Chapitre 7. Préoccupation sécuritaire et espaces résidentiels centraux
p. 131-146
Texte intégral
1Si, à l’origine, la ville avait été construite « pour assurer le commerce, l’interaction sociale et la sécurité », force est de constater que depuis l’apparition du tramway, puis de l’automobile, les hommes ont émigré en masse hors de la cité à la recherche, entre autres, d’espaces sécures (Norquist, 1998). Étroitement liée à cette fuite en avant centrifuge, la communauté fermée représente certainement la transcription morphologique la plus caricaturale de la sécurisation résidentielle, même si elle n’est qu’en partie une manifestation sécuritaire. Face à une surmédiatisation de la violence (journaux, télévision, Internet…), savamment exploitée par les promoteurs immobiliers, le mur, la grille et les barbelés rassurent l’individu cherchant à ne pas passer du statut de simple spectateur à celui de victime (Zelinka et al., 1998). Néanmoins, la diffusion quasi planétaire des communautés fermées n’est ni l’unique, ni la première manifestation du déploiement sécuritaire en milieu urbain. En fait, l’interaction entre l’insécurité (ou plus certainement la représentation sociale qui en est faite) et la production du tissu résidentiel est complexe : pour M. Guillaume (1984), elle diffère selon la nature et l’intensité des réactions engendrées par l’insécurité (prévention, répression, autodéfense, équipements sécuritaires…).
2Selon A. Moravia (cité par N. Ellin, 1997), le réflexe naturel face à la peur est de cultiver l’art de l’évitement (la télé – home cinema – plutôt que le cinéma ; la voiture plutôt que les transports en commun…) et de l’autoprotection. Paradoxalement, D. Dhombre (1999) prétend que nos sociétés démocratiques en cette fin de siècle sont « en réalité plus paisibles et plus sûres que celles qui les ont précédées […]. Ce qui a changé, ce ne serait nullement la violence quotidienne, mais notre intolérance sans cesse croissante, à l’égard de celle-ci ». C’est dans ce contexte de quête d’espaces sécures que doit être resituée, aux États-Unis, la double question de la reconquête résidentielle des villes centres, affectée par le déclin de leur population, et de la lutte contre l’étalement urbain.
3Parmi les 25 plus grandes villes centres des États-Unis, seulement sept d’entre elles possèdent plus de population que leur périphérie en 2000 et depuis dix ans, seules six villes (San Antonio, Austin, San Jose, Columbus, San Francisco, New York) ont réussi à accentuer leur emprise démographique sur leurs espaces périurbains (Billard, 2003). De nombreuses municipalités tentent donc de lutter contre la paupérisation, la dévitalisation commerciale et surtout la déprise résidentielle des quartiers centraux qui contribue à accentuer l’insécurité : « plusieurs études ont montré des corrélations nettes entre logements vides (à partir d’un taux de vacance de 5 %) et essor de la criminalité » (Boquet, 2003). Si la croissance du sentiment d’insécurité et des faits d’insécurité peut être imputée à la dégradation sociale, économique et physique de certains quartiers (cf. héritage des skids rows), il semble logique de penser, sans caricaturer, que la régénération urbaine ne peut se détacher de cette question sécuritaire. La politique urbaine de reconquête résidentielle menée depuis 1975 à San Diego (Californie) illustre parfaitement cette prise en compte.
4L’héritage des skid rows, espaces considérés comme pathogènes et criminogènes
Le terme skid rows (ou skid roads) est originaire de la côte nord-ouest du Pacifique, de la région de Seattle et de Vancouver. Il serait né de l’industrie du bois, cette expression désignant à l’origine la rampe de chargement du bois. Vancouver a été un exemple d’ailleurs très caractéristique de skid road. Près des ports et des gares, à proximité des centres villes, se sont formés des quartiers de meublés, d’hôtels bon marché, abritant des activités illégales ou réprouvées par la morale. C’est le lieu de la prostitution, de débits de boissons, etc. Un certain nombre de stéréotypes sont associés à ces espaces ; ils correspondent à la condition d’hommes sans attache, de homeless1. En fait, tous ceux dont les moyens et le mode de vie les placent à l’écart de la norme, ce que renforce le fait de résider ou de pratiquer le skid row. Ces quartiers sont des lieux d’implantation de missions religieuses, dont l’ardeur charitable s’accompagne de la volonté de restaurer un ordre moral. On peut parler d’une régulation sociale du désordre par une tentative de confinement spatial.
Raoult B., « De l’alcoolisme à la polytoxicomanie : santé publique, espace urbain, ordre public à Vancouver », in Fleuret S., Séchet R., La santé, les soins, les territoires : penser le bien-être, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 123-146.
SAN DIEGO : ET RESURGISSENT LES COMMUNAUTÉS FERMÉES…
5Après une décennie marquée par la recrudescence des délits (entre 1976 et 1986), San Diego est devenue la deuxième ville la plus sûre des États-Unis2, derrière San Jose (Californie). Suite à une baisse consécutive de onze ans, le nombre total de délits reportés atteint en 2002 celui observé en 1966, pour une population passée de 690 000 à 1,2 million d’habitants ! Pour autant, la ville n’affiche pas un déploiement policier au-dessus de la moyenne ; au contraire, avec 165 policiers pour 100 000 habitants, San Diego se positionne très loin des 543 policiers pour 100 000 habitants de la ville de New York !
6En dépit de cette apparente tranquillité, San Diego, comme bon nombre d’agglomérations du Sud-Ouest des États-Unis (Los Angeles, Phoenix, Las Vegas…), n’a pas échappé à la vague de construction de communautés fermées en périphérie depuis dix ans. Selon l’enquête sur l’habitat3 de 2002, environ 15 % du parc résidentiel de l’agglomération serait situé en communauté fermée : un chiffre à recouper avec un relevé effectué en 2001qui montrait qu’environ 10 % des annonces immobilières concernaient des logements localisés dans une communauté fermée4.
7Les principaux foyers de concentration des communautés fermées dans l’agglomération apparaissent en périphérie (fig. 13) ; un phénomène qui inquiète le maire de San Diego par ses conséquences sur la fragmentation spatiale et sociale et par son indéniable participation à l’étalement du tissu urbain. Malgré tout, en 1996, un vote au conseil municipal de San Diego a rejeté une proposition d’ordonnance pour interdire la construction de résidences fermées. Depuis quelques années, une douzaine de projets résidentiels fermés, soit environ 2800 logements individuels ou collectifs, se développe annuellement sur le territoire municipal de San Diego.
8San Diego et le contrôle du développement des communautés fermées
Les communautés fermées autant haïes par les services municipaux d’urbanisme que prisées par les particuliers pourront encore être construites à San Diego. Malgré plusieurs réunions publiques conduites depuis un an pour interdire leur construction, le conseil municipal a voté la poursuite du développement de ce type d’opérations immobilières. Malgré les prises de position sans équivoque du maire et de quelques conseillers municipaux arguant du risque de balkanisation de la ville, du danger de la promotion d’un style de vie « privatisé » et du vrai-faux prétexte sécuritaire, les conseillers municipaux supporters d’une absence de régulation, soutenus évidemment par l’Association des Constructeurs Immobiliers, l’ont emporté. L’argumentaire ainsi développé fut simpliste mais efficace. Premièrement, la demande est telle que, si la municipalité refuse les communautés fermées, l’offre se déplacera simplement dans les communes périphériques. Deuxième argument, les communautés fermées ne présentent aucun « effet secondaire » concernant la santé, la sécurité ou le bien-être des acheteurs ou du reste de la population…
G. Billard d’après L. Weisberg, « San Diego will continue to allow gated communities », San Diego Union Tribune, 29 novembre 1996.
COMMUNAUTÉS FERMÉES VERSUS RECONQUÊTE RÉSIDENTIELLE DU CENTRE VILLE DE SAN DIEGO
9Avec 1 223 000 habitants pour la ville centre contre 2 820 844 pour l’aire métropolitaine, les résidants vivant hors de la ville centrale ne représentent que 43,4 % du total métropolitain. Confrontée comme beaucoup de villes de l’ouest des États-Unis à un préoccupant phénomène d’étalement urbain auquel contribue d’ailleurs largement la construction de communautés fermées, la municipalité a pourtant impulsé une ambitieuse reconquête résidentielle du centre ville. La population résidante du downtown, estimée à moins de 4 000 personnes en 1960, atteint aujourd’hui 16 128 habitants (fig. 14).
10Depuis 1975, en prenant appui à la fois sur la construction d’un centre commercial parmi les plus plébiscités des États-Unis pour son agencement et son architecture (Horton Plaza) et sur la requalification du District Historique Gaslamp Quarter (un ancien skid row), la CCDC (Centre City Development Corporation), l’agence de redéveloppement municipale, va impulser la construction de 5 200 logements (condominiums, townhouses), dont 1 800 à loyer modéré (Billard, 2003). Plus de 70 millions de dollars ont été investis dans les parcs publics, l’éclairage de rue, le mobilier urbain, les écoles, les crèches, les réseaux énergétiques, de distribution d’eau et d’assainissement afin d’assurer une reconquête résidentielle durable. Il y a trois ans, l’enseigne Ralph a ouvert un supermarché alimentaire en plein cœur du centre ville, preuve ultime de la nouvelle vocation de l’hypercentre. D’ici trois ans, 5 000 nouveaux logements sont programmés avec pour ambition dans les vingt prochaines années d’atteindre le seuil des 50 000 résidants permanents.
11S’il apparaît évident que la large diffusion des communautés fermées dans l’agglomération de San Diego traduit un sentiment d’insécurité ou plus simplement d’aspiration à une localisation résidentielle protégée des aléas urbains, d’un point de vue simplement mercantile, le marché immobilier en centre ville pouvait-il, pour concurrencer les communautés fermées, faire abstraction de la demande « sécuritaire » ? En d’autres termes, la reconquête résidentielle à San Diego était-elle marquée par un déploiement massif des systèmes contrôlant l’accès des logements ?
12Cette question est d’autant plus pertinente que globalement une mauvaise image poursuit souvent les downtowns américains. En effet, les études de victimisation menées par le US Department of Justice entre 1973 et 1993 montrent qu’en ville centre, un individu est une fois et demie plus exposé à l’insécurité qu’en zone périurbaine. Les chiffres diffusés par la police de San Diego en janvier 2004 semblent bien confirmer cette tendance, car les sept quartiers formant le downtown se situent largement au-dessus des taux moyens de délits pour 1 000 habitants observés en moyenne à San Diego (tab. 5). Mis à part le secteur d’East Village, le reste du centre ville a subi, en même temps qu’une revitalisation du bâti, une incontestable mutation sociale, certains appartements se négociant à plus de quatre millions de dollars. Cependant, le downtown, avec ses 70 restaurants, 35 night-clubs, 200 magasins, un théâtre et deux multiplexes est devenu un point de rencontre pour les habitants, les militaires et les touristes (45 millions de visiteurs par an). Cette sur-fréquentation, notamment nocturne, peut en partie expliquer la forte concentration de délits dans la zone.
LA DIFFUSION DES SYSTÈMES DE CONTRÔLE D’ACCÈS DANS LE CENTRE DE SAN DIEGO
13À partir d’une grille d’inventaire précise, une observation porte-à-porte a été effectuée sur les 70 immeubles (environ 5 200 logements) construits ou réhabilités sous le contrôle de la Centre City Development Corporation opérant sur les cinq km2 du centre ville de San Diego (tab. 6 et fig. 15). Ce relevé empirique réalisé en 2002 a montré que seuls 8 % des immeubles, qu’ils soient en copropriété ou ouverts à la location, étaient exempts de tout système de filtrage d’entrée. Ce sont les digicodes et les interphones qui apparaissent les plus présents à l’entrée des immeubles (86 %) ; la vidéosurveillance est encore peu déployée mais représente cependant 20 % de l’appareillage sécuritaire. La présence d’une double protection (grille puis porte d’entée) est également fréquemment observée.
14Plus qu’une préoccupation sécuritaire, il semble logique de penser que la large diffusion des systèmes de contrôle d’accès relève d’un effet de standardisation de l’équipement des nouveaux immeubles malgré le discours parfois plus radical de certains agents immobiliers :» La présence de système de filtrage fait partie intégrante de la vente d’un produit immobilier en centre ville, notamment pour les familles avec enfants qui recherchent avant tout deux choses : un environnement sécurisé et donc sécurisant, ainsi que de bonnes écoles » (entretien ouvert, Alissa Burk, agent immobilier, Downtown Condo Sales Center, avril 2002). Quelle qu’en soit la véritable cause, la diffusion plus importante des accès sécurisés dans les immeubles du centre ville est confirmée par l’enquête logement conduite spécifiquement dans le comté de San Diego, en 2002. Cette étude sur l’habitat révèle que seuls 25 % des appartements du comté (68 000 logements) sont situés dans un immeuble avec un système de contrôle d’accès, contre 92 % pour ceux du centre ville.
ÉLARGIR LE REGARD SUR LA SÉCURISATION DES ESPACES CENTRAUX
15La question sécuritaire dans le centre ville de San Diego ne peut se réduire au simple recensement des interphones, digicodes ou vidéophones à l’entrée des immeubles. Comme dans de nombreux espaces centraux par nature multifonctionnels, la création d’un environnement résidentiel sûr passe aussi par un traitement global de l’espace public. Outre l’action de la police qui, depuis quelques années, a développé un système de patrouilles en VTT y compris la nuit, la présence d’un service de sécurité intransigeant dans le centre commercial d’Horton Plaza participe à la réduction des délits : tout regroupement de plus de quatre à cinq jeunes dans les allées du centre est rapidement localisé par le système de vidéosurveillance puis dispersé par les agents de sécurité. De fait, ceci limite l’envie des groupes de jeunes non-résidants de se rendre dans le centre ville. De manière assez courante aux États-Unis, la question des sans-abris dans le centre ville a également fait l’objet d’un traitement particulier de la part de la municipalité. Une équipe animée par la police de San Diego (Homeless Outreach Team) comprenant également des assistants sociaux, des médecins et psychiatres cherche à prendre en charge les sans abris pour rompre le cycle de l’alcoolisme et de la toxicomanie, diminuant ainsi les actes délictueux commis pour payer la consommation des produits incriminés. Parallèlement, la réhabilitation ou la rénovation de plusieurs refuges pour moyens (Metro Hotel) et longs (Villa Harvey Mandel) séjours, y compris pour les sans-abris avec enfants (Cortez Hill Family Center), a mécaniquement diminué le nombre de homeless dans la rue et fait reculer le sentiment d’insécurité chez les résidants et les visiteurs.
16La sécurisation des espaces centraux : le cas du Downtown Eastside à Vancouver
Dans ce quartier, la police a mis en place un comité de liaison (Police Liaison Committee) qui réunit chaque mois la police, dont les agents détachés dans les centres de police communautaires, et diverses associations : la régie de santé, des associations communautaires, y compris les représentants de l’association des usagers de drogue, des associations caritatives. Les ruelles de service autour de l’artère principale du Downtown Eastside constituent un endroit de shoot toute la journée, bien que la fréquentation soit plus forte la nuit. On y constate une micro-appropriation de l’espace : porte d’entrée, arrière d’une benne à ordure, etc. Ceci tend à générer une certaine frustration chez les résidants en raison de la politique de confinement de toxicomanie de rue (par exemple le deal devant le centre communautaire Carnagie Centre à un carrefour important). Les accès aux logements et aux structures d’accueil sont souvent équipés de caméras de vidéosurveillance. Les nouvelles co-propriétés, où résident des classes moyennes, sont sécurisées pour éviter qu’elles ne deviennent des lieux de consommation et que des seringues usagées ne jonchent les accès. Un programme de nettoyage des graffitis, action soutenue par un accord tripartite associant la ville, la province et le gouvernement Fédéral, est mis en œuvre par United We Can. En 2001, le gouvernement fédéral a d’ailleurs décidé de financer davantage ces projets dans ce quartier, « en raison de l’importance de l’image pour le développement d’un quartier » selon la Ministre fédérale Heidi Fry, secrétaire d’État auprès du multiculturalisme, en visite dans le quartier (juillet 2001).
Par ailleurs, la Ville de Vancouver réalise un ensemble de projets visant à embellir et à sécuriser le quartier et ainsi créer un couloir (corridor) entre les deux principaux espaces touristiques de la ville, Gastown et Chinatown, distants seulement de quelques blocs. L’objectif est donc de transformer l’aspect visuel et de réduire l’appropriation des espaces publics par les activités liées à la drogue, par exemple avec la mise en place d’un petit marché sur une place à mi-parcours, Pigeon Park, afin que les activités liées à la toxicomanie ne soient pas visibles par les piétons. Cela s’inscrit plus globalement dans le projet de revitalisation du quartier, alors qu’en prolongement de Chinatown, un complexe associant centre d’achat et tours résidentielles, International Village, se termine. En 2001, une partie du complexe n’était pas terminée et la publicité sur les palissades faisait références à la surveillance de la copropriété (« 24 hours security »). Ce projet fait partie d’un ensemble de réalisations le long des berges. L’ouverture principale du centre d’achat tourne le dos au Downtown Eastside et fait l’objet d’une surveillance importante par des gardiens ; il est équipé d’un système de vidéosurveillance.
Benoit Raoulx, séminaire ACI Ville, Université du Maine, 2002 (non publié).
17Mais l’amélioration générale de l’ambiance urbaine, facteur essentiel de la reconquête résidentielle, repose en grande partie sur l’action d’une coalition composée de commerçants, promoteurs immobiliers, représentants de firmes privées et de propriétaires qui ont mis en place un Property-based Business Improvements Districts (PBID).Il existe environ 1 200 PBID aux États-Unis et au Canada animés par des associations à but non lucratif qui œuvrent, aux côtés des municipalités, à la revitalisation et la promotion économique, à l’embellissement et la sécurisation des centres urbains. Dans le cadre du PBID du downtown de San Diego, le programme Clean and Safe (Propre et Sûr) est une réponse concrète à l’idée qu’un espace public entretenu et sécure créée des conditions aptes à attirer de nouveaux capitaux et habitants (fig. 16). Comme dans d’autres villes telles que Los Angeles, Cincinnati, Baltimore, Phoenix, Richmond ou encore Portland, le dispositif repose sur une cinquantaine d’ambassadors qui sillonnent sept jours sur sept les rues du centre ville pour nettoyer les graffitis et les trottoirs, entretenir les espaces verts, orienter les touristes et sécuriser l’espace public : ces ambassadors circulant à bicyclette et en liaison avec la police de San Diego interviennent sur appels ou sur initiatives propres pour prévenir les petits délits (vols à la roulotte, pickpocket…) et limiter les actes de mendicité trop agressifs. Au total, 2,2 millions de dollars sont injectés annuellement dans les différentes opérations complémentaires à celles menées par la municipalité.
18Le cas de San Diego est révélateur de la diffusion généralisée de la sécurisation de l’habitat neuf ou réhabilité, qu’il se présente sous la forme d’opérations ouvertes ou en communautés fermées, en centre ville ou en zone suburbaine, en logement collectif ou individuel. Il éclaire aussi la complexité du système, tant au niveau des dispositifs que des acteurs, qui concourt à la sécurisation d’un espace voué en partie à devenir un lieu de vie durable et non simplement de transit : le contrôle de l’espace public et l’identification nette de ce qui relève de la propriété privée apparaissent être une variable essentielle. La large diffusion des systèmes de contrôle d’accès trouve ici logiquement sa justification, même si elle reste contestable.
19La solidarité des bailleurs dans la production de la sécurité aux États-Unis
Face à une croissance rapide des délits, en particulier dans les quartiers à forte concentration de logements locatifs, la municipalité de Lancaster (banlieue de Los Angeles) a décidé de taxer les bailleurs privés. Cette contribution de 95 dollars par an et par logement loué doit servir à engager huit officiers de police supplémentaires, dont l’une des missions sera de collaborer avec les bailleurs pour améliorer l’aménagement extérieur et intérieur du parc locatif. Face aux critiques d’un regroupement d’environ 2 000 bailleurs privés, la municipalité rétorque que c’est un investissement pour les propriétaires et non une charge ; ils préservent leur rente foncière. De plus, le maire pense qu’il ne serait pas juste de taxer les locataires qui bien souvent ont des difficultés financières et sont en situation de précarité. La mairie est d’ailleurs prête à accorder un abattement de 30 dollars par logement pour les propriétaires ayant effectué des opérations d’amélioration de l’habitat certifiées par le bureau du shérif. La mesure pourrait être approuvée par un vote des habitants de Lancaster en avril 2004. Un exemple de transfert de charge public/privé est déjà en application à Burien, dans la banlieue de Seattle.
Fausset R., « Fee on rentals tied to crime », Los Angeles Times, 12 novembre 2003.
DU CAS AMÉRICAIN À LA SITUATION FRANÇAISE
20Au-delà du cas de San Diego, il est intéressant de croiser expériences françaises et nord-américaines, en évaluant la diffusion des systèmes de contrôle d’accès au niveau des immeubles. Depuis 2001, aux États-Unis, le Département du Commerce (US Census) et celui du Logement et du Développement Urbain (HUD) ont intégré pour la première fois dans leur enquête logement la question de la présence ou non d’équipements permettant de sécuriser le logement et son accès. Bien qu’il faille relativiser les résultats obtenus5, l’American Housing Survey de 2001 montre que 21 % des logements collectifs non-vacants bénéficient d’un système de contrôle d’accès ; ce chiffre serait encore plus élevé pour les appartements en centre ville (23,8 %)6.
21En France, sur les 1 492 950 immeubles comptabilisés parle recensement de 1999 (pour l’Insee, un immeuble d’habitat collectif comprend au moins deux logements d’habitation), 47 % sont équipés d’un digicode ou interphone et 21 % d’un gardien : des chiffres qui dépassent de loin les résultats obtenus par l’enquête logement américain, même si les méthodes de recensement sont difficilement comparables. Plus que l’âge, c’est le nombre de logements par immeuble qui est une variable discriminante, car 75 % des constructions de plus de 20 logements sont équipées de digicode ou interphone, contre 55 % pour les bâtiments comprenant cinq à neuf logements (Madoré, 2004) (tab. 7).
22Si à l’échelle nationale la comparaison semble difficile, un relevé de terrain sur le modèle de celui effectué à San Diego semblait pertinent : le centre ville de Nantes fut retenu, l’objectif n’étant pas de comparer les deux villes mais d’appréhender un phénomène identique (la diffusion des systèmes de contrôles d’accès dans le logement collectif) dans deux contextes urbains différents.
23En 2001, sur 1 618 entrées d’immeubles recensées dans le secteur sauvegardé de 126 hectares de Nantes, seules 5 % sont dépourvues de contrôle d’accès ou de gardien (Madoré, 2002). Près de neuf-dixième des immeubles sont équipés d’interphone (dont les quatre-cinquièmes en exclusivité) et le digicode est présent dans 15 % des cas. La présence de vidéophones est encore marginale dans ce secteur de Nantes (dix-sept entrées soit 1 % du parc) et la présence de gardiens n’a été observée que dans treize cas, même s’il faut relativiser ces deux dernières variables car leur recensement est difficile depuis la rue.
BANALISATION ET EXTENSION DES SYSTÈMES DE CONTRÔLE D’ACCÈS
24Bien que l’étude portant sur la diffusion des contrôles d’accès au niveau des entrées d’immeubles n’avance aucune conclusion sur les motivations sous-jacentes à ce phénomène, elle permet pourtant de formuler une hypothèse : devant la banalisation évidente de l’installation des interphones et digicodes en France (mais aussi aux États-Unis), il semblerait que ces derniers soient perçus le plus souvent comme des équipements standards répondant à une logique commerciale et non à une demande sociale exacerbée. Autant qu’une véritable réponse à l’insécurité, les systèmes de contrôle d’accès s’inscrivent certainement dans le registre du besoin de tranquillité, en particulier face au démarchage ou au « squatte » des entrées d’immeubles. D’ailleurs, dans le centre de Nantes, les systèmes de contrôle d’environ 200 entrées d’immeubles sont désactivés en journée, notamment pour les immeubles abritant des services.
25Quoi qu’il en soit, comme le montre l’intérêt nouveau porté par l’Insee et l’US Census au recensement de ces équipements, il est difficile de nier la diffusion grandissante dans les deux pays des systèmes de contrôle d’accès ou de surveillance (Donzenac, 1999). Toutefois, alors que le digicode ou l’interphone ne font pas polémiques, il en va différemment pour les investissements consentis pour développer la vidéosurveillance. Une dizaine d’organismes HLM (Lyon, Marseille, Grenoble…), gérant au total 5 000 logements, est d’ailleurs passé à un stade supérieur de sécurisation en équipant les halls d’entrées, les parkings, arrières d’immeuble et aires de jeux de caméras accessibles depuis chaque logement, inaugurant ainsi la co-vidéosurveillance entre locataires. Une simple prise antenne coaxiale permet de recevoir sur son téléviseur l’ensemble des images de la résidence.
26« Le succès de la vidéosurveillance gagne les HLM »
« On craignait des dérives. La surveillance des uns par les autres. Mais depuis deux-trois ans qu’elle existe, la co-surveillance a développé la convivialité. Comme dans les villages, il y a toujours quelqu’un derrière le rideau. […] Quand on installe les caméras dans un HLM, les HLM voisins les réclament souvent. Actuellement l’image est en noir et blanc, sans le son. Certains locataires nous ont réclamé la couleur et le son. Il y a des personnes âgées qui regardent beaucoup la chaîne de vidéosurveillance. C’est une distraction, une fenêtre sur l’extérieur. »
Extrait de l’interview de M. Stieers, chargé de mission sur les nouvelles technologies à l’Union Nationale des HLM, « Le succès de la vidéosurveillance gagne les HLM », Le Monde, 15 mai 99.
27Vidéosurveillance dans le quartier des Côteaux (Mulhouse)
Dans les années quatre-vingt-dix, la Zone urbaine sensible (ZUS) des Côteaux a présenté des signes de désaffection et de fragilisation caractérisés par le développement d’une délinquance de proximité (agressions, vols, incendies de poubelles, vandalisme). En juillet 2000, faisant suite à une concertation entre les trois bailleurs du quartier (Mulhouse Habitat, Logis Est, Coopération et Famille) et les locataires, la décision fut prise de mettre en place un service de présence humaine soir et nuit avec vidéosurveillance.
Un poste central de veille et de surveillance 24h/24h centralise les images de caméras placées dans les halls d’entrée et les garages ; le dispositif est complété à certains endroits par des détecteurs d’intrusion et d’incendie. Une association Tranquillité Côteaux composée de représentants des bailleurs, des habitants (2 900 locataires au total) et de la municipalité de Mulhouse a été créée afin d’assurer le pilotage du dispositif de tranquillité sur l’ensemble de la zone. L’association supervise aussi le travail de la société de gardiennage qui gère le PC Sécurité et effectue des rondes le soir et la nuit.
Fin 2003, une enquête téléphonique menée auprès des résidants confirme la satisfaction des locataires alors que les bailleurs enregistrent un net recul des dégradations de leur patrimoine. Le programme vient d’être reconduit pour trois années supplémentaires avec pour objectif d’améliorer encore le dispositif (accroître la communication avec les habitants, mieux réguler le stationnement et construire des partenariats avec la police ou les médiateurs sociaux…).
Délégation interministérielle à la ville, Politique de la ville et prévention de la délinquance, Paris, Les éditions de la DIV, 2004.
28M. Donzenac (1999) soulignait que l’ensemble du secteur de la surveillance est en expansion rapide, les ventes d’alarmes progressant de 40 % en 1998 et la télésurveillance de 15 % à 17 %, avec un marché spécialement en hausse chez les jeunes retraités, qui représentent 15 % à 20 % du marché. Face à la menace technologique (« l’œil de big brother »), des palliatifs plus doux sont envisagés depuis quelques années : l’idée d’un recours plus systématique aux concierges ou gardiens d’immeubles est ainsi de plus en plus défendue, sans pour autant totalement convaincre.
29L’exemple d’une médiation tacite : le cas des gardiens du logement social
Même si tous les quartiers de banlieue ne présentent pas un profil identique, les gardiens-concierges préfèrent généralement se tenir à distance des conflits entre habitants en raison notamment de possibles représailles à leur encontre, surtout lorsqu’ils habitent sur le site de travail (ce qui est le cas pour 84 % d’entre eux). Dans une situation conflictuelle, le rôle de médiateur implique également une partialité difficile à respecter lorsqu’il s’agit de donner tort à une personne avec laquelle le gardien-concierge s’entend particulièrement bien.
Néanmoins, par le fait même de sa présence quotidienne, le gardien-concierge joue naturellement un rôle d’intermédiaire entre l’office de HLM et les locataires mais plus encore, l’engagement professionnel est souvent doublé d’une volonté personnelle de prendre en main la destiné de l’immeuble ou de la cité pour en faire un lieu de vie agréable. De facto, le gardien-concierge fait souvent de la médiation informelle afin de « réduire les incertitudes inhérentes à la vie sociale des quartiers » et limiter ainsi les conflits et les dégradations. Une médiation tacite qui adapte ou contourne les règlements officiels pour favoriser les revendications individuelles, ce qui « procède d’un ajustement perpétuel à la diversité des situations ». Le passage de « micro-convention » peut aussi intervenir sur des sujets sensibles lorsqu’il s’agit, par exemple, d’éradiquer un trafic d’héroïne en s’appuyant sur les jeunes du quartier, quitte à les laisser en contre-partie continuer à vendre du cannabis…
Marchal H., Stébé J.-M., « Les gardiens du logement social : des médiateurs », Urbanisme, n° 328, 2003, p. 17-21.
30La normalisation de la diffusion de l’appareillage sécuritaire
En 2003, le conseil général de Seine Maritime a consacré près de 1 435 000 euros à la sécurisation des travaux participant ainsi à hauteur de 30 % de l’ensemble des aménagements des quartiers d’habitat social du Département. Sous le vocable soutien à la sécurité, c’est plutôt la notion d’amélioration générale du cadre de vie qui est mise en avant avec des travaux de sécurisation des accès aux caves, de modernisation de l’éclairage des parties communes ou encore de l’installation de portails électriques et d’équipements de vidéosurveillance dans les parkings et sous-sols. « L’ensemble de ces mesures vise à a améliorer globalement la vie des habitants et à leur redonner confiance en l’avenir dans un cadre de vie sécurisé et rénové » (J. Debray, Directrice de la Direction de l’Aménagement, de l’Économie et de l’Habitat).
Reflets 76, « Logement social : améliorer la sécurité pour un meilleur confort de vie », Revue du conseil général de Seine Maritime, n° 93, mars 2004, p. 9.
31S. Roché (2002) attire notre attention sur le fait que les individus ajustent d’abord leurs comportements en fonction de ce qu’eux perçoivent comme trouble et non pas en fonction de ce qui est jugé légal ou non. Plus qu’à travers le prisme du jugement de valeur, la sécurisation de l’habitat doit donc sans-doute être appréhendée selon un gradient fluctuant en fonction du vécu, des peurs et des valeurs sociales que l’individu est prêt à projeter sur l’espace urbain (fig. 17). In fine, l’objectif reste similaire : créer des quartiers dans lesquels l’individu quelque soit son statut puisse « baisser sa garde » (Greenberg, 1995). Bien évidemment, en comparaison de la diffusion des communautés fermées et de la sécession sociale dont elle serait porteuse, la diffusion des filtrages d’accès ou des contrôles vidéos apparaît socialement plus acceptable. Néanmoins, la réponse technologique apportée au sentiment d’insécurité peut dériver vers une « militarisation de l’espace urbain » comme M. Davis (1992) l’évoque à propos de Los Angeles. Face à cette menace, les urbanismes, architectes, aménageurs, soutenus par certaines municipalités, ont proposé aux États-Unis mais également en France, des solutions alternatives pour traiter ces questions sécuritaires.
Notes de bas de page
1 Aux États-Unis, le terme homeless désigne, en effet, les personnes vivant dans des meublés.
2 Source : San Diego Police Department, 2002, villes de plus de 500 000 habitants.
3 American Housing Survey for the San Diego Metroplitan Area 2002, HUD, juillet 2003. Enquête à interpréter avec prudence, vu le faible échantillonnage enquêté.
4 Relevés G. Billard, 2001, presse spécialisée et San Diego Union Tribune (environ 2 000 annonces immobilières, sans double-compte)
5 Les résultats sont extrapolés à partir d’entretiens téléphoniques conduits auprès de 53 600 foyers, alors que les États-Unis compteraient environ 119 millions de logements.
6 American Housing Survey for The United States 2001, Table 2.8 Neighborhood – Occupied Units.
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