une forme précise, c’est au contraire sa puissance de densification et d’explosion informe qui intéresse les surréalistes, car elle permet l’écroulement des figures préexistantes. La catégorie formelle du flou n’est pas pertinente pour les surréalistes, mais ils trouvent en revanche dans l’éclatement que le flou provoque une force visuelle capable de réaliser cette « opération de glissement » que constitue l’informe : « Ce n’est pas la “forme” ni le “contenu” qui intéressent Bataille, mais l’opération qui fait que ni l’un ni l’autre ne soient plus à leur place135. »
96C’est bien cet informe que décrit Georges Didi-Huberman à propos d’Explosante fixe, un informe qui « ne travaille ni à l’“érosion”, ni à l’“horizontalisation”, ni à la “fonte de l’image” », mais qui produit « expansion, étoilement dans toutes les directions, assomption d’une nouvelle sorte d’anthropomorphisme136 ». Et d’ajouter : « Ce n’est pas le corps qui prend une attitude, c’est l’espace tout entier qui danse et qui se densifie dans le jeu mêlé du corps, du mouvement, du tissu et de l’air ambiant137. » Le flou donne corps à l’inexprimable densité de la vie qui transparaît dans la joie d’une danse ou la trivialité bestiale d’une bouche ouverte.
97Les surréalistes confèrent au flou un nouveau pouvoir : celui d’exprimer par la concrétude de la matière dans laquelle il s’inscrit, la réalité de l’expérience. La photographie surréaliste s’éloigne de la représentation fidèle des objets du réel : elle ne cherche pas la mimêsis, mais elle la rompt au contraire par des expériences aussi variées que possible sur la technique photographique. Elle ne quitte cependant pas pour autant le réel, mais transforme en profondeur le lien qu’elle tisse avec lui. De sa représentation, les surréalistes passent à son expérience, directement imprégnée dans la matière photographique. Dans La Ressemblance informe, Didi-Huberman explique la manière dont Bataille abandonne l’idéal d’une « ressemblance » – donc d’une imitation – avec l’autre, car elle suppose une distance physique entre le modèle et sa représentation :
« [L]orsqu’on dit que deux choses ou deux personnes se ressemblent, on suppose normalement qu’elles ne se touchent pas, qu’elles demeurent dans un éloignement matériel plus ou moins affirmé. Le portrait ressemble au portraituré et la copie à son modèle, justement parce que le portrait n’a pas la substance du portraituré, et que la copie ne se trouve pas au même “lieu” hiérarchique – ontologiquement parlant – que son modèle138. »
98L’imitation ou la représentation mimétique est rejetée, car elle suppose une hiérarchie entre une chose et une autre, que Bataille rejette catégoriquement. Ce modèle de la représentation est remplacé par un autre concept, qui ne suppose plus cette distance hiérarchisante pour faire éclater tous les tabous et les interdictions liées à l’expérience du toucher. Selon Didi-Huberman, Bataille savait :
« que la transgression des formes passait d’abord par une obstination, pratique autant que théorique, à faire fi de tous les tabous du toucher, et notamment à imposer dans les formes “l’insubordination des faits matériels”. C’est en vue d’un tel contact que Bataille, dans L’Expérience intérieure, devait parler d’une “méthode” tout entière orientée vers une “dramatisation” elle-même pensée en termes de “contagion” bouleversante. Comme une déchirure prolongée, comme une déchirure qui passerait, par contact, de sujet à sujet et d’expérience à expérience, faisant fuser des ressemblances inconvenantes et “matérielles” […], des ressemblances par excès capables de nous regarder, de nous toucher et de nous ouvrir au plus profond139 ».
99Le flou de La Bouche de Boiffard ne constitue bien sûr pas le seul ressort de cette démystification, qui s’appuie d’abord sur la dislocation et le gros plan. On mesure pourtant sa force transgressive, comme trace d’un contact entre la photographie et son référent, et le nouveau potentiel qui en émerge.
100Sous une forme un peu différente, on retrouve chez Breton cette idée d’une expérience, plus que d’une copie du réel. Pour Rosalind Krauss, la beauté convulsive peut se résumer dans le fait « d’éprouver la réalité comme étant transformée en représentation140 ». Dans Explosante fixe de Man Ray, le flou est bien la matière d’une réalité éprouvée, d’un désir ou d’une pulsion inscrite dans la texture de la photographie. Il est la trace d’une expérience du réel – celle du mouvement de la danse et de la sensation qu’il donne – qui se révèle dans l’image. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman, il exprime la « densification du mouvement […] et non pas sa fixation : bref, la matérialisation de sa durée, de sa “traîne”141 ». Dans son article « L’âge de la lumière », Man Ray rappelle ce rôle central de l’expérience :
« Toute expression plastique n’est que le résidu d’une expérience. La reconnaissance d’une image qui, tragiquement, a survécu à une expérience, rappelant l’événement plus ou moins clairement, comme les cendres intactes d’un objet consumé par les flammes, la reconnaissance de cet objet si peu visible et si fragile et sa simple identification de la part du spectateur avec une expérience personnelle similaire, exclut toute possibilité de classification psychanalytique ou d’assimilation à un système décoratif arbitraire142. »
101La photographie constitue en somme la trace d’un vécu, et le flou l’enregistrement dans la matière de l’énergie et du temps nécessaire à cette expérience.
102De manière plus manifeste que les autres, le flou de mouvement devient le signe d’une vie captée dans toute la profondeur de sa réalité, c’est-à-dire dans sa durée et dans sa mobilité pourtant arrêtées. La danse, en particulier, permet d’éprouver ce nouveau pouvoir accordé au flou, comme on le constate déjà dans Explosante fixe. Au-delà de cette image strictement surréaliste, la danse permet plus largement d’éprouver la nouvelle valeur accordée à un flou dont on commence à apprécier la texture photographique. En 1934, Emmanuel Sougez reste admiratif devant des photographies de danse d’Ilse Bing (fig. 41) :
« C’étaient des figures sans précision, non de ce flou accidentel que certains ne savent éviter, car on le sentait ici voulu et que, sans lui, ces images eussent été du banal reportage, mais un flou fait “d’instants superposés”. Du mouvement décomposé et recomposé ensuite en une seule figure, semblait-il. Du mystère et du réel, du nouveau, surtout143. »
Fig. 41. – Ilse Bing, Quatre danseuses au ballet Errante, Paris, 1933.

Tirage gélatino-argentique. New York, Edwynn Houk Gallery.
103C’est bien cette superposition immobile du temps inscrit dans le flou qui fascine et qui ajoute au réel sa touche de mystère. L’appréciation nouvelle de cette épaisseur accorde au flou photographique une qualité singulière, que Jean Epstein reconnaît même dans une œuvre de cinéma. Face au flou de la scène d’El Dorado montrant Sibilla en train de danser, il écrit en effet : « Les gros plans de M. Marcel L’Herbier sont de la lumière solidifiée dans un état voisin de la tendresse. […] Le flou complet de la danse (El Dorado) en arrive à photographier littéralement un rythme144. » Le flou photographique trouve sa spécificité particulière dans cette « durée incarnée145 ».
104Parce qu’elle permet à la fois d’enregistrer le temps, tout en restant immobile, la photographie se distingue de la peinture – qui ne peut enregistrer – et du cinéma – qui n’est pas fixe. Émerge ici un aspect fondamental du flou dans la photographie, qui le différencie radicalement de ceux observés dans les autres arts. « Lumière solidifiée », comme le dit Jean Epstein, le flou intéresse désormais par ce qu’il révèle d’une spécificité qui appartient au médium photographique. Alors que les pictorialistes cherchaient à produire l’image la plus éloignée possible des effets produits par cette technique qu’il jugeait anti-artistique, les avant-gardes en font l’une de leurs préoccupations principales. Le flou, qui avait auparavant pour tâche d’éloigner la photographie de sa technicité, s’y incruste et la révèle positivement. Il est la trace fixe, dans la matière photographique, d’une expérience réelle. Qu’il résulte d’une surimpression, d’une défocalisation ou d’un mouvement, il témoigne d’une action, il en est l’indice matérialisé.
105Le renversement des valeurs opéré par les surréalistes permet en somme au flou de devenir le signe opposé de ce qu’il représentait pour les pictorialistes. Ces derniers voyaient dans leur flou pictural, idéalisé et infiniment perfectible, l’expression de la « création artistique », élitiste et esthétisante, dans le sens que Bourdieu donne à cette formule dans La Distinction :
« Le monde que produit la « création » artistique n’est pas seulement une “autre nature”, mais une “contre-nature”, un monde produit à la manière de la nature, mais contre les lois ordinaires de la nature – celles de la pesanteur dans la danse, celles du désir et du plaisir dans la peinture et la sculpture, etc. – par un acte de sublimation artistique qui est prédisposé à remplir une fonction de légitimation sociale : la négation de la jouissance inférieure, grossière, vulgaire, mercenaire, vénale, servile, en un mot naturelle, enferme l’affirmation de la sublimité de ceux qui savent se satisfaire des plaisirs sublimés, raffinés, distingués, désintéressés, gratuits, libres. L’opposition entre les goûts de nature et les goûts de liberté introduit une relation qui est celle du corps et de l’âme, entre ceux qui ne sont que nature et ceux qui affirment dans leur capacité de dominer leur propre nature biologique leur prétention légitime à dominer la nature sociale146. »
106Le flou pictorialiste masque la réalité vulgaire de la photographie et de la vie ; il vise à exprimer le raffinement et la distinction. Celui des surréalistes s’inscrit au contraire dans les « lois ordinaires de la nature » ; il incarne la « pesanteur dans la danse » ; il dit la jouissance inférieure, grossière, vulgaire, vénale et naturelle. Aragon avait donc bien senti la force du mot « flou » qui permettait d’une seule syllabe d’opérer un renversement et un glissement fondamental.
107Le silence des avant-gardes sur le flou n’empêche pas sa transformation à travers leurs œuvres. Pointent dans leurs travaux des aspects nouveaux qui réorientent fondamentalement la perception du flou et son usage dans la photographie. Pour la première fois, le flou « photographique », tel que les textes le désignent dès le début du xixe siècle, trouve une place dans la création artistique. Il se détache de son acception picturale pour varier ses formes au gré des expériences et des expérimentations des avant-gardes. Il est apprécié pour ce qu’il révèle du réel et de la matière photographique. Il n’est plus seulement le signe d’une erreur qui condamne d’emblée le cliché à son rejet, mais il devient aussi la marque d’une expérience à laquelle le photographe sait désormais se fier.
Notes de bas de page
1 Fels Florent, « Le premier Salon indépendant de la photographie », L’Art vivant, 4e année, no 83, 1er juin 1928, p. 445.
2 Ibid.
3 Le Gall Guillaume, « Atget, figure réfléchie du surréalisme », Études photographiques, 7 mai 2000, [https://etudesphotographiques.revues.org/208], consulté le 16 avril 2022.
4 Fels Florent, « Le premier Salon indépendant de la photographie », art. cité.
5 Peton Marthe et Pieron Madeleine, « Paul Trouillebert, peintre du Saumurois », Société des lettres, sciences et arts du Saumurois, octobre 1935, p. 17-20.
6 Augé Claude (dir.), Le Petit Larousse illustré, nouveau dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, 1922, p. 397.
7 Landrin Roberte, « Quelques étapes du cinéma français », Cinémagazine, no 47, 22 novembre 1929, p. 295-298.
8 Lapommeraye P. de, « Bibliographie », Le Ménestrel : journal de musique, 4 mars 1927, p. 104.
9 Fels Florent, L’Art vivant de 1900 à nos jours, Genève, P. Cailler, 1950, p. 33.
10 Aragon Louis, « Découverte d’un nouveau monde », Le surréalisme au service de la révolution, no 1, 1er juillet 1930, p. 28-31. Dans cet article, Louis Aragon réagit très vigoureusement contre la représentation de l’opéra Christophe Colomb au Staatsoper de Berlin. La raison de sa colère réside dans la collaboration entre Paul Claudel, qui écrit le livret et qu’Aragon estime réactionnaire et complice de la Première Guerre mondiale, et le musicien Darius Milhaud, dont les idées marxistes rejoignent celles du second surréalisme : « M. Darius Milhaud passe par contre pour être des nôtres. On sait qu’à son retour de Russie il a fait à l’interviewer de l’Humanité des déclarations somme toute prosoviétiques » (ibid.). Pour Aragon, aucun compromis n’est permis avec les valeurs bourgeoises – que les surréalistes condamnent et combattent – et il en veut à Darius Milhaud d’avoir prêté sa musique aux propos religieux du livret de Paul Claudel. Reprenant un article paru dans Le Monde, Aragon explique d’abord l’art de Darius Milhaud par ce contre quoi il se construit, c’est-à-dire par cet « insurmontable dégoût pour les “flous” ».
11 Bost Pierre, Photographies modernes, Paris, A. Calavas Éditeur, 1930, n. p.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Waldemar-George, « Photographie vision du monde », art. cité, p. 132.
15 Bouqueret Christian, Des Années folles aux années noires, op. cit., p. 50.
16 Waldemar-George, « Photographie vision du monde », art. cité, p. 131.
17 Ibid.
18 Colin Maurice, « L’art et la photographie », La Revue française de photographie et de cinématographie, no 229, 1929, p. 195-196.
19 Ibid.
20 Rim Carlo, « Les jeux de l’amour et du hasard », L’Art vivant, vol. 2, 1er septembre 1930, p. 870-872.
21 Ibid.
22 Léger Fernand, « Introduction », in Moï Ver, Paris, Paris, Éditions Jeanne Walter, 1931, n. p.
23 Ibid.
24 Ibid.
25 Olivier Lugon a montré qu’en matière de netteté la Nouvelle Objectivité et le « style documentaire » n’ont pas les mêmes ambitions. Pour la straight photography des années 1920, « la netteté semble rester, comme par contamination et malgré la rhétorique de “pureté du médium” qui l’accompagne, une valeur quasi picturale » (p. 130) qui cherche la richesse des tonalités et des textures. Pour Walker Evans, en revanche, la netteté doit permettre de mieux voir la réalité photographiée, offrant « un ensemble de détails à scruter égalitairement, une somme considérable d’informations à déchiffrer » (p. 132) [Lugon Olivier, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001, p. 127-140].
26 Moholy-Nagy László, « Net ou flou ? » (1929), in Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, op. cit., p. 182-192. Texte original : « Scharf oder unscharf? », i10, Amsterdam, no 20, avril 1929, p. 163-167.
27 Ibid.
28 Id., « La photographie. Ce qu’elle était, ce qu’elle devra être », Cahiers d’art, 1929, p. 29-33. Il est intéressant de noter que la photographie qui ouvre cet article présente un visage dont la vue très rapprochée n’est pas exempte de flou.
29 Selon Christian Bouqueret, Malerei, Photographie, Film paru en allemand en 1925 aux éditions Albert Langer, réédité en 1927, pouvait être acheté à Paris chez Fischbacher, et « plus tard à la librairie galerie de la Pléiade alors très fréquentée par les intellectuels et artistes parisiens » (Bouqueret Christian, Des Années folles aux années noires, op. cit., p. 146).
30 Moholy-Nagy László, « Peinture, photographie, film » (1935), in Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, op. cit., p. 108.
31 Brunet François, La naissance de l’idée de photographie, op. cit.
32 Chéroux Clément, « Introduction », in Pierre Mac Orlan, Écrits sur la photographie, textes réunis et introduits par Clément Chéroux, Éditions Textuel, coll. « L’écriture photographique », 2011, p. 7 ; Fleig Alain, Photographie et surréalisme en France entre les deux guerres, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1997, p. 198.
33 Bouqueret Christian, Des Années folles aux années noires, op. cit., p. 7.
34 Anon., « Le mouvement photographique », L’Instantané, année 2, no 21, février 1932, p. 217.
35 Vétheuil Jean, « Considérations sur l’évolution de la photographie », art. cité.
36 Natkin Marcel, La Photographie aux sports d’hiver, Paris, Mana, 1936, p. 4 ; cité in Baqué Dominique (dir.), Les documents de la modernité. Anthologie de textes sur la photographie de 1919 à 1939, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Photo », 1993, p. 224.
37 Cité in Nori Claude, La photographie française des origines à nos jours, Paris, Contrejour, 1978, p. 19.
38 Masclet Daniel, « Pourquoi je suis revenu à la photographie pure », BSFP, no 2, février 1939, p. 32-34 ; repris in Baqué Dominique (dir.), Les documents de la modernité, op. cit., p. 202-203.
39 Voir notamment Bouqueret Christian, Des Années folles aux années noires, op. cit., p. 63. Jacques-André Boiffard a été premier secrétaire de la Centrale surréaliste et « a fait acte de SURRÉALISME ABSOLU », selon André Breton en 1924 (Breton André, Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1985 [1924], p. 36).
40 Krauss Rosalind et al., Explosante fixe, photographie et surréalisme, cat. expo., Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou, Hazan, 1985, p. 24.
41 Ibid., p. 19.
42 Molderings Herbert, L’Évidence du possible. Photographie moderne et surréalisme, Paris, Éditions Textuel, 2009, p. 139.
43 Fleig Alain, Photographie et surréalisme en France entre les deux guerres, op. cit., p. 198 ; Bajac Quentin, Chéroux Clément, Le Gall Guillaume, Poivert Michel et Michaud Philippe-Alain, « Changer la vue », in Quentin Bajac, Clément Chéroux et al. (dir.), La Subversion des images, cat. expo. Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou, 2009, p. 17-19 ; Molderings Herbert, L’Évidence du possible, op. cit., p. 137.
44 Molderings Herbert, ibid., p. 126.
45 Breton André, « Max Ernst » (1921), in Œuvres complètes I, éd. établie par Marguerite Bonnet, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1988, p. 245-246. Breton a publié ce texte en préface du catalogue de l’exposition Max Ernst à la librairie du Sans Pareil du 3 mai au 3 juin 1921.
46 Breton André, « Message automatique », Minotaure, nos 3-4, 15 décembre 1933, p. 55-65.
47 Molderings Herbert, L’Évidence du possible, op. cit., p. 125-127.
48 Breton André, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 31.
49 Ibid., p. 31-32.
50 Ibid.
51 Id., Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965 (1928), p. 1-2.
52 Id., « Message automatique », art. cité.
53 Ibid.
54 Breton André et Éluard Paul (dir.), Dictionnaire abrégé du surréalisme (1938), Paris, José Corti, 1995 ; repris in Breton André, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1992, p. 804.
55 Molderings Herbert, L’Évidence du possible, op. cit., p. 123.
56 Le Gall Guillaume, « Voir est un acte », in Quentin Bajac, Clément Chéroux et al. (dir.), La Subversion des images, op. cit., p. 217-221.
57 Jean Marcel, « Chronogrammes », Minotaure, no 1, 1er juin 1933, p. 4.
58 Dalí Salvador, « Le témoignage photographique » (1929), in Oui. La révolution paranoïaque-critique. L’archangélisme scientifique, éd. établie par Robert Descharnes, Paris, Denoël, 2004, p. 96-98 ; repris in Bajac Quentin, Chéroux Clément et al. (dir.), La Subversion des images, op. cit., p. 424.
59 Cité in Le Gall Guillaume, « Voir est un acte », in Quentin Bajac, Clément Chéroux et al. (dir.), La Subversion des images, op. cit., p. 217-221.
60 Man Ray, Autoportrait, trad. de l’américain par Anne Guérin, Paris, Robert Laffont, 1964 (1963), p. 219.
61 Waldemar-George, « Photographie vision du monde », art. cité, p. 20.
62 Le chroniqueur parisien, « Raccourcis », Art et photo, année 2, no 21, juin 1925, p. 110-111.
63 Man Ray, Autoportrait, op. cit., p. 305.
64 Moholy-Nagy László, Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, op. cit., p. 89.
65 Baqué Dominique, « Écritures de la lumière », in László Moholy-Nagy, Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, op. cit., p. 9-71.
66 Selon Roger Thérond, sur les 444 pages de la revue La Révolution surréaliste, on compte 208 illustrations, dont seulement 28 photographies. Douze d’entre elles seulement portent une signature. La revue Documents donne la même impression, avec 23 photographies ayant un statut artistique (cinq de Karl Blossfeld et 18 de Jacques-André Boiffard) [Thérond Roger, Surréalisme, Paris, Éditions du Chêne, 2001, p. 9-10].
67 Chéroux Clément, « La photographe par tous, non par un », in Quentin Bajac, Clément Chéroux et al. (dir.), La Subversion des images, op. cit., p. 24-28.
68 Bouqueret Christian, Des Années folles aux années noires, op. cit., p. 12.
69 Ibid.
70 Natkin Marcel, L’Art de voir et la photographie, op. cit.
71 À ce sujet, voir Bouqueret Christian, Laure Albin Guillot ou la Volonté d’art, Paris, Marval, 1996 ; Laure Albin Guillot : l’enjeu classique, cat. expo., Paris, Jeu de Paume, 2013.
72 Albin Guillot Laure, « La microphotographie dans la décoration », BSFP, t. 19, no 8, août 1932, p. 156-157.
73 Puyo Constant, « Note sur le concours de La Revue française de photographie », La Revue française de photographie, no 56, 15 avril 1922, p. 85-88.
74 Masclet Daniel, « Laure Albin Guillot, la dernière pictorialiste », Le Photographe, no 863, 5 mai 1956, p. 182-186.
75 Arts et métiers graphiques, vol. 1, no 1, 15 septembre 1927, p. 24 bis et p. 48 bis.
76 Gallotti Jean, « Laure Albin Guillot », L’Art vivant, vol. 2, no 164, septembre 1932, p. 430.
77 Id., « Laure Albin Guillot », L’Art vivant, 1er février 1929, p. 138-139.
78 Sougez Emmanuel, « Deux femmes, quatre-vingts hommes », Arts et métiers graphiques, no 48, 15 août 1935, p. 40-45.
79 Guenne Jacques, « Sougez ou l’ennemi du hasard », L’Art vivant, vol. 2, no 177, octobre 1933, p. 405.
80 Sougez Emmanuel, La photographie : son histoire, Paris, Les éditions de l’Illustration, 1968. Cet ouvrage est complété l’année d’après par Sougez Emmanuel, La photographie : son univers, Paris, Les Éditions de l’Illustration, 1969.
81 Ibid., p. 204-205.
82 Ibid., p. 204.
83 Id., « La causerie de M. Sougez à la Société française de photographie », art. cité.
84 Ibid.
85 Ibid.
86 Fels Florent, « Photos », L’Art vivant, no 154, novembre 1931, p. 565.
87 Sougez Emmanuel, « La Causerie de M. Sougez à la Société française de photographie », art. cité.
88 Aragon Louis, « Préface », in Le Libertinage, Paris, Gallimard, 1924, p. 24-25.
89 Ibid., p. 24.
90 Laxton Susan, « “Flou”: Rayographs and the Dada Automatic », October, vol. 127, hiver 2009, p. 25-48.
91 Bonnet Éric, « Du mouvement flou à l’amour flou. André Breton », in François Soulages (dir.), Le flou & la littérature, op. cit., p. 67-77.
92 Dollo Gaggiato Christiane, « Le mouvement flou. Mystification et transgression dans les premiers écrits d’Aragon », Lendemains, no 50, 1988, p. 109-119.
93 Picart Le Doux Jean, « En lisant… La photographie depuis Nadar », L’Instantané, année 2, no 13, juin 1931, p. 12.
94 Thérive André, « Leçons de choses. L’art mécanique », L’Instantané, juin 1932, n. p.
95 Lhote André, « L’art photographique » (1937), in Peinture d’abord, Paris, Denoël, 1942, p. 170-172.
96 Chéroux Clément, Avant l’avant-garde, op. cit., p. 151 et suiv.
97 Bajac Quentin, « L’expérience continue », in Quentin Bajac, Clément Chéroux et al. (dir.), La Subversion des images, op. cit., p. 353-357.
98 Chéroux Clément, Man Ray. Portraits : Paris-Hollywood-Paris, Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou, 2010, p. 44.
99 Man Ray, « Man Ray fautographe » (interview d’Irmeline Lebeer), Chronique de l’Art vivant, no 44, novembre 1973, p. 25-27.
100 Livingston Jane, « Man Ray et la photographie surréaliste », in Rosalind Krauss et al., Explosante fixe, photographie et surréalisme, op. cit., p. 115-152.
101 Man Ray, Autoportrait, op. cit., p. 138-139.
102 Voir notamment Chéroux Clément, Man Ray. Portraits, op. cit., p. 46 ; Ecotais Emmanuelle de l’, « L’art et le portrait », in Emmanuelle de l’Ecotais et Alain Sayag (dir.), Man Ray, la photographie à l’envers, Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou/Le Seuil, 1998, p. 113-125.
103 Man Ray, Autoportrait, op. cit., p. 167.
104 Gallotti Jean, « Man Ray », L’Art vivant, 1er avril 1929, p. 282-283.
105 Ibid.
106 Bandier Norbert, « Man Ray, les surréalistes et le cinéma des années 1920 », art. cité.
107 Man Ray, Autoportrait, op. cit., p. 245.
108 Dekeukeleire Charles, « Poésies d’écran », Cinéa, no 91, 15 août 1927, p. 11-12.
109 Desnos Robert, « Cinéma d’avant-garde », Documents, 1929, p. 385-387.
110 Bandier Norbert, « Man Ray, les surréalistes et le cinéma des années 1920 », art. cité.
111 Albera François, L’Avant-garde au cinéma, op. cit., p. 68 et 72.
112 Desnos Robert, « Cinéma d’avant-garde », art. cité.
113 Bandier Norbert, « Man Ray, les surréalistes et le cinéma des années 1920 », art. cité.
114 Desnos Robert, « Cinéma d’avant-garde », art. cité.
115 Man Ray, « Sur le surréalisme photographique » (1935), in Man Ray, Ce que je suis et autres textes, présentation de Vincent Lavoie, Paris, Hoëbeke, coll. « Arts & esthétique », 1998, p. 43-46 ; texte initialement publié dans Cahiers d’art, nos 5-6, 1935.
116 Buñuel Luis et Dalí Salvador, « Un chien andalou », La Révolution surréaliste, année 5, no 12, 15 décembre 1929, p. 34-37.
117 Le scénario stipule : « Il prend les deux livres et se retourne pour aller rejoindre le personnage. À l’instant tout revient à l’état normal, disparaissant le flou et le ralenti » (ibid.).
118 « [L]e nouveau venu tombe mortellement blessé, ses traits se contractent douloureusement (Le flou revient et la chute en avant est en un ralenti plus prononcé que le précédent) » (ibid.).
119 Gallotti Jean, « Man Ray », art. cité.
120 Man Ray, Autoportrait, op. cit., p. 231.
121 Heymann Claude, « Photographie », art. cité.
122 Harfaux Artür, « De la photographie » (lettre à Jean-Paul Neveu), in Philippe Luiggi (dir.), Arthur Harfaux, photographe du Grand Jeu, cat. expo., Paris, Philippe Luiggi/Librairie Denise Weil, 1996, n. p.
123 Man Ray, Autoportrait, op. cit., p. 120.
124 « Entretien avec Man Ray », in Jean-Hubert Martin, Man Ray photographe, cat. expo., 10 décembre 1981 au 12 avril 1982, Paris, musée national d’Art moderne/Centre Georges-Pompidou/Philippe Sers, 1981, p. 35-39.
125 Ibid.
126 Man Ray, Autoportrait, op. cit., p. 194.
127 Thérond Roger, Surréalisme, op. cit., p. 11.
128 Man Ray, Autoportrait, op. cit., p. 151.
129 Man Ray, « L’âge de la lumière », Minotaure, nos 3-4, 15 décembre 1933, p. 1.
130 Breton André, « La beauté sera convulsive », Minotaure, année 1, no 5, mai 1934, p. 9-16.
131 Ibid.
132 Bataille Georges, « Bouche », Documents, no 5, 1930, p. 298-299.
133 Ibid.
134 Id., « Crachat », Documents, no 6, 1929, p. 381.
135 Bois Yve-Alain, « La valeur d’usage de l’informe », in Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’Informe : mode d’emploi, cat. expo., Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou, 1996, p. 9-37.
136 Didi-Huberman Georges, « L’espace danse. Étoile de mer. Explosante fixe », Les Cahiers du Mnam, no 94, hiver 2005-2006, p. 37-51.
137 Ibid.
138 Id., La Ressemblance informe, Paris, Macula, 2019 (1995), p. 30.
139 Ibid., p. 31.
140 Krauss Rosalind et al., Explosante fixe, photographie et surréalisme, op. cit., p. 35.
141 Didi-Huberman Georges, « L’espace danse. Étoile de mer. Explosante fixe », art. cité.
142 Man Ray, « L’âge de la lumière », art. cité.
143 Sougez Emmanuel, « Ilse Bing », L’Art vivant, décembre 1934, p. 488 ; cité in Baqué Dominique (dir.), Les documents de la modernité, op. cit., p. 441.
144 Epstein Jean, « Réalisation de détails », Cinéa, année 2, no 45, 17 mars 1922, p. 12.
145 Didi-Huberman Georges, « L’espace danse. Étoile de mer. Explosante fixe », art. cité.
146 Bourdieu Pierre, La Distinction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 573.
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Le flou et la photographie
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