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Chapitre 8. L’urbanisme sécurisant pour prévenir le risque d’habiter : l’exemple Nord-Américain

p. 147-161

Note de l’auteur

L’urbanisme sécurisant : en France, on emploie aussi la notion d’espace défendable.


Texte intégral

1Avec environ douze millions de délits reportés aux États-Unis par an1, l’insécurité représente l’une des préoccupations majeures des municipalités américaines. Malgré la baisse des actes délictuels depuis vingt ans (17 %), le sentiment d’insécurité lui est tenace et freine souvent la revitalisation et la reconquête résidentielle de nombreux quartiers des villes centres. Si de nombreux architectes, urbanistes et développeurs immobiliers ont exploité ces peurs factuelles ou fantasmagoriques pour promouvoir un modèle d’habiter basé sur l’autoenfermement résidentiel (gated communities), plusieurs dizaines de grandes villes nord-américaines (Dallas, Houston, Minneapolis-St Paul, New Orléans, Saint Louis, San Diego, Seattle…) ont plutôt privilégié une approche préventive offrant une alternative physique et sociale à la communauté fermée tant critiquée.

ÉTABLIR LE LIEN ENTRE ENVIRONNEMENT URBAIN ET CRIMINALITÉ : INTRODUCTION AU CPTED

2Il y a une trentaine d’années est né aux États-Unis un discret mouvement de prévention des risques : le Crime Prevention Through Environmental Design (CPTED). L’inspiratrice de ce concept, J. Jacobs (Death and life of great american cities, 1992), affirme que ce sont les rues vides qui sont dangereuses et font peur : plus de personnes = plus d’yeux = plus de contrôle informel de l’espace. Couplée avec la conviction que « le design de certains quartiers les rend vulnérables », la théorie de J. Jacobs, bien que simpliste, fut réinterprétée par O. Newman (1972), convaincu qu’il fallait construire un environnement physique favorable à l’interaction sociale et suggérant aux délinquants potentiels que le quartier est approprié donc peu propice aux délits. Grand artisan du CPTED, O. Newman (1996) s’appuie sur ses travaux empiriques et des études de criminologues pour démontrer que le comportement criminel est lié à la cible, au risque, à l’effort et à l’enjeu du délit : un agencement urbain approprié peut augmenter le risque et l’effort et subséquemment réduire l’opportunité, ultime condition requise avant le passage à l’acte (fig. 18 et 19).

3Le concept fondateur du CPTED

Tous les programmes d’urbanisme sécurisant ont un point commun : la restructuration physique du bâti permettant aux habitants de contrôler l’espace entourant leur logement. Ceci inclut les rues et les terrains à l’extérieur du logement mais également les entrées et corridors résidentiels. Ces programmes permettent aux résidants de protéger l’espace dans lequel ils peuvent partager des valeurs et un style de vie.
L’urbanisme sécurisant est basé sur une mobilisation des habitants et non une intervention gouvernementale ce qui le rend peu vulnérable aux variations des politiques publiques. Il dépend de l’engagement des habitants et de leur motivation à réduire la criminalité. Les programmes présentent aussi l’avantage de rassembler des individus socialement et radicalement différents dans une démarche à bénéfice mutuel.
Newman O., Creating Defensible Space, US Department of Housing and Urban Development, 1996, p. 9.

Fig. 18: Décomposition de l’acte criminel et influence du CPTED

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Fig. 19: Capacité d’influence théorique du CPTED

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4Concrètement, Newman propose d’assurer la sécurisation des quartiers résidentiels selon un cahier des charges articulé autour de quatre notions fondamentales2 :

  • le renforcement de la territorialité : les résidants protègent mieux leur territoire quand il existe un fort sentiment d’appartenance et d’appropriation qui peut être renforcé par la présence de palissades basses, de changement de type de revêtement de rues, de haies, de panneaux, de portails, de décorations… en fait, de tout élément permettant de distinguer l’espace public de l’espace privé ou sa propriété de celle du voisin.

  • La surveillance naturelle ou informelle : les criminels n’aiment pas être vus. Il faut donc agencer les activités, le mobilier urbain et les logements de manière à optimiser les possibilités de surveillance, y compris depuis les fenêtres ou les porches d’entrée : voir et être vu. Les haies, murs et palissades de grandes hauteurs sont à bannir au profit de trottoirs larges et bien éclairés. Les entrées d’immeubles et les parkings doivent également bénéficier d’un bon éclairage et ne pas se situer dans des angles morts ou en retrait de la rue.

  • Le contrôle d’accès naturel : l’objectif est de créer une perception du risque pour le délinquant potentiel en réduisant les possibilités d’entrée et de circulation des non-résidants. Il ne s’agit pas ici de fermer la zone mais de jouer avec l’agencement de la trame viaire (réduction de la largeur de la route au niveau de l’entrée, culdesac, voies sans issue…), les panneaux indicateurs, le sens de circulation ou la diffusion de macarons de stationnement propres aux résidants… La présence d’une entrée monumentale (porche, muret de pierres, aménagement d’espaces verts…) permet d’insister sur la notion de seuil et de franchissement pour placer le non-résidant en position d’intrus.

  • Entretien et embellissement : que ce soit en préservant l’aspect physique du quartier, en assurant son animation quotidienne (aires de jeu) ou en organisant une auto-surveillance (neighborhood watch), les résidants doivent projeter l’image d’une aire appropriée et porteuse de valeurs sociales communes.

5La mise en œuvre du CPTED

Peut-on prévenir les délits avec un plan d’aménagement ? Les équipes municipales d’urbanisme, les élus et la police en Californie du Sud en sont convaincus. Ils encouragent les architectes et promoteurs à développer des projets immobiliers intégrant d’insidieux aménagements censés limiter la criminalité […] Combinant sociologie, criminologie et histoire de l’art, cette tendance est connue sous le nom de CPTED […] Depuis 10 ans, les théories du CPTED ont été appliquées dans de nombreuses villes moyennes aux États-Unis. Le premier projet fut conduit en Floride dans le cadre de la construction des logements sociaux et donna des résultats probants en termes de prévention des délits et de construction d’un sens communautaire. La crédibilité du CPTED fut encore renforcée par la récente désignation de la ville d’Irvine (sud de Los Angeles) comme l’une des plus sûres du pays : la municipalité utilise les principes du CPTED depuis 1978.
G. Billard d’après Krasnowski M., « Cities push design techniques to fight crimes », San Diego Union-Tribune, 7 décembre 1997.

6D’abord largement soutenus par des fonds fédéraux durant la décennie 1970, les travaux autour du CPTED déclinent avant de susciter un nouvel engouement à la fin des années quatre-vingt, alors que les États-Unis enregistrent un pic record d’insécurité. Durant cette période, le seuil des quatorze millions de délits enregistrés par an est largement dépassé, frôlant même les quinze millions en 1991 (US Department of Justice, 2003). Croisant la théorie naissante des « fenêtres cassées » (broken windows), tentant de démontrer qu’un quartier délabré et non-entretenu engendrait un mal-être social chez les résidants et favorisait la délinquance, plusieures autorités locales décident de se doter d’outils de planification urbaine (General Plan, Neighborhood Plan, Land Use Plan, Zoning code…) intégrant une problématique de prévention de la délinquance. Le CPTED dépasse ainsi son statut théorique et expérimental pour devenir une composante reconnue des documents réglementaires d’urbanisme.

7En 1987, le Safe Neighborhood Act adopté par l’État de Floride illustre pour l’une des toutes premières fois cette évolution essentielle (Zahm et al., 1997). Deux ans plus tard, la ville de Sarasota (Floride) révise son schéma directeur (Sarasota City Plan), en prônant une collaboration étroite entre l’agence municipale d’urbanisme et les services de police, afin de revoir le réaménagement de certains quartiers (y compris en adoptant de nouvelles normes d’occupations des sols). De par son aspect pionnier, le cas de Sarasota reste l’un des plus étudiés à ce jour (Zahm et al., 1997 ; MRSC, 2002), d’autant plus que la ville a affiché en dix ans un recul de 40 % des délits dans les zones concernées par les normes urbaines CPTED, contre 9 % pour la moyenne municipale.

PLANIFICATION ET DESIGN URBAIN POUR PRÉVENIR LE RISQUE D’HABITER : L’EXEMPLE DE PHOENIX

8En 1994, la révision du General Plan de la ville de Phoenix en Arizona débouche sur l’adoption d’une stratégie de renouvellement urbain reposant sur le modèle des villages urbains. Le territoire urbain est ainsi découpé en douze villages, ce qui présente le double intérêt « d’individualiser » le processus de revitalisation en fonction du profil socioéconomique de chacune des zones et permet la création de douze comités de planification (village planning committees) composés de divers représentants de la société civile. Rapidement, les premiers diagnostics révèlent que l’insécurité et son corollaire, le sentiment d’insécurité, sont pour deux des futurs villages urbains au moins (Central City et Encanto) le frein majeur à tout projet de revitalisation. Face à la large diffusion de communautés fermées dans plusieurs communes périurbaines (Carefree, Cave Creek…), la municipalité de Phoenix ne sous-estime pas l’impact négatif du phénomène sécuritaire vécu ou simplement perçu sur toute tentative de reconquête résidentielle et commerciale. En conséquence, elle adopte en 1995 le Safe Communities Program.

9Habituellement aux États-Unis, ce ne sont pas les services de police qui sont en charge du développement de ce programme mais l’agence municipale d’urbanisme (City of Phoenix Planning Department) : c’est elle qui va devoir élaborer, en collaboration avec les comités de planification, un panel de mesures et d’actions visant à améliorer la sécurité publique et prévenir l’insécurité. Pour synthétiser, les mesures prises à ce jour à Phoenix relèvent de trois grands domaines :

  • Réglementaire : par arrêtés municipaux et révisions des documents d’urbanisme (General Plan, Land Use Plan, Design Review Guide), les principes du CPTED doivent être mis en œuvre pour toute nouvelle opération urbaine. Une partie des employés municipaux appartenant aux services juridique, urbanisme, infrastructure et construction ont été formés à ces nouveaux aspects réglementaires. Outre le refus de permis de construire, les propriétaires (bailleurs ou individuels) doivent mettre en œuvre le « minimum raisonnable » pour sécuriser leur bien : les contrevenants s’exposent à une amende de 10 000 dollars et la mise sous tutelle de leur propriété 3. De manière globale, le Neighborhood Preservation Ordinance and Code Enforcement Policy adopté par la municipalité en juillet 2002 fixe des règles en matière de maintenance, d’équipement et d’usage du logement afin de limiter le risque de délits.

  • Collaboration Inter-services : la réussite du Safe Communities Program repose sur la coordination de plusieurs services municipaux, entre autres le service d’urbanisme et la police municipale. L’un élabore les normes de construction et d’utilisation des sols en accord avec les principes du CPTED, l’autre est chargé de relever les infractions à ces normes. Un échange est également indispensable durant les phases de diagnostic ou d’évaluation menées dans chaque village urbain, afin de croiser des indicateurs sur le profil du quartier (environnement bâti, agencement des rues, composante sociale, activité économique…) et le niveau ou la nature de l’insécurité ou du sentiment d’insécurité.

  • La participation et la formation du public : acteur essentiel à la conduite d’un tel programme, les habitants et les commerçants ont été associés aux audits menés dans les villages urbains à partir de 1994. Depuis mai 1997, ils sont invités une fois par mois (Village Outreach and Collaboration) à faire le point sur la situation de la zone avec les services municipaux. Des réunions de sensibilisation, de formation et d’échange d’expériences (Safe Communities Symposium) autour du CPTED sont également organisées régulièrement à l’échelle de la municipalité. De nombreuses brochures (dont le Safe Communities Guidebook) et une lettre trimestrielle à destination du public assurent une large diffusion du Safe Communities Program.

10Depuis 1997, la politique ainsi menée, en particulier dans des secteurs avec de fortes concentrations de logements collectifs, a permis de réduire de 60 % les arrestations et de 30 % à 50 % les appels à la police (Brennan, 2002), malgré une mouvance grandissante du principe de la tolérance zéro.

Fig. 20 : Éléments du contrôle insidieux de l’accès dans des zones résidentielles ni fermées ni privées (de gauche à droite, Newport Beach et Camarillo, États-Unis) (cliché : G. Billard)

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Fig. 21 : Les signes de l’appropriation et de la défense territoriale (cliché : G. Billard)

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QUE RETENIR DE LA DIFFUSION DU CPTED AUX ÉTATS-UNIS ?

11À travers diverses publications, une dizaine de politiques municipales a déjà été analysée à ce jour et l’application des principes du CPTED répond souvent à des mécanismes relativement complexes.

12Si ce sont les urbanistes relayés par les architectes qui sont à l’origine de la définition du CPTED et des premières expériences, il s’avère nécessaire de relever l’incapacité des services municipaux d’urbanisme (Planning Department) à porter seuls les programmes. Certes, la coopération entre services impliqués directement dans l’aménagement urbain paraît naturelle (exemple de St Paul), mais une étroite collaboration avec la police municipale semble tout autant primordiale ; une association pour le moins délicate entre deux mondes professionnels aux méthodes et objectifs a priori divergents.

13Pourtant, dans l’exemple de Phoenix, sept inspecteurs sont affectés au Community Programs Unit et relèvent des infractions au code d’urbanisme, forment les locataires et propriétaires au CPTED, animent plusieurs programmes pour combattre la dégradation physique des quartiers (Slumlord Task Force) et sécuriser les logements collectifs (Crime-Free Multihousing Program). Sur le même modèle, le San Diego Police Department (comme celui de Los Angeles d’ailleurs) a initié en 1997 une collaboration avec le City’s Planning Division. Il participe ainsi régulièrement aux côtés des urbanistes et architectes aux réflexions sur les grandes opérations de renouvellement urbain, y compris dans l’élaboration du nouveau schéma directeur (General Plan : City of villages, 2002) ; il joue aussi un rôle de consultant auprès de firmes privées, des commerçants et habitants.

14Le succès relatif des programmes CPTED repose incontestablement sur la responsabilisation du public et sa participation. En se dotant d’outils juridiques, les municipalités imposent des normes strictes, alors que parallèlement la multiplication des actions de sensibilisation et de formation auprès des résidants et commerçants contribue à créer les conditions d’une prise de conscience du poids potentiel des actions individuelles sur l’amélioration des conditions de vie dans un quartier. Dans cette optique, les mesures prises dans le cadre du CPTED sont souvent accompagnées du déploiement de programmes encadrés par la police municipale et impliquant les habitants dans des opérations d’autosurveillance du quartier (neighborhood watch). Ce type d’action, par les valeurs d’appropriation et de défense territoriale dont il est porteur, rejoint précisément la théorie développée par O. Newman.

15Enfin, il est parfois difficile d’attribuer à l’application du CPTED tout le mérite de la prévention des risques d’habiter. En effet, les municipalités ont également renforcé leur poids dans la gestion quotidienne de l’espace urbain en ayant recours de plus en plus systématiquement aux règlements d’urbanisme (fermeture par exemple de magasins de liqueurs et spiritueux trop proches des écoles, usage du droit de préemption, etc.). Mais plus encore, les opérations de renouvellement urbain ont, dans la plupart des cas, contribué à une requalification économique et résidentielle des quartiers (exemple de Phoenix ou San Diego). Bien qu’incorporant les principes liés au CPTED, dans quelle mesure l’apparent succès de ces programmes d’aménagement ne repose pas plus sur un changement de l’environnement social que physique ?

16Les limites du CPTED

J. Jacobs (1992) semble surestimer non seulement l’influence réelle de la surveillance naturelle sur le comportement criminel mais également celle de l’environnement physique sur le comportement humain. Créer de meilleures opportunités pour surveiller un espace n’engendre pas systématiquement un contrôle efficace.
O. Newman fut férocement critiqué pour ses choix méthodologiques et son oubli de prendre en compte l’origine sociale de la surveillance naturelle (« les habitants ») et des criminels […]. Plus tard avec le CPTED, les théories de O. Newman devinrent moins physiquement déterministes et intégrèrent l’importance des agents sociaux.
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G. Billard d’après Van Soomeren P., « Safe and secure cities », Conference on the reduction of urban insecurity, Barcelone – Espagne, 17-20 novembre 1987, p. 6-7.

17Selon une enquête menée par l’US Conference of Mayors en 1998, 80 villes de plus de 30 000 habitants possédaient déjà des programmes très aboutis de lutte contre l’insécurité intégrant des dispositions spécifiques dans leur règlement d’urbanisme et schéma directeur (Zelinka et al., 1998). Paradoxalement, en 1999, une enquête menée par l’US Department of Justice statuait qu’aucune étude n’était « aujourd’hui capable de démontrer l’influence directe des changements de morphologie urbaine sur le comportement crimine» (Deleon-Granados, 1999). Autre critique, le CPTED contribuerait à une fragmentation du tissu urbain sous les effets du bornage systématique de l’espace, variable nécessaire à une identification des lieux privés et publics et de certains quartiers les uns par rapport aux autres. Néanmoins, sans tomber dans un déterminisme primaire, la diffusion grandissante des principes du CPTED en Amérique du Nord mais également en Europe4 (Royaume-Uni, Pays-Bas…), parce qu’elle encourage une approche proactive de l’insécurité basée sur la prévention et un mode « doux » de sécurisation, a au moins le mérite d’offrir un compromis à la logique répressive. Sécuriser sans en avoir l’air, l’ambition est ainsi clairement affichée par de nombreux programmes résidentiels développés aux États-Unis depuis une quinzaine d’années, en particulier sous le sceau du New Urbanism.

18Vers une responsabilisation de l’acteur social

En septembre 1997, suite à une fusillade ayant fait cinq blessés à l’entrée d’un petit centre commercial du nord de Pasadena, la police a sommé le propriétaire d’effectuer des travaux visant à sécuriser le site : installation d’un éclairage plus puissant, nettoyage des graffitis et application d’une peinture antitags, destruction d’un mur servant d’abris lors des fusillades entre gangs. Du fait de son refus, le propriétaire a été convoqué au tribunal pour 29 violations aux codes de sécurité, santé et nuisances publiques : il encourt une peine de six mois pour chaque délit.
G. Billard d’après Krasnowski M., « Cities push design techniques to fight crimes », San Diego Union-Tribune, 7 décembre 1997.

19Évaluation sécuritaire de l’environnement résidentiel

Le comité Winnipeg Safe (Canada) encourage les habitants à effectuer eux+mêmes des vérifications de sécurité. Cette démarche repose sur une inspection visuelle des zones résidentielles à partir d’une checklist regroupant treize points :

Fédération Canadienne des Municipalités, Abécédaire de la prévention du crime au niveau municipal, 2000.

LE NEW URBANISM : L’INGÉNIERIE SOCIALE AU SERVICE D’UN BIENÊTRE URBAIN

20Né aux États-Unis, le New Urbanism, porté par un noyau d’urbanistes de la Sunbelt (Plater-Zyberk, Duany, Calthorpe, Salomon…), tente d’offrir un remède aux conséquences d’un étalement urbain qui contribue à une implosion du modèle radioconcentrique classique, entraînant par là même une perte de repères spatiaux et sociaux pour les citadins. Apparu au début des années quatre-vingt, ce courant prône l’essor d’une planification urbaine à l’échelle intercommunale, capable d’assurer le renouveau de la ville centre, la reconfiguration des suburbs et le contrôle de l’étalement urbain. Il puise ainsi sa spécificité dans son apparente opposition à l’idéal d’urbanité des Américains (modèle suburbain de la maison avec jardin), en proposant un modèle plus compact de développement urbain. Selon P. Calthorpe et W. Fulton (2001), l’étalement urbain a eu pour principaux effets négatifs de réduire les terrains agricoles et naturels, de vider les villes centres et de fracturer physiquement et socialement les communautés locales ; le New Urbanism s’inscrit donc en partie dans ce questionnement global d’une planification urbaine réductrice d’un mal être urbain. Certes, il n’a pas pour vocation première de s’attaquer au problème de l’insécurité, mais la sécurité des lieux s’impose toutefois comme un but à atteindre et une condition sine qua none à l’achèvement du projet sociétal poursuivi.

21Les références « sécuritaires » de la charte du Congress of New Urbanism

Art. 19. La prise en compte physique de la rue et de l’espace public comme lieux d’échanges est la priorité avant tout projet architectural et toute intervention paysagère.
Art. 21. La revitalisation des espaces urbains dépend de la sûreté et de la sécurité. Le dessin des voiries et des immeubles doit renforcer la sécurité du lieu, mais pas au détriment de l’accessibilité et de l’accueil. Art.
23. Les rues et les parcs doivent être des lieux sûrs, confortables et accueillants pour le piéton. Dessinés de façon harmonieuse, ils invitent à la promenade et facilitent les relations entre les habitants pour le bienêtre de leur communauté.
Extrait de la Charte du Congress of New Urbanism, 1998. (http://www.cnu.org).

22La densification, la mixité fonctionnelle et sociale des quartiers, l’aménagement de places et de larges trottoirs, principes dogmatiques sur lesquels reposent les opérations labellisées New Urbanism, doivent réinjecter de l’espace public dans la ville pour favoriser la reconquête du lien social (Norquist, 1998). En partant du principe que « l’organisation physique influence la manière dont les individus se fréquentent et se comportent à la fois en tant qu’individus et êtres sociau» (Grabill, 2003), l’idéologie est ambitieuse puisqu’elle se propose de combler le déficit civique et communautaire à partir d’une conception spécifique, mais réinventée, de l’environnement bâti. Emprunt de néotraditionnalisme (référence forte à la main street, small town, au village urbain, au sens communautaire), le New Urbanism considère qu’un environnement physique et fonctionnel bien pensé créera des conditions sociales favorables à la baisse de l’insécurité et surtout, du sentiment d’insécurité (Schubert, 2000). Encore faut-il croire au bénéfice du changement d’occupation des sols et de la mixité sociale sur la création du lien communautaire et la baisse des délits (Deleon-Granados, 1999).

23Depuis 1997, le nombre de projets développés sous le label du New Urbanism augmente de 20 % tous les ans aux États-Unis (Myers et al., 2001) et actuellement, plus d’une centaine d’opérations serait en cours de réalisation 5. Il n’en reste pas moins que le succès marketing du New Urbanism ne présage en aucun cas des aptitudes du modèle urbain à assurer la stabilité sociale et économique d’un quartier. Au discours parfois incantatoire des pères fondateurs du mouvement, les références à « l’accumulation du capital social, à l’engagement civique, à la promotion du sens communautaire, à la quête du passage du je au nous » (Calthorpe, Fulton, 2001), certains opposent le caractère artificiel des réalisations : « Vous vous achetez une vie communautaire en même temps que votre logement » (Grabill, 2003). L’espace est ainsi instrumentalisé et rend chaque développement parfaitement identifiable par rapport au reste du tissu urbain, lui conférant de fait une identité propre qui est certainement plus spatiale que sociale. La faible taille des réalisations les plus souvent citées en exemples (Seaside, Floride, 35 hectares ; Kentlands, Maryland, 150 hectares), la quasi absence de mixité sociale6 ainsi que le standing patrimonial et environnemental dégagé transforment bien souvent les projets en enclaves certes ouvertes mais bien souvent élitistes. Logiquement, les conditions sociales sont donc réunies pour limiter les incivilités et les comportements déviants.

UNE TENTATIVE PLUS VASTE DE RECONFIGURATION RÉSIDENTIELLE AUX ÉTATS-UNIS

24Le courant du New Urbanism n’est pas le seul à porter une réflexion nouvelle sur le renouvellement urbain aux États-Unis. D’ailleurs, il ne fait que reprendre à son compte des préceptes largement usités qui flirtent avec l’utopie urbaine née à la fin du xixe siècle (Schubert, 2000). La référence à la Cité Jardin de E. Howardet aux réalisations de F. Law Olsmsted est évidente ; ce qui revient finalement à s’approprier des concepts déjà éprouvés alors même qu’ils n’ont jamais atteint l’intégralité de leurs objectifs initiaux. Il existe également une filiation directe entre le New Urbanism et la notion de Traditionnal Neighborhood Development (TND) largement diffusée aux États-Unis depuis une vingtaine d’années 7 (O’Keefe, 2003).

25Reposant sur une mouvance néotraditionnelle, le TND prône un développement urbain compact, piétonnier, multifonctionnel et mixte socialement, dans lequel l’agencement et l’esthétique des opérations sont particulièrement soignés. L’objectif est de combiner sur un même site qui peut aller de l’îlot au quartier une offre variée de logements, des espaces commerciaux et de bureaux ainsi que des services et équipements de proximité (mairie annexe, centre communautaire, école, etc.). L’ensemble est desservi par un réseau de pistes cyclables et piétonnes qui limite l’usage de l’automobile et facilite le contact entre résidants. La présence d’espaces verts et publics renforce cette recherche du lien communautaire important pour le développement du contrôle social de l’espace.

26C. O’Keefe (2003) estime à environ 300 le nombre de projets majeurs répondant aux normes du TND en cours aux États-Unis en 2003, ce qui représenterait environ 30 % du marché immobilier américain. La Californie, la Floride, le Colorado, le Maryland, l’Oregon ou encore la Virginie concentrent la majorité des projets 8. En 2001, R. Sitkowski soulignait d’ailleurs qu’une dizaine d’États (Floride, Texas, Ohio, Caroline du Nord, etc.) avait déjà ou étaient sur le point d’adopter une législation favorisant les opérations répondant aux critères du TND, critères officiellement définis par l’American Planning Association. Les déclinaisons du TND sont également nombreuses : la ville de Seattle, par exemple, à adapter le modèle en accentuant ses fonctions de nœud multimodal de transport, menant des opérations de densification et de diversification fonctionnelle appelée TOD (Transit Oriented Development). Les expériences de Phoenix (1989), Seattle (1994), San Diego (2000) articulées autour du concept des villages urbains sont une variation supplémentaire d’une autre conception des politiques urbaines visant à établir un lien entre environnement physique et sens de la communauté, pour miser à moyen terme sur « les vertus du contrôle social de l’espace » (Talen, 2002).

27Le village urbain de Hillcrest (quartier de Uptown, San Diego)

Située dans la première couronne péricentrale, au nord du centre-ville de San Diego, la zone de Hillcrest a connu une grave crise à la fin des années soixante-dix. À l’instar d’une vingtaine d’autres quartiers centraux et péricentraux voisins, Hillcrest souffrait d’une dégradation de la qualité de vie, d’une dévalorisation résidentielle et d’une érosion des commerces de proximité. Dès 1988, l’Uptown Community Plan jetait les bases d’un redéveloppement urbain largement inspiré des expériences naissantes sur les villages urbains. Hillcrest devient le premier projet à San Diego à afficher des ambitions en matière de hiérarchisation des densités, de mixités fonctionnelles (résidentielle, commerciale, bureaux) et de traitement de l’ambiance urbaine (piétonisation, végétalisation…) ; 45 % des revenus issus des parcs de stationnement servent par exemple à financer le Beautification Project.
Bien que n’arborant pas officiellement le label du New Urbanism, le cas d’Hillcrest en adopte néanmoins les grands principes et sert souvent de référence localement et nationalement. Hillcrest est désormais reconnue pour la convivialité de ses artères, son charme architectural, la richesse de sa vie communautaire et la forte identité qui s’en dégage. L’attractivité actuelle du quartier est telle que les prix de vente de certains logements ont triplé depuis cinq ans. Difficile de louer maintenant un appartement avec deux chambres à moins de 2 000 dollars par mois ! Cette pression immobilière remet en cause la mixité sociale du quartier et accentue lentement le côté élitiste du redéveloppement. Autre observation, l’apparente impression de sécurité cache en fait un taux de crimes violents et de cambriolages pour mille habitants supérieur à la moyenne de San Diego.
Alexandre S., La lutte contre l’étalement urbain aux États-Unis, Université de Rouen, mémoire de maîtrise, direction G. Billard, 2003, p. 131-149.

Fig. 22 : Croquis d’un futur développement dans le centre de San Diego respectant les principes du TND (Brochure commerciale Porto Sierra Inc., 2001)

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28Face à une demande immobilière toujours largement tournée vers le modèle résidentiel classique, puisque 83 % des Américains préfèreraient une maison individuelle dans un quartier peu dense (O’Keefe, 2003), les villages urbains, le TND ou encore le mouvement New Urbanism pèsent encore modestement sur les modes d’habiter aux États-Unis. La quête d’espaces multifonctionnels et mixtes socialement rend plus difficile les stratégies d’évitements et renvoie donc à une confrontation à l’Autre, dans une société au sein de laquelle l’entre-soi est accepté, voire revendiqué. Le renouvellement urbain devenu nécessaire face aux maux de l’étalement urbain se heurte ainsi à la fois à la problématique de l’équilibre entre sphère publique et privée, ainsi qu’à celle de la délimitation précise entre espace collectif (celui de la socialisation) et individuel (celui de la cellule primaire). Dans ces conditions, les équipements matériels, le CPTED, la prévention informelle qui tendent à réguler le partage de l’espace et son contrôle apparaissent souvent inexorablement nécessaires lors de ces opérations innovantes de développement résidentiel.

Notes de bas de page

1 US Department of Justice, 2003, www.usdoj.gov

2 Guide complet du CPTED disponible notamment sur www.ncpc.org

3 City of Phoenix, ARS 12-991 through 12-999 (source : Phoenix Police Department, Crime Abatement Statutes, 2003).

4 Van Soomeren P., « Crime prevention solutions for Europe : designing out of crime », Conference on the relationship between the physical environment and crime reduction and prevention, Szczecin (Pologne), 1921 octobre 2000.

5 Bilan présenté par le Congress of New Urbanism lors de l’annonce des Charter Awards Winner, le 21 avril 2003.

6 Une maison à Kentlands se négocie en moyenne entre 310 000 et 500 000 euros (Barcelo, 2000).

7 Le terme TND est apparu pour la première fois à Bedford (New Hampshire) au milieu des années quatre-vingt lors d’une opération d’aménagement urbain.

8 Liste complète des projets sur le site : www.tndtdownpaper.com.

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