Chapitre 21. Marginalités
p. 282-292
Texte intégral
1Subie et revendiquée, dénoncée et recherchée, la marginalité est au centre de la conscience d’un siècle décentré, enclin à chercher sa vérité aux extrêmes, en dehors de son temps et de son espace : dans l’association du sublime et du grotesque, au Moyen Âge ou dans l’infini du progrès à venir, en Orient ou dans les bas-fonds de la société.
2Rien n’est par principe plus étranger à la littérature du xixe siècle que le juste-milieu tant prôné par les politiques de la monarchie de Juillet. Son choix, c’est de se développer sur le mode de l’opposition aux normes régnantes, jusqu’à former, avec les arts, une société dans et contre la société.
3Cette posture négative de l’écrivain, qui inaugure et que redouble, celle de l’intellectuel au xxe siècle, n’est pas sans effets rétroactifs sur la définition même du champ littéraire. Elle invite en effet la postérité à se demander si, à rebours des majorités contemporaines, il ne conviendrait pas de privilégier systématiquement les œuvres refusées, refoulées, censurées, minorées, oubliées. Après la redécouverte des « petits romantiques » (Eugène Asse, 1895) entreprise et réussie par les surréalistes dans les années 1920, le chemin est aujourd’hui ouvert à des réévaluations plus globales.
La bohème
Tribus et générations successives
4Bien que l’appellation ne devienne courante qu’à la fin des années 1840 rétroactivement, la « bohème » s’ébauche avec le « petit cénacle » (la bande de Gautier et de Nerval, ainsi nommée par opposition au « Cénacle » plus âgé et plus respectable de Hugo). Ceux qui s’en réclament se reconnaissent aussi sous l’appellation satirique de Jeunes-France, inventée par Le Figaro. La volonté de marquer ses distances par rapport à la bourgeoisie se traduit pour commencer par des infractions au code vestimentaire. Au gilet de satin rouge, au pantalon vert d’eau bordé d’une bande de velours noir et aux longs cheveux « mérovingiens » arborés par Théophile Gautier pendant la bataille d’Hernani répondent, par exemple, la barbe de Petrus Borel, le pourpoint de velours noir lacé par derrière de Jehan du Seigneur. Les mêmes, et d’autres aussi, ne se départissent pas de pseudonymes créés en haine des identités ordinaires : Aloysius Bertrand pour Louis Bertrand, Philothée O’Neddy pour Théophile Dondey, Augustus Mac Keat pour Auguste Maquet, de Nerval pour Labrunie… Sauf à vouloir effacer la dimension politique, républicaine pour tout dire, de ces excentricités, il n’est guère possible de distinguer ces jeunes romantiques des bousingots qui surgissent en même temps sur le pavé de Paris. Petrus Borel, l’une des figures saillantes du petit cénacle, laisse entendre qu’il a aussi été « le grand prêtre de cette camaraderie du bousingot, dont on fit grand scandale, et dont on a par méchanceté et par ignorance perverti les intentions et le titre ». Il se garde cependant bien d’indiquer s’il faut identifier ou. non sa secte à celle des jeunes républicains portant chapeau de cuir bouilli à la façon des marins du Havre (le bousingot) et gilet rouge à la Marat. Le fait est que Borel se déclare par ailleurs un républicain, farouche. Privat d’Anglemont, lui, rapporte que les bousingots n’auraient pas tardé à se faire « viveurs, matérialistes », ennemis du Moyen Âge et de son jargon, sous l’appellation de badouillards. Desdits badouillards, qui auraient sévi jusqu’en 1838, le même témoin indique seulement que leur philosophie se bornait à savoir passer d’affilée trois ou quatre jours et nuits à déjeuner et à danser, en ajoutant dans la conversation le complément « de Tolède » ou te suffixe -mar à tout et n’importe quoi (ex. : du « fromage de Brie de Tolède », un « épicemar » et un « cafemar » pour un épicier et un café). De telles distractions dénotent des fils de famille plus ou moins en rupture de ban, mais assurés de leurs arrières.
5La « seconde bohème » (par opposition à celle de Nerval et Gautier, selon le même processus sans fin de différenciation des générations.) a la réputation méritée d’être plus plébéienne. Son-chef de file, Henri Murger, est le fils d’un concierge et tailleur d’origine allemande. Le groupe se forme à la fin de 1841 autour de la Société des buveurs d’eau, ainsi baptisée par ironie, parce que ses membres ont en partage des périodes de pauvreté et de privations prolongées. Outre Murger, le photographe Nadar est à peu près le seul membre attesté à avoir par la suite connu la célébrité. L’objectif inscrit dans les statuts est de surmonter l’adversité par l’entraide : « grandir et arriver les uns par les autres ». Mais lesdits buveurs d’eau ne parviennent pas à s’entendre sur un minimum de convictions, ne serait-ce que sur la formule (très controversée, contrairement à ce qu’on dit) de l’art pour l’art. Le corporatisme qui les rassemble n’a en vérité rien d’original dans les milieux littéraires et artistiques du temps, assez nombreux et conscients de l’être pour songer à former une catégorie autonome. Aussi bien, dans L’Artiste, la revue créée en 1831 dans cette perspective, l’exaltation de l’art va-t-elle de pair avec l’intention déclarée d’organiser la défense des intérêts professionnels. Une dizaine d’années plus tard, le rédacteur en chef de L’Artiste n’est, autre que Gautier. Son directeur, Arsène Houssaye, lui aussi un ancien du petit cénacle, protège, pareillement Murger et Nerval. Lequel Murger appartient d’autre part à une petite troupe sans chef reconnu, composée, entre autres, de Baudelaire, Banville et Champfleury, sans compter le déjà évoqué Nadar. Sous la permanence de son étiquette, la « bohème », en fait, se forme et se renouvelle par l’amalgame continu d’arrivants divers.
6L’instauration du second Empire, d’ailleurs, en élargit les rangs et en accentue l’attitude oppositionnelle. Perceptible à travers la personne de Murger, cette démocratisation se fait non plus seulement sociale, mais aussi politique. Car le coup d’État du 2 décembre 1851 fixe hors société toute une frange de bacheliers et de normaliens écartés de l’enseignement en raison de leurs opinions républicaines. Attirés par le journalisme, où ils espèrent donner libre cours à leurs idées, ils sont en fait, tel Vallès, contraints de chercher leur subsistance dans d’ingrates besognes de rédaction pour les petits journaux. Dispersée, exilée, prolétarisée, la République des Lettres est tentée de se réfugier tout, entière dans la bohème. Mais plus politiques et plus moraux que les anciens, les nouveaux reprochent aux aînés ce qui, précisément, a fait leur charme pour le public bourgeois, à savoir leur apolitisme et leurs ambitions en apparence bornées aux ginguettes, aux grisettes et aux lorettes.
Lieux et réseaux de sociabilité
7La description des plus fameux points de rassemblement des écrivains et des artistes constitue à la fois – le jeu de mots s’impose – un lieu commun littéraire et l’évocation d’une réalité en passe d’assumer la fonction des salons aux siècles précédents.
8Dès avant 1830, le Cénacle ne fréquente pas seulement les salons respectifs de Nodier, à la Bibliothèque de l’Arsenal, et de Victor Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs. Outre « un café situé rue Saint-Germain-l’Auxerrois et portant l’enseigne de Momus, dieu des Jeux et des Ris », il sort aussi s’encanailler chez La Mère Saguet, un « cabaret mangeant » de la chaussée du Maine, indique Murger, « célèbre par ses gibelottes, sa choucroute authentique, et un petit vin blanc qui sent la pierre à fusil. ». L’endroit, précise le même, est alors fréquenté autant par « des rouliers de la route d’Orléans, des cantatrices du Montparnasse et des jeunes premiers de Bobino » que par « les rapins des nombreux ateliers qui avoisinent le Luxembourg, les hommes de lettres inédits, les folliculaires des gazettes mystérieuses ». Mais dans les années 1830, c’est le petit cénacle qui donne le ton. Ordinairement réuni dans la chambre de tel ou tel de ses membres, il a ses habitudes, à l’extérieur, au Petit Moulin rouge, un cabaret proche de la barrière de l’Étoile. Parfois, l’habitat privé devient semi-public et inversement, la colonisation d’un lieu public en fait le siège officieux d’un groupe. Au nombre de ses « petits châteaux de bohème », Nerval compte également un appartement ancien qu’il loue rue du Doyenné, tout près du Louvre, au beau milieu d’une sorte de terrain vague. On y vit de façon joyeusement communautaire. Il faut encore mentionner, rue Rochechouart, le « camp des Tartares » formé durant l’été de 1831 dans une modeste maison avec jardin. Au grand scandale du voisinage, la fraction de Borel s’y livre à des exhibitions au soleil de peaux nues. Le site le plus durable est cependant une grande bâtisse locative, « la Childebert » (du nom de sa rue, à deux, pas de Saint-Germain-des-Prés, au voisinage de l’École des beaux-arts et des musées du Louvre et du Luxembourg). Dès la Révolution, rapporte Privât d’Anglemont, et jusqu’à sa destruction par Haussmann, ce « vaste capharnaüm composé de chambres de garçon depuis le premier jusqu’aux combles » a la réputation d’être le « quartier général des novateurs » en matière de peinture. Enfin, bien plus tard, sous le second Empire, par suite d’un engouement pour la bière, la brasserie Andler, rue Hautefeuille, et concurremment, à partir de 1859, la brasserie de la rue des Martyrs, au pied de Montmartre, attirent chaque soir une population croissante d’artistes, d’écrivains et de journalistes en quête de distractions et de discussions.
9Tout ce monde affiche conjointement une prédilection pour les lieux proprement périphériques que sont, les « barrières », les portes monumentales qui subsistent de l’ancienne ceinture édifiée par les fermiers généraux pour contrôler et fiscaliser l’entrée à Paris des marchandises et des personnes. Consommé avant impôt, le vin y coule à bon marché et fait prospérer de nombreux cabarets et guinguettes. Depuis le xviiie siècle, l’habitude est prise de s’y rendre, les dimanches surtout, pour boire, manger et danser. Ces lieux populaires jouxtent les anciennes « petites, maisons » édifiées sous l’Ancien Régime par de riches épicuriens pour y abriter la part officieuse de leur existence. Les barrières, en somme, entretiennent une tradition de plaisirs frontaliers en harmonie avec les goûts contradictoirement mi-aristocratiques mi-démocratiques, en tout, cas antibourgeois, de la faune intellectuelle.
10Il faudrait, sous le pittoresque des lieux, reconstituer les liens et intérêts entretenus par l’appartenance à tel ou tel journal ou revue. Pour ne pas nous égarer dans le maquis des rédactions, indiquons seulement qu’avec L’Artiste, Le Corsaire-Satan, formé par la réunion de deux titres satiriques, apparaît comme l’un des principaux moyens de subsistance et d’expression de la bohème, à telle enseigne que la notoriété de Murger débute grâce à la parutien en feuilleton dans ses colonnes d’une série d’études de mœurs sur le milieu dont il est l’un des piliers.
Une autoreprésentation de la condition d’homme de lettres et d’artiste
11Ce mot d’époque, la bohème, attire l’attention, métaphoriquement, sur une sorte d’altérité ethnique faite d’un mélange de pauvreté chronique, de nomadisme et d’irrégularité de mœurs. Il suffit de songer à Diderot et au Neveu de Rameau pour soupçonner que la réalité parisienne d’une masse de plumitifs peu ou point rétribués n’est pas une nouveauté absolue. Mais la communauté formée entre gendelettres et peintres, sculpteurs et musiciens, la conscience artiste, l’exaltation de ce mode de vie comme un modèle sont autant de phénomènes propres au xixe siècle.
12Malgré plusieurs tentatives antérieures, dont, en 1840, une nouvelle de Balzac précisément intitulée « Un prince de la bohème », le texte qui installé cette autoreprésentation dans le public est le feuilleton de Murger publié entre 1846 et 1849 dans Le Corsaire-Satan et adapté au théâtre avant d’être, en 1851, arrangé en roman sous un titre passé à la postérité : Scènes de la vie de bohème. A travers l’existence médiocre d’un poète, d’un peintre, d’un musicien et d’un philosophe, censés, à eux quatre, figurer les principales composantes de la bohème, Murger s’y attache principalement à décrire au quotidien « une classe mal jugée jusqu’ici, et dont le plus grand défaut [serait] le désordre » entraîné par « une nécessité que leur fait la vie ». De fait, les amours libres de son quatuor d’antihéros avec des couturières, des bouquetières, des modèles, des comédiennes plus ou moins entretenues se font et se défont au gré de déménagements déterminés par les réclamations des propriétaires et des créanciers. Aux yeux des contemporains, un charme du récit tenait probablement à une certaine poétisation de la misère par un style à vrai dire bien proche du modèle d’humour pesant de Pigauh-Lebrun : une somme d’argent est une « tranche du Pérou », un banquet gratuit ouvre à un affamé « un vaste horizon de veau aux carottes », se faire entretenir, pour une grisette, revient à « faire de l’amour mathématique ». Toute complaisance écartée, le propos de Murger se ramène cependant à une déploration impuissante et égoïste des difficultés de subsistance éprouvées par sa catégorie sociale. Peut-être n’aurait-il eu aucun écho s’il n’évoquait du même coup une réalité urbaine en train de se généraliser : l’antagonisme des relations entre locataires et propriétaires. Sans paraître s’en douter, de façon amère et ludique à la fois, Murger symbolise ainsi l’évolution de rapports sociaux de plus en plus dominés par l’argent. Pour le reste, il est difficile de ne pas reconnaître dans le fantasme de « la vie de bohème » la projection hypocrite d’aspirations collectives à une libéralisation des mœurs dont les artistes sont chargés de faire les frais en nom et place de leur public.
13Fallacieuse si on la lit au premier degré, la littérature sur la bohème – car le formidable succès de Murger suscite maintes imitations – s’avère en fin de compte une forme de littérature sur la littérature, une manifestation de la tendance moderne de la littérature à se prendre elle-même pour objet. Mais loin d’être un parti pris esthétique, cette réflexivité-là satisfait la demande d’une bourgeoisie nouvelle, encore incapable d’accéder aux œuvres et néanmoins naïvement convaincue de participer à ses mystères, voire de jouir d’une formé de supériorité en en consommant un ersatz à base de pseudo-révélations sur l’existence des créateurs. Lesquels, réduits au rôle de pitres, n’en vont pas moins ainsi à la rencontre de cette clientèle avec l’espoir d’y gagner leur pitance et une reconnaissance sociale.
Écoles et esthétiques de la révolte
Dandysme, satanisme, fantastique et frénétisme
14Affichant, par réaction antibourgeoise, une certaine fascination pour l’aristocratie, les Jeunes-France sont parmi les premiers à se référer aux dandys. Lancé par l’aristocratie anglaise, illustré par Brummel et par Byron, le dandysme érige le raffinement de la toilette à la hauteur d’un art et n’accepte d’autres règles de conduite que l’originalité, l’élégance et le cynisme. C’est une des motivations du gilet rouge déjà évoqué de Gautier, lequel, en 1832, imagine une sorte, de « Belzébuth dandy » sous les traits d’« un élégant, / portant l’impériale et la fine moustache, / Faisant sonner sa botte et siffler sa cravache » (Albertus). La même année, O’Neddy intitule Dandysme une rêverie luxueuse, métaphorisée dans l’image d’« une île orientale aux palais magnifiques, / Où deux grands magiciens, athlètes pacifiques, / Font, sous l’œil d’une fée, assaut d’enchantement » (Feu et Flamme). En célébrant Satan et ses séides en lieu et place de Dieu et de son Église, en associant ainsi dandysme et satanisme, le petit cénacle développe ce qu’il ne serait pas excessif d’appeler une esthétique négative. À sa suite, l’auteur des Diaboliques, Barbey d’Aurevilly (Du dandysme et de George Brummel, 1844), et le poète des Fleurs du mal, Baudelaire (« Le dandy », Le Peintre de la vie moderne, 1863), font du dandysme une philosophie de l’existence, qu’ils mettent en pratique. Barbey le rapporte à un sentiment aigu et généralisé de la « vanité » absolue. Quant à Baudelaire, il en fait « une espèce de culte de soi-même », l’expression d’« un caractère d’opposition et de révolte ». Le phénomène lui paraît symptomatique des « époques transitoires, où la démocratie n’est pas encore toute-puissante ». Ce serait en somme « le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences ».
15Or, ces provocations qu’en pourrait croire non représentatives ressortissent à une partie essentielle, mais occultée du romantisme français, trop souvent réduit à ses œuvres les mieux acceptées parce que les plus acceptables. Cette partie « innommée », Nodier, dès 1821, tentait de la circonscrire sous le nom d’« école frénétique » – l’équivalent français, de ce que Soutliey, en Angleterre et en visant Byron, avait dénoncé sous l’appellation de « satanic school ». Sans approuver « l’oubli de certaines convenances outragées jusqu’au délire ». Nodier, pour sa part, invoquait les excès de la Révolution pour faire excuser
« l’audace trop facile du poète et du romancier qui promène l’athéisme, la rage et le désespoir à travers les tombeaux, qui exhume les morts pour épouvanter les vivants, et qui tourmente l’imagination de scènes horribles, dont il faut demander le modèle aux rêves effrayants des malades ».
16Mais en prolongeant Sade, en exploitant dans le champ de la littérature destinée au petit nombre les outrances du roman noir antérieurement diffusé, lui, dans un circuit bien plus large, en y mêlant, aussi, un fantastique puisé dans les Contes d’Hoffmann, (traduits de l’allemand à partir de 1829), les frénétiques de la monarchie de Juillet leur confèrent statut et valeur esthétiques.
Écritures expérimentales
17Baudelaire, dont la gloire scolaire ferait parfois oublier la posture et la nature essentiellement marginales, s’inscrit explicitement dans cette tradition et la recueille avec soin. De Gaspard de la nuit, il parle à Arsène Houssaye comme d’« un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis. ». C’est en lisant Aloysius Bertrand qu’il aurait eu l’idée d’« appliquer à la description de la vie moderne » le procédé de la prose poétique (lettre d’envoi du Spleen de Paris, 1869). Il tient à faire savoir que « sans Petrus Borel, il y aurait une lacune dans le Romantisme », celle du « républicanisme misanthropique ». Borel, explique Baudelaire, est un « génie manqué », resté au stade des « ébauches », mais qui mérite d’être sauvé pour avoir « parfois envoyé vers le ciel une note éclatante et juste » (article sur Borel, Revue fantaisiste, 1861).
18Un tel ratage, en un sens, fait à long terme la valeur d’entreprises littéraires aussi délibérément expérimentales. Ce n’est pas un hasard si la folie et le suicide sont si souvent au bout de la route. Le suicide-en particulier n’est pas seulement un thème fondamental. Il s’inscrit dans l’énonciation même du texte marginal. Alphonse Rabbe, auteur d’une Philosophie du désespoir sous-titrée Du suicide, finit par mettre en pratique l’hypothèse motrice de son écriture. Son Album d’un pessimiste, qui fournit quelques-uns des tout premiers modèles des poèmes en prose, paraît à titre posthume en 1835. D’autres, qui ne passent pas à l’acte, mettent en scène leur écriture comme une préparation au suicide, voire comme une forme de suicide. Ainsi Charles Lassailly (1806-1843), qui mourra fou, feint-il de n’être que l’éditeur des mémoires d’un suicidé (Les Roueries de Trialph, notre contemporain avant son suicide, 1833), tandis que Champavert, Contes immoraux (1833), s’ouvre sur l’annonce du suicide de… l’auteur et s’achève sur l’autoportrait en suicidé de ce même auteur, le pseudo-Champavert – un nom parfaitement fictif censé révéler la véritable identité de Petrus Borel, de la sorte niée. Quant à Aloysius Bertrand, s’il meurt de maladie et dans un grand dénuement, c’est à titre posthume qu’il est publié, grâce à la sollicitude de ses amis, dont Sainte-Beuve. Sa propre préface, signée de son vrai nom, présente son recueil d’outre-tombe comme un manuscrit d’époque médiévale abandonné par le diable en personne (« Gaspard de la nuit ») avant son retour en enfer. Une autre manière de défier la raison et de forcer les limites du sens même de l’acte d’écrire est celle de Forneret. Auteur, en 1835, d’un, drame. L’Homme noir, à ce point déroutant qu’il ne dépasse pas la première représentation, il le fait imprimer à ses frais en caractères blancs sur fond noir. Dès lors, Forneret usurpe l’identité de son livre, signant tout ce qu’il écrit’du surnom de « l’Homme noir », et il s’efforce d’en incarner le rôle à la ville en affectant de s’habiller en noir et blanc. En 1838, l’homme se fait à nouveau livre : Sans titre par un homme noir blanc de visage. Le contenu, à première vue, déçoit, puisqu’il n’offre en fait que des aphorismes, il est vrai parfois étrange. Mais l’ambition est ailleurs, dans une forme qui interdit en effet un titre quelconque du fait même qu’elle se confond avec le temps : les aphorismes de Forneret sont répartis en douze chapitres, portant les noms des mois du calendrier, et il y en a autant que de jours dans l’année. Au demeurant, le lecteur a été averti, dès les premières lignes, que « l’auteur de ce quasi-livre ne veut pas Écrire », mais que « c’est Écrire qui a voulu et veut l’auteur ».
19Ce à quoi s’attaquent plus généralement ces auteurs irrécupérables, ce qu’ils ruinent en dernière instance, c’est la discursivité. L’écriture de la mort, qui est celle des petits romantiques, travaille, à y bien regarder, à la mort d’une certaine forme d’écriture. Forneret, le spécialiste du négatif, passe aussi, avec Bertrand et Rabbe, pour être l’un des inventeurs du genre du poème en prose. Mais il convient d’observer, pour n’être pas trop rassuré par cette reconstruction de l’histoire littéraire, que Forneret se refuse radicalement à toute définition positive, au point de recueillir les « fragments » qu’il livre sous un autre non-titre : Vapeurs, ni vers ni prose (1838). Chercherait-on d’autres symptômes analogues, refus de l’enchaînement logique, rupture de l’univocité, fragmentation visuelle et sémantique de l’énoncé, qu’on en trouverait par exemple dans la demande expresse adressée par Aloysius Bertrand à son metteur en pages de « jeter de larges blancs » typographiques entre ses alinéas, « comme si le texte était de la poésie », de façon à rompre le fil narratif de ses brefs récits et à en faire une anomalie absolue, inassimilable tant à la poésie (il n’y a pas de vers) qu’au conte (rien, à vrai dire, n’est raconté). Il y a là, peut-on penser, un effet de la fraternité des arts au sein de la bohème, et de leur concurrence. La littérature, contaminée par la peinture, se refuse en de tels cas à utiliser les mots comme les véhicules d’un sens déterminé. C’est bien pourquoi l’auteur de Gaspard de la nuit réclame que sa prose soit entrecoupée d’illustrations qui arrêtent l’œil sur les visions de son texte et s’ingénie à conclure ses séquences sur des images énigmatiques et suspensives telles que celle-ci, où on verra par-dessus le marché le reflet en miroir de sa propre activité d’écriture : « Tandis que, les deux cornes en avant, un limaçon qu’avait égaré la nuit, cherchait sa route sur mes vitraux lumineux » (Π, 2).
En marge des marges : la poésie populaire
20Dédaignée par comparaison avec la poésie haut de gamme, celle de Hugo et de Lamartine, la poésie chantée el/ou produite par le peuple demeure la marge la plus méconnue. L’incarnation, de la bohème, Murger, a lui-même longtemps été un poète autodidacte, avant de renoncer à contrecœur à la rime mélancolique pour faire commerce dans les journaux de récits pittoresques et gais sur la misère des poètes de sa sorte. Et c’est un ancien buveur d’eau, Champfleury, qui met en évidence la contiguïté entre les recherches de Nerval et la prétendue simplicité des formes populaires : l’auteur des Chimères, observe-t-il, a tenu à « donne[r] des échantillons de poésie populaire dans ses livres », L’essentiel de la remarque vise le fait que la « poésie populaire », orientée vers le chant, « néglige [par conséquent] des règles que la prosodie regarde comme importantes, c’est-à-dire la rime, la césure, le nombre des pieds ». Son rythme, poursuit Champfleury, est déterminé par « te refrain, dont la coupe, est réglée au premier couplet ». Jusque dans tes années 1840 au moins, le poète le plus adulé n’est pas Lamartine ni Hugo, c’est ici le lieu de s’en souvenir, mais te poète-chansonnier Béranger. Or, sa gloire, incompréhensible à la simple lecture de ses vers de mirliton, est en partie fondée sur la solidarité de l’air et des paroles. Modelée sur la chanson, la poésie du pauvre n’a pas même, besoin de briser l’alexandrin, qui n’a jamais été sa langue. Elle oppose à la métrique savante, et y introduira à la longue, une variété et des irrégularités subversives, ainsi que des sujets, des mots, des horizons réputés triviaux, trop matériels et trop sociaux en dehors du monde du travail. C’est bien pourquoi, si amoureux qu’il soit de la beauté parfaite, Baudelaire, autre bohème s’il en fut, se contente d’en trouver te « sentiment » chez le poète-chansonnier ouvrier Pierre Dupont, qu’il fréquente dans le groupe de Murger. Contre le dogme établi de l’art pour l’art, il ose même le louer d’avoir fait pénétrer la « poésie populaire » dans le public. Pour lui, l’évocation de la condition ouvrière dans le Chant des ouvriers, présent sur toutes les lèvres en 1848, participe bien du « divin caractère utopique » propre à la poésie en général. Or, malgré la banalité symptomatique de son nom, Dupont n’est que l’héritier le moins anonyme d’une éclosion d’humbles rimeurs, habitués, eux aussi, des barrières et des guinguettes, rassemblés et légitimés dans leur dignité par La Ruche populaire, « journal des ouvriers, rédigé et publié par eux-mêmes » (1839-1849) sous l’impulsion du chansonnier saint-simonien Vinçard. Du prolétariat à la bohème, la distance pouvait-elle être si grande ?
Bohème et esthétiques de la révolte, suite : le réalisme
L’histoire d’une insurrection
21Envisagée sur la durée du siècle, la bataille réaliste continue en fait la bataille romantique des années 1830. Dans les années 1850, militer, contre le parti de l’Ordre (républicains conservateurs, légitimistes, orléanistes et bonapartistes mêlés), pour l’intégralité du réel, y compris le vulgaire et le moderne, c’est encore dire, avec d’autres mots, que le Beau ne réside pas exclusivement dans le sublime, mais dans le mélange du grotesque et du sublime, selon la formule alors déjà vieille de Hugo, ou encore dans l’association du matérialisme et du spiritualisme, comme l’avaient dit à la même époque, parallèlement, les saint-simoniens. D’ailleurs, on l’a vu (p. 238), le mot réalisme, lui-même, dans une acception esthétique, est apparu au milieu des années 1830 pour stigmatiser en particulier la poésie par trop matérielle et picturale, selon plusieurs, de Victor Hugo. À la fin des années 1840, il est même devenu assez courant dans le vocabulaire de la critique, toujours avec une visée dépréciative.
22Celui qui met le feu aux poudres, c’est Gustave Courbet, « un peintre dont le nom a fait explosion depuis la révolution de février » (dixit Champfleury). Est-ce parce qu’il ne craint pas de consacrer à des prolétaires, à des « casseurs de pierres » (1850), un portrait en pied aussi grand que ceux ordinairement réservés aux grands de ce monde ? parce qu’il se déclare confusément « non seulement socialiste, mais bien, encore démocrate et républicain, bref partisan de toute la révolution, et par-dessus tout réaliste » (lettre du 19 novembre 1851) ? ou serait-ce en raison du scandale provoqué par la cellulite, disgracieuse, trouve-t-on, des fesses de l’une de ses « Baigneuses » (1853) ? Refusé en tout cas en 1855 (au Salon de l’Exposition universelle) par un jury déterminé à arrêter des tendances « désastreuses pour l’art français », Courbet fait construire une salle à proximité du bâtiment officiel et y expose une rétrospective de son œuvre sous l’enseigne « DU RÉALISME ». L’insurrection, un coup de publicité réussi, a été fomentée par la bohème de la brasserie. Andler : Courbet y siège assidûment en compagnie d’un ex-buveur d’eau converti à la bière, l’écrivain Champfleury, qui se fait son porte-parole. Viennent donc ensuite les doctrines et les-œuvres, dont il sera traité au chapitre suivant.
Un phénomène de réception et un jeu interprétatif
23L’étonnant, dans le surgissement du « réalisme », est la technique de communication de ses promoteurs littéraires. À les croire, le mot n’a pas de fondement, l’idée d’école serait antinomique de l’idée réaliste, et ils seraient par conséquent les derniers à consentir à se l’appliquer. Champfleury le tout premier affecte de protester contre une appellation scion lui « inventé[e] par la critique comme une machine de guerre pour exciter à la haine contre une génération nouvelle ». Il n’y aurait, selon lui, vraiment pas de quoi jeter « les bases d’une école ».
24Cette ambiguïté relève manifestement d’une tactique délibérée, inspirée par le coup de presse réussi par Murger avec son feuilleton sur la bohème. Le chiffon rouge du « réalisme » à peine repris des mains de l’adversaire, à peine agité pour l’exciter, Champfleury se dérobe à l’assaut et rejette la responsabilité du scandale sur qui s’y est laissé prendre. Tout se passe comme si l’important était d’afficher une identité nouvelle sur un marché, afin de susciter une demande. L’effet de publicité une fois obtenu, le meilleur moyen de l’exacerber est encore la dénégation. Marchandise symbolique, le réalisme, initialement, n’a ainsi d’autre réalité que sa réception par le public : un crédit est ouvert avant même que l’objet n’existe.
25Appliquée à l’œuvre d’art, l’attitude de Champfleury implique pour le public la liberté et le plaisir de l’interprétation. Dans l’un des récits fictifs regroupés en 1859 sous le sous-titre des Amis de la nature, il analyse le phénomène de la réception, d’une œuvre d’art réaliste en imaginant la réaction d’un jury d’exposition placé en présence d’un tableau exhibant « un fromage de Brie paresseusement étendu sur sa planchette, recouvert d’une croûte jaune mucilagineuse, teintée à divers endroits de rayures verdâtres ». Les juges, décrit-il, commencent par se pincer le nez, bien que le tableau ne dégage, évidemment, aucune puanteur. Puis ils cherchent à comprendre, alors qu’il n’y a qu’à regarder, et ils remarquent « un angle de ce fromage [probablement] enlevé par un criminel couteau à manche noir que le peintre avait reproduit dans sa cruelle signification, non loin de l’innocent fromage ». Tout bien pesé, pour finir, cette possibilité d’anecdote, et donc de sens, n’empêche pas le jury, choqué, d’exclure l’œuvre du concours. Or, raconte toujours Champfleury, le cercle des Amis de la nature compte parmi ses adeptes un philosophe « qui s’était donné pour mission de fourrer après coup des symboles dans la tête et les œuvres des peintres ». Le personnage, nommé « Bougon », est une caricature transparente de Proudhon, autre défenseur déclaré de Courbet. Au peintre étonné d’être ainsi refusé, ledit Bougon explique alors que les juges ont vu dans l’ustensile « un couteau de prolétaire » et qu’ils lui ont pour cette raison prêté une intention, « démagogique », voire « anarchique ». Pour s’acheter un brevet de catholicisme, le peintre estime donc, opportun d’adjoindre à la représentation du fromage celle d’un petit bénitier en faïence de Nevers. Bougon à beau lui remontrer que ce rajout contradictoire fera tout rater, l’artiste s’obstine. Nouvel échec. Fidèle à sa tactique. Champfleury, lui, se retient bien de commettre la même faute et, comme écrivain, de tirer une quelconque philosophie de son récit. Mais l’apologue est clair : la mission de l’art n’est pas de penser, mais de provoquer à la pensée, ni plus ni moins. Comme le limaçon de Bertrand, le fromage de Champfleury n’a d’autre fonction que de susciter l’interprétation pour mieux la dérouter.
26Étrange circonvolution de la poésie romantique la plus effrénée à une prose dont le réalisme se mesure à sa capacité de provocation... Ce qui fait néanmoins la continuité en profondeur de ces esthétiques ordinairement réputées contraires, ce qui passe de l’une à l’autre par les chemins capricieux de la bohème, c’est la même opposition à l’esprit bourgeois. Est-il de plus forte solidarité que ce choix de s’inscrire en marge du discours dominant ?
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