Du cinema à la littérature, et retour : figures de la projection traumatique
p. 157-176
Texte intégral
1Penser la projection comme un opérateur entre littérature et cinéma comporte un risque méthodologique évident, celui de la métaphore : comment se prémunir de la facilité improductive d’une réflexion sur le film qui, du moment qu’il adapte un livre, « projetterait » naturellement des images sur un texte ? Comment, à l’inverse, ne pas considérer toute description littéraire d’images filmiques comme un appel à la projection mentale du lecteur ? L’un des moyens de contourner ce danger est peut-être de prendre la projection à la lettre, c’est-à-dire comme le dispositif spectaculaire spécifique du cinéma, et de bâtir un corpus d’étude mixte où des récits écrits et filmiques sont liés par un processus de réécriture transmédiatique qui, sans relever de l’adaptation, les articule à travers le motif d’une projection d’images dans une salle obscure.
2J’ai donc retenu trois séries d’œuvres qui permettent de balayer à grands traits toute l’histoire du cinéma et offrent un éventail représentatif des possibilités projectives entre cinéma et littérature : il s’agit d’une part du Mystère des roches de Kador (film de Léonce Perret, 1913) et des Fantômes du muet (récit de Didier Blonde, 2007), d’autre part de Persona (Ingmar Bergman, 1966) et Fight Club (Chuck Palahniuk, 1996 ; David Fincher, 1999), et enfin d’une triade comprenant Psychose (Alfred Hitchcock, 1960), 24 Hour Psycho (installation de Douglas Gordon, 1993) et Point Oméga (roman de Don DeLillo, 2010). Ces différents cas se fondent tous sur une expérience de projection, en séance privée ou publique, dans un cabinet médical, un cinéma ou un musée, selon un nouage à interroger entre les images fugaces inscrites sur un écran et le choc du sujet1.
3 À partir de la vision du film muet Le Mystère des roches de Kador, le récit de D. Blonde se prend en effet à rêver un autre trauma pour l’héroïne que celui dont l’a guérie, dans le film de L. Perret, la reconstitution filmée de son aventure et sa projection. Au-delà d’une adaptation du roman homonyme de C. Palahniuk, le film Fight Club s’avère, de son côté, une anamorphose postmoderne du grand film théorique sur la projection traumatique qu’est Persona. Enfin, Point Oméga invente une étrange parabole sur le trauma de la seconde guerre américaine en Irak, qui s’origine et se résout mystérieusement dans la vision en contrepoint de 24 Hour Psycho de D. Gordon, projection de Psychose ralentie sur 24 heures. Inversant la vectorisation canonique qui opère le plus souvent de l’écrit à l’écran, ce corpus hétéroclite présente des œuvres qui instaurent en moteur poétique, du cinéma à la littérature, le dispositif du transport d’images. Dans ces quelques figures théorisées par les textes mêmes, la projection se cristallise en énigme et, partant, en une source infinie de fictions interprétatives qui dessinent une anthropologie moderne du désastre, intime et historique.
L’écran blanc, la projection délirante et le trauma : D. Blonde et L. Perret
4Pour commencer, un bref rappel de l’argument du Mystère des Roches de Kador : le film de L. Perret raconte la machination de Fernand de Kéranic pour s’emparer d’un héritage qui doit lui revenir si sa nièce Suzanne meurt ou devient folle. L’oncle malfaisant drogue la jeune femme (elle s’effondre sur le rivage de Kador) et tire sur son prétendant Jean d’Erquy : les deux fiancés survivent après une nuit de dérive au large des côtes bretonnes, mais Suzanne devient catatonique. Le professeur Williams, psychiatre innovant, la sauve en reconstituant l’après-midi fatale sur les indications de Jean d’Erquy et en lui en projetant le film. L’anamnèse cathartique passée, Fernand de Kéranic est finalement trahi par son écriture manuscrite et reconnaît ses crimes.
5Un même événement est ainsi mis en scène et donné à voir trois fois : la première, où subsistent de nombreuses opacités et invraisemblances, par Kéranic (significativement joué par L. Perret lui-même) ; puis par le professeur Williams, mais selon les souvenirs lacunaires du prétendant ; enfin tel qu’il est projeté sur l’écran, face à Suzanne hypnotisée, pour finir par se fondre au blanc. La troisième occurrence, celle qui guérit, est donc médiatisée par un écran qui permet de mobiliser la dynamique théorisée par Stéphane Lojkine : « Le dispositif de projection suppose l’interposition entre le réel et la représentation d’un écran qui filtre, déforme, stylise ce réel, construisant la dimension symbolique de la représentation2. » Ici, le réel est filtré à plus d’un titre, ne serait-ce que par l’angle mort qu’est la culpabilité de Kéranic, dont le spectateur a conscience mais pas le prétendant. L’écran s’exhibe comme cadre d’une projection qui ne paraît avoir d’efficace curative qu’à la mesure, paradoxale, du hors-champ où le coupable – qui est aussi le metteur en scène – peut encore se tapir.
Le dispositif […] organise la représentation pour qu’elle médie la brutalité de ce qui, du réel, a atteint comme choc le sujet. La répétition est le processus de recouvrement du choc : elle introduit un ordre simple, et qui se répète, dans le chaos originel de ce qui a fait irruption de façon traumatisante aux yeux, et plus généralement aux sens, du sujet en proie au choc. […] Pour le sujet, l’ordre structurant de la répétition, qui se manifeste par des images réitérées, vient recouvrir, réparer le désordre du trauma initial3.
6En ce sens, la guérison miraculeuse de Suzanne demande autre chose qu’une clinique mécanique de la projection ; elle n’est possible que parce qu’elle cache tout en montrant, qu’elle escamote encore la part la plus secrète du trauma : ici, la manipulation. Suzanne ne peut pourtant ignorer, tant le procédé est grossier, que Kéranic l’a droguée – le spectateur a assisté au moment où l’oncle verse le narcotique dans sa tasse à thé, et au malaise qui s’ensuit sur la plage – mais, même après sa « guérison » (« elle pleure, elle est sauvée », formule le carton qui conclut la séquence), elle ne paraît jamais en prendre conscience. Pas plus qu’elle ne se rend compte que la manipulation continue, au sens où le double reenactment de l’action dont elle est l’objet plus que le sujet est toujours cadré selon le même point de vue avec, à la place du filmeur-tireur (selon l’équivoque du verbe anglais to shoot), soit la caméra du psychiatre, soit, en abyme, elle-même en marionnette à qui Williams ordonne de regarder.
7« La représentation apparaît alors comme zone d’ombre protégée par l’écran, constituée d’un maillage rhétorique assurant la mimésis, mais bordée et trouvée par la lumière aveuglante du réel4. » L’écran blanc final matérialise la possibilité de cette apocalypse du sujet qui, dans le film de L. Perret, guérit Suzanne sans aller jusqu’au complet dévoilement. Or la fiction de D. Blonde va s’engouffrer dans ce blanc de l’image pour y projeter le savoir de Suzanne – ce savoir insu que l’écrivain fantasme à partir de la logique psychique de l’écran, lieu et réceptacle de la figurabilité inconsciente.
8En effet, si la suite du film ne laisse supposer, dans cette séance cathartique de cinéma, aucune autre révélation pour Suzanne que celle de s’être vue et donc, enfin, reconnue (la projection ici rend à soi-même), la mise en scène en revanche creuse l’image de la possibilité d’une autre projection. Le geste de toucher l’écran blanc comme pour s’y fondre produit une figure qui matérialise en mystère la commotion du personnage : Suzanne cesse d’être une silhouette sur un écran (une doublure) et, en se précipitant vers la toile blanche, semble faire corps avec elle tout en s’en détachant : sujet face à son savoir insu, confrontée à un aveuglant retour du refoulé. Pourtant le film continue ensuite sur sa lancée générique de film policier, comme si de rien n’était.
9Il a néanmoins ménagé avec cet écran blanc une possibilité d’investissement infini, que D. Blonde exploite dans « Reconstitution », un chapitre des Fantômes du muet qui se déploie sciemment autour de l’idée de projection. « La pellicule se mit à zigzaguer d’un pignon à l’autre, aiguillée par des roues crantées, en me faisant croire que j’étais à l’intérieur même de l’appareil de projection dont le mécanisme était mis à nu5. »« Ce fantôme de la réalité poursuivi par D. Blonde passe [d’autant plus] sous ses travestissements entre film et écriture6 » que les intervalles ménagés dans ces transferts intermédiatiques relèvent d’un double mouvement de projection psychique et cinématographique. Le mode de captation originaire du cinéma ressortit en effet à la trace et l’empreinte, la nature de ses images à la latence et son affichage projectif à la révélation : sa caractéristique médiatique est donc bien la spectralité7. « La perception des “fantômes du muet” s’éternise dans la projection cinématographique, qui les fait advenir sous un jour imprévu8. »
10« Le “mystère” du titre était d’abord celui de cette jeune femme qui me tournait le dos, face à un écran blanc, ébloui de lumière, sur lequel il n’y avait rien à voir9. » À ce mystère, D. Blonde substitue une interprétation motivée par sa jalousie anachronique envers le prétendant bellâtre du personnage qu’incarne l’actrice Suzanne Grandais, « un pommadé entre deux âges » :
À le regarder de près, le mystère des Roches de Kador n’était peut-être pas celui que l’on croyait, il cachait une manipulation, celle même du cinéma, dont le professeur Williams, obsédé par sa théorie, était le complice involontaire. La reconstitution, qui en était la pièce maîtresse n’était fondée que sur un faux témoignage, celui du fiancé qui n’avait rien vu puisqu’il ne survenait qu’après le drame : c’était pourtant sur ses indications qu’on filmait la scène sur la plage. La méthode du professeur Williams était détournée à des fins criminelles, les faits truqués et les images une pure fiction destinée à faire oublier ce qui s’était réellement passé quand le jeune capitaine d’Erquy s’était retrouvé seul avec la jeune fille évanouie, livrée sans défense au fond de la barque. La véritable agression dont il était l’auteur et qui avait causé le traumatisme avait été censurée par le hors-champ, dans l’ellipse d’une nuit passée en mer. Le faux souvenir de la plage faisait écran à un viol nocturne10.
11Si la jalousie se formule ironiquement comme une supposition – « je démasquais le vrai coupable dont, peut-être, j’étais secrètement jaloux » –, la version alternative qui s’impose à D. Blonde a tout de la projection délirante : le viol de la femme évanouie peut être compris comme la manifestation obscène et déplacée sur Jean d’Erquy, le fiancé falot, de ce qu’on pourrait nommer par condensation la « cinécrophilie » fétichiste de cet « étrange archiviste qu’est Didier Blonde11 ». Or cette hypothèse iconoclaste n’est qu’une façon d’entrer dans un jeu projectif instauré par le film lui-même entre l’écrit et l’écran, jeu que prolonge D. Blonde en faisant du cadre blanc la page vierge des projections imaginaires et scripturales du narrateur :
Si la toile de l’écran est bien blanche devant les yeux de la jeune fille épouvantée, c’est parce que c’est à ce moment précis, après la fausse reconstitution dont la projection est terminée, que se déroule pour elle la véritable scène de reconnaissance, devant une image latente, ou un leurre qui piège les figurants de son inconscient. Comme pour Suzanne, l’écran, blanc, est notre chambre noire12.
12La fiction de D. Blonde se fonde donc sur le potentiel projectif du film de L. Perret, en ce que celui-ci formule explicitement son enjeu figuratif comme l’articulation problématique d’un texte et d’une image, à travers le décalage ou la surimpression mentale qui s’opèrent entre eux. Dans cette œuvre où la présence massive des intertitres et des mentions graphiques n’a pas souvent été analysée, il y a trois moments, ou trois états d’une combinatoire, dans l’accomplissement de ce programme de recouvrement et d’écart :
- entre l’image et l’image, dans le cadre de la méthode du professeur Williams, puisque le souvenir virtualisé par son oblitération est censé être actualisé par la reconstitution filmée. Mais il faut également remarquer que dans cette configuration cathartique travaille aussi l’opposition violente entre un écran noir écrit, celui de l’intertitre où Williams intime l’ordre à Suzanne de regarder, et un écran blanc où Suzanne voit l’invisible (sans apparemment y retrouver ce que le spectateur a déjà vu, c’est-à-dire l’identité du coupable). C’est à la possibilité d’écrire tout un texte, noir sur blanc, pour combler cette béance, que s’emploie
D. Blonde, en un geste de poétique projective du cinéma à la littérature. - Entre le texte et le texte, via la péripétie ultérieure qui confond enfin Kéranic : il avait attiré Jean d’Erquy sur la plage de Kador en signant un billet du nom de Suzanne ; lorsque, bien plus tard, après la scène de projection cathartique, d’Erquy retrouve une vraie missive de la main de la jeune fille, il soupçonne enfin le jeu d’écriture. En rapprochant mentalement l’insert manuscrit mensonger et la lettre autographe, le spectateur peut lui aussi voir, comme par décalque à distance, ce qu’il a toujours déjà su, c’est-à-dire que Kéranic est coupable. Le texte est ici traité comme image et ligne, figure et non discours : la projection accuse le décalage graphologique.
- Enfin, entre le texte et l’image, à nouveau entre le début et la fin du film, attestant que l’enjeu du Mystère des roches de Kador est bien la projection en ce qu’elle permet le recouvrement simultané ou différé d’un état par un autre, d’un plan par un autre. Quant le film commence, un insert sur le journal intime de Suzanne évoque une image que le film n’actualise pas : Suzanne écrit sur son carnet le souvenir ému de son fiancé à cheval, en uniforme fringant. Or le dernier plan du film consiste précisément en l’image que le texte décrivait sans montrer : la mise en scène détache le cavalier au fond d’une enfilade de surcadrages, dans le dos de la jeune femme qui, la tête pensive, semble rêver sans rien voir. L. Perret opère ainsi le transfert des mots à leur assomption imaginaire par un dispositif d’écran et d’emboîtement des regards intérieur (Suzanne) et « extérieur » (le spectateur) qu’il est dès lors possible de penser en termes de cône projectif.
Le Mystère des roches de Kador de L. Perret (Gaumont Vidéo, TDR), 3e minute.

Le Mystère des roches de Kador de L. Perret (Gaumont Vidéo, TDR), 43e minute.

13Le Mystère des Roches de Kador est peut-être l’un des premiers films à théoriser ainsi en images la prégnance psychique d’un dispositif qu’il figure à la fois comme un rituel cathartique et comme une manipulation du visible par l’invisible : processus de chevauchement du même et de l’autre, du hors-champ et de l’écran, et enfin de l’écrit et de l’image en mouvement – ce que confirme le texte de D. Blonde en mettant au travail les intervalles ménagés par le film.
Persona et Fight Club : figure et simulacre
14Persona peut à son tour faire office de jalon dans la pensée de la projection puisque ses « fictions d’images13 » en proposent en quelque sorte la théorie en acte. Dans ce film comme dans celui de L. Perret, on est frappé par la présence des mots, non pas écrits, mais prononcés ou répétés comme autant d’appels à la fantasmatique de chaque spectateur. Pour autant, ce n’est pas dans ce sens que je souhaite articuler ici la projection, le texte et l’image, mais à nouveau dans la confrontation et l’écart avec un roman qui, me semble-t-il, offre une variation sur les motifs du film d’I. Bergman. D’où la question : dans quelle mesure Fight Club de C. Palahniuk réécrit-il Persona et remet-il en jeu la dimension intermédiatique de la projection ? Afin d’y répondre, un détour préalable s’impose dans le champ des réécritures filmiques pour y mobiliser la notion de remake secret.
15Le remake secret14 désigne une forme de reprise, pas tant inavouée qu’oblique et déguisée car marquée, comme le texte manifeste d’un rêve, par un travail de figurabilité destiné à réélaborer, et non répéter, un matériau latent. Selon Martin Lefebvre, qui envisage le devenir des traces d’un film dans l’esprit du spectateur, ces impressions sédimentées nourries à la fois de compréhension, de mémoire et d’imagination15, un texte source peut être étudié en termes de figure matricielle pour qu’apparaissent ensuite les transformations que lui imprime le texte second. Dans le cas du remake secret, il s’agit d’une relation de film à film, mais rien n’empêche de mobiliser ce modèle dans les relations transmédiatiques. L’important est que ce type de réécriture secrète, fondée sur le modèle du « travail du film16 » et du Traumarbeit freudien, aboutit à une reprise « défigurée » des traits sémantiques et syntaxiques du texte source pour en faire transparaître la part traumatique refoulée, l’approfondir ou l’expliciter. Or dans les œuvres et par opposition aux rêves, il ne peut s’agir de latence à proprement parler puisque tout y est manifeste. C’est l’analyse qui, travaillant sur les manifestations du texte écrit et filmique, en actualise les dynamiques virtuelles, propose une lecture de ces constellations.
16À ce stade, une nouvelle question surgit : le rapport entre deux œuvres ne serait-il qu’une projection d’analyste ? Si, dans sa démonstration sur Psychose (A. Hitchcock, 1960), M. Lefebvre dénie souvent la possibilité d’envisager la figure comme projection, c’est pour se garder des accusations de délire, qu’il soit d’« interprétation » ou d’« utilisation », pour reprendre les termes d’Umberto Eco :
Utiliser un texte symboliquement, c’est donc y trouver ce qu’on y projette (Dieu, par exemple). Mais n’est-ce pas là justement ce que je fais lorsque j’interprète le meurtre sous la douche sous l’angle de l’alimentation et de la digestion ? Ne suis-je pas en train de projeter mes propres obsessions sur le film ? […] [J]’accepte volontiers que l’alimentation et la digestion fassent partie de mes obsessions […]. En cela, je rappelle que la figure résulte de l’intégration des résultats de la spectature au sein de l’imaginaire du spectateur – je préfère d’ailleurs cette formulation à la notion de « projection », laquelle ne souligne pas assez l’aspect appropriatif de la figure : avec la figure je m’approprie le film et m’en construis une mémoire17.
17Il est étonnant que la notion de projection soit congédiée par M. Lefebvre au motif d’un défaut d’appropriation, quand c’est précisément ce qu’on reproche aux analyses accusées de « projeter » : certes, si l’on s’en tient au réseau d’images de son argumentaire, la figure possède elle-même une capacité d’ingestion et digestion du film – son intégration ou appropriation – qui paraît opposée à la vectorisation de la projection, dans son sens psychologique, de l’intérieur vers l’extérieur. Pourtant, en adossant l’analyse aux processus objectifs mais aussi subjectifs de la spectature (processus tout à la fois perceptif, cognitif, argumentatif, affectif et symbolique), la théorie de la figure permet d’utiliser la dynamique projective non plus dans son acception péjorative de divagation arbitraire, mais comme un processus psychique révélateur des virtualités de l’œuvre, réagissant, quand bien même à son insu, aux sollicitations ménagées par le texte ou l’intervalle entre deux textes. C’est pourquoi cette divergence de sensibilité sur la projection ne semble pas justifier ici l’abandon du terme, tant sa polysémie est apte à rendre compte de réécritures secrètes qu’on peut penser, a fortiori en cas de croisement transmédiatique, sur le modèle de l’anamorphose de figures originaires.
18Ces précisions faites, entrons dans le vif du sujet. Il n’y a dans Fight Club aucune référence explicite à Persona, mais quelques unes à Psychose. Le narrateur solitaire et dépressif fait la rencontre d’un charismatique meneur, Tyler Durden, qui lui redonne le goût de vivre en créant avec lui un club où les hommes se battent et, par la douleur, retrouvent un certain rapport au réel. Désormais paramilitaire, l’organisation devient terroriste et vise la destruction de la société de consommation jusqu’à ce que le narrateur se rende compte qu’il est lui-même Tyler et que cette personnalité seconde cherche à le détruire. Après une bagarre où le « héros » a démoli le portrait d’un beau jeune homme dont il était jaloux, Tyler l’interpelle en ces termes : « T’avais l’air d’un fou furieux, Psycho Boy18. » De façon encore plus pertinente, lorsque le narrateur révèle à son amie Marla que Tyler est son double qui le phagocyte, elle réplique : « Tout comme la mère de Tony Perkins dans Psychose19. » Enfin, le dernier chapitre de Fight Club se déroule dans un hôpital, après le suicide du narrateur qui aurait dû annihiler Tyler. Or le héros ne cesse d’être reconnu comme Durden : « Nous sommes impatients de vous voir revenir parmi nous20. », dit la phrase qui conclut le roman, de même que Norman Bates, enfermé à l’asile, est passé entièrement sous la coupe de sa mère à la fin du film. Néanmoins, malgré ces quelques indices, la piste de Psychose comme source du roman de C. Palahniuk tourne court, sinon à considérer que le film d’A. Hitchcock peut revendiquer la paternité de tous les cas de dédoublement de personnalité : il n’y a rien dans Fight Club qui remette en jeu la figure de Psychose telle que la construit M. Lefebvre, rien qui travaille véritablement les traits emblématiques du film.
19Du côté de Persona : l’actrice Elisabeth Vogler se retrouve frappée de mutisme sur scène, et se retire dans une île avec son infirmière Alma. Après s’être livrée de manière intime à mesure inverse du silence de sa patiente, Alma brutalise Elisabeth dans un rapport de forces qui vire à la vampirisation réciproque. Cette trajectoire dramatique permet à I. Bergman de mettre en abyme les puissances psychiques de la projection cinématographique. Dès le prologue en effet, le spectateur est d’emblée placé au cœur du projecteur comme lieu d’origine mécanique des images, depuis le fragile arc électrique trouant la nuit noire jusqu’aux différentes visions qui – film d’animation, mygale rétractée, main transpercée d’un clou, mouton égorgé, éviscéré, son œil enfoncé par un pouce – réfléchissent l’impact et la nature des images : s’élevant sur fond de mort – la suite du prégénérique a lieu dans une morgue –, les photogrammes du cinéma s’inscrivent dans une généalogie qui les arrache à la ressemblance mimétique et les rapporte à la force primitive des apparitions. En préférant deux symboles du fils de Dieu (les stigmates et l’agneau) à la trace fameuse de son visage, I. Bergman oppose, comme emblèmes du cinéma, deux types d’images acheiropoïètes : l’empreinte iconique (exemplairement, le suaire de Turin), du côté de la similitude telle qu’en elle-même enfin l’éternité la fige, à quoi il préfère le défilement mécanique de la projection, du côté de l’écart, de la métaphore et de la translation interminable de la présence.
20Dans ce même prologue, I. Bergman désigne le lieu nodal des images à la jonction de l’œil et de la main (ce qu’on voit et ce qui touche) : le jeune enfant sur son lit d’hôpital effleure l’image lointaine et floue d’un visage de femme qui fluctue sous sa caresse. Projetée, donc agrandie et offerte « comme en un miroir obscurément21 », « l’image devient surface d’échanges, pellicule ou membrane qui, d’un même mouvement, nous sépare et nous relie au monde comme elle nous lie les uns aux autres22 ». La « figure » de Persona consiste précisément dans ce nouage réflexif de la fiction et de l’image, de la surface (pellicule et masque) et de la profondeur (Histoire, psyché), à travers la contamination des visages des deux femmes.
21Dans le roman Fight Club, on retrouve, transposée au masculin et sous le prétexte de la schizophrénie, la contamination de deux personnages antithétiques. L’un des deux n’est pas pour rien projectionniste, ce qui amène C. Palahniuk à décrire par le menu, dès son troisième chapitre, l’art et les possibilités subversives du changement de bobines, notamment l’insertion d’images subliminales dans les films familiaux – de la même manière que I. Bergman fait voisiner dans son prologue l’image rapidement disparue d’un pénis dressé avec quelques photogrammes d’un dessin animé :
Dans la bobine trois, juste après que le chien et le chat, avec leurs voix d’humains qui se parlent l’un à l’autre, ont sorti leur pitance d’une poubelle, il y a cette vision éclair d’une érection.
C’est ce que fait Tyler.
Une image unique d’un film reste sur l’écran un soixantième de seconde. Divisez la seconde en soixante parties égales. Et vous aurez la durée de l’érection. Qui culmine à une hauteur de trois étages au-dessus de l’auditorium à pop-corn, rouge, luisante, visqueuse et terrible, et personne ne la voit23.
22Si une telle mise en œuvre de la projection comme lieu du visible et de l’invisible ou, mieux, de l’invu via l’exhibition, ne peut suffire à attester l’hypothèse d’une réécriture du film de I. Bergman, c’est moins parce que les différences entre Fight Club et Persona sont nombreuses – elles pourraient venir de la défiguration inhérente au « remake secret » –, qu’à cause du manque de travail approfondi de la figure de Persona, au profit d’une reprise de motifs superficielle sur le mode du clin d’oeil. La spécificité du programme figuratif et dramatique du film de I. Bergman ne semble donner lieu, dans le roman, qu’à certains effets faciles d’écriture schizophrénique, via l’utilisation périodique d’une énonciation à la deuxième personne (« Vous vous réveillez à LAX », « Vous vous réveillez à Sky Harbor International24 »…).
23La différence fondamentale entre Fight Club et Persona tient surtout à deux facteurs : la résolution du récit et la place ménagée au spectateur ou au lecteur, ce qui permet de revenir à la projection. Chez I. Bergman, bien ou parce qu’au plus près du projecteur et de son fonctionnement spectaculaire et psychique, l’ambiguïté narrative prévaut, l’opacité règne quant aux statuts de l’incarnation et de la métaphore, et une distance reste ménagée qui est le lieu même du spectateur face à l’image : son mystère irréductible. Chez C. Palahniuk, le mystère n’a rien de métaphysique et ne concerne au fond que l’identité de Tyler Durden. La révélation tardive fait du récit un trompe-l’œil qui, après avoir momentanément fait participer le lecteur à la projection du héros, semble lui rendre sa distance et sa maîtrise.
24Du film au roman, les catastrophes historiques et le choc du sujet ont fait place à une esthétisation de la violence recherchée comme seul rapport possible à un monde qui échappe. Entre la photo emblématique du petit garçon de Varsovie et les immolations bouddhistes au Vietnam qu’Elisabeth Vogler regarde à la télévision, le film d’I. Bergman réverbère la blessure intime dans les désastres du xxe siècle. Au contraire, le roman de C. Palahniuk assimile la destruction à une image mentale, puisque la réalité du « projet Chaos » n’est que le résultat de l’esprit malade du narrateur. Bien plus, les marqueurs symboliques du programme nazi (fabrication de savons à partir de graisses humaines et uniformes paramilitaires) y deviennent les codes d’une organisation parallèle qui les vide de leur substance et renvoie le réel diégétique à un labyrinthe de reflets dont aucun n’est plus attestable qu’un autre.
25Or l’élaboration et l’élucidation indispensables à la notion de remake secret peuvent précisément consister en ce travail affiché de superficialité et déréalisation, à ceci près qu’il s’agirait moins pour C. Palahniuk de déployer les virtualités latentes du film de I. Bergman que d’en montrer l’impossible répétition, la perte ontologique comme signe même d’une post-modernité qui aurait remplacé, à l’indifférence générale, la réalité par son masque. L’ancrage métapoétique de Persona devient, dans Fight Club, une charge idéologique contre le système médiatique capitaliste : diffractions mentales, multiplications des références et contamination du réel par les images dessinent la cartographie contemporaine d’une société qui, pour le dire avec les mots de Guy Debord et Jean Baudrillard, est encore celle du spectacle (humanité séparée du réel par la marchandise) et déjà celle de la simulation (circuit ininterrompu de simulacres). Même si le roman révèle donc moins un trauma latent au film de I. Bergman que l’évolution de sa figure dans l’histoire, Persona est bien la source que retravaille Fight Club en faisant de son récit un lieu de circulation infinie de pures images :
Telle est la simulation, en ce qu’elle s’oppose à la représentation. Celle-ci part du principe d’équivalence du signe et du réel (même si cette équivalence est utopique, c’est un axiome fondamental). La simulation part à l’inverse de l’utopie du principe d’équivalence, part de la négation radicale du signe comme valeur, part du signe comme réversion et mise à mort de toute référence25.
26En ce sens, l’adaptation du récit de C. Palahniuk par Hollywood, l’usine à rêves et à profits, donne un tour d’écrou supplémentaire à l’hypothèse d’un remake secret de Persona. En retrouvant le médium emblème de la duplication mimétique et de la projection, elle rejoue, comme chez I. Bergman, mais jusqu’à leur terme, les phases successives de l’image ordonnées par J. Baudrillard :
[l’image] est le reflet d’une réalité profonde
elle masque et dénature une réalité profonde
elle masque l’absence de réalité profonde
elle est sans rapport à quelque réalité que ce soit : elle est son propre simulacre pur.
Dans le premier cas, l’image est une bonne apparence – la représentation est de l’ordre du sacrement. Dans le second, elle est une mauvaise apparence – de l’ordre du maléfice. Dans le troisième, elle joue à être une apparence – elle est de l’ordre du sortilège. Dans le quatrième, elle n’est plus du tout de l’ordre de l’apparence, mais de la simulation26.
27Du cinéma à la littérature, et retour : de manivelle plus que du refoulé. D. Fincher accentue encore à loisir ces diffractions post-modernes en attribuant par exemple au héros anonyme les noms des personnages doubles incarnés par Robert de Niro chez Martin Scorsese, de Taxi Driver (1976) à King of Comedy (1982). Car la « mise à mort de toute référence » pointée par J. Baudrillard vise le rapport au réel, et non le clin d’œil citationnel qui est désormais l’un des instruments usuels de cette perte. En ce sens, l’analyse de l’ère de la simulation pourrait servir sans mal de description à Fight Club, depuis l’impossible suicide de son héros binaire jusqu’au passage, de C. Palahniuk à D. Fincher, de la manipulation de pellicule analogique à la machine numérique qui permet désormais d’explorer la matière même de l’image comme simulacre27.
L’ère de la simulation s’ouvre donc par une liquidation de tous les référentiels – pire : par leur résurrection artificielle dans les systèmes de signes, matériau plus ductile que le sens, en ce qu’il s’offre à tous les systèmes d’équivalences, à toutes les oppositions binaires, à toute l’algèbre combinatoire. Il ne s’agit plus d’imitation, ni de redoublement, ni même de parodie. Il s’agit d’une substitution au réel des signes du réel, c’est-à-dire d’une opération de dissuasion de tout processus réel par son double opératoire […]. Plus jamais le réel n’aura l’occasion de se produire – telle est la fonction vitale du modèle dans un système de mort, ou plutôt de résurrection anticipée qui ne laisse plus aucune chance à l’événement même de la mort28.
Point Omega : perception et fantastique de la projection
28Pour terminer cette mise en perspective diachronique des rapports projectifs entre la littérature et le cinéma, un dernier roman contemporain remet en jeu le legs de Psychose – mais dans la version muséale qu’en a conçue l’artiste D. Gordon. Point Oméga est un récit complexe et fascinant qui revendique à son tour pour une de ses matrices l’expérience d’une projection, ici l’installation 24 Hour Psycho. Le roman se présente en deux temps. D’une part un prologue et un épilogue, datés respectivement du 3 et 4 septembre 2006, intitulés Anonymat 1 et 2, décrivent les perceptions et pensées d’un spectateur sans nom qui vient tous les jours au musée, spectateur invisible ou presque, explicitement présenté comme le sommet d’un enchâssement de regards, véritable cône projectif dont le reste du récit prolonge les rayons et les ombres :
Tout le monde regardait quelque chose. Lui regardait les deux hommes, eux regardaient l’écran, Anthony Perkins regardait par le judas Janet Leigh se déshabiller.
Personne ne le regardait. C’était là le monde idéal tel qu’il aurait pu le concevoir en esprit. Il n’avait aucune idée de l’aspect qu’il avait aux yeux des autres. Il n’était pas sûr de l’aspect qu’il avait à ses propres yeux. Il avait l’aspect de ce que voyait sa mère lorsqu’elle le regardait. Mais sa mère était morte. Voilà qui posait un problème pour étudiants déjà avancés. Que restait-il de lui à voir, pour les autres29 ?
29Cet homme regarde les plans intensément ralentis et déréalisés de l’installation autant qu’il épie les autres visiteurs : le 3 septembre, deux hommes en particulier, un vieux et un jeune, qui ne s’attardent pas ; le 4 septembre, lors de l’épilogue, une jeune femme qui se met à lui parler et qu’il suit dans la rue pour obtenir son numéro de téléphone, avant de retourner voir l’installation.
30D’autre part, entre ce premier et dernier chapitres, et à première vue sans rapport avec eux, un récit suivi, non plus à la troisième personne du singulier, mais à la première, avec pour narrateur Jim Finley, un jeune cinéaste séjournant dans le désert de basse Californie chez un vieil intellectuel, Richard Elster, qu’il désire interroger sur son expérience de conseiller politique de la deuxième guerre en Irak. Les deux hommes cohabitent d’abord en discutant de la guerre et du film à faire à partir du témoignage, ou de la confession, d’Elster, puis ils sont rejoints par Jessie, la fille de Richard, qui attise le désir voyeuriste de Jim pour mieux disparaître brutalement sans laisser de trace. L’enquête, sommaire, laisse soupçonner, peut-être, l’homme qu’elle avait rencontré à New-York et qui aimait l’appeler sans dire un mot (avec, sur l’écran du téléphone, la seule mention d’« appel masqué » pour désigner ce mystérieux interlocuteur). Au cours du récit, il s’avère que les trois visiteurs anonymes de 24 Hour Psycho qu’a observés le spectateur invisible sont justement Jim et Elster, le 3 septembre, puis Jessie qui, le lendemain de la visite de son père, va voir l’installation et a un bref échange avec l’homme auquel elle donne son numéro de téléphone. Sans rien imposer, le récit suggère ainsi à coups de coïncidences et d’échos que l’homme mystère, peut-être responsable – mais de quelle manière ? – de la disparition de la jeune femme et des appels anonymes, ne fait qu’un avec le spectateur invisible du début et de la fin.
31Ce bref et vertigineux roman semble donc lui aussi obéir à un fonctionnement de type projectif. À un premier niveau, entre les différents moments et personnages du récit, des rapports se créent à proportion de leur écart. Un écrit de jeunesse de Richard Elster se donne ainsi comme la mise en abyme de cette poétique de la projection fondée, comme la définition de l’image selon Pierre Reverdy, sur l’éloignement et le décalage : entre les première et dernière phrases de l’article intitulé « Redditions » et le corps de l’argumentaire d’Elster, aucun rapport apparent : « L’incongruité est saisissante. “C’est exprès.”30 » Or cet art de la non-congruence se pense d’autant plus sur le modèle de l’image projetée que le roman s’ancre dans l’expérience quasi abstraite du dispositif du cinéma poussé dans ses retranchements par D. Gordon.
32À un second niveau, D. DeLillo porte cette poétique projective à une dimension fantastique. Le vieil intellectuel fonde en effet sa vision du monde sur la philosophie de Pierre Teilhard de Chardin et sur son livre le plus fameux, Le Phénomème humain. L’ouvrage décrit l’histoire de l’évolution, de la « prévie » à la « survie », ce stade ultérieur de notre développement inféré à partir des lois biologiques et du principe du progrès de la conscience. L’ultime évolution de la Terre, après la biosphère et la noosphère, consistant en un point Oméga qui, à son plein développement, autonome, actuel, irréversible et transcendant, représente la somme de toutes les énergies vitales et personnalisées du monde. Dans la vision d’Elster, il s’agit d’une espèce de devenir pierre, une perception immobile qui est davantage concentration que pensée.
33Cette mystique philosophico-biologique permet de comprendre que la projection ralentie de 24 Hour Psycho vaut pour une image analogique du Point oméga, où le temps et l’espace ne sont plus transcendantaux mais comme repliés sur eux-mêmes, en état d’involution. Plusieurs éléments du roman rapprochent en effet le travail de D. Gordon des théories de P. Teilhard de Chardin, dont cette énigmatique formule, après la disparition de Jessie : « Le point oméga. À un million d’années de distance. Le point oméga se résume, ici et maintenant, à la pointe d’un couteau qui pénètre dans un corps31. » Ou encore la description des effets perceptifs de l’installation :
Pendant tout le temps qu’il fallut à Anthony Perkins pour tourner la tête, on eût dit que se déployait tout un éventail d’idées de l’ordre des sciences et de la philosophie et de bien d’autres choses sans définition précise, à moins qu’il n’en vît trop. Mais il était impossible de voir trop. Moins il y avait à voir, plus il regardait intensément, et plus il voyait. C’était le but du jeu. Voir ce qui est là, regarder, enfin, et savoir qu’on regarde, sentir le temps passer, avoir conscience de ce qui se produit à l’échelle des registres les plus infimes du mouvement32.
34Un dernier point permet d’attester d’un fonctionnement projectif fantastique sous l’espèce d’un échange temporel et identitaire. Le temps du récit central est postérieur, de plusieurs semaines, à celui du prologue et de l’épilogue. Mais la fin du roman brouille la chronologie et semble obéir à la logique du Point oméga. Le récit central se conclut en effet par cette phrase du narrateur Jim Finley : « Je pensai au téléphone qui serait en train de sonner au moment où j’entrerais », soit une fin ouverte sur un potentiel et qui n’a résolu aucun des enjeux dramatiques en cours. Le chapitre suivant, « Anonymat 2 », antérieur de près d’un mois à la fin de l’histoire, commence immédiatement sur cette phrase, en un faux-raccord troublant : « Norman Bates, effrayant d’impassibilité, raccroche le téléphone. L’homme se tenait contre le mur et pensait par anticipation33. » Ainsi affleure une étrange connexion « téléphonique » entre d’une part Jim, le cinéaste et narrateur du récit inséré, d’autre part le spectateur anonyme de l’installation – « l’homme » –, et surtout celui qui devrait être le tiers exclu, Norman Bates. L’anticipation est ici l’autre nom d’une science-fiction métaphysique où les frontières entre les personnages disparaissent, laissant supposer de mystérieux transferts, alors que les rapports normés entre le temps de l’histoire et du récit volent en éclats : le contenu du flash-back final donne ainsi l’impression de faire suite au geste ultime de l’histoire, en un impossible bouclage qui rejoue le principe de 24 Hour Psycho.
35Le roman repose donc sur le principe fantastique d’une projection du film d’A. Hitchcock ralenti par D. Gordon sur le récit inséré qui en devient l’anamorphose à force de circulations, répétitions et variations de motifs : on pourrait suivre par exemple le fil conducteur de ces « murs » qui fonctionnent comme des écrans, depuis celui du musée où s’accote systématiquement le spectateur invisible jusqu’à celui – le même, dans l’épilogue – le long duquel glisse Jessie, devenue à son tour une femme anonyme, « de manière invisible, progressant à petits intervalles réguliers34 », en passant par celui qui sépare la chambre de Jim de celle de Jessie et dédouble son regard en suscitant ses fantasmes :
Cette nuit-là je ne trouvais pas le sommeil. Je sombrais dans une rêverie après l’autre. La femme dans l’autre chambre, de l’autre côté du mur, parfois Jessie, parfois pas tout à fait elle, et puis Jessie et moi dans sa chambre, dans son lit, nous tressant l’un dans l’autre, dans un mouvement de mer qui tourne et qui se cabre, un mouvement de vague, dans une impossible nuit de transparence sexuelle. Ses yeux sont fermés, son visage adouci, une Jessie trop excessive pour être Jessie. On dirait qu’elle dérive loin d’elle-même, au moment précis où je la recueille en moi. C’est bien moi qui suis là en transe, et pourtant c’est à peine si je me vois qui nous contemple, immobile dans l’encadrement de la porte35.
36Plus fantastique encore, car faisant communiquer de façon évanescente la fiction hitchcockienne et le récit delillien comme précédemment le téléphone, les emblèmes que sont le rideau de douche et le couteau sont assez chargés pour susciter les projections du lecteur. Du rideau, le prologue décrit longuement les six anneaux tournant au ralenti une fois que Marion Crane l’a arraché à sa tringle en expirant. Dès lors comment ne pas voir miroiter le trauma de Psychose sur le geste un peu trop marqué de Jim lorsqu’il cherche le corps de Jessie disparue : « J’ouvris le rideau de la douche, plus bruyamment que je n’en avais eu l’intention36. » ? Quant à l’arme, sa stridence particulière dans Psychose leste d’un poids pourtant dénié le couteau retrouvé dans le désert après l’évaporation de Jessie : « Le ranger prenait soin de ne pas définir le couteau comme une arme. L’objet pouvait appartenir à un randonneur ou à un campeur, et servir à toutes sortes d’usages. […] Il ne semblait pas y avoir eu de sang sur la lame37. »
37À mesure que le spectateur anonyme du prologue et de l’épilogue se superpose potentiellement au mystérieux « appel masqué » qui harcèle Jessie, il semble en outre devenir Norman Bates lui-même : ce glissement opère à la faveur d’un nouveau bégaiement temporel – le récit répète une seconde fois la phrase inaugurale de l’épilogue –, qui suscite un flux de conscience où les associations mentales abondent comme autant de projections d’ombres portées, celle de la mère empaillée de Norman sur la mère de l’« homme », celle du psychopathe dissolvant la consistance du spectateur.
Norman Bates, effrayant d’impassibilité, raccroche le téléphone. Il va éteindre la lumière dans le bureau du motel. Il va s’engager sur les marches du chemin qui mène à la vieille maison, plusieurs pièces éclairées, le ciel noir en arrière-plan. Suit une série de prises sous divers angles, il se rappelle la séquence, adossé au mur, anticipant. Le temps réel n’a pas de sens. La phrase n’a pas de sens. Cela n’existe pas. Sur l’écran, Norman Bates raccroche le téléphone. Le reste n’est pas encore arrivé. Il anticipe, craignant que le musée ne ferme avant la fin de la scène. […] Il a reporté son attention sur l’écran, où tout est intensément ce qu’il est. Il regarde ce qui se passe et voudrait que cela se passe plus lentement, oui, mais en même temps son esprit est en train de galoper vers le moment où Norman Bates va descendre l’escalier, portant la Mère dans sa chemise de nuit blanche.
Ce qui l’amène à penser à sa propre mère, comment pourrait-il ne pas y penser, tous les deux confinés, avant sa mort, dans un petit appartement qu’étouffaient de hautes tours, et maintenant voici l’ombre de Norman Bates lorsqu’il est devant la porte de la vieille maison, l’ombre est vue de l’intérieur, quand la porte commence à s’ouvrir.
L’homme se sépare du mur et attend d’être absorbé, pore après pore, de se dissoudre dans le personnage de Norman Bates, qui va entrer dans la maison et monter l’escalier dans une durée subliminale, deux images par seconde, avant de bifurquer vers la porte de la Mère.
Parfois il s’assied près du lit et dit quelque chose, puis il la regarde et attend une réponse.
Parfois il se contente de la regarder.
Parfois le vent vient avant la pluie et fait envoler les oiseaux devant la fenêtre, des oiseaux fantomatiques qui parcourent la nuit, plus étranges que des rêves38.
38Ce sont les ultimes mots du roman. Les trois dernières phrases décrivent autant d’actions absentes du film, accomplies par un pronom « Il » qui, dans son imprécision référentielle, vaut autant pour Bates que pour le spectateur anonyme : la projection de ce dernier dans le personnage s’actualise ainsi dans l’écriture. Selon la logique instaurée par la dislocation et le recouvrement des espaces et des temporalités, de la fiction hitchcockienne et du réel diégétique, il n’est désormais plus absurde d’imaginer que Jessie ne s’est évaporée que parce que Marion Crane a disparu avant elle, tout aussi brutalement, ou parce que son mode de comparution textuel la condamne à un devenir évanescent, comme le suggèrent différentes notations, dont : « C’était une enfant qui n’avait pas besoin d’amis imaginaires. Elle était elle-même imaginaire39. »
39La projection est donc ici le nom d’une poétique fugace et entêtante – tant elle opère par déchirures et pressentiments – qui transfère un espace fictionnel sur un espace « réel » en faisant des mots et des images autant de projectiles d’un personnage à un autre, en passant de la schizophrénie d’un héros de cinéma aux traumas historiques que connotent les « hautes tours » du 11 septembre 2001 ou les armes de destruction massive qui, en 2003, furent tout à la fois visibles et invisibles, comme la guerre qui a suivi. Si D. DeLillo a précisément choisi cette forme pour son roman, peut-être est-ce pour opposer son usage de la projection, psychique-cinématographique, à celui, mystificateur, qui relève davantage de « la nausée des Infos et de la Circulation40 ». « Leur guerre est faite d’acronymes, de projections, de contingences, de méthodologies41. » : dans l’économie médiatique, les mots créent de toutes pièces des simulacres ; la projection que met en œuvre Point Oméga sert au contraire à renvoyer les uns sur les autres, pour amplifier leurs résonances, les échos assourdis des traumas intimes, historiques ou cosmiques.
40Au carrefour du film comme précipité d’imaginaire collectif et du texte qui le démultiplie en se l’appropriant, la projection, vision du monde et modalité d’écriture, est donc à la fois apocalypse – révélation que donne à voir ou fantasmer l’insondable béance de l’écran – et expérience d’un devenir-autre dans le procès même de l’autoscopie. Le mystère, le masque (persona) et le point-oméga en sont autant de figures qui n’ont pas fini de hanter le cinéma et la littérature.
Notes de bas de page
1 J’emprunte l’expression et certaines idées à E. André, Le Choc du sujet. De l’hystérie au cinéma, xixe-xxie siècles, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, qui analyse entre autres Le Mystère des roches de Kador, p. 37-40 et 150-159 et Persona, p. 97-103.
2 S. Lojkine, Image et subversion, Éditions Jacqueline Chambon, 2005, p. 18.
3 Ibid., p. 29.
4 Ibid., p. 18.
5 D. Blonde, « Reconstitution », dans Les Fantômes du muet, Gallimard, 2007, p. 58.
6 S. Liandrat-Guigues, « Les territoires de Didier Blonde », dans Cinéma & Littérature. Le grand jeu 2 (dir. J.-L. Leutrat), Lille, De L’Incidence Éditeur, 2011, p. 40.
7 Voir le tableau comparatif des différences de propriété entre l’image argentique et l’image numérique par M. Porchet, « À propos de JLG/JLG, Autoportrait de décembre. Pourquoi Godard déteste-t-il les images de synthèse ? Ou un long détour vers les formes de la sensibilité ! », dans Philosophie et cinéma (dir. J.-L. Déotte), L’Harmattan, 2011, p. 189-190.
8 S. Liandrat-Guigues, op. cit., p. 35.
9 D. Blonde, op. cit., p. 57.
10 Ibid., p. 62-63.
11 S. Liandrat-Guigues, op. cit., p. 40.
12 D. Blonde, op. cit., p. 63.
13 Voir E. Siety, Fictions d’images, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 23-40.
14 Pour plus de précisions, voir Le Remake. Généalogies secrètes dans l’histoire du cinéma, CiNéMAS, vol. 25, n° 2-3, 2015.
15 Voir M. Lefebvre, Psycho. De la figure au musée imaginaire. Théorie et pratique de l’acte de spectature, Paris/ Montréal, L’Harmattan, 1997. À partir de la séquence du meurtre sous la douche, la figure de Psychose (A. Hitchcock, 1960) y est décrite comme mélange de viol, cannibalisme et mort comme ingestion et digestion.
16 Voir T. Kuntzel, « Le travail du film 2 », dans Communications n° 23, EHESS, Le Seuil, 1975, p. 136-189.
17 M. Lefebvre, op. cit., p. 60-61. C’est M. Lefebvre qui souligne.
18 C. Palahniuk, Fight Club, 1996, Gallimard, Folio SF, 2009, p. 176.
19 Ibid., p. 246.
20 Ibid., p. 291.
21 Selon la fameuse formule de L’Épître aux Corinthiens 1, 13, 12.
22 S. Rollet, « Le spectre des images », dans Alexandre Sokourov (dir. F. Albera et M. Estève), CinémAction n° 133, Corlet, 2009, p. 65. Je reprends sa distinction entre image-simulacre platonicienne, du côté de la mimésis, et eidôlon archaïque, sur le versant de l’apparition.
23 C. Palahniuk, op. cit., p. 39.
24 Ibid., p. 38, p. 42, p. 223.
25 J. Baudrillard, Simulacre et simulation, Galilée, 1981, p. 16. C’est J. Baudrillard qui souligne.
26 Ibid., p. 17. C’est à nouveau J. Baudrillard qui souligne.
27 Voir G. Orignac, David Fincher ou l’heure numérique, Capricci, 2011, p. 40-43 et 74-76 et, exemplairement dans le film, les scènes de panoramiques où le héros se déplace dans un catalogue Ikéa. Il faut aussi reprendre ici la grille d’opposition de M. Porchet, op. cit., p. 189-190, entre l’argentique et le numérique, dont les vecteurs respectifs sont : la projection ou l’exploration ; la nature de l’image : latente ou virtuelle ; et le mode d’affichage : la révélation ou l’actualisation.
28 J. Baudrillard, op. cit., p. 11-12.
29 D. DeLillo, Point Oméga, Arles, Actes Sud, 2010, p. 16-17.
30 Ibid., p. 45.
31 Ibid., p. 118.
32 Ibid., p. 14.
33 Ibid., p. 120-121.
34 Ibid., p. 125.
35 Ibid., p. 114.
36 Ibid., p. 93.
37 Ibid., p. 109-110.
38 Ibid., p. 137-139.
39 Ibid., p. 86-87.
40 Ibid., p. 26.
41 Ibid., p. 38-39.
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