Conclusion. Savoir ruraux en mouvement Profusion, sensibilité et captation
p. 403-406
Texte intégral
1Tout au long de l’ouvrage, les différentes enquêtes ont mis en exergue l’importance de considérer les savoirs ruraux dans l’étude des campagnes. De la manière d’arpenter les champs aux ambitions politiques étatiques, d’une expansion de la sériciculture, des dégâts épizootiques récurrents à l’époque moderne à la mémoire évanescente des catastrophes naturelles, ce sont des configurations multiples qui requièrent, mobilisent, consomment, développent, agencent des savoirs dans une mise en mouvement de la vie des campagnes.
2En conclusion de cet ouvrage collectif, nous voudrions insister sur trois points essentiels, qui recoupent les apports des différentes contributions : la profusion des connaissances déployées à propos des campagnes ou en leur sein, les linéaments d’une histoire des expériences sensibles de la ruralité et, enfin, le lent recouvrement des rationalités locales par des processus de captation portant de nouvelles hiérarchies guidées par des mouvements d’unification et de standardisation (qu’ils viennent du domaine économique ou de la structuration des disciplines scientifiques).
Une connaissance intime du monde rural : la profusion des savoirs
3Les capacités de perception, d’appréhension et d’usage de l’environnement rural définissent un corpus important de connaissances. Bien sûr, la compréhension des processus minéraux (Jérôme Lamy), végétaux (Gilles Denis) ou animaux (François Vallat) domine : l’enjeu de la production de nourriture reste crucial. Plus généralement, ce sont toutes les extractions de matières végétales comme les résines (Sylvain Burri) qui fondent des savoirs protéiformes. Plusieurs enquêtes de l’ouvrage montrent que les catégories usuelles du disciplinaire ne peuvent être mobilisées pour décrire les constellations de connaissances mises en œuvre dans les différentes opérations de description et d’usage du monde rural. Les savoirs des artisans, étudiés par Stéphane Lembré, ne renvoient pas strictement à des domaines académiques clairement identifiables. L’une des propriétés remarquables des savoirs ruraux est d’être fréquemment constitués en complexe de ressources théoriques, de compétences techniques spécifiques, de culture orale et de transmission longuement répétée. Le Livre des prouffitz champestres, étudié par Fleur Vigneron, témoigne, pour la fin du Moyen Âge, de cet agencement spécifique de compétences. Par la suite, les gabarits des disciplines, tels qu’ils émergent peu à peu au cours de l’époque moderne et, plus fermement à partir du xixe siècle, restent impropres à restituer ce foisonnement de rationalités pratiques.
Gestes et sensibilités
4Une grande partie de ces connaissances repose sur des rationalités d’expérience liées aux sens, aux gestes et, plus globalement, à l’immersion somatique. C’est ainsi que les éleveurs de brebis fabriquant du roquefort, étudiés par Sylvie Vabre, font d’abord valoir la routinisation de leurs pratiques comme un moyen de comprendre intimement les procédures menant à la production de fromage. De même, le repérage des pollutions agricoles en Bretagne, analysé par Alix Levain, passe par une mise en série d’indices sensibles. Le corps est le premier instrument des savoirs ruraux ; la capacité d’entraînement des sensibilités, leur formation et leur mobilisation permanente informent une rationalité quotidienne. La mise en forme des savoirs d’arpentage implique ainsi une intervention de la population (Bruno Jaudon) qui parcourt le paysage, en connaît les replis et les spécificités.
5Mais ces savoirs de l’environnement intime peuvent aussi disparaître, s’oublier, se dissoudre dans le temps. Le souvenir des tempêtes côtières a ainsi disparu de l’horizon des habitants de la côte Atlantique, comme le montre Thierry Sauzeau. De façon générale, le rapport au temps est crucial dans l’approche historique des savoirs ruraux : les relectures successives, sur plusieurs siècles, du Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres témoigne, comme le montre Dominique Vidal, d’une relation contrariée et complexe à la mémoire des connaissances.
Captation et nouvelle hiérarchisation
6Une évolution multiforme mais nettement orientée dans le temps émerge des différents chapitres rassemblés dans cet ouvrage : les rationalisations disciplinaires et économiques enveloppent les savoirs ruraux et les organisent selon des logiques de réduction et de codification. Pour la fin du Moyen Âge, les articulations entre savoirs livresques et connaissances pratiques semblent relativement fluides (Jean-Yves Dufour). Mais il s’agit, à partir de l’époque moderne notamment, de faire entrer les connaissances des campagnes dans les répertoires normés de la modernité et du capitalisme. Les pratiques de mesures agricoles (Pierre Portet) ou les principes de sélection des plantes (Jacques Caplat) sont peu à peu intégrés dans des procédures d’unification et de standardisation ; les spécificités locales sont réduites, les idiosyncrasies lissées. La puissance rationalisatrice est à l’œuvre même lorsque les acteurs locaux (par exemple les membres de la société des Thesmophories étudiée par Antoine Follain) développent leurs propres pratiques : les références disciplinaires fixent l’horizon d’attente. Les processus de délégitimation (comme dans le cas des agronomes du xixe siècle rapporté par Fabien Knittel) visent à faire disparaître les compétences jugées obsolètes ou routinisées.
7Les ressources rurales considérées comme des éléments d’une économie à plus ou moins grande échelle, font l’objet d’une captation politique aux fins d’une rationalisation marchande. Très tôt, comme le souligne Jean-Baptiste Vérot avec la sériciculture, les acteurs de l’État conçoivent les savoirs ruraux comme un dispositif intégré à l’appareil de production. C’est un immense appariement de valeurs qui est peu à peu mis au point pour faire correspondre les réalités sensibles du territoire et les valeurs fiscales ou économiques des espaces ruraux et de leurs productions (Bruno Jaudon). De cet effort de rationalisation capitaliste naît, au xxe siècle, une science économique de l’agriculture qui met en forme les flux de valeurs et de productions des campagnes.
8Les savoirs ruraux sont ainsi pris dans des processus de captation, de reconfiguration, d’oubli, de délégitimation, de redécouverte et de circulation. De cet ensemble si vaste de tensions et de fragmentations, il résulte un véritable éclatement des savoirs ruraux : invisibilisés par les processus oraux qui les ont perpétués, interceptés et transformés par les grands processus de rationalisation, distribués dans une multitude de pratiques, engagés dans les expériences de la vie quotidienne, ils ont connu un véritable mouvement d’éclatement à la fois social, épistémique, politique et technique.
9Cet ouvrage a voulu regrouper les différentes projections de ces connaissances propres aux campagnes. Les rassembler et les problématiser comme des savoirs travaillés par des logiques pratiques et sensibles communes, revient d’une certaine façon à restituer l’unité profonde de rationalités capables d’appréhender les environnements ruraux.
Auteurs
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