Introduction de la deuxième partie
p. 159-162
Texte intégral
1Les campagnes sont l’objet, depuis le Moyen Âge, d’un investissement politique ; celui-ci résulte d’une construction lente d’un ensemble de domaines d’activités rurales jugées cruciales : l’État en formation, l’administration, les relais publics et les groupes sociaux, dont les intérêts pouvaient être liés à la vitalité campanaire. Les savoirs ruraux prennent donc place dans une série de transformations profondes des structures étatiques, économiques et techniques qui considèrent les campagnes comme des enjeux politiques. La maîtrise, souvent locale, des ressources hydrauliques1, les grandes campagnes d’assèchement des marais engagées à grande échelle à partir du xviie siècle2, le déploiement des préceptes physiocratiques3, l’émergence d’une administration agricole au xviiie siècle4, la multiplication des enquêtes rurales au xixe siècle5 puis l’intégration du monde rural dans les politiques de développement du xxe siècle6, scandent une histoire politique des savoirs ruraux.
2Si ces grandes tendances incluent les connaissances des campagnes dans un régime régulatoire des sciences7 qui articule les attentes publiques et les pratiques scientifiques, bien d’autres modalités politiques concernent les savoirs ruraux : les appropriations collectives passent notamment par la diffusion de certains ouvrages, l’élaboration d’une pédagogie spécifique, l’affrontement à des problèmes ou des phénomènes inédits.
3Dans cette partie, les auteur·e·s déplient différentes configurations politiques impliquant des savoirs ruraux. Jean-Baptiste Vérot évoque l’investissement de l’État royal dans le développement de la culture du mûrier aux xviie et xviiie siècles. Il montre notamment que c’est l’alignement des intérêts savants et administratifs qui permet la définition d’une politique publique au succès mitigé. Effectivement, l’une des caractéristiques des connaissances propres aux espaces ruraux est leur lente maturation. L’efficacité en matière de lutte contre les épizooties n’est guère visible avant le xixe siècle et le développement d’une prophylaxie vétérinaire. François Vallat en retraçant les nombreuses épizooties d’Ancien Régime et la faiblesse des moyens mis en œuvre pour les contrer, retrace l’histoire des tentatives d’une police sanitaire qui peine à définir des conduites opérantes.
4La circulation d’ouvrages agronomiques, convergents avec des actions publiques d’intensification agricole, constitue une autre modalité politique d’intégration des savoirs ruraux. Dominique Vidal, en restituant la lente réhabilitation du Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres pointe notamment les affinités entre ce traité du début du xviie siècle et les nouvelles attentes scientifiques du siècle des Lumières. C’est bien son efficacité politique supposée pour un accroissement des productions qui sert de point d’appui à sa reprise jusque dans les arcanes de l’administration impériale. La définition d’une politique des savoirs ruraux passe notamment par la configuration des réseaux pédagogiques de transmission. C’est en leur sein que circulent des attentes et/ou des exigences politiques. Stéphane Lembré en s’intéressant à l’enseignement agricole délégué aux artisans ruraux à partir de la fin des années 1930 met au jour les ressorts d’une politique publique visant à diffuser les innovations techniques en s’insérant dans la transmission des savoirs. C’est tout l’appareil d’État qui est mobilisé, de même que les structures départementales – contribuant ainsi à définir un corpus de savoirs artisanaux utiles.
5Le travail politique ne consiste pas uniquement en une programmation « par le haut » d’un schéma d’organisation et de structuration des savoirs sur le territoire. Il prend aussi la forme d’une construction collective des expériences. Dans les cas des pollutions agricoles en Bretagne, Alix Levain montre que les savoirs d’expérience viennent affronter la mise en cause des agriculteurs. Les mécanismes de réduction des dissonances cognitives viennent soutenir une défense locale du travail agricole. Ici, les savoirs ruraux se déploient dans toute leur diversité et irriguent les débats et les controverses. Ce qui se joue dans ces reconfigurations c’est aussi la capacité à produire un savoir reconnu sur un espace rural et la perception que l’on en a.
6Enfin, la temporalité est un facteur déterminant de l’action politique comme de la mobilisation des savoirs. La tempête Xynthia, en dévastant les côtes atlantiques, a révélé à la fois une relégation des connaissances plus anciennes sur les catastrophes climatiques, une valorisation des savoirs d’ingénieurs et une soif d’aménagement. Thierry Sauzeau met en exergue, dans le chapitre qu’il consacre à la catastrophe naturelle de 2010, la dissolution de structures collectives de recueil des expériences de ces évènements hors-normes, seules à même de prévenir les futurs dangers.
7La diversité des approches politiques décrites dans cette partie invite à considérer les savoirs ruraux dans leurs intrications profondes avec les différents degrés de l’action collective – que celle-ci soit structurée par les instances étatiques ou plus diffuse.
Notes de bas de page
1 Benoit Paul, Berthier Karine, « L’innovation dans l’exploitation de l’énergie hydraulique d’après le cas des monastères cisterciens de Bourgogne, Champagne et Franche-Comté », in Actes du VIe Congrès International d’Archéologie Médiévale (1er-5 octobre 1996, Dijon, Mont Beuvray, Chenôve, Le Creusot, Montbard), Caen, Société d’archéologie médiévale, 1998, p. 58-66.
2 Ciriacono Salvatore, « Dessèchement et politique agricole en France aux xviie et xviiie siècles », in Ciriacono Salvatore (dir.), Eau et développement dans l’Europe moderne, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 69-86 ; Morera Raphaël, L’assèchement des marais en France au xviie siècle, Rennes, PUR, 2011.
3 Klotz Gérard, Minard Philippe, Orain Arnaud (dir.), Les voies de la richesse ? La physiocratie en question (1760-1850), Rennes, PUR, 2017.
4 Ferry Guy, Mulliez Jacques, L’État et la rénovation de l’agriculture au xviiie siècle, Paris, PUF, 1970.
5 Vivier Nadine, « L’âge d’or des grandes enquêtes agricoles : le xixe siècle », Annales du Midi, t. 125, no 284, p. 495-510.
6 Müller Pierre, Le technocrate et le paysan. Essai sur la politique française de modernisation de l’agriculture, de 1945 à nos jours, Paris, Éditions Ouvrières, 1984.
7 Lamy Jérôme., « L’État et la science. Histoire du régime régulatoire (France, xvie-xxe siècles) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no 134, 2017, p. 87-111.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008