Chapitre 34. Maupassant
p. 472-477
Texte intégral
1Fils spirituel de Flaubert, Maupassant est probablement le plus connu des écrivains de son temps et le plus étranger aux débats littéraires de la fin du siècle, Héritier du réalisme tel que revu et corrigé par l’auteur de Madame Bovary, Maupassant semble en effet avoir prolongé en le popularisant l’art de son maître. C’est sous la tutelle de celui-ci qu’il a commencé à écrire, et avec sa bénédiction qu’il a été autorisé à publier ses premiers contes. Si Maupassant, par ailleurs, est en retrait des avant-gardes de la fin du siècle – en dépit d’un bref passage parmi les épigones naturalistes, avec Boule-de-Suif publié dans Les Soirées de Médan en 1880 –, il n’échappe toutefois pas au climat de pessimisme qui contamine les milieux littéraires et dont son œuvre se fait largement l’écho. Mais c’est un écrivain discret sur la scène littéraire, qui n’a cherché aucun honneur (refusant même l’Académie) ; lorsque Huret va l’interroger pour son Enquête sur l’évolution littéraire, en 1891, il ne peut lui arracher aucune considération sur la littérature : « – Oh ! monsieur, […] – et ses paroles sont lasses, et son air est très splénétique, – je vous en prie, ne me parlez pas de littérature !… j’ai des névralgies violentes. »
2Maupassant apparaît aussi comme une figure de l’écrivain professionnel. Il s’astreint au métier, adopte des rythmes de production (six pages par jour, de sept heures à midi), fréquente ce qui compte dans le monde des lettres (les mardis de Mallarmé, quelques Parnassiens, le salon de Nina de Villard puis celui de la princesse Mathilde lorsque la fortune lui sourit), gère son art avec le savoir-faire de l’artisan et la pose du mondain. C’est donc un écrivain heureux dans son travail, en dépit de la souffrance physique qu’il endure au fil d’une existence faite de labeur et de noce et de son absence de foi humaniste. Il produit beaucoup, des romans qui plaisent, des contes qui fascinent (sans oublier son théâtre), ce qui lui vaut non seulement de vivre de sa plume (après avoir été fonctionnaire comme tant d’autres gens de lettres de sa génération), mais aussi d’être détenteur d’un énorme capital de sympathie parmi le grand public. Sympathie qu’il conservera au-delà de sa mort, notamment auprès d’un public de lycéens qui trouvent en lui un accès facile et rentable à la littérature.
3Maupassant est né à Fécamp, en 1850, l’année où meurt Balzac, dans une famille qui n’a plus d’aristocrate que le nom. En 1859, les Maupassant s’installent à Paris où le père a dû prendre un emploi dans une banque. Comme le ménage ne marche pas, la mère s’installe avec ses deux fils à Étretat. Guy poursuit sans conviction des études au petit séminaire d’Yvetot dont il est exlu pour avoir écrit un poème scandaleux, puis à Rouen où il obtient sans gloire son baccalauréat. Ce titre lui donne accès à la faculté de droit de Paris. Mais alors qu’il a vingt ans, la guerre franco-allemande bat son plein : il est mobilisé. Deux ans plus tard il obtient un poste au ministère de la Marine. Il écrit beaucoup, mais ne publie pas encore, mis à part, en 1875, un conte, « La Main d’écorché », qui paraît dans L’Almanach lorrain de Pont-à-Mousson et une pièce pornographique, À la feuille de rose, maison turque, qui est jouée.
4Au moment où il côtoie les dignitaires des lettres parisiennes, les colonnes de quelques grands journaux et revues s’ouvrent à lui : La République des Lettres publie un poème, « Au bord de l’eau », La Nation, une étude sur Balzac. Mais avant 1880, les avancées restent timides, d’autant qu’elles sont dispersées (un peu de théâtre, un peu de poésie, un peu de prose). En 1880, en effet, La Revue moderne publie « Une fille », Charpentier un recueil intitulé Des vers, mais surtout Boule-de-Suif rejoint la fronde des médanistes. Onze années suffiront pour asseoir solidement une réputation et une fortune. Le nom de Maupassant figure dans la grande presse du temps (Le Gil Blas, Le Gaulois), au catalogue des maisons d’édition les plus en vue (Havard, Ollendorff, Marpon & Flammarion), qui se partagent le succès des contes et des romans (pour beaucoup publiés d’abord en feuilletons). Même le théâtre commence à marcher sur le tard : sa pièce Musotte remporte un énorme succès au Gymnase en 1891. Cette notoriété a permis au fonctionnaire d’abandonner ses ronds de cuir et de mener une vie mondaine. Il voyage beaucoup, en Angleterre, en Italie, en Sicile, en Afrique du Nord, il fait aussi quelques croisières à bord de son yacht, Le Bel ami. On lui connaît de grandes passions (en 1889, avec la comtesse Potocka) et une syphilis qui ne cesse d’aggraver ses troubles de la vue et du cœur ; il sombrera dans la folie.
Le conteur
5Au début de la IIIe République, le journal offre une voie d’accès privilégiée à la littérature. Tous les romanciers, de Vallès à Zola, y publient leurs romans. Les éditeurs de presse sont encore plus friands de contes, de nouvelles et de chroniques ; courts, faciles à lire, ils sont mieux adaptés que le feuilleton .au mode de consommation moderne de l’information. Pour les écrivains, ils présentent une importante source de revenus, tout en étant pour eux une sorte d’entraînement, voire de laboratoire. De tous les conteurs et chroniqueurs de la fin du siècle, Maupassant est sans aucun doute celui qui a le mieux concilié la pratique journalistique et l’art littéraire.
6Sa réussite s’explique tout d’abord par une grande souplesse d’adaptation. Maupassant connaît le public auquel il s’adresse ; il ne donne pas au royaliste Gaulois les mêmes contes qu’au libéral Gil Blas qui peut accueillir des propos moins littéraires et d’actualité, tel que l’avortement (« L’Enfant »), l’inceste (« Monsieur Jocaste ») et autres thèmes au goût du jour. C’est aussi dans Le Gil Blas que ses meilleurs contes fantastiques ont été publiés, dont « Le Horla », « Fou », « Suicides », « Lui » : là Maupassant pouvait plus librement épancher le curieux mélange qui lui est propre d’érotisme, de vampirisme et d’athéisme. Par contre, ce sont des histoires moins, choquantes qu’il donne au Gaulois ; le fantastique y est abordé sur un registre plus rationnel (« Rêves », « L’Horrible », etc.)
7L’autre raison de la réussite du conte à la Maupassant est qu’il propose du lecteur français un fin dosage d’histoires extraordinaires (à la Poe et à la Hoffmann) et de réalisme qui concorde avec l’esprit cartésien de la culture hexagonale. Autrement dit, il donne toujours à voir, même l’invisible : l’irréel trouve ainsi une sorte de justification dans son irruption même, et apparaît comme une sorte de dérapage de la réalité. De là une prédilection pour la peinture quasiment naturaliste de milieux sociaux parfaitement circonscrits : paysans, petits, employés, commerçants, aristocrates, prostituées, militaires, financiers. De là aussi une vision pessimiste, voire tragique de l’univers social, croqué dans ses moindres failles.
8Le fantastique de Maupassant a sa griffe. Non seulement il émane d’une écriture serrée, qui va droit au but (héritage de Flaubert, la plupart des contes n’excèdent pas dix pages), mais surtout il provient d’un rapport singulier aux choses les plus quotidiennes (une ficelle, une parure). L’objet – plus présent d’ailleurs que le sujet fantastique – se charge ainsi au fil du récit d’une puissance satanique ou vampirique. Pas de monstres ni de machineries effrayantes dans cette œuvre, mais l’angoissante dévoration intérieure que donne à ressentir une réalité qui s’effrite. La plupart des contes sont aussi, à dose variable, obsédés par quelques thèmes et motifs : la mort, bien sûr, partout en creux, mais aussi la maladie mentale qui en est l’antichambre. L’une et l’autre sont la plupart du temps perçues sous la forme de la vermine qui ronge sournoisement le corps, ainsi que Norbert dans Bel-Ami la décrit : « Je la sens qui me travaille, comme si je portais en moi une bête rongeuse. Je l’ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu’une maison qui s’écroule. » De là les récurrents motifs de la dévoration et un rapport plus qu’étrange des personnages à la nourriture, à l’acte d’engloutir ou simplement de manger. De là aussi un regard pervers sur la sexualité et la condamnation de toute forme de procréation qui ne peut aboutir qu’à l’échec (les enfanticides sont nombreux – « L’Enfant », « Rosalie Prudent » – ainsi que les nourrissons monstrueux – « Un Fils ». « L’Abandonné »). Certains contes croisent diaboliquement ces motifs ; « Mademoiselle Cocotte », par exemple, met en scène une chienne-vampire, obsédée sexuelle, conduisant son maître à la folie.
9Maupassant a lu Schopenhauer. Ce qu’il a trouvé chez le philosophe, c’est assurément une explication de la violence qu’il ressent pleinement au cœur de l’homme ; cet univers des pulsions (de vie, de mort) contre lequel, ainsi que l’indique la trajectoire des protagonistes de « Un fou », « Qui sait ? », « Le Horla », il n’est aucun remède, si ce n’est, mais avec scepticisme, le refuge dans l’art qui a des vertus protectrices (cf. le sculpteur dans « Notre cœur ») ou dans les plaisirs, ce qui constitue chez lui une forme sans illusion d’esthétisme (cf. ses contes « libertins » : La Moustache, Les Caresses).
Le romancier
10Trois cents nouvelles ou contes, six romans. Il était naturel que le succès appelât Maupassant à s’essayer au grand art du roman. Il y réussit très tôt, avec Une vie, en 1883, puis, successivement Bel-Ami (1886), Mont-Oriol (1886), Pierre et Jean (1888), Fort comme la mort (1889), Notre cœur (1890). Mais on conçoit tout autant qu’un épigone naturaliste, héritier de surcroît de Flaubert, ait eu du mal à se frayer un chemin dans le genre romanesque, surencombré qu’il était à l’époque notamment par Zola. Le peu de romans de Maupassant s’explique en partie par cette donnée. Mais on a pu dire, en tout cas à propos d’Une vie, que le défi de Maupassant était de faire aussi bien que Flaubert.
11Pari tenu, davantage que pour les autres romans qui se présentent plutôt comme de longues nouvelles, car Maupassant a concentré dans la trajectoire et le portrait de Jeanne tout ce qu’il avait à dire de sa vision du monde. Naturaliste, Une vie l’est en ceci qu’elle ne gomme aucun détail de l’existence dans tout ce qu’elle peut avoir de littérairement repoussant, mais le romancier sait que l’invraisemblable qui y est raconté ne dépasse pas la réalité : « Les faits que j’ai, exposés dans ce livre viennent de se passer à Fontainebleau, j’en ai le récit imprimé sur mon bureau. » À cet égard, son roman se situe dans la digne filiation de Madame Bovary qui tire aussi son- argument d’un fait divers. Mais là n’est pas l’essentiel : avec Une vie, Maupassant donne à la littérature naturaliste l’héroïne qui lui manquait. Jeanne est comme l’image inversée d’Emma : celle-ci se réfugiait dans un pathétique mensonge romantique, celle-là apparaît dans toute sa vérité romanesque, jetant sur le monde un regard d’une lucidité désespérée qui fera dire à Rosalie, sa sœur, en conclusion du roman : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. » Le roman de Maupassant est en cela beaucoup plus proche de L’Éducation sentimentale que de Madame Bovary – et par sa forme il rejoint la perfection de Flaubert dans « Un cœur simple ». Perfection dans le souci du détail et dans le style, concis à souhait, mais également dans l’effet de plénitude qui se dégage de cette tranche de vie.
12Bel-Ami aussi est le roman d’un personnage. Mais à l’inverse de l’itinéraire d’échec de Jeanne, celui de Georges Durroy est scandé de réussites et de succès : auprès des femmes, évidemment, mais aussi dans le jeu social qu’il maîtrise parfaitement, en bon journaliste qu’il devient. Son ascension a quelque chose de cynique : elle symbolise jusqu’à la caricature une puissante critique sociale à travers laquelle Maupassant dénonce les mécanismes de pouvoir de l’époque. Car, contrairement à Une vie dont l’histoire se situe dans la première moitié du siècle, Bel-Ami est en prise directe sur l’actualité. On lui a fait reproche, à lui qui était du monde de la presse, de cracher dans la soupe à travers le portrait de Bel-Ami. Pour Maupassant la cible n’était pas le journalisme, mais la mentalité conquérante du monde moderne : « J’ai voulu simplement raconter la vie d’un aventurier pareil à tous ceux que nous coudoyons chaque jour dans Paris », écrit-il en réponse à ses détracteurs. Bel-Ami doit donc se lire aussi par antiphrase, un peu à la façon dont Zola a titré La Joie de vivre, son plus pessimiste roman. Car Bel-Ami, au-delà de ses apparences donjuanesques, sait que sa réussite n’est qu’artifice et illusion, en quoi il rejoint la famille des héros de Maupassant, toujours moins dupes de ce qu’ils sont qu’il n’y paraît.
13Pierre et Jean, en 1888, est à la croisée des deux romans précédents tant au plan de l’écriture que de sa thématique. D’une grande concision – et pour cette raison augmenté d’une étude sur « Le Roman »–, il raconte l’histoire de la famille Roland qui a décidé de se retirer au Havre pour couler des jours heureux. Jusqu’au jour où tombe une nouvelle bouleversante : un ami de la famille laisse comme unique héritier le cadet de la famille, Jean. Son frère Pierre ne l’entend pas de cette oreille. Alors que Jean, fort de sa soudaine, fortune, obtient la promesse en mariage d’une veuve, Pierre mène, une sourde enquête qui le torture et au terme de laquelle la bâtardise du frère éclatera au grand jour. On retrouve dans le développement de cet argument et sous la figure mythique des frères ennemis l’univers de décomposition cher à Maupassant : ce qui est donné à voir en effet, c’est l’implosion, d’une famille qui avait tout pour réussir et qui au seul motif d’une information (suivie certes d’effets) s’effrite tragiquement. Roman de synthèse, il est aussi pour Maupassant l’occasion de faire le point sur sa démarche. Dans les pages qui font office de préface, il prend nettement distance par rapport au naturalisme et ne reconnaît de dette qu’en vers Flaubert. C’est dans ce texte qu’il ramasse en une formule rapide son esthétique : « Le vrai peut quelquefois n’être pas. vraisemblable », et prône un retour à la limpidité de la langue française – « il n’est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu’on nous impose aujourd’hui sous le nom d’écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pensée ». Ces pages d’esthétique disent combien la leçon de Flaubert a hanté la carrière de Maupassant : « Travaillez ! » – pour produire une œuvre résolument originale, pour se déprendre des vogues du temps.
Bibliographie
• Éditions
Œuvres complètes, P. Pia éd., Lausanne, Rencontre. 17 vol., s.d.
Contes et nouvelles, L. Forestier éd., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, 1979, 2 t.
L’Œuvre romanesque, A.-M. Schmidt éd., Paris, Albin Michel, 1959.
• Synthèses
R. Dumesnil, Guy de Maupassant, Paris, A. Colin, 1933.
A. Vial, Guy de Maupassant et l’art du roman, Paris, Nizet, 1950.
A.-M. Schmidt, Maupassant par lui-même, Paris, Le Seuil, 1962.
M.-Cl. Bancquart ; Maupassant, conteur fantastique, Paris, Minard, coll. « Archives des lettres modernes », 1976.
• Études, particulières
A. Vial, La Genèse d’« Une vie », premier roman de Guy de Maupassant, Paris, Les Belles Lettres, 1954.
Ch. Castella, Structures romanesques et visions sociales chez Guy de Maupassant, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973.
A.-J. Greimas, Maupassant, la sémiotique du texte, Paris, Le Seuil, 1976.
Ch. Grivel et al., Le Maupassant dénaturé, Amsterdam, Van Gorcum, 1977.
Maupassant et l’écriture, L. Forestier dir., Paris, Nathan, 1993.
Ph. Bonnefis, Comme Maupassant, Presses universitaires de Lille, 1981.
P. Bayard, Maupassant, juste avant Freud, Paris, Minuit, 1994.
• Revues spécialisées
Revues des sciences humaines, n° 167, 1977, et n° 235, 1994.
Europe, Nos 772- 773, 1993.
Bulletin Flaubert-Maupassant, Rouen, n° 2, spécial Maupassant, 1994.
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Histoire de la littérature française du XVIe siècle
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