Vols de bois et divagations de chèvres… Le quotidien de la justice seigneuriale en Velay, au xve siècle
p. 59-73
Texte intégral
1Les hasards de la conservation des archives font que l’on retrouve parfois les minutes d’une dispute pendant laquelle deux voisins se sont – oh ! malheur – traités de layres ou de mesels1, alors que tant d’affaires beaucoup plus graves (meurtres, vols) n’ont laissé aucune trace. C’est ainsi que, par chance, ont été conservés pour le Velay plusieurs registres d’une Cour dépendant de la Commanderie des frères Hospitaliers : la Cour de Chantoin. Grange Templière, fondée en 1170 par un don du puissant seigneur de Polignac, transférée en 1312 aux Hospitaliers2, Chantoin n’est plus guère qu’un lieu-dit où l’on ne trouve actuellement qu’une ferme, sise dans les anciens bâtiments de la Commanderie, de taille très modeste3. Chantoin est situé en Velay, et plus précisément dans le Devès, une chaîne de montagnes « à vaches », autour de 1000 mètres d’altitude, dans la partie sud-ouest de l’actuel département de la Haute-Loire. Le tribunal qui y siégea fut un acteur important de la vie des villages vellaves. Ses minutes restituent tant bien que mal les heurts et apaisements de cette société paysanne de la fin du xve siècle.
Un tribunal de paix
2Le tribunal de Chantoin à la fin du xve siècle a essentiellement en charge la basse justice, peut-être la moyenne justice également4. Plusieurs proclamations et quelques conflits de juridiction nous renseignent partiellement sur le domaine de compétence de ce tribunal5. Mais le meilleur témoin du domaine de juridiction, c’est avant tout le tribunal lui-même, et les affaires qu’il traite. La typologie des actes révèle tout un panorama de la petite délinquance : vols, petits ou grands, rixes, même si le sang est versé, fraudes, délais ou retards dans le versement des taxes et surtout, vols de bois et divagations de chèvres.
3Géographiquement, la juridiction de Chantoin s’étend avant tout sur trois villages situés en Devès : Séneujols, Belvezet et Les Bineyres6. Dans le même registre, on trouve également les minutes de procès tenus dans le hameau de Boussillon7, situé dans la paroisse de Saint-Germain-Laprade, entre Le Puy et l’Yssingelais, relevant de la Commanderie de Pébélit8.
4Nous avons la chance de posséder, au milieu du xve siècle, une série de terriers concernant ces mêmes villages, ce qui nous permet de connaître un peu mieux nos justiciables. Ils sont 22 chefs de feu à Belvezet et dans les environs (dont 3 frérèches), 37 à Séneujols et aux Bineyres et les environs, dont 5 frérèches. À Boussillon, on ne compte que deux familles autour de 1450, davantage vers 1475, quand les enfants des premiers couples ont atteint l’âge adulte. Par le jeu des recoupements de personnes présentes aux procès, déclarantes ou apparaissant dans les ventes et confronts des terriers, nous pouvons restituer une petite population de tenanciers et justiciables de l’ordre d’une soixantaine de familles. La juridiction ne s’étend pas uniquement sur les personnes dépendant de la Commanderie, mais également sur les terres. Des personnes venant voler du bétail dans les terres communes de Belvezet, par exemple, seront jugées par la Cour de Chantoin, même si ces personnes dépendent originellement d’une autre juridiction9.
Le personnel
5Qui se charge de faire fonctionner ce tribunal ? Les documents sont essentiellement pratiques, et se soucient assez peu de nommer les uns et les autres. Les proclamations, heureusement, nous permettent d’entrevoir qui juge, qui punit, qui rédige les actes.
6L’autorité sous laquelle justice est rendue est le Grand Prieur d’Auvergne, comme cela apparaît dans une proclamation en français de 149910. À l’échelon local, le procureur de la Commanderie de Chantoin nomme son juge qui, en retour, prête serment de fidélité. Le juge est le seul membre du tribunal à avoir une formation en droit. Licencié, dans le meilleur des cas, bachelier sinon. Mais le juge est-il toujours présent au tribunal ? Comme il n’est jamais mentionné dans les actes, il est permis d’en douter. Souvent mentionné, le bayle est ce que l’on pourrait appeler un homme de terrain, l’équivalent probable du lieutenant dans les justices auvergnates11. Généralement issu des communautés rurales qu’il est amené à diriger dans une certaine mesure, c’est à lui que s’adressent, bien souvent, les requêtes et les suppliques. C’est également lui qui interroge et qui mène les débats contradictoires. Il n’a aucune formation en droit, mais est qualifié de « probe homme » ou de « vénérable » voire de « noble », dans un sens purement honorifique.
7Descendons encore d’un cran dans la hiérarchie, et voilà le notaire. Les notaires sont des personnages importants, une sorte d’institution, en ces pays de droit écrit, où la parole tracée sur le parchemin a valeur sacrée12. Les notaires se relaient pour être présents à chaque session de la Cour. Sur place, ils prennent des notes, sur des rouleaux13, puis, dans l’abri de leur maison, ils recopient, ils « grossoient » les actes. Au milieu du xve siècle, les actes sont assez courts : un procès tient en une demi-page de petit format. On y trouve le nom du contrevenant, l’accusation qui pèse sur lui, deux mots sur l’affaire, puis la conclusion. Le nom des témoins est parfois indiqué, puis le notaire signe, s’il est d’humeur à cela. Autour de 1480, l’acte prend entre une et deux pages, davantage de détails sont donnés sur l’affaire, les témoins sont mieux identifiés, on connaît par exemple leur âge et leur parenté. À la toute fin du xve siècle, début du xvie siècle, l’acte est encore plus long, jusqu’à 5 ou 6 pages, et toutes les versions des témoins sont retranscrites. Notons que, si les notaires se relaient auprès de la Cour, le cahier où les actes sont retranscrits reste toujours le même.
8Notaires, juges, bayles, tout le travail de ces grands personnages repose avant tout sur celui d’un seul : le sergent. Le sergent est celui qui court les forêts à la recherche des arbres fraîchement coupés et emportés. Celui qui intervient lorsque les villageois se jettent des noms d’oiseaux à la figure, celui qui sépare les lutteurs, à ses risques et périls. Celui qui rapporte à leur étable les bêtes égarées volontairement ou non dans le champ du voisin. Sergent et notaire sont tous deux issus des communautés rurales, des familles du cru. Le sergent est nommé par le procureur de la Commanderie ; il est « proclamé » tel, en présence des hommes et femmes de sa circonscription, lors d’une cérémonie publique.
9Son travail tient en trois mots : « saisir, arrêter, lever14 ». « Saisir » est la plus rude de ses tâches, elle s’apparente à un travail d’huissier de justice. Le sergent « saisit » des gerbes de seigle dans des granges, en paiement de dettes, « saisit » les animaux qu’il a surpris à vagabonder, et ne les rend qu’après promesse par le contrevenant de se rendre devant la Cour. C’est la tâche dans laquelle il rencontre le plus de résistance, on le conçoit. C’est l’occasion pour lui de connaître l’éventail d’insultes de ses concitoyens, qui ne se privent généralement pas de faire savoir leur déplaisir. « Arrêter » n’est pas beaucoup plus facile. Le sergent n’a qu’une arme : la menace d’une amende. Il la brandit assez facilement et augmente le montant si le justiciable n’obtempère pas. Il est arrivé qu’un contrevenant se soit vu menacer d’une amende de 25 sous, puis de 50 sous, 60 sous, 100 sous, pour finir par la somme considérable de 25 livres15. Sans succès, d’ailleurs, de la part du sergent. Comme il n’y a pas de prison, les personnes « arrêtées » sont laissées à la garde d’un autre villageois et, plus généralement, sous le régime de ce qui s’apparente à une liberté sous parole. Le terme « arrêter » ne signifie d’ailleurs pas toujours que la personne arrêtée doive cesser toutes ses activités mais, bien souvent qu’elle est sous le coup d’un procès, et qu’elle doit se rendre devant la Cour quand elle sera sommée de le faire. « Lever » concerne les taxes. Un leveur de taxes est désigné dans les villages, pour les impôts en numéraire, mais c’est le sergent qui s’occupe de superviser le prélèvement des taxes en nature. Il proteste parfois lorsque les gerbes destinées à payer le seigneur sont moitié moins grosses que les autres…
10Ces quatre personnes forment à elles seules le tribunal. Mais il faut aussi à chaque séance quelques témoins (en plus d’un accusé…). Les témoins ne sont pas choisis au hasard, parmi les personnes présentes, comme on pourrait le croire hâtivement. Un examen des témoins montre qu’il s’agit généralement des personnes influentes du village. Les riches, les représentants des vieilles familles, ceux qui portent des titres : « maître », « honorable personne », « noble », sont plus souvent témoins que les autres.
Les lieux et la fréquence des réunions
11Où se tient la Cour de justice ? Le tribunal ne possède pas de salle, de lieu attitré. La plupart du temps, nous ne savons pas où le tribunal se réunit. Entre 1448 et 1493, sur 335 actes, 96 seulement indiquent les lieux de réunion. En cela, le Velay ne se distingue pas de l’Auvergne voisine et de ses « Assises ambulatoires16 », ni de la Provence, où le juge se déplace à cheval en compagnie d’une petite troupe composée du notaire, des sergents, du clavaire, de serviteurs et parfois même du bourreau. Il est vrai que nous sommes là dans le cadre de la procédure criminelle17.
12Parmi ces 96 procès, 32 se déroulent à la Commanderie. Soit à la Commanderie même, sans précision, soit dans la camera nova de la Commanderie, soit dans la cour de la Commanderie. Il ne s’agit pas toujours de la Commanderie de Chantoin, la plus proche des justiciables, mais souvent l’une de celles du Puy : la Commanderie de Saint-Jean-de-Jérusalem ou celle de Saint-Barthélemy, toutes deux situées au Puy, ou celle de Pébélit, sur l’actuelle commune de Saint-Germain-Laprade. On rencontre même un procès qui se déroule dans un champ de la Commanderie, sans autre précision.
13Quand le tribunal ne siège pas à la Commanderie, il prend ses quartiers dans un des villages, à l’extérieur, même en plein mois de décembre. C’est le cas dans 38 procès. Où dans le village ? Devant une maison ou dans la cour d’une maison, 18 cas, dans le couderc ou meses, c’est-à-dire l’espace communal, au centre du village : 3 cas seulement. Dans le village, sans autre précision : 6 cas. À la porte du moulin : 3 cas. Dans un jardin ou dans un pré : 6 cas. Enfin, à deux reprises, la Cour s’est réunie sur le bord d’une route. Dans un de ces deux cas, c’était pour juger un contrevenant qui avait élargi son champ d’une « brachiée » de long en mordant sur le chemin public. Toute la cour a ainsi pu juger sur place du dommage18. Il faut qu’il fasse très froid ou qu’il pleuve pour que le tribunal se mette à l’abri. Et encore, ce n’est pas toujours dans les maisons : 26 fois, la Cour s’est réfugiée sous un toit, 17 fois vers des maisons accueillantes, toujours les mêmes, celle de Guilhem Masial de Séneujols, qui est l’une des personnes les plus influentes de ce village, ou celle du bayle Baudouin. Une fois seulement, le tribunal a pris ses quartiers dans un casal appartenant à un particulier (un casal étant un petit bâtiment de peu de valeur). Deux fois dans une grange et 6 fois dans un four.
14Quatre personnes s’assemblant devant une maison ou dans le four du village, pour en juger une cinquième, par l’accusation d’une sixième, sous les yeux de quelques badauds. Combien de fois cette étrange cérémonie se joue-t-elle dans nos villages ? Souvent. Entre 1447 et 1452, la fréquence des réunions varie entre 5 et 15 par an. Le cinq n’est d’ailleurs pas sûr, car plusieurs actes de cette année ne sont pas datés : 6 en 1447 (année que l’on prend en cours), 15 en 1448, 14 en 1449, 7 en 1450, 5 en 145119. Entre 1476 et 1481, les réunions sont plus fréquentes encore : de 7 (1478, année creuse) à 26 en 148120. Moyenne : 19 réunions par an ! Une quantité considérable de procès, si l’on considère que la juridiction s’étend sur trois villages et demi.
15Ces réunions ne se tiennent ni à date fixe ni très régulièrement. Il arrive que plusieurs mois se passent sans aucune session du tribunal, par exemple entre mars et août 1450, mais c’est assez rare. Le plus souvent, le tribunal siège entre une et deux fois par mois. Généralement, les mois d’hiver sont des périodes paradoxalement creuses, et tout spécialement janvier et février21. Il n’y a pas non plus de jour fixe dans la semaine. Le tribunal se réunit parfois même le dimanche, même le 24 décembre (1492)22. Quand la nécessité presse la justice, le tribunal se tient deux jours d’affilée, mais jamais trois. Pendant l’été 1476, par exemple, la collecte de l’impôt sur l’herbe et la moisson a posé de nombreux problèmes. Les sessions du tribunal ont donc eu lieu le 8 juin, puis le 14 juillet, le 18 juillet, le 22 juillet et le 27 juillet, enfin le 3 et le 5 août, en divers lieux de la juridiction. Un nouveau procès est également l’occasion pour le tribunal de mettre la dernière main à des affaires plus anciennes, qu’il faut conclure : « soumission » d’un accusé, assignations à comparaître ou renvois à une date ultérieure.
16Ainsi est la Cour de justice de Chantoin. Quatre hommes, pas de prétoire, pas de robe noire, pas de perruque, mais un semis de séances qui témoignent de la présence de la justice en tous lieux du terroir.
Les affaires
17La Cour se réunit pour juger quantité de délits, qui vont de l’appropriation des biens communs, aux conflits sur les bornages ou des héritages. La Cour gère aussi les affaires purement du domaine seigneurial, comme les reconnaissances et les hommages rendus par les tenanciers à leur seigneur. En revanche, la plupart des affaires « civiles », c’est-à-dire les reconnaissances de dettes, les accords concernant des dots impayées, sont traitées par les notaires, sans intervention du juge. J’ai choisi ici de ne présenter que quelques types d’affaires. Les atteintes aux biens et droits seigneuriaux, d’une part, qui représentent les cas les plus courants, le maintien de l’ordre, d’autre part, où le tribunal tente de jouer son rôle de régulateur social.
Les atteintes aux biens et droits seigneuriaux
18Le vol de bois représente un cinquième de toutes les affaires traitées par le tribunal, que l’on compte en nombre d’actes ou en nombre de procès (un procès pouvant donner lieu à plusieurs actes). Il ne s’agit pas de cueillette de bois mort dans les forêts, et très rarement de vols de bûches, puisque le vol de bois sec, coupé et entreposé, s’apparente quasiment à un cambriolage. Non, le vol de bois, ce sont des coupes d’arbres illégales dans les forêts le plus souvent seigneuriales.
19La région dans laquelle sont situés nos villages (le Devès) doit son nom aux monts du Devès qui lui font une sorte d’épine dorsale, recouverte de grandes forêts dont les noms reviennent sans cesse dans les actes : la Blacheyre, Montchalm. D’autre part, l’Allier coule dans des gorges très encaissées, aux flancs, eux aussi, recouverts de bois. C’est, avec le pays des Sucs, autour d’Yssingeaux, le grand réservoir d’arbres du Velay. Les arbres qui ont la préférence de nos maraudeurs sont, dans leur grande majorité des pins, mais on vole également des sapins, des chênes, des hêtres, comme bois de chauffage ou bois d’œuvre. Ces grandes forêts font partie du domaine des Commanderies, qui ont la difficile tâche de les préserver de l’avidité des voleurs de toute la région.
20On voit des hommes venir, avec leur charrette, du Puy, à une bonne journée de marche, pour aller se ravitailler subrepticement dans les forêts des Hospitaliers, ou encore des hommes du lieu charger une jument de bois pour aller le vendre en ville23. Un ou deux sergents seulement les parcourent, en plus de leur travail habituel. Aussi, il semble que ce soit un jeu d’enfant d’aller dans les forêts et de scier un ou deux troncs… Un peu plus délicat est de ramener l’arbre jusqu’au village sans se faire repérer. N’allons pas non plus imaginer que ces pauvres gens sont poursuivis pour avoir pris un fagot de bois mort dans les immenses forêts seigneuriales. Il s’agit toujours au moins d’un arbre entier (un grand pin, un orme), d’une charretée, voire de plusieurs charretées, et parfois, comme dans le procès des Armand des Bineyres24 en 1479, de 21 pins destinés à refaire la charpente de leur maison… La même année et dans le même village, c’est une des plus éminentes personnalités du lieu, André Garnaud, qui s’est rendu responsable du vol de 22 ou 23 arbres, entreposés tranquillement dans sa grange25. Rapporter un, deux ou trois arbres dans un village n’est pas toujours chose facile. C’est pourquoi il y a toujours une bête, au moins, le plus souvent une paire de bœufs et un attelage, impliqués dans l’action. Les deux bœufs sont liés ensemble, et traînent derrière eux les arbres. Ils laissent comme ça une piste tout à fait facile à suivre pour nos sergents médiévaux. Des enquêteurs qui ne savent plus ou donner de la tête, surtout en hiver, quand les forêts sont prises d’assaut par les pillards. De janvier à mars 1447, par exemple, se tiennent 6 procès pour vol de bois dans notre région, impliquant 12 hommes dont l’un sera, quelques années plus tard, sergent de la même cour de justice26.
21Des hommes qui abattent des arbres en groupe, qui les emportent avec une ou deux paires de bœufs et un char, qui les scient dans la cour de leur ferme, et les entreposent dans leur grange… le moins qu’on puisse dire c’est que le vol de bois n’est certainement pas furtif. Nous y reviendrons.
22Quasiment à égalité avec les vols de bois, les divagations animales occupent assez largement les heures de loisir de nos sergents : 76 procès (sur 335), en moins de 15 ans d’exercice. Parmi ces procès, une majorité sont sur un modèle qui ressemble furieusement aux vols de bois : les pâtures seigneuriales, à l’image des bois seigneuriaux, sont vastes. Il est si tentant de laisser discrètement sa vache ou ses deux chèvres s’avancer un peu plus loin que la limite, et brouter l’herbe, toujours meilleure dans le pré du voisin ! Les plans-terriers dressés au xviiie siècle27 montrent que les prés et pâturages de la Commanderie sont généralement très vastes, atteignant des surfaces de 100 à 300 quartonnées28, alors que les pâtures des tenanciers peinent à atteindre les 6 ou 7 quartonnées. La multiplicité des procès tenus pour divagations animales pourrait laisser croire que la justice est très stricte sur la garde des animaux. Ce n’est pas le cas. Un procès n’est pas tenu simplement parce qu’une chèvre a passé sa tête très loin sous la clôture. En 1448, la femme de Jacme Mandin de Boussillon conduit ses 10 porcs dans le pré de la Commanderie de Pébélit, Prat Ferier29. La même année, deux hommes du petit village de Lic ont entièrement dévasté avec leurs bœufs le pré de Colonges, appartenant à la Commanderie, au moment le plus critique : au printemps, quand l’herbe est dite mayencha ou « de mai ».
23Quand ce sont les terres de la Commanderie qui sont visées, les troupeaux maraudeurs sont généralement importants : 5 à 10 vaches ou bœufs, en moyenne, ou tout un troupeau de moutons. Il peut même s’agir, comme en 1450, des troupeaux de plusieurs villages, rassemblés à la garde d’un seul pasteur30. Les particuliers sont bien plus pointilleux avec leurs biens, et ils n’hésitent pas à faire un procès pour un malheureux veau sorti de sa pâture, comme celui de la femme de Pierre Fabre, accusée par Jacme Blacheyre en 145231. Mais, quand il s’agit de divagation dans des terres paysannes, nous entrons bien souvent dans un nouveau type de délit : la vengeance par bête interposée32.
24À ces délits très courants, dont le précepteur de Chantoin est le principal lésé, il faudrait ajouter quelques rapines, comme du vol de fumier, soit sur le tas (de la Commanderie), soit déjà épandu sur les terres (de la Commanderie). Vol de bois (seigneurial), pâture dans les pâturages (seigneuriaux), vol de fumier (seigneurial), procès pour non-paiement de redevances (seigneuriales)33, ce type de délits, qui représente tout de même plus de la moitié de l’activité du tribunal, vise avant tout à défendre les droits et privilèges seigneuriaux. La tâche des sergents, si l’on s’en tenait là, pourrait s’assimiler à un travail de gardien des terres seigneuriales.
25Mais il serait faux de réduire le tribunal à ce rôle-ci. De nombreux procès montrent que l’ordre, la justice et la régulation sociale – le maintien de l’ordre public – ne sont pas absents des préoccupations des juges.
Les atteintes à l’honneur
26Les injures sont, dans la hiérarchie des délits, le troisième en nombre de procès (7 % du nombre de délits). Mais parmi les premiers en gravité. L’injure est une atteinte à l’honneur et à la réputation. C’est un délit sévèrement puni, et les proclamations ne manquent jamais d’interdire de blesser « tant en verbe qu’en fait34 ». L’injure est un véritable accroc dans le tissu social, puisqu’elle crée une situation qui appelle une réponse ou une vengeance. Or, il apparaît que, plutôt que de laver leur honneur dans le sang de leur adversaire, les villageois ont facilement recours à la justice. Les rixes, qui sont souvent la conséquence des injures, représentent à peine 2 % des procès, soit 7 affaires seulement, portées devant la Cour35. C’est certainement le signe que la Cour de justice joue là son rôle de régulateur social, puisque, apparemment, un procès peut suffire à réparer l’offense, et clore l’affaire pacifiquement, par une amende.
La police des droits seigneuriaux
27La lutte contre la fraude consiste surtout à vérifier que les gerbes dues au titre de l’impôt ne sont pas deux fois plus petites que celles destinées à être engrangées par le tenancier, que les reconnaissances n’aient pas été « oubliées », accidentellement bien sûr, que les champs cultivés n’aient pas été déclarés comme des friches… autant de petites ou grandes fraudes qui lèsent les intérêts de la Commanderie, et que les sergents traquent. Toutefois, la fraude a de multiples visages, et l’honnêteté des transactions est un garant important de l’ordre social. C’est sans doute la raison pour laquelle la Cour pourchasse avec zèle les possesseurs de mesures non authentifiées, par des vérifications, qui se concluent parfois par des procès. En 1492, le meunier Garnaud, est accusé de fraude : la mesure qu’il utilisait pour la farine avait été brisée, puis réparée d’une corde de chanvre. La corde conservait toujours dans ses fibres un peu de précieuse farine, qui n’était pas restituée aux utilisateurs du moulin. Ce peu lui vaut un procès en bonne et due forme36.
Le vol et l’effraction
28Les cas de vols sont rares, Un consensus réprobateur se fait autour du cambriolage. On ne rencontre qu’un seul cas de ce type dans nos actes de justice, mais il est traité de telle façon que le traumatisme que ce cambriolage crée dans les mentalités, aussi bien chez les autorités que chez les habitants, transparaît nettement. L’acte, qui date de septembre 1479, est plus long qu’à l’accoutumée. Les faits et gestes du sergent sont entièrement décrits, contrairement à la coutume, ainsi que les circonstances de la découverte du sac de vêtements, dans la maison de l’accusé37.
29Pourquoi le cambriolage est-il tellement répréhensible ? Parce que, d’une certaine façon, c’est aussi une atteinte à l’honneur. L’acte de pénétrer dans une maison (non fermée à clef) pour s’emparer des vêtements qui se tiennent chaud dans la maie à pétrir, brise la confiance réciproque de la communauté d’habitants. La valeur des biens volés est, certes, un facteur aggravant, mais on rencontre des voleurs de bétail qui sont moins lourdement punis. Pour voler le bétail dans une pâture, ils n’ont pas brisé le « tabou » sur la maison.
Litiges
30Le reste des délits fait apparaître une conflictualité essentiellement liée à la terre : on rencontre d’assez nombreux procès intentés pour délit de passage dans des terres sans autorisation, ce qui est nommé le délit de « nouveau chemin ». Quelques conflits autour de l’usage des communaux (les meses), d’appropriations indues de terres publiques ou privées, de déplacements de bornes. Ce type de litige, typique des sociétés paysannes, se retrouve dans d’autres lieux et régions38. Il s’y mêle toutefois une conflictualité plus spécifiquement montagnarde, liée à l’élevage : conflits sur l’ouverture des pacages, les droits de passage des animaux, la dépaissance. On retrouve ce type de conflits dans le Sabarthès, où l’on rencontre même des paysans venant faire paître manu militari, leurs troupeaux dans les pâtures des villages voisins39.
Infrajustice
31Quelques querelles parviennent devant la justice pour des ventes, ou des salaires non versés comme convenu. Mais il est à noter que, contrairement à ce qui se passe en Auvergne voisine, nombre de petits litiges concernant le paiement de dettes sont réglés par accord, devant notaire. Le Velay possède en effet un réseau de notaires, certes moins abondant que le Vivarais, mais suffisant pour absorber toute une partie de l’infrajustice. Les actes des notaires font apparaître toute une panoplie de quittances, « obligations » (reconnaissances de dettes), compromis, transactions, pactes et même « protestations ». Tel ce règlement de conflit de 1462, passé à Goudet40, à deux pas des paroisses de Séneujols et Belvezet, et reçu par le notaire Vidal :
« Comme un débat s’était élevé entre le notaire, habitant de Barges [discret homme maître Laurent Aybal] et les habitants de Monteils parce que ledit notaire disait avoir acquis du seigneur de Saint Vidal un pré à Monteil appelé la sanheta et en avoir été investi […] les hommes de Monteil au contraire disaient que ce pré était de toute antiquité au couderc de Monteil, où ils pouvaient faire paître leurs animaux41… »
32L’acte notarié mentionne ensuite que les habitants de Monteil et le notaire acheteur de la parcelle litigieuse se sont rencontrés, ont nommé des médiateurs, qui sont nommés : un notaire (ce qui porte le nombre de notaires intervenant dans ce conflit à trois, avec le défenseur et le rédacteur de l’acte) et un seigneur local. Ces médiateurs parviennent ensemble à un règlement du conflit, restituant l’usage du pré aux habitants de Monteil, mais imposant aux habitants le paiement d’une redevance pour l’usage du dit pré. Les parties en présence, habitants et notaire, promettent, sous peine d’une sorte d’amende de dix sous tournois, d’obéir à l’arbitrage.
33D’autres exemples mettent en scène des « pactes » entre bergers ou entre maçons pour le partage de marchés selon des conditions les plus équitables possibles. Il s’agit là d’infrajudiciaire à son niveau le plus extrême : une façon d’anticiper les conflits pour éviter d’avoir à les résoudre.
34Pour l’essentiel, donc, la Cour de Chantoin n’intervient qu’en cas de conflit avéré, d’une certaine gravité. Son rôle se partage entre une fonction de défense des intérêts de la Commanderie, de ses forêts, de ses pâtures, de ses droits seigneuriaux, et une fonction de maintien de l’ordre. Les deux fonctions, que l’on supposerait assez éloignées l’une de l’autre, sont assurées par les mêmes personnes, dans les mêmes lieux, au cours de mêmes séances.
Justice de village et régulation sociale
35Sur quatre hommes siégeant devant les maisons ou sur le bord des routes, repose le poids du maintien de la Justice et de l’Ordre. Comment cette justice assume-t-elle ses multiples responsabilités ? Peut-on parler, à propos du tribunal de Chantoin, tribunal seigneurial, d’une fonction de régulation sociale ? Quel est son rôle, quelle est sa marge d’action ?
36Et d’abord, de quelles armes le tribunal dispose-t-il ? Nous avons vu que le sergent ne portait pas d’autre arme que la dignité de sa fonction42. Le désigner sous le terme d’ » agent de la force publique » serait totalement anachronique. Le tribunal fonctionne de la même façon. La première de ses armes est donc l’intimidation.
Faire peur : les proclamations
37Régulièrement, la population des villages est rassemblée devant les portes d’une des Commanderies pour entendre les interdictions principales. Ces proclamations varient dans leur contenu. Une année, la chasse sera interdite, l’autre année, on veillera plus spécialement à pourchasser les vagabondages animaux ou assurer le paiement des leydes43, une troisième année, ce seront les mesures non marquées ou le port d’arme qui seront dans le viseur des autorités. Chaque année, en tout cas, l’interdiction d’injurier et de blasphémer revient en première place. Les proclamations s’accompagnent surtout du « tarif » des peines, très dissuasif. Exemple, en 1450 :
« Que nul n’ose blasphémer Dieu ou la Vierge, sous peine de 60 sous la première fois, 10 livres la seconde, perforation de la langue au fer chaud et mise au pilori la troisième. Que nul n’ose blesser44 quelqu’un en fait ou en verbe, sous peine de : 60 sous (en verbe), 10 livres (en fait), et le reste, selon le jugement de la cour. Que nul n’ose porter d’armes à l’intérieur de la juridiction de Saint Barthélemy, sous peine de 60 sous et confiscation des armes. Que nul ne vende des biens sans s’être acquitté de la leyde sous peine de 10 sous. Que nul ne vende des biens divers à un poids ou mesure non marqués du signe des religieux et sans licence, sous peine de 60 sous45. »
38Ces peines ne sont jamais appliquées46, mais nous pouvons supposer que leur énoncé calme, pour un temps, les ardeurs belliqueuses de nos villageois.
Faire honte
39Lors du procès, ensuite, la solennité est encore de mise. Solennité du vocabulaire d’abord. Tout est fait dans le texte pour donner à l’accusé une posture de pénitent. Le 13 juin 1446, par exemple, Vincent Gras de Séneujols est accusé d’avoir mené ses animaux paître dans la clavaria, l’espace protégé de Chantoin. L’acte est ainsi rédigé :
« Qui, non content de ses propres biens et voulant les compléter par les biens des autres, a osé se rendre sans autorisation et malgré le délit commis, s’est permis de se rendre dans le pâturage de Pierre Jaussuy de Ramourouscle, de Sagne Redonde47. »
40« Il a osé » (sit ausus) « sans autorisation » (sine licentia), et malgré l’interdiction (non obstis inhibitionem), sont couramment employés pour aggraver la honte de l’accusé. On souligne la cupidité d’un malfaiteur (malefactor) par un « delatus facto » (qui peut se traduire par « délit accompli ») ou « furtum et rapniam comitendo » (commettant vol et rapine). Des termes aggravants sont également employés : « furtivement » (furtivum) souligne la conscience de la faute. De nuit (nocte), souligne la préméditation et la volonté de se cacher. Les amendes sont plus importantes pour les délits commis de nuit. Les témoins sont ensuite appelés. Bien souvent, leurs paroles ne sont pas consignées. Sinon, ils précisent certains aspects, ou rapportent les paroles qui ont été prononcées, ce qui, dans le cas d’un procès pour injures, est utile. Il n’y a pas de témoin « à décharge », et je n’ai jamais rencontré de témoin contestant la version des faits présentée au départ. La plus grande contradiction que j’ai vue était apportée par une femme qui disait n’avoir pas entendu les paroles que d’autres avaient rapportées. On ne peut pas appeler cela un « débat contradictoire ».
Réparation et soumission
41Il n’y a pas d’avocat de la défense. L’accusé a le choix entre se défendre et se soumettre. S’il se défend, il s’expose à un jugement, et à une amende. S’il se soumet, il est alors « admis à composer » et peut espérer payer moins cher que l’amende. C’est la raison pour laquelle la plupart des accusés se soumettent dès la première comparution, à la seconde éventuellement48. Les accusés « admis à composer », « se soumettent », et « sont absous ». Un vocabulaire religieux, de repentance, qui marque l’effacement de la faute commise.
42Des amendes, nous ne pouvons pas dire grand-chose, les actes ne les mentionnant pas systématiquement. Un simple chiffre au bas ou au pied de la feuille indique qu’une amende a été prononcée. Les registres étant souvent endommagés, les amendes peuvent manquer de ce fait. Mais il est également possible que nombre d’affaires aient été classées sans suite ou que le notaire ait simplement omis de noter en marge le montant de l’amende. C’est pourquoi les quelques commentaires qui suivent sont de nature purement indicative. Tout au plus, nous pouvons dire que les 60 sous, qui sont l’amende généralement promise pour tout acte en dehors des lois, ne sont jamais payés, sauf une seule fois : Étienne Trenchacosta est condamné à payer cette somme pour avoir cambriolé la maison de ses voisins. Les délits les plus courants, comme le vol de bois, sont assez peu taxés : entre 5 et 10 sous49. Les animaux qui divaguent : 5 sous. Les injures, c’est plus grave : de 7 à 30 sous. Le vol : de 30 à 60 sous. Mais nous en sommes en pays occitan… les amendes se discutent avant d’être prononcées. Elles peuvent aussi se rediscuter après le prononcé de la sentence. L’amende paie la « faute morale » de l’accusé, et répare symboliquement son comportement auprès de la société, du village, de la seigneurie. Mais l’accusateur peut également faire valoir son préjudice particulier. Un système de « dommages et intérêts » apparaît parfois, en compensation de dommages subis.
43La honte au front et la plaie à l’aumônière, le contrevenant, « soumis », « absous », a payé sa dette envers la société, et peut ainsi être symboliquement réintégré dans la communauté rurale. Les rouages de la régulation sociale sont en place. Sont-ils efficaces ? Ces actes de justice révèlent et soulignent le comportement de la société vis-à-vis de ses contrevenants. On perçoit une curieuse faille, voire un fossé, entre un certain nombre de délits punis comme tels, mais pas réprouvés par ce que l’on pourrait appeler une « morale des villages. » Et d’autres délits, fréquents ou non, mais qui semblent toujours frapper et ébranler la communauté rurale.
Une « Justice de village » équilibrée entre deux morales
Une « morale des villages » qui tolère ce que la loi réprime…
44Dans le premier groupe, on trouve le vol de bois, et la divagation de chèvres. Les vols de bois, en particulier, concernent tout le monde. Ils sont parfois commis en groupe. Le plus souvent en plein jour (difficile de couper un arbre la nuit), il s’agit de grands arbres, en grand nombre… bref, ce sont des délits commis ouvertement. La persistance des vols de bois, malgré les amendes, malgré les mots intimidants employés par le tribunal, révèle une sorte de défi. Ces vols ne seraient-ils pas en réalité l’expression d’une revendication paysanne sur ces forêts et sur ces pâtures ? Une revendication sur laquelle le tribunal de justice se révèle impuissant à agir. Le ressort principal de la Cour est en effet la honte, mais si le délit n’est pas considéré comme honteux par la communauté rurale, que peut faire le tribunal ? Frapper à la bourse ? Les prononcés d’amendes montrent qu’il ne le fait pas… par sagesse, ou par adhésion à cette forme de « morale des villages ».
… et qui réprime ce que la loi tolérerait volontiers
45À l’autre extrême de l’échelle, on trouve les actes que les gens des communautés rurales eux-mêmes trouvent impardonnables : les injures. Les procès pour injures, nous l’avons vu, sont extrêmement nombreux. Ils accaparent les gens de justice, pour un travail que ces derniers trouvent secondaire. À tel point qu’en 1428, le sénéchal de Beaucaire, en visite au Puy, édicte un acte interdisant aux officiers de la Cour Commune du Puy et aux notaires de traiter des affaires d’injures, sauf s’il s’agit d’injures vraiment « atroces » ou de paroles diffamatoires50. Suivent deux listes : celle des injures courantes, celles dont on peut qualifier tranquillement ses voisins sans craindre les foudres de la justice : « truant », « ribaut », « murtrier », « falsaire », « palhart », « garso », « cognot ». Quelques phrases injurieuses du genre « hieu soy melhor home que tu » ou « vay pissar en ton visaige » comptent parmi les phrases anodines, du moins pas assez répréhensibles pour mériter l’intervention d’une cour de justice. En revanche, les termes de « meschant » ou « malastruc » ou même de « coqui », entrent dans le champ des graves insultes, comme des paroles telles que « laissa far », accompagnées d’un signe de la main51.
46Il serait faux de dire, à la lecture de cet acte très particulier, que les injures ne sont pas prises au sérieux par les autorités, et que l’on conçoive une différence de « civilisation » entre les habitants des communautés rurales et le législateur. Tous accordent un grand poids à la parole prononcée, qu’elle soit menace, diffamation, ou atteinte pure à l’honneur de l’offensé. Mais le législateur, qui n’est pas l’offensé, prône là une plus grande modération dans l’usage de la justice, dans un souci de limitation du nombre des procès, alors que, lorsqu’il s’agit des vols de bois, il prône, au contraire, une sévérité plus grande. Le succès de cette sentence de 1428 est mitigé. Tout au long du xve siècle, des plaignants portent plainte pour avoir été traités de « mesel » et sont entendus par la justice, alors même que la sentence a classé cette injure parmi les « sans gravité ». Pour ce qui est des forêts, au contraire, même les pillages d’arbres en grand nombre ne donnent pas lieu aux amendes promises de 60 sous.
Une société violente ?
47Face à une telle description d’une société rurale sinon paisible, du moins relativement tranquille, alors même que le Velay sort à peine d’années de guerres et de courses, on a quelque peine à souscrire à l’avis de Richard W. Kaeuper qui écrit :
« Nous avons en fait de bonnes raisons de penser que la violence était partie intégrante de la société de la fin du Moyen âge. […] Et, même quand un lieu échappait à l’emprise de la guerre, la vie quotidienne réservait toujours d’autres violences. Les actes de gouvernement eux-mêmes s’accomplissaient à travers la violence : châtiments et exécutions publics souvent terrifiants, n’en étaient que les plus évidents exemples52. »
48Certes, c’est avec raison que Kaeuper signale l’impéritie royale en matière de justice, même s’il souligne peu après que, si la justice royale ne s’est pas davantage imposée en France, c’est que les justices seigneuriales occupaient le terrain et l’occupaient bien, malgré des conflits parfois sanglants, souvent violents. Certes, les chroniques et les récits mettent en avant des crimes effarants à laquelle répond la sauvagerie de la répression. Pour autant, doit-on prendre au premier degré les récits de miracles, les fabliaux et romans, où les violences apparemment gratuites se succèdent comme si l’auditeur, blasé, réclamait sa part de sang53 ? Le jugement porté par l’historien sur les vagues de violence qui traversent le Moyen Âge comme d’autres époques, est bien souvent affaire, comme le reconnaît justement, Anne Zink, d’appréciation personnelle et de sensibilité54. Mais la vie quotidienne ? Peut-on réellement parler de société violente lorsque ce que nous considérerions aujourd’hui comme des incivilités sont portées devant le tribunal, qui, solennellement, condamne leurs auteurs ? L’examen de la vie quotidienne, de la conflictualité ordinaire, des procès et chicaneries incite au contraire à suivre Monique Bourin-Derruau lorsqu’elle écrit que « dans cette société villageoise, [le Bas-Languedoc] la violence semble plus verbale que physique55 ».
Conclusion
49Le tribunal de Chantoin dans ses deux aspects de justice de paix, au service des communautés villageoises, et de justice seigneuriale, vouée à la défense des forêts, des pâtures et des dîmes seigneuriales, peut-il prétendre à une grande efficacité en matière de régulation sociale ? La grande réussite de cette cour de justice, est évidemment sa proximité, et sa constante présence dans les villages56. Le délai entre le délit et son jugement n’excède jamais un an, et souvent, il s’agit de « comparution immédiate », quelques jours après les faits seulement. L’accès au tribunal est facile, même s’il n’est pas gratuit57. Les bayles, notaires et sergents sont connus. Les moyens employés par ce tribunal « en vrai » sont beaucoup moins terrifiants que ce qui est proclamé, à intervalles réguliers, à la porte de la Commanderie : si les peines d’amende et de perforation de la langue pour blasphème étaient réellement en cours, il n’y aurait pas un seul homme, en Devès, qui ne se lamenterait en chuintant devant sa bourse plate. La proximité est même poussée jusqu’à l’exagération, quand les hommes de nos communautés se servent et utilisent, instrumentalisent presque la Cour pour la faire entrer dans leurs propres jeux d’influence, leurs propres guerres intestines58. Les moyens, enfin, qu’utilise ce tribunal, semblent de nature à rétablir rapidement la paix sociale. Délinquants facilement et rapidement reconnus, traduits en justice, menacés, puis réintégrés dans la communauté, après paiement de leur amende. Les accrocs au tissu social que sont les rixes, les vols, les fraudes et les injures sont pris au sérieux par le tribunal, qui n’hésite pas à siéger, même lorsque la cause semble mineure. Du simple point de vue de la régulation sociale, la réussite de ce tribunal villageois, de cette justice itinérante me paraît donc évidente. Mais cette cour est-elle au service de la justice ? Malgré son nom, on peut en douter. Pas de défense, pas de débat contradictoire… et l’intérêt du seigneur qui passe évidemment, avant tous les autres. L’Ordre, dans notre cour seigneuriale, est mieux servi que la Justice.
Notes de bas de page
1 Les deux termes signifiant « lépreux ».
2 Voir Vial Pierre, « Les Templiers en Velay aux xiie et xiiie siècles », Forez et Velay, questions d’histoire et de philologie, Actes du 98e congrès national des Sociétés savantes, Paris, Bibliothèque nationale, 1975, p. 63-83.
3 Cf. L’Ordre Souverain de Malte en Haute-Loire, Société de l’histoire et du patrimoine de l’Ordre de Malte, Le Puy, 1989, 330 p. Chantoin : Haute-Loire, ar. Le Puy-en-Velay, c. Bains.
4 Les compositions et proclamations des xive et xve siècles évitent généralement assez soigneusement d’utiliser les termes trop précis de merum imperium et mixtum imperium, de même que les notions de basse, haute et moyenne justice, trop contraignantes. Ils préfèrent s’en tenir à une définition plus pragmatique, définissant quelle sorte de crime doit être jugé par quel seigneur. Nous les suivrons sur ce terrain. Pour ces notions, se reporter à Giordanengo, Le Droit féodal dans les pays de droit écrit. L’exemple de la Provence et du Dauphiné…, 1988.
5 Comme le 6 mai 1448, proclamation (Arch. dép. Rhône, 48H1378, f° 16), le 16 septembre 1449 (Arch. dép. Rhône, 48H1378, f° 38 v°), le 23 août 1450 (Arch. dép. Rhône, 48H1378, f° 47) ou le 24 juin 1499 (Cartulaire des Hospitaliers du Velay publié par Augustin Chassaing, Paris, A. Picard, 1888, n. p.). Ces proclamations visent à rappeler les interdictions fondamentales que la Cour a le devoir de faire respecter : interdiction de blasphémer, de porter des armes, de prendre du bois vert ou sec, de blesser ou d’injurier, de laisser vagabonder des animaux sans garde… Notons également une composition entre le Prieur de Chantoin et le seigneur de Montlaur, en 1381, qui détermine la juridiction de chacun sur la partie des mandements de Mirmande et Montbonnet qui ressort de Chantoin. (Arch. dép. Rhône, 48H1382, f° 81).
6 Haute-Loire, ar. Le Puy, ch.-l. c. ; c. Saint-Jean-Lachalm ; et c. Bains.
7 Haute-Loire, ar. Le Puy, c. Saint-Germain-Laprade.
8 Cette dernière commanderie est juridiquement une annexe.
9 Pour plus de détails : Cornu, Les Communautés rurales du Velay face aux crises de la fin du Moyen Âge, 1998.
10 « L’om vous fay assaber, de part monsenhor lo grand priour d’auverny chavalier seneschal de Rodes de l’ordre de Sainct Johan de Jherusalem et a la requeste del procurayre de la court ordenarie de Sainct Johan et dos membres et deppendences… » (Cartulaire des Hospitaliers du Velay…, 1888).
11 Charbonnier, « Les justices seignauriales d’Auvergne à la fin du Moyen Âge », 1998.
12 À propos des notaires du Haut Languedoc : Bréchon, « Autour du notariat et des nouvelles pratiques de l’écrit dans les régions méridionales aux xiie et xiiie siècles », 1995.
13 Certains de ces rouleaux nous sont parvenus, ainsi, les Assises de l’Hôtel-Dieu au Vernet en 1492 : Arch. dép. Haute-Loire, fonds Hôtel-Dieu, 1B920.
14 Comme cela paraît dans la nomination de Jehan Aoust comme sergent de l’Hotel-Dieu du Puy, en 1381 : « dantes et concedentes dicto serviens plenam potestatem sayziendum arrestandum ortandum acolandum capiendum et aliam faciendum que pertinent ad officium serviens » (donnant et condédant au dit sergent le pouvoir de saisir, arrêter, lever, être logé, prendre, et autres fonctions qui appartiennent à l’office du sergent) (Arch. dép. Haute-Loire, fonds Hôtel Dieu, 1B907, f° 3 v°).
15 Procès d’André Garnaud des Bineyres, 1479 (Arch. dép. Rhône, 48H1379, f° 79).
16 Charbonnier, « Les justices seigneuriales… », op. cit.
17 Gasparri, Crimes et châtiments en Provence au temps du roi René…, 1989.
18 Procès de Mathieu Pandrau, 2 mai 1481 (Arch. dép. Rhône, 48H1379, f° 105).
19 Soit un nombre correpondant à ce que l’on retrouve à Murol, Vernines, Confolent, en Auvergne, pour la même époque. Charbonnier, « Les justices seigneuriales… », op. cit.
20 18 en 1476, 16 en 1477, 7 en 1478, 23 en 1479, 15 en 1480, 26 en 1481.
21 Ce n’est pas le cas partout. Pierre Charbonnier signale qu’à Murol, au début du xviie siècle, la période de plus grande fréquence dans les tenues d’Assises est l’hiver, tandis qu’aux Martres, c’est le contraire. Infra sa contribution.
22 Procès de Jacme Martin de Vergezac et Vidal Payes de Liac, pour le vol de deux grands pins (Arch. dép. Rhône, 48H1380, f° 33 v°).
23 Arch. dép. Rhône, 48H1379, f° 95 v°.
24 Procès du 7 mai 1479 (Arch. dép. Rhône, 48H1379, f° 61).
25 Procès d’André Garnaud, 21 décembre 1479 (Arch. dép. Rhône, 48H1379, f° 79).
26 Procès de Vidal Chalm, 7 mars 1447 (Arch. dép. Rhône, 48H1378, f° 3 v°).
27 Plan des terriers de Chantoin et Belvezet, 1779-1780 (Arch. dép. Rhône, 48H1395).
28 La quartonnée de Cayres vaut, selon les auteurs, entre 6,4 et 6,8 ares, soit une superficie d’à peine un demi-hectare pour les terres paysannes, allant jusqu’à 20 hectares pour les pâtures de la Commanderie, cf. Les Anciennes mesures locales du Massif central…, 1990.
29 Procès de Jehan et Jacme Mandin, 7 mai 1448 (Arch. dép. Rhône, 48H1378, f° 17).
30 Procès des hommes de Belvezet, Les Bineyres, Gourlong et Séneujols, samedi 30 octobre 1450 (Arch. dép. Rhône, 48H1378, f° 49).
31 Procès de « la femme de Pierre Fabre » de La Glutonie, mars 1452 (Arch. dép. Rhône, 48H1378 bis, f° 6).
32 Voir, à propos des animaux utilisés comme instruments de vengeance par les villageois les uns contre les autres, Cornu, « Conflits villageois au Moyen Âge en Velay : Boussillon [Haute-Loire] à la fin du xve siècle », 1996.
33 Qui représente 4,5 % du nombre absolu d’actes.
34 Comme par exemple : « nequis sit ausus iniuriare verbo vel facto » (que nul n’ose blesser par le verbe ou en fait), proclamation, le 6 mai 1448 aux Pandraux (Arch. dép. Rhône, 48H1378, f° 16).
35 Sans préjudice des affaires qui auraient été réglées autrement. Les registres de notaires que nous possédons pour la région ne mentionnent jamais de règlements de conflits violents, mais des Cours de haute justice pourraient avoir été amenées à juger de cas plus graves que de simples rixes. Malheureusement, nous ne possédons pas les documents qui pourraient faire le lien entre la petite délinquance traitée par la Cour de Chantoin et les affaires plus graves, que les lettres de rémission dévoilent.
36 Procès d’André Garnaud des Bineyres, juillet 1492 (Arch. dép. Rhône, 48H1380, f° 18 v°).
37 Arch. dép. Rhône, 48H1379, f° 70 v°. Acte traduit dans la section « Pièces justificatives ».
38 La référence en la matière reste Guénée, Tribunaux et gens de justice dans le bailliage de Senlis à la fin du Moyen Âge…, 1963.
39 Cazenave, « La ronce et le grain… », 1994, p. 99.
40 Haute-Loire, ar. Le Puy, c. Le Monastier sur Gazeille.
41 Acte du 28 novembre 1462 reçu par maître Chaumin Vital (Arch. dép. Haute-Loire, 3E123 [1], f° 52 v° [traduction]).
42 Les proclamations rappellent occasionnellement l’interdiction absolue de porter des armes dans toute la juridiction, et cette interdiction n’est pas levée pour les sergents. Exemple : proclamation d’août 1450, devant la porte de la Commanderie de Saint-Barthélemy (Arch. dép. Rhône, 48H1378, f° 47). Bien entendu, une interdiction souligne généralement le fait que la chose interdite est pratiquée en fait, mais il n’est jamais fait mention d’un sergent ayant porté une arme quelconque.
43 Taxe sur les ventes.
44 Dans le texte : iniuriare.
45 Arch. dép. Rhône, 48H1378, f° 47.
46 Dans le cadre, du moins, de la justice courante, et qu’il s’agisse des peines corporelles ou des fortes amendes. Cela jette une lumière particulière sur la réalité des châtiments de la haute justice. Exemple : Fuhrmann, « Punition de la violence par la violence : cruauté des sanctions dans le droit pénal médiéval en Allemagne », 1994.
47 « Quia, non obstantis edicto 60 solidos nequis sit ausus animalia abire sine licentia item hiis non obstantis delatus abire permisit in pasturale Petrus Jaussuy de Ramoroscle de Sanha Redunda » (Arch. dép. Rhône, 48H1378, f° 4 v°).
48 Il n’est pas possible de faire des statistiques à ce sujet, nous ne connaissons pas le dénouement de nombreux actes.
49 À la même époque, une chèvre est estimée à 20 sous (Arch. dép. Rhône, 48H1379, f° 50). En 1464, une maison est vendue 9 livres tournois dans un village voisin (id., 3E123, f° 64).
50 Sentence du Sénéchal de Beaucaire et Nîmes portant défenses aux officiers de la Cour Commune et aux notaires du Puy de faire des informations en matière de contraventions sans gravité et d’injures légères non visées par la loi Cornelia, 7 décembre 1428 (Arch. mun. Le Puy, FF7). La Cour Commune est la juridiction dépendant de la double autorité du roi et de l’évêque de la ville du Puy.
51 Sentence du Sénéchal de Beaucaire et Nîmes portant défenses aux officiers de la Cour Commune et aux notaires du Puy de faire des informations en matière de contraventions sans gravité et d’injures légères non visées par la loi Cornelia, 7 décembre 1428 (Arch. mun. Le Puy, FF7). La Cour Commune est la juridiction dépendant de la double autorité du roi et de l’évêque de la ville du Puy.
52 Kaeuper, Guerre, justice et ordre public…, 1994.
53 Comme cela a été fait lors du colloque La Violence dans le monde médiéval…du Centre universitaire d’études et de recherches médiévales d’Aix, de mars 1994. Décalons le propos : une des sociétés les plus sûres de l’histoire de l’humanité, le Japon de la fin du xxe siècle, fut aussi le plus grand pourvoyeur d’une littérature extrêmement violente, connaissant une très large diffusion…
54 Cf. sa contribution : « Comme je ne peux pas m’empêcher de voir le bon côté des sociétés que j’étudie, je répète sans cesse que les choses qui se passent bien, normalement, pacifiquement, ne laissent pas de traces dans les documents ; d’autres collègues, au contraire, sont contents lorsqu’ils pensent pouvoir parler de sensibilité à fleur de peau ou de brutalité […] j’ai l’impression que la subjectivité des historiens, et tout d’abord la mienne, interviennent beaucoup en la matière. » Voir également la contribution de Michel Brunet, convaincu de « la violence de la société civile […] dans la province du Roussillon », supra les réflexions d’Antoine Follain sur les violences détournées sur de « pauvres bourriques » et comme données objectives le 3e tableau de la contribution de Pierre Charbonnier « Les matières des procès en 1584 » devant la haute justice de Murol, où ne figurent que 5 cas de violences physiques pour 276 procédures relatives à l’endettement.
55 Bourin-Derruau, Villages médiévaux en Bas-Languedoc : genèse d’une sociabilité (xe-xive siècle), 1987, t. II, p. 182.
56 Notons que la constante présence de la justice dans une communauté d’habitants peut aboutir à l’inverse : une société minée par la peur et la délation, comme en Sabarthès des années 1320. Cf. Cazenave, « La ronce et le grain… », op. cit.
57 Les frais de justice ne sont pas mentionnés dans les actes, mais ils ne sont évidemment pas absents.
58 Cornu, « Conflits villageois au Moyen Âge en Velay… », op. cit.
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