Conclusion : similitudes et différences de part et d’autre de l’Atlantique
p. 207-210
Texte intégral
1L’approche comparative fondée de façon privilégiée sur une confrontation entre la situation française et nord-américaine, dans laquelle s’inscrit cette analyse des enclaves résidentielles fermées et des processus de sécurisation en milieu urbain, est une invitation à observer les similitudes et les différences de part et d’autre de l’Atlantique. Cependant, l’exercice s’avère difficile et la comparaison absolue un leurre, car l’état des connaissances diffère profondément entre la France et l’Amérique du Nord. À titre d’exemple, si un certain nombre de travaux, certes récents, ont déjà été publiés sur la diffusion des gated communities aux États-Unis, mais aussi sur les logiques qui président ou qui participent à leur déploiement, ce phénomène constituait, il y a encore peu de temps, une sorte de trou noir de la connaissance en France. De fait, les recherches entreprises dans le cadre du programme de recherche soutenu par l’ACI Ville du ministère de la Recherche, et dont cet ouvrage vise à rendre compte, au moins partiellement, ne pouvaient enregistrer les mêmes déclinaisons. Nonobstant ces limites, l’intérêt de la comparaison ressort néanmoins, dans la mesure où elle est susceptible d’offrir un certain effet miroir d’autant plus pertinent que les discours issus en particulier de la sphère politico-médiatique en France empruntent largement à l’expérience nord-américaine, pour questionner à la fois l’essor des enclaves résidentielles fermées et des processus de sécurisation ou de surveillance en milieu urbain.
L’ESSOR DES ENCLAVES RÉSIDENTIELLES FERMÉES
2Des similitudes existent dans le processus de fermeture résidentielle des deux côtés de l’Atlantique. D’une part, le rôle de l’offre immobilière semble important, voire surdéterminant dans la structuration du marché de la fermeture résidentielle. En effet, la logique d’apparition et d’extension de ce marché est incontestablement guidée, même si cela n’épuise pas l’ensemble des mécanismes explicatifs, par les stratégies commerciales de sociétés immobilières, qui cherchent chacune à autonomiser ou à singulariser leur production, de façon à promouvoir et à vendre un produit original censé répondre à une demande multiforme. D’autre part, aussi bien en France qu’aux États-Unis, ce phénomène semble couvrir un spectre social relativement large, s’étendant des classes moyennes aux classes aisées, loin de correspondre à l’image exclusive du « ghetto doré ». Enfin, cette quête de la fermeture semble bien obéir à des logiques variées, et en particulier au double processus corrélatif de sécurisation et de socialisation. En effet, à la quête d’un asile, au sens d’un lieu sûr, correspond un désir de réactiver des liens de proximité et de favoriser des formes d’appariement électif et sélectif. Cette combinaison participe tout à la fois d’une volonté de se prémunir contre l’insécurité d’appropriation, de protéger les valeurs environnementales (écologiques, cadre de vie) et économiques de l’habitat, et de mettre en œuvre une solidarité réflexive fondatrice de modes de constitution de l’entre-soi. Toutefois, la similitude entre les deux situations est peut-être plus apparente que réelle, en termes à la fois d’amplitude du phénomène, de développement d’une sociabilité forte de voisinage et de significations sociopolitiques.
3Tout d’abord, peut-on réellement comparer les ensembles résidentiels clos en France et les gated communities des États-Unis, dès lors qu’une différence de taille importante les différencie ? Dans l’hexagone, les opérations closes commercialisées par les promoteurs en 2002, pour les deux tiers en habitat collectif exclusivement, sont d’une très grande modestie, avec seulement 38 logements en moyenne, soit guère plus d’une centaine de résidants. Or, selon E. J. Blakely et M. G. Snyder (1997), les 20 000 gated communities recensées aux États-Unis, pour l’essentiel en habitat pavillonnaire, abritent au total huit millions d’Américains, soit une moyenne d’environ 400 résidants par unité. Par ailleurs, quelques-uns sont gigantesques, comme The Landings à proximité de Savannah, avec plus de 3700 logements (soit plus de 7500 habitants) sur près de 1800 hectares.
4D’autre part, pour que des formes micro-localisées de socialisation puissent véritablement prendre leur essor, elles nécessitent la présence de catalyseurs susceptibles de générer du lien social à l’échelle de la communauté résidentielle. Or, si la généralisation, ou peu s’en faut, des aménités collectives dans les gated communities des États-Unis peut remplir ce rôle de catalyseurs, la présence beaucoup plus limitée de ces aménités, du fait en particulier de la modestie des opérations réalisées, limite la formation de liens sociaux à l’échelle de l’ensemble résidentiel en France.
5Enfin, le rôle et la place des corps intermédiaires, comme les associations de propriétaires, sont fondamentalement différents dans la régulation collective à l’échelle locale entre la France et les États-Unis. Dans l’hexagone, le contrat social repose sur une représentation de la République une et indivisible, difficilement compatible avec la reconnaissance de formes de socialisation perçues comme une menace pour l’universalité des valeurs républicaines. Autrement dit, « selon cette conception, la société serait le fruit de l’articulation entre le sujet individuel et la Nation, et cette médiation directe de la personne à l’universel, en ignorant l’existence de corps intermédiaires, constituerait le fondement des vertus de notre système politique » (Gaudin et al., 1995). En conséquence de quoi, les associations de propriétaires (syndicat de copropriété ou association syndicale libre), en tant que corps intermédiaires, n’ont que peu d’influence en France dans les régulations collectives à l’échelle locale. Leur mission, pour l’essentiel, se limite à un principe d’auto-administration des ensembles résidentiels, qu’ils soient clos ou non, mais ce principe est dépourvu de tout pouvoir normatif sur les résidants, en termes notamment de contrôle social, et de toute fonction politique. Les rares exceptions concernent quelques lotissements chics, mais non clos, où règne un fort contrôle sociospatial prenant appui sur une association syndicale (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1994). En revanche, les modes de régulation privée de la ville étant très marqués aux États-Unis, les associations de propriétaires, à savoir les puissantes homewoners associations (HOAs) (McKenzie, 1994), ont un rôle nettement plus affirmé, à la fois en interne (pouvoir normatif et fort contrôle social) et vis-à-vis des gouvernements locaux.
LA VILLE OUVERTE MAIS SOUS SURVEILLANCE
6La ville de la fermeture résidentielle, tout en devenant plus ubiquiste et progressant dans des lieux de plus en plus variés, représente encore un phénomène secondaire, même aux États-Unis. La plus grande part de la ville héritée, ou en construction aujourd’hui, demeure ouverte, en tout cas ne révèle pas de frontières matérielles bien marquées. Pourtant, les logiques collectives, en particulier sécuritaires, qui se déploient aussi bien en Europe occidentale qu’en Amérique du Nord impriment de plus en plus de contraintes à l’organisation et au fonctionnement de la ville. Peu d’espaces aujourd’hui semblent échapper à ces contraintes, souvent réclamées, parfois plus difficilement acceptées.
7Aux États-Unis, la demande de sécurisation paraît envahir toutes les catégories d’espaces résidentiels. La demande de sécurité est devenue telle, ou supposée telle, qu’elle représente désormais une condition déterminante du fonctionnement des marchés immobiliers, de la conception de l’offre urbanistique et même souvent architecturale. Il est vrai que la réappropriation d’espaces délaissés par la fonction résidentielle, en particulier ceux de la centralité, ne peut généralement se concevoir qu’au prix de garanties concernant la sécurité des personnes et des biens ainsi que la sauvegarde des valeurs immobilières. Aussi n’est-il pas surprenant de constater, dans ces espaces qui demeurent encore socialement partagés, du moins dans la plupart des cas, la superposition de dispositions tenant autant de la protection publique des lieux et des résidants que de l’implication de ces derniers dans la coopération en matière de surveillance. Cette superposition tend à stigmatiser tous ceux qui ici vivent à la marge, presque toujours soupçonnés d’être les auteurs des actes délictueux ou criminels, voire tout simplement de troubler l’ordre public par leurs comportements, ou encore par leur seule présence de détériorer l’image du quartier et donc les valeurs immobilières. Mais les espaces résidentiels périphériques n’échappent guère à ces conceptions. Comme il s’agit d’espaces récemment mobilisés, le plus souvent les développeurs et les promoteurs immobiliers ont épousé les vues de l’urbanisme sécuritaire ou pour le moins sécurisant. Rassurer mais avertir aussi des risques ne suffisant pas, les résidants, ici, tendent à être mobilisés (ou à se mobiliser) dans des dispositifs de surveillance ou de coconstruction de la sécurisation, par le recours aux services d’entreprises privées de sécurité et celui de la police locale. Au risque, parfois, de saturer de discours sécuritaire des résidants qui ne perçoivent plus clairement les menaces immédiates et tendent alors à se dérober aux contraintes promues par la collectivité.
8En France, la demande de sécurité individuelle et collective dans les espaces de la résidence n’a cessé d’augmenter ces dernières décennies, mais inégalement. Là où les risques d’habiter sont devenus tangibles, cette demande s’est trouvée couverte par un double dispositif : celui d’une police de proximité qui reste encore largement à construire, celui du gardiennage qui permet d’assurer un minimum de contrôle et de rappel aux règles du vivre ensemble. Par ailleurs, c’est dans ces espaces résidentiels largement occupés par le logement locatif social institutionnel ou de fait que les problématiques de résidentialisation trouvent leur terrain d’expression, l’objectif étant de donner à chacun le mode d’emploi correct d’usage de l’espace dans lequel il est amené à vivre. Ailleurs, si la demande de sécurisation existe aussi, c’est avec moins d’acuité et surtout de permanence qu’elle s’exprime, les résidants apparaissant souvent peu enclins à s’engager dans d’autres démarches que celle d’une sécurisation individuelle. Toutefois, ces mêmes résidants, dans leur souci de limiter les intrusions de nature délictueuse sur leur propre territoire résidentiel, peuvent s’inquiéter parfois que la surveillance, le gardiennage et le contrôle des espaces les plus fragiles puissent encourager les fauteurs de trouble à l’ordre public, voire les délinquants ou les criminels à se réfugier dans leur espace de vie pour y déployer leurs activités. En même temps, mais avec moins de franchise et d’explicitation, notamment dans la ville qui se construit, ou se renouvelle, ne constate-t-on pas des contraintes dont certaines n’ont rien à envier à celles en vigueur aux États-Unis ? Ainsi, l’urbanisme sinon sécuritaire du moins sécurisant n’imprime-t-il pas de plus en plus sa marque dans la conception de nouveaux lotissements ou d’opérations mixtes ? Et la formation d’associations de voisinage, pour autant quel leur objectif est de (re)construire du lien social, ne constitue-t-elle pas aussi un moyen de produire de la cosurveillance ou au moins de la coveillance ?
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