Quand les monstres font moins mal que les humains
Les violences vécues par Karen Reyes dans My Favorite Thing is Monsters en anglais, en français et en espagnol
p. 311-322
Texte intégral
1Dans son roman graphique1 situé à Chicago à la fin des années 1960, Emil Ferris raconte l’histoire de Karen Reyes, une fillette qui tente d’élucider la mort d’Anka Silverberg, une voisine juive-allemande survivante de la Shoah. Fascinée par les films et les BD d’horreur, Karen voit les monstres comme des alliés et les humains comme sources de danger. Elle adopte l’identité d’un loup-garou détective, une dégenrisation lui donnant la force de suivre les pistes du meurtrier d’Anka et de tenir tête aux humains qui lui rendent la vie dure. Sur le plan visuel, l’ouvrage est particulier : les dessins sont faits au stylo Bic et l’ensemble imite les cahiers d’écoliers lignés, non paginés, reliés en spirale. Dan Hassler-Forest2 remarque que la narratrice déroge aux normes d’usage, les cases étant souvent absentes et le flot de lecture, assuré par un assemblage irrégulier de bulles et de textes en prose. Le caractère unique du livre en fait un succès aux États-Unis, où il est vendu à des millions d’exemplaires et remporte plusieurs prix, dont trois Eisner (2018). En traduction aussi, il fait un malheur : en français, il reçoit le Fauve d’Or (2019) et le Prix des libraires du Québec (2019) et en espagnol, le Prix des libraires de Madrid (2018) et le Comic Barcelona (2019).
2Narratrice de son propre récit comme de celui d’Anka, Karen a dix ans au moment où elle remplit ses cahiers ; les violences systémiques envers les femmes, surtout en milieu marginal, sont alors monnaie courante. En plus d’appartenir au genre féminin dans une Amérique largement machiste, elle a des origines mixtes3, est issue de la classe ouvrière et ressent une attirance envers les filles. Son orientation sexuelle et son identité de race, de classe et de genre contribuent toutes à la marginaliser4. En anglais, Karen ne se perçoit jamais comme une « victime », mais comme une battante : si elle endure les violences verbales sans chercher à intimider à son tour, elle répond aux violences physiques en se défendant bec et ongles. Ferris raconte donc le « passage à l’âge adulte » d’une fillette marginale5, mais aussi l’éveil, chez elle, d’une conscience féministe6.
3Nous analyserons ici les manifestations des violences vécues et racontées par Karen7 en anglais, français et espagnol. L’écart entre les représentations influe selon nous sur leur réception dans ces deux dernières langues plus genrées que l’anglais. Cette étude se situe au confluent de la traductologie, des études de genre et de la BD. D’une part, elle répond à l’appel de Tilmann Altenberg et Ruth Owen pour une théorisation nuancée des pratiques de la traduction de BD8. D’autre part, elle suit l’invitation de Chute et de Sarah Viren9 à approfondir l’étude des BD comme des produits de la culture populaire fournissant des informations clés sur les questions de genre.
Méthodologie
4À l’instar de Klaus Kaindl10, Nadine Celotti11 et Federico Zanettin12, nous croyons que la BD est un art séquentiel mariant messages verbaux et visuels qui doit être traité depuis une perspective multimodale. Nous nous attarderons à deux types de violence – verbale et physique – dans deux scènes clés où le texte et les images se conjuguent pour montrer l’intimidation dont Karen fait l’objet. Du côté du texte, nous nous intéressons aux quatre centres sémantiques identifiés par Nadine Celotti13. Nous analysons donc : 1) les insultes (en bulles et hors bulles) ; 2) les cartouches ; 3) les onomatopées. Du côté des images, nous considérons : 1) la finition et les couleurs ; 2) la taille et l’organisation de la séquence ; 3) le langage non verbal ; 4) les effets du lettrage. Michal Borodo identifie trois types de rapport entre le texte et les images d’une BD, que nous utiliserons : 1) l’élaboration, où le texte reprend des éléments du contenu visuel ; 2) l’extension, où le texte bonifie le contenu visuel ; 3) l’enrichissement, où le texte apporte un complément d’information non fourni par l’image14.
5À première vue, seuls les textes et le lettrage semblent avoir été retouchés dans notre corpus traduit. Cela dit, comme l’affirme Federico Zanettin15, tout changement, aussi mineur soit-il, peut affecter l’interprétation d’une BD. Ainsi, même quand l’image n’est pas remaniée, son rapport au texte diffère parfois, ce qui peut influer sur la perception des actions commises, voire des personnages eux-mêmes. Pour décrire nos observations, nous recourrons aux six catégories d’opérations traductives proposées par Klaus Kaindl16 : 1) repetitio : équivalence sémantique du texte et report des éléments visuels ; 2) substitutio : équivalence partielle du texte ou des éléments visuels ; 3) deletio : omission complète de texte ou d’éléments visuels ; 4) detractio : omission partielle de texte ou d’éléments visuels ; 5) adiectio : compensation par l’ajout de texte ou d’éléments visuels ; 6) transmutatio : déplacement des textes ou d’éléments visuels.
6En français, l’ouvrage est distribué par les Éditions Alto et par Monsieur Toussaint Louverture dans le reste du monde francophone. La version à laquelle nous avons eu accès est parue au Québec, mais a été produite en France. Elle est l’œuvre d’une équipe élargie : Jean-Charles Khalifa à la traduction, Amandine Boucher au lettrage manuel et pas moins de onze personnes à l’édition. La version espagnole, parue à Barcelone, a été diffusée en Espagne et en Amérique. Elle semble aussi le fruit d’un travail collectif : Montse Meneses Vilar à la traduction, Toni Mascaró et Sergi Puyol au lettrage « mécanique et manuel » ajusté par M. I. Maquetación, S. L. Le reste du travail est attribué à Penguin Random House. Comme il est difficile d’attribuer les choix traductifs à une seule personne, nous préférons analyser ce que font les traductions plutôt que leurs traducteurs ou traductrices.
Violence verbale : The Cootie Step
7Un des épisodes les plus frappants de violence verbale est intitulé « The Cootie Step » (p. 2517). D’une finition frappante, il occupe toute la page, avec force détails sur le plan visuel. Avant même de lire le titre, où le texte et l’image se complètent (extension), on voit qu’il est question d’un microbe : les lettres sont boutonneuses et difformes et le point sur le « i » est en forme de petit virus. Le terme « cootie » désigne une infection imaginaire que les enfants attribuent à l’un des leurs qu’ils veulent exclure, souvent de sexe opposé18. Cependant, la maladie n’est pas genrée ici : des garçons comme des filles l’attribuent à Karen. Celle-ci est rejetée unanimement, peut-être parce qu’on l’associe au genre animal – une hypothèse renforcée par deux insultes : « dog » et « Mrs. Beastly ». La première, plutôt masculine19, contrebalance la deuxième, féminine (« Mrs. ») ; dans les deux cas, la nature bestiale de Karen est soulignée. Les autres insultes sont neutres sur le plan du genre. Il s’en dégage l’impression que Karen est un monstre asexué plus qu’une fillette.
8Selon ses pairs, Karen a tous les défauts : la folie (« crazy », « sicko »), l’imbécilité (« ridiculus » [sic], « idiot », « loser », « stupid ») et la laideur/saleté (« stinky hillbily creep », « ugly », « gross »). Ces insultes s’accompagnent d’onomatopées (« ugh », « ick », « eww ») explicitant le dégoût exprimé par les expressions faciales des enfants (extension). Karen est selon eux anormale : (« freako » ; « werdo » [sic]). L’image suggère que ces insultes pèsent lourd sur Karen (extension) : les élèves, en rangs comme dans un album photo, sont englobés dans une grosse bulle qu’elle porte sur son épaule. Cela dit, dans les bulles rapportant les paroles de deux filles, Karen écrit « ridiculus » pour « ridiculous » et « werdo » pour « weirdo », reprenant ainsi un certain pouvoir sur ses ennemies. En effet, ces erreurs orthographiques suggèrent que ce sont plutôt elles qui sont « bêtes » aux yeux de Karen. Cette information visuelle s’inscrit donc dans une relation d’enrichissement avec le texte.
9Si l’on se fie au titre, une des « marches » de l’escalier de l’école serait la source du microbe (extension). Sa couleur verte, souvent associée à la maladie, semble le confirmer. Cette couleur, la seule de toute la page, attire d’ailleurs l’attention sur la marche, tout comme la flèche qui la pointe, formée du prolongement du « P » de « Step ». Or, la cartouche précise que la marche n’est pas la source de l’infection (enrichissement). Karen était déjà rejetée avant d’y toucher : « the fact that I’d never stood on it didn’t change the things that the kids said to me […] » Lorsque Karen choisit d’y poser le pied, c’est une marque de courage. Non seulement elle assume sa différence, mais elle l’affirme : « Now the kids have a reason to say that I have terminal cooties – and I have a friend – the Cootie Step. » Dans un revirement inattendu accessible seulement à la lecture du texte (enrichissement), Karen identifie la marche aux « monstres » avec qui elle se lie d’amitié pour se sentir plus forte. C’est d’ailleurs cet incident qui la pousse plus tard à se vêtir en détective : « Since the cootie step incident I’ve given up my fear of being different: when I wear a coat and hat I am exactly like a real detective […] » (p. 78).
10Bref, le texte et l’image de cette page se complètent, le plus souvent dans une relation d’enrichissement, pour exposer l’intensité de violence verbale que Karen subit. Sur le plan visuel, l’idée de la maladie prime en raison de la prépondérance du titre et de la marche verte. Sur le plan lexical, les injures couvrent les champs sémantiques de l’imbécilité (4), de la maladie/folie (3), de la laideur (3) et du dégoût (3), de la bestialité (2) et de l’anormalité (2). Les insultes, proférées par des garçons comme des filles, sont pour la plupart non genrées. Ce n’est donc pas parce qu’elle est une fille qu’on l’intimide, mais parce qu’elle est marginale. La différence que les enfants perçoivent chez Karen semble d’ailleurs s’approcher de celles des monstres qu’elle affectionne. Enfin, si l’image porte à croire que Karen se sent abattue, la capsule narrative indique plutôt qu’elle se sent plus forte que les brutes de son école.
La marchapouille
11En français, l’épisode s’intitule « La marchapouille ». Ce mot-valise enfantin a été dessiné de façon à imiter l’image originale : les lettres sont toujours boutonneuses et le point sur le « i » a encore l’allure d’un petit virus, mais c’est maintenant l’avant-dernier « l » qui coule jusqu’en bas pour pointer la marche verte. D’un point de vue visuel, on se trouve devant une repetitio, l’effet étant en tout point équivalent à l’original. Toutefois, sur le plan sémantique, il s’agirait plutôt d’une substitutio. Certes, « pouille » ne va pas chercher la maladie proprement dite ; il évoque plutôt l’idée de misère ou de saleté (pouilleux) et même d’injures (pouilles). L’adjectif « pouilleux » est d’ailleurs associé dans la narration de Karen à son caractère « incurable » : la « pouille » devient donc une maladie grâce à l’image et au texte de la cartouche. Il s’agit d’une brillante trouvaille qui exploite les possibles du dessin et de la langue française pour rendre à la fois le sens et l’effet du titre original.
12Dans le cas des insultes des enfants, les champs sémantiques originaux sont les mêmes. Leur ordre d’importance demeure similaire, mais leur poids et leur distribution ont changé (transmutatio) : l’imbécilité pèse nettement plus lourd que les autres (7)20, suivie de loin par la folie (2)21 ; la laideur/saleté (2)22 ; le dégoût (2)23, la bestialité (2)24 et l’anormalité (1)25. Aussi, près de la moitié (6 sur 1326) des insultes s’applique à des sujets des deux sexes, et ce, même si le français est généralement plus genré que l’anglais. Cela témoigne d’un effort pour préserver l’idée que Karen ne correspond pas à l’image féminine typique. L’injure française qui étonne peut-être le plus est « truie ». En anglais, « dog » exprime qu’une personne (homme ou femme) est « méprisable » ou « laide27 ». En français, « truie » est carrément sexiste, désignant une « femme grosse et malpropre » ou « de mauvaise réputation »28. L’insulte paraît plus blessante qu’en anglais. Notons aussi que le titre ironique « Mrs. », attribuable à une femme adulte et mariée, est rendu par « Miss », un autre titre anglais que l’on associe plutôt à une enfant ou à une célibataire. Si le mot anglais a peut-être été privilégié pour sa saveur locale, il souligne le fait que Karen est une « enfant », tandis que le titre original en faisait une « femme ». Les autres insultes ont un effet équivalent aux originales. Enfin, la graphie d’une des onomatopées répétées deux fois a été subtilement altérée : le « beurk » d’une première fille devient « berk » dans la bouche d’une deuxième. Il s’agit là d’une transmutatio intéressante, qui reproduit la résistance de Karen, même si l’effet est plus subtil qu’en anglais.
« El escalón de la peste »
13En espagnol, l’épisode s’intitule « El escalón de la peste » [l’escalier de la peste]. Comme en anglais, les lettres sont boutonneuses, mais c’est l’accent aigu du « o » qui a des pustules et le « e » final qui se transforme en flèche menant à la marche verte. Le titre espagnol est moins créatif que le français, mais il s’approche davantage de l’original, « peste » combinant la maladie et la médisance29. On peut donc juger que la traduction du titre représente un cas de substitutio sur les plans visuel et sémantique. Curieusement, quand Karen rappelle cet épisode à la page 78, elle l’appelle soudain l’escalier « de los piojos » [des poux]. Que cette nouvelle appellation soit voulue ou due à un oubli, nous y voyons un cas de detractio qui obscurcit le lien de cause à effet entre les deux pages, pourtant essentiel : c’est précisément l’épisode du Cootie Step qui amène Karen à assumer concrètement sa différence en s’habillant en détective.
14Quant aux injures contenues dans les bulles, elles sont toutes « bien écrites ». Ce cas de deletio des coquilles originales diminue le pouvoir de Karen face aux filles de sa classe. Visuellement, Karen ne semble pas se défendre en espagnol. Aussi, on s’étonne de voir un point après chaque insulte. En anglais, aucune d’elle n’est ponctuée ; la nouvelle ponctuation (adiectio) affecte l’intonation et l’interprétation de la séquence. Le point, surtout après un ou deux mots, évoque un ton neutre, descriptif, qui réduit le potentiel interprétatif des énoncés. Même le point d’exclamation original a disparu dans l’intervention de la fille en bas de page, remplacé lui aussi par un point. En espagnol, seule la réaction exprimée sous forme d’onomatopée « ¡aj! » est encadrée par les doubles points d’exclamation espagnols, plus expressifs. Il en résulte des interventions moins dynamiques, décrites plus froidement, qui donnent l’impression que Karen est plus indifférente aux quolibets qu’en anglais. Par ailleurs, la grille compte une phrase : « Qué mal hueles. » En plus de détonner, elle ne reprend qu’une partie de l’insulte initiale, « stinky », omettant « hillbilly » et « creep » (detractio).
15Les insultes couvrent les champs sémantiques originaux, mais leur poids et leur distribution ont plus changé qu’en français (transmutatio) : la laideur/saleté (6)30 l’emporte, suivie par l’imbécilité (5)31, le dégoût (3)32, la bestialité (3)33, l’anormalité (2)34 et la folie (1)35. Notons que les frontières ne sont pas étanches. Ainsi, « guarra » désigne un « porc », mais aussi une personne grossière, misérable ou sale36. Il touche donc à la laideur comme à la bestialité. De même, « bestia » désigne une bête de somme, un monstre et une personne ignorante, évoquant à la fois la bestialité, la laideur, l’anormalité et l’imbécilité. Aussi, l’ironique titre de civilité « Mrs. » a disparu, si bien que Karen est réduite à l’état animal (detractio). Ultimement, l’ensemble paraît plus genré qu’en anglais : toutes les injures sauf quatre37 s’appliquent seulement à un sujet féminin. Notons aussi que « perra » [chienne] désigne une prostituée ou une personne méprisable, de façon similaire à « bitch » en anglais. Un peu comme « truie », « perra » semble plus misogyne que « dog ». On a donc l’impression que la condition féminine de Karen contribue plus activement à l’ostraciser en espagnol qu’en anglais.
Violence physique : agression sexuelle
16Comme si les insultes ne suffisaient pas, Karen subit les assauts physiques de ses pairs. Règle générale, elle se contente de raconter ces épisodes sans les illustrer. Par exemple, elle montre son frère lui retirer des plombs qui l’ont atteinte plutôt que les « chasseurs de bâtards » qui l’ont attaquée (p. 58). On s’attend donc à ce que le titre « Horrors of the Elementary School Day » (p. 242) annonce des violences « ordinaires ». Or, il introduit une scène d’agression sexuelle qui s’étire sur cinq pages. Sans déboucher sur un viol proprement dit, l’épisode reste assez traumatique pour être mis en mots et en images. Dans son article, Dan Hassler-Forest note que le récit de Karen est « bédéesque », fait d’« esquisses », contrastant avec les illustrations plus « réalistes » de l’histoire d’Anka38. Or, la finition de l’épisode du Cootie Step était très soignée, sinon réaliste. Au contraire, l’épisode de l’agression est particulièrement brouillon sur le plan graphique : une suite d’esquisses trahissant une urgence de raconter, d’exorciser. Presque toute la séquence est en noir et blanc. Les rares couleurs utilisées sont le rouge (sang ; langue et boutons d’un des agresseurs ; lèvres d’Anka) et le bleu (visage d’Anka). L’intimidation que Karen subit à l’école – une situation qu’elle dit maîtriser – est présentée de façon élaborée. Ici, le caractère inachevé des dessins suggère que Karen n’a pas fini de métaboliser son traumatisme.
17Dès la première case, deux garçons démembrés baignent dans leur sang au pied d’une Karen aux dents pointues et sanglantes, qui avoue que ce n’est pas ce qui s’est produit (enrichissement). Les garçons insistent sur sa malpropreté (« dirty ») et la menacent d’une douche forcée (« Get her ready for her shower! »). Ils la poussent par terre, une action que l’on voit et entend (« Down you go! » / « Yeah! Knock the freak down! ») et que Karen commente : « Usually they push me down and do the “traditional spitting” but this time was different… » Les dialogues se situent dans une relation d’élaboration et les cartouches d’enrichissement avec l’image, une insistance suggérant que les violences à venir n’ont rien d’« ordinaire ». Le suspense s’accentue à la page suivante, où l’on voit la scène en contreplan : Karen encerclée par trois garçons sous les poutres d’un viaduc. Dans la première de trois cartouches, Karen explique sa panique : elle sent que les garçons veulent blesser son âme et faire de son corps un cercueil39, une dissociation éloquente, fréquente chez les personnes qui subissent une agression40. Mais Karen se ressaisit, expliquant que les méchants risquent de perdre leur âme, un danger dont ils n’ont pas conscience, et qu’elle juge tout aussi grand que celui qui la guette. Karen entend la voix d’Anka les traiter de nazis41. La séquence se termine sur un garçon au rictus diabolique qui s’exclame : « Hey guys! There’s somethin out there… I can feel it… » Les mots « hey guys! » et « feel », écrits en lettres chancelantes et en gras créent un effet menaçant.
18La tentative de viol survient à la troisième page. Dans sa capsule narrative, Karen oriente la lecture de l’image (enrichissement) : « All at once I felt like I was trapped in an abstract painting. » La segmentation est éclatée, comme un miroir brisé : une image de cimetière ; une question hors bulle (« Anka is that you? ») ; le vacarme du train (« auushhhhh » ; « sclick sclack scrreeeee » ; « clang jangle jangle ») ; un rat qui passe (« scrabble scuttle » ; « sniff sniff ») ; le rire d’un garçon (« ha ha ha ha ha ha ») ; les conseils d’une femme dans l’ombre (« Resist them, little artist! Fight!! ») ; des pas sur du verre cassé (« crunch crunch ») ; des feuilles au vent (« flutter flitter ») ; une main sur une braguette et une onomatopée sans équivoque (« unzippp »), qui sous-entend un danger d’agression. À en juger par la structure décousue de la page, Karen est plus troublée que d’habitude. Selon Raffaella Baccolini et Federico Zanettin42, raconter un traumatisme révèle souvent les limites du langage, générant une attention « presque maniaque » aux détails visuels. Leur remarque porte sur Maus d’Art Spiegelman, mais s’applique à la « peinture abstraite » de Karen : les détails sonores et visuels s’y entassent pêle-mêle, créant un trop-plein étourdissant. Cependant, Karen est résiliente : la page suivante, plus ordonnée, présente trois séquences de façon linéaire. Les agresseurs chosifient Karen (« Pile of crap! »), et les allusions à un viol sont patentes : « stick yer rod into that » ; « Spread her legs… and hold them down ». Karen écrit : « I knew it was my last chance. » On devine qu’elle ne se laissera pas faire. La case suivante sort du cadre : une bataille, le bruit d’un coup de pied donné (« scrunk! ») et reçu (« umph! »). Karen redevient maître de la situation : les cadres sont rétablis, son visage est déterminé, elle grogne (« grrrrrr ») et frappe (« smack »). Un garçon gémit, les mains sur le sexe. Le texte hors bulle confirme qu’il est blessé (extension) : « Owwww! My balls, my fucking balls », lit-on en petites lettres parmi les gros cris des autres : « Holy shit! She busted his balls! »
19Karen semble s’être tirée d’affaire, mais les agresseurs veulent se venger. « Let’s get her », dit l’un d’eux, le visage mauvais, tandis qu’un autre la menace d’un bâton, sourcils froncés : « How about a stick instead of a dick? Huh freak? » Ils n’abandonnent pas l’idée du viol, ni que Karen est anormale. Il faudra un homme pour la sauver : Franklin, un grand noir aux traits du monstre de Frankenstein. L’épisode se termine ici. Karen ne le mentionne qu’une fois, quand les nonnes appellent sa mère : « They said I’d attacked some nice boys and run off to avoid my punishment. […] » Aux yeux de ces femmes en position d’autorité, les agresseurs passent pour des victimes et Karen, pour une méchante, lâche en plus. Karen préfère passer pour une survivante : elle ment à son frère, lui disant qu’elle s’est battue pour défendre leur mère. Dans ses cahiers, ce sont ses propres coups, sa propre résistance qu’elle donne à voir.
20Mise à part l’insertion d’onomatopées cibles, les images relatant l’agression ne sont retouchées ni en français, ni en espagnol. Notre analyse se centrera sur les insultes et les violences soulignées verbalement. En anglais, les insultes correspondent à trois champs sémantiques : la saleté (« dirty » ; « pile of crap »), l’anormalité (« freak ») ; la déshumanisation (« that »). Dans tous les cas, elles enrichissent l’image, précisant la perception que les agresseurs ont de Karen. Aux yeux de ces garçons, Karen n’est pas une « fille », mais un objet sale, bizarre et sans valeur. Les actions verbalisées enrichissent aussi les images en sous-entendant un acte sexuel. La douche (« shower ») est d’abord associée à la salive (« crachats »), mais Karen indique que ce n’est pas le cas. L’insistance visuelle et verbale (« down you go » et « knock her down ») sur le fait qu’elle est poussée par terre suggère un risque d’agression. La référence au sexe est ensuite activée par l’onomatopée « unzipp » et la main sur une braguette. Le texte de la page suivante confirme qu’il n’est pas question d’une douche d’urine, mais de sperme. Les expressions « stick yer rod into that », « spread her legs… and hold them down » et « how about a stick instead of a dick? » réfèrent expressément à une agression sexuelle. Il y a donc, au fil de la séquence originale, une intensification des allusions au viol, de plus en plus nombreuses et explicites. L’ironie est d’autant plus frappante quand les agresseurs sont décrits plus loin, des femmes en position d’autorité, comme des « nice boys » attaqués par Karen. On ne peut s’empêcher d’y voir une nouvelle violence envers Karen, systémique celle-là, donc plus sournoise. Voyons ce qu’il en est en français et en espagnol.
Agression française
21En français, les insultes couvrent les champs sémantiques originaux, mais leur poids diffère, le caractère non humain de Karen semblant plus prononcé. En anglais, « freak » renvoie à l’anormalité plus qu’à la bestialité. En français, Karen est d’abord un animal bizarre (« bête de foire »), puis un objet (« là-dedans ») et de nouveau un animal, malpropre cette fois (« sale bête »). En outre, il n’y a plus de crescendo dans la distribution des insultes (detractio). En anglais, le mot standard (« dirty » [sale]) précède le vulgaire (« pile of crap » [tas de merde]). Ici, le familier (« dégueu »), évoquant la saleté et le dégoût, précède le standard (« sale bête »), renvoyant à la saleté et à la bestialité. Cela dit, aucune des deux insultes n’est aussi avilissante que « pile of crap ». Ces cas de substitutio et de transmutatio occasionnent donc une perte (detractio), la violence verbale étant atténuée. Il en va de même pour les premières invectives des agresseurs : « Allez, hop ! » ressemble plus à une invitation à sauter qu’à l’ordre de se coucher par terre (« Down you go »). Quant à l’ellipse « Par terre, la bête de foire ! », elle traduit le geste, mais non sa brutalité (« knock down »). En français, les images et les textes sont unis par une relation d’extension plus que d’enrichissement. En revanche, l’onomatopée « dézippp » est aussi explicite que l’anglaise « unzipp » et les menaces de viol, plus directes qu’en anglais (adiectio). La première (« tu vas vraiment fourrer ton zob là-dedans ») est équivalente, mais « […] y a Dean qu’est prêt à s’la faire aussi ! » est moins ambiguë que « Dean here is ready to go ». D’ailleurs, Dean s’empresse d’acquiescer (« ouais ouais ») plutôt que de rire. De même, la formulation « Écartez-lui les jambes… tenez-la bien » suggère que les garçons immobiliseront tout son corps plutôt que ses jambes (« them »). Cette case a un effet plus fort en français qu’en anglais. Toutefois, à la cinquième et dernière page de la séquence, la menace de viol disparaît, remplacée par un danger d’agression tout court (detractio). En effet, on propose à Karen « une raclée au lieu de [se] faire fourrer ». En anglais, la formulation elliptique (« a stick instead of a dick ») suggérait encore un risque de pénétration. La violence est encore là en français, mais elle semble moins cruelle. En revanche, l’ironie du retour sur l’événement est plus mordante en français : Karen est accusée d’avoir elle-même « agressé » les « gentils garçons », plutôt que de les avoir simplement « attaqués » (« attacked »). L’impression d’injustice envers Karen se trouve accrue par ce subtil cas d’adiectio.
Agression espagnole
22Si les insultes espagnoles suggèrent toujours que Karen est sale (« sucia »), anormale (« rara ») et un objet plus qu’un être humain (« ahí » [là]), la diminution de leur nombre est frappante (detractio) : il y en a trois plutôt que cinq. L’intimidation verbale semble moindre. Cela dit, Karen fait toujours l’objet de violences physiques. Ainsi, elle se fait pousser par terre visuellement et explicitement, comme en anglais : « ¡Abajo! » [Par terre !] et « ¡Tira a la rara al suelo! » [Pousse la bizarre au sol !] (repetitio). Certes, l’onomatopée choisie pour l’image de la main sur la braguette est plus ambiguë qu’en anglais : « ras » évoque le bruit de la fermeture éclair plus que son ouverture proprement dite, mais elle suffit, par extension, à bonifier l’image. Les paroles des garçons de la quatrième page sont traduites par repetitio, presque littéralement, à une expression près : comme en français, c’est tout le corps de Karen que les garçons comptent retenir (« sujetadla » [tenez-la]) et non pas que ses jambes. La menace de viol au moyen du bâton est même plus patente qu’en anglais, un verbe ayant été inséré (adiectio) pour expliciter l’idée de pénétration : « ¿Y si te metemos un palo en vez de un rabo? » [Et si on t’introduisait un bâton au lieu d’une bitte ?] Dans l’ensemble, l’effet de la séquence espagnole est au final, similaire à celui de l’anglaise en ce qui a trait aux violences physiques. Ce qui étonne le plus, c’est le rappel de l’événement, où le qualificatif « nice » n’a pas été traduit (detractio) : « Le han explicado que había golpeado a unos chicos y que huí para evitar el castigo » [Elles lui ont expliqué que j’avais frappé des garçons et fui pour éviter la punition.] Dépourvu d’ironie en espagnol, l’énoncé occulte le parti pris des nonnes. Les garçons sont toujours considérés comme les victimes de la bataille, sans être nécessairement blancs comme neige. Il est difficile de savoir s’il s’agit d’un cas de deletio délibéré ou de censure inconsciente. Chose sûre, le jugement de valeur des nonnes est considérablement atténué, ce qui diminue la portée interprétative du retour de Karen sur son agression.
⁂
23En somme, notre analyse de deux scènes représentatives des violences vécues par Karen Reyes révèle certains écarts entre le récit original et ses traductions française et espagnole. Dans l’épisode du Cootie Step, le sexisme des injures semble exacerbé en français, mais encore plus en espagnol, où l’on ne constate pas d’effort particulier pour éviter les vocables genrés. Aussi, la version espagnole réduit la force morale de Karen en omettant ses coquilles délibérées et en brouillant le lien avec son adoption volontaire du costume de détective. Voulues ou non, les omissions et inconstances de la version espagnole retirent à Karen une part de son pouvoir face à ses agresseurs. La version française de la même séquence, plus créative et constante que l’espagnole, produit un effet plus proche de l’original. Cela dit, la scène d’agression sexuelle paraît moins percutante dans les deux traductions. En français, la progression n’est pas aussi menaçante qu’en anglais : les insultes sont un peu moins dégradantes et la menace de viol va en diminuant. Il est même étonnant que les agresseurs ne songent plus à violer Karen avec leur bâton. En espagnol, la gradation est reproduite, mais les insultes sont moins présentes, et l’ironie du rappel, très affaiblie. Même si la version espagnole est globalement plus proche de l’originale que la française, la violence se trouve quand même diminuée. Peut-être s’agit-il de cas d’autocensure. Après tout, il n’est pas rare, selon José Santaemilia, que cela se produise lors de la traduction de textes chargés sexuellement : « sex-related language is an area where translators tend to censor themselves—either voluntarily or involuntarily—in order to produce rewritings which are “acceptable” from both social and personal perspectives43 ». Quoi qu’il en soit, même si les écarts relevés ne sont pas énormes, ils modifient subrepticement l’équilibre de la relation entre les textes et les images, moins riche en traduction. Certes, il faudrait étudier un échantillon élargi pour évaluer s’il s’agit là d’une tendance ou de cas isolés. Il reste que ces deux scènes sont assez représentatives pour donner une idée de la façon dont les agents des traductions ont perçu Karen puis l’ont présentée à leur lectorat respectif.
Notes de bas de page
1 Emil Ferris, My Favorite Thing is Monsters, Seattle, Fantagraphics Books, 2016 ; Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, trad. J.-C. Khalifa, Québec, Alto, 2018 ; Lo que más me gusta son los monstruos, trad. M. Meneses Vilar, Barcelone, Penguin Random House, 2018.
2 Dan Hassler-Forest, « My Favorite Thing Is Monsters: The Socially Engaged Graphic Novel as a Platform for Intersectional Feminism », dans Frederick Luis Aldama (dir.), The Oxford Handbook of Comic Book Studies, 2019, p. 4. DOI: 10.1093/oxfordhb/9780190917944.013.30.
3 Son père est Mexicain et sa mère a des racines irlandaises et autochtones.
4 Ibid., 17.
5 Ibid., 4.
6 Hillary Chute, « Feminist Graphic Art », Feminist Studies, 44, 1, 2018, p. 153-170.
7 Celles vécues par Anka Silverberg sont d’une complexité qui mériterait sans doute un article à part entière.
8 Tilmann Altenberg et Ruth Owen, « Comics and Translation: Introduction », New Readings, 15, 2015, p. i-iv.
9 Sarah Viren, « Domesticating Gender: Localising the ‘We’ in Translations of Maitena Burundarena’s Women on the Edge », New Readings, 15, 2015, p. 76-92.
10 Klaus Kaindl, « Thump, Whizz, Poom: A Framework for the Study of Comics under Translation », Target, 11, 2, 1999, p. 263-288.
11 Nadine Celotti, « The Translator of Comics as a Semiotic Investigator », dans Federico Zanettin (dir.), Comics Translation, Manchester, St. Jerome, 2008, p. 33-49.
12 Federico Zanettin, « Comics in Translation: An Overview », dans Federico Zanettin (dir.), op. cit., p. 1-32.
13 Les bulles, les cartouches, les titres et le paratexte (Nadine Celotti, « The Translation of Comics », op. cit., p. 38-39).
14 Michal Borodo, « Multimodality, translation and comics », Perspectives, 23, 1, 2015, p. 22-41.
15 Ibid., p. 22.
16 Klaus Kaindl, « Thump, Whizz, Poom », op. cit., p. 275-283.
17 Le livre de Emil Ferris n’est pas paginé, nous lui avons attribué une pagination pour faciliter le repérage.
18 « Cootie ». Oxford English Dictionary, [https://0-public-oed-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/appeals/cootie/].
19 Même si le mot « dog » peut désigner un homme ou une femme, son pendant féminin « bitch » a une connotation sexuelle que « dog » n’a pas.
20 Débile, ridicule, idiote, Miss Bébête, ratée, imbécile, patate.
21 Dingo, malade.
22 Sale bouseuse qui pue, vilaine.
23 Beurk, berk [sic].
24 Truie.
25 Tordue.
26 Débile, ridicule, imbécile, patate, dingo, malade.
27 [https://www.merriam-webster.com/dictionary/dog].
28 [https://www.cnrtl.fr/definition/truie].
29 L’expression « hablar pestes de alguien » signifie parler en mal de quelqu’un.
30 qué mal hueles, sucia, fea, cutre, guarra, la bestia.
31 ridícula, idiota, tonta, pringada, la bestia.
32 aj (deux fois), puaj.
33 Perra, la bestia, guarra.
34 Rara, la bestia.
35 Loca.
36 [https://dle.rae.es/guarro?m=form].
37 qué mal hueles, cutre, bestia et idiota.
38 Op. cit., p. 5.
39 « I knew the bullies wanted to hurt my soul in a way that they hoped would turn my body into a coffin. »
40 Voir Julien Bonnel, « La dissociation : une conséquence liée aux traumatismes », Psychologika.com, [https://www.psychologika.com/dossier/la-dissociation-traumatisme/].
41 Il s’ensuit un jeu de mots entre « nazi » et « not see » dont nous ne traitons pas, car il est lié à l’histoire d’Anka.
42 Raffaella Baccolini et Federico Zanettin, « The Language of Trauma: Art Spiegelman’s Maus and its Translations », dans Federico Zanettin (dir.), Comics Translation, op. cit., p. 99-132.
43 José Santaemilia, « The Translation of Sex-Related Language: The Danger(s) of Self-Censorship(s) », TTR, 21, 2, p. 222.
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