Chapitre 1. Montaigne
p. 293-312
Texte intégral
A. Situation
1Les débuts de la Renaissance en France, et ses principales phases, sont marqués par des témoignages parfois retentissants ; aucun constat de rupture ne vient en signaler aussi nettement la fin. Mais plus de trente années de « troubles » et de combats, puis la difficile restauration de l’ordre politique et social, sous la menace de nouvelles secousses, appellent à une révision des idées et des espérances suscitées par l’humanisme. Ce moment de la réflexion aurait pu dégénérer en bilan de faillite : les guerres de religion ont accumulé les ruines, matérielles et morales. Il détermine, en fait, une transformation, fidèle en profondeur aux exigences et aux hardiesses de naguère, dont témoignent de façons très différentes, et complémentaires entre elles, les deux œuvres majeures de la fin du siècle : celle de Montaigne, et celle d’Agrippa d’Aubigné. Exceptionnels sans être isolés, ces deux écrivains poussent à leurs extrêmes limites les innovations de la pensée et de l’écriture de leur temps – jusqu’au point où elles font problème, et s’en avivent d’autant. Ils en accusent du même coup les singularités, par les malentendus auxquels a donné lieu le succès de l’un, par la longue latence historique de l’autre, et permettent ainsi de préciser ce qui prend fin, en cessant d’être compréhensible, au cours des premières décennies du xviie siècle.
2En dépit de la légende, qui le donne pour modèle d’équilibre et de tranquillité, Montaigne s’est toujours trouvé en porte-à-faux. Né gentilhomme, mais d’une famille anoblie depuis deux générations seulement, il exerce treize ans durant des fonctions judiciaires, qui l’assimilent à la noblesse de robe, et, plus tard, est élu maire par la « jurade » des notables de la bourgeoisie bordelaise ; ce qui le place à l’intersection indécise des trois castes qui se partagent ou se disputent le pouvoir. Sa formation tend à le singulariser. Le latin lui est donné pour langue maternelle, par un précepteur, ce qui, dans un milieu familial peu lettré, fait de la communication verbale un problème ; plus tard, il ne peut s’adapter aux modes d’enseignement du collège de Guyenne, pourtant l’un des meilleurs centres d’humanisme, et n’y acquiert, à ses dires, que le goût de la lecture et du jeu théâtral – sans doute aussi un dégoût précoce des coteries idéologiques, découvertes dans les rivalités qui divisent les régents lors de sa dernière année de scolarité. Après avoir probablement complété à Paris, auprès des Lecteurs Royaux, ses connaissances littéraires, il s’initie au droit, domaine de controverses entre tenants de la glose médiévale et érudits soucieux de restituer leçons et interprétations authentiques des textes romains ; ses fonctions judiciaires de conseiller au Parlement de Bordeaux (1558-1571) lui donnent l’occasion de mesurer dans la pratique les incertitudes des jugements et la contingence de leurs critères issus de systèmes hétérogènes (droit romain originel, droit romain remodelé, coutume de Guyenne).
3Cette expérience des disparates du savoir et des règles qu’il cautionne commence et continue sur un arrière-plan de violences. Dès 1548, quittant le collège, Montaigne avait pu être témoin des émeutes de la Gabelle et de l’assassinat du gouverneur de Bordeaux, qu’il relate dans les Essais (I, 24) ; à partir de 1561, les affrontements entre huguenots et catholiques ensanglantent la Guyenne, anticipant sur les guerres de religion particulièrement acharnées dans ce secteur limitrophe entre la France et les territoires de la maison de Navarre. En dépit de ses réticences, Montaigne y est sans cesse impliqué, comme magistrat, puis, après avoir quitté le Parlement, parfois comme combattant (il est dans l’armée royale en 1574), plus souvent comme négociateur entre Henri III et Henri de Navarre, et, quatre ans de suite, comme responsable de l’ordre à Bordeaux dont il est maire de 1581 à 1585 ; loyaliste, mais partisan résolu de toute mesure d’apaisement, il est en butte aux suspicions et à l’hostilité des extrémistes des deux partis (en 1588, les Ligueurs vont jusqu’à l’incarcérer à la Bastille). Pour lire les Essais, il est nécessaire d’avoir à l’esprit ce contexte de désordres politiques, religieux, sociaux et doctrinaux auxquels ils tentent de répondre, ainsi que les fêlures perceptibles dans l’appareil idéologique qu’ils mettent en œuvre et interrogent, du même mouvement, sur sa validité.
4Ils illustrent en effet une crise qui affecte toutes les formes de la pensée humaniste, au moins chez ses représentants les plus lucides. Sans doute trouve-t-on vivaces, au moment où Montaigne écrit et jusqu’à la fin du siècle, des rêves de synthèses doctrinales analogues à ceux de Ficin ou de Pic de la Mirandole dont Rabelais s’était déjà gaussé : Du Perron, qui fait très tôt figure de philosophe et poète officiel, publie en 1578 ses Deux Discours de la nature du monde, d’un néo-platonisme agrémenté de spéculations hermétiques ; Guy Lefèvre de la Boderie, dans son Encyclie des secrets de l’Éternité (1570) et sa Galliade (1578), combine, comme naguère Postel, l’exploration des sources hébraïques et alexandrines de la tradition ésotérique et les vaticinations sur la vocation des Français, dépositaires de toute sagesse, à régenter l’univers. Mais de plus authentiques savants, comme Turnèbe ou plus tard Juste Lipse, morcellent leurs investigations en traités ou en questions précises, au lieu de les perdre dans les mirages du savoir total ; chaque progrès de la rigueur, en ces décennies où apparaît la notion et le mot même de « critique » (philologique d’abord, mais aussi proche de la critique philosophique que l’exégèse scripturaire l’est de la théologie), confirme l’échec des systèmes encyclopédiques, rationnels ou non ; et les fractures évidentes dans les domaines religieux et politiques attestent trop énergiquement que les rêves d’universalisme sont aussi factices que les fêtes de cour dont ils dictent encore la symbolique. Montaigne n’est pas seul à se détourner des visées illusoires ; son originalité est de faire procéder de ce mouvement de retrait propre à l’humanisme de son temps une orientation philosophique et littéraire radicalement nouvelle.
B. Singularité des essais
5Lorsqu’il commence, en 1571, à rédiger son œuvre future, sans peut-être songer à une publication, Montaigne s’inscrit dans la tradition des « leçons » (= lectures commentées) qui divulguaient l’érudition humaniste ; mais d’emblée il adapte cette technique aux nouvelles conditions du savoir, et aux techniques de réflexion critique acquises dans ses fonctions de juriste. Dans les « leçons », les régents assortissaient citations et commentaires de manière à unifier le propos, le plus souvent à des fins d’édification. Montaigne, avec les mêmes matériaux, insiste sur ce qui fait difficulté : disparates des opinions, bizarreries des exemples, significations ou applications imprévues des maximes, tout lui est occasion de transformer en problèmes les enseignements tout faits, ou d’en accuser les aspects contrastés ; en somme, l’intervention de l’écrivain a un effet perturbateur. Ce travail ne prétend pas cependant assurer le triomphe de l’esprit de subversion ; au contraire, il se donne modestement pour vaine tentative d’un profane, incapable de synthèse, et se discrédite : « Si philosopher c’est douter […], à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être douter » (II, 3). Le livre enregistre les produits de l’« oisiveté » d’un esprit prompt à « enfanter [des] chimères et monstres fantasques […] sans ordre et sans propos » (I, 8) ; ses chapitres se dispersent en « grotesques […] n’ayant grâce qu’en la variété et étrangeté » (I, 28). Les réminiscences humanistes qui lui fournissent sa matière sont ainsi privées de leurs cautions, puisque annexées, hors doctrine, aux caprices d’une pensée sans entraves ; et la disposition adoptée à l’échelle de l’ouvrage les prive aussi de la garantie des enchaînements méthodiques. Quelle que soit la force de conviction des propos, ils sont de prime abord présentés comme dénués d’autorité.
6Ils se placent pourtant sans cesse sous le patronage de penseurs prestigieux, signalés par des citations aisément reconnaissables ; au point que les premiers lecteurs des Essais (et bien d’autres, jusqu’à nos jours) ont cru pouvoir faire de Montaigne un adepte de diverses écoles – un stoïcien parce qu’il alléguait Sénèque, un épicurien parce qu’il citait Lucrèce, etc. Mais si l’on confronte ses aveux d’incompétence et ses revendications d’indépendance avec cet art d’exploiter à chaque page le legs des écrivains anciens, on distinguera, comme ressort de l’écriture des Essais, un décalage constant entre l’expression de l’idée et l’acte de réflexion qui l’authentifie. Sachant sa parole hantée par les voix du passé, Montaigne évite le risque d’aliénation en exhibant l’écart virtuel entre la phrase dictée par la mémoire collective et les résonances qu’elle prend après son annexion ; et il réitère même ce geste de mise à distance sur les énoncés qui lui appartiennent en propre, pour peu qu’ils tendent à se figer en formules définitives. Le texte s’empreint ainsi d’une sorte d’ironie sérieuse, qui ne le désavoue pas, mais le désigne comme objet offert à de nouvelles investigations, éventuellement critiques ou dissolvantes. C’est ainsi qu’un répertoire d’exemples classiques de mépris de la souffrance donne matière à la conclusion subjectiviste annoncée par le titre, « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons » (I, 14), et à des exhortations à la constance, mais aussi à une réflexion en épilogue, qui assigne à l’ensemble du discours le statut d’un moyen de réconfort, remède parmi d’autres, que l’on appréciera selon son efficacité ; si bien que la leçon de relativisme porte finalement sur la vérité des propos tenus, assujettie à une sorte de pragmatique. Montaigne se fait ainsi le destinaire éventuellement réticent de ses propres discours comme de ceux qu’il annexe. Il lui arrive de le marquer en usant de la prosopopée : avec les mots de Sénèque et de Lucrèce, mais aussi de Montaigne, « la Nature » ordonne de considérer la mort sans crainte (I, 20) : le « dieu de Delphes », conseillant la connaissance et l’acceptation de soi, rappelle la leçon des Essais au terme d’un chapitre qui vient de la remettre en question (III, 9) ; l’« esprit » de l’écrivain se fait sophiste pour lui vanter (avec ses propres termes) les bienfaits de la gravelle qui le torture depuis dix ans (III, 13). Plus fréquemment, en employant le pluriel « nous », Montaigne rapproche sa perspective de celle du lecteur, soit afin d’impliquer l’assentiment de celui-ci, soit dans le but inverse de se placer lui-même en retrait des préceptes qu’il énonce. D’autres procédés plus discrets, comme l’entrelacs des maximes impersonnelles, des anecdotes et des remarques subjectives, ou comme les inflexions arbitraires, et données pour telles, d’un lieu commun, indiquent sans cesse que les propos s’étagent sur plusieurs plans concurrents, entre lesquels doit être cherchée la position – variable d’une page à l’autre – du scripteur. L’effet s’accentue lorsqu’à partir de 1580, pour chaque réédition, Montaigne émaillé d’additions ses écrits antérieurs, introduisant ainsi en eux ses nouvelles perspectives de lecteur critique aussi bien que d’auteur déviant de ses propres traces : mais ces ajouts obéissent à la cohérence dialogique initiale, et s’incorporent tout naturellement à un texte qui admet ou même requiert les visées marginales.
7Ce type d’écriture n’est pas sans antécédents. Il procède des techniques de commentaire qui fournissent à l’érudition de l’époque ses modes d’enquête et d’expression, et lui ouvrent le champ des confrontations par recoupements où se mesurent les limites de ses acquis – spécialement dans le domaine des controverses juridiques. La singularité de Montaigne tient à ce que, prenant acte de la diversité des voix qui se croisent dans ses propos, et de la précarité de ses tentatives de synthèse ou de verdict, il se situe en contrechamp, comme arbitre latent du débat qui s’est instauré et se prolonge sous sa plume. Cela n’exclut pas les choix ni les assertions, mais leur donne le statut d’interventions personnelles, toujours contingentes. Au défaut du discours se profile ainsi le sujet pensant et écrivant ; non pas, à l’origine, la personnalité empirique de Michel de Montaigne, qui sera un objet d’investigations parmi d’autres, mais l’instance d’où émane l’acte même d’investigation, de contrôle et de décision, quelle qu’en soit la matière. De cette pratique d’écrivain, dont Montaigne a sans doute pris conscience très tôt, dérivent les principes de la démarche philosophique à laquelle il a donné le nom d’essai.
C. Philosophie de l’essai
8Ce terme, à l’époque, ne désigne pas un genre littéraire, mais toute activité destinée à faire preuve d’une aptitude plutôt qu’à obtenir un résultat effectif : est « essai », ou « exercitation », le travail de l’apprenti, du débutant, qu’il soit raté ou réussi (Marot parle des « coups d’essai » de son Adolescence clémentine), car le mot ne déprécie pas, mais définit une visée détournée de l’objet vers l’opération, ou vers le sujet qui l’accomplit. Montaigne s’en est expliqué dans le chapitre « De Démocritus et Héraclitus » (I, 50), en présentant les propos qu’il tient sur n’importe quel thème (ici, un lieu commun de morale) comme des « essais de son jugement », propres à en mesurer la portée. Grâce à quoi, au début du chapitre « Des livres » (II, 10), il peut tranquillement annoncer au lecteur qu’il ne lui apportera aucune information accréditée sur les « choses » dont il traite : « Ce sont ici mes fantaisies, par lesquelles je ne tâche point à donner à connaître les choses, mais moi » ; entendons par là que les opinions consignées dans ce chapitre, sur les écrivains anciens ou récents, « donnent à connaître » l’acuité du jugement du scripteur, non la valeur objective des œuvres qu’il juge. Selon ce principe, tout ce que Montaigne écrit peut être saisi comme expression de ses convictions, de ses « humeurs » ou aussi bien de ses lacunes. En ce sens sont vérifiées les multiples formules par lesquelles il déclare, comme dans son avis au lecteur, « c’est moi que je peins » : si elles promettaient un autoportrait littéraire au sens courant du terme, elles seraient fausses pour la majeure partie des Essais ; une fois admis que ceux-ci, selon le sens précis de leur titre, sont toujours, quel qu’en soit le « thème », un reflet du regard de Montaigne, un indice de ses attitudes, alors l’avertissement de l’écrivain peut être pris à la lettre, et valoir pour tout le livre.
9Reste à en déterminer la portée ; car il pourrait se prendre comme un truisme : tout écrit exprime son signataire. En fait, il crée une sorte de scandale épistémologique, sitôt qu’on le confronte avec le postulat de l’humanisme qui a réhabilité les lettres profanes (humaniores litteraé) – l’idée que tout écrit recèle une parcelle du savoir, et en tire sa valeur et son prestige. Car du moment que l’écrivain est pris pour intermédiaire entre les Vérités, patentes ou mystérieuses, et le lecteur, ses accents strictement personnels sont négligeables, peut-être importuns : des bruits, ou, au mieux, des modulations dans la transmission du message. Inciter à les privilégier, c’est donc inverser la hiérarchie des significations, attirer l’attention sur l’accessoire au détriment de ce qui, selon la méthode orthodoxe, serait l’essentiel ; en procédant ainsi, Montaigne donne son support textuel à ce qui peut à peine se penser – une philosophie de la contingence, du singulier concret. L’innovation est assez audacieuse pour qu’il s’en excuse, chaque fois qu’il évalue son œuvre, en faisant profession d’incompétence ou de désinvolture ; que ces aveux, envers négatif de la pratique de l’essai, soulignent son hétérodoxie sans la discréditer, on l’admettra sans peine si l’on tient compte du seul chapitre qui prenne l’allure d’un exposé systématique pour ruiner les fondements de la pensée doctrinale, en fausser la logique, et légitimer un autre mode d’investigation.
10Il s’agit de l’« Apologie de Raimond Sebond » (II, 12) qui, en principe, défend contre des détracteurs rationalistes le Livre des Créatures de ce théologien catalan du xve siècle que Montaigne, sur l’ordre de son père, avait traduit et publié en 1569*. Le projet annoncé est de montrer aux adversaires que, l’homme ne pouvant « arriver à aucune certitude par argument et par discours », ils ne sauraient trouver des raisons assez fortes pour ébranler celles de Sebond ; ce qui donne prétexte à une longue revue critique des « âne ries de l’humaine prudence », spéculations sur Dieu, sur le monde et sur l’homme, assez aberrantes et contradictoires pour donner à penser que leurs auteurs, secrètement sceptiques, ne les ont produites que par jeu, comme des leurres pour la vaine curiosité de leurs disciples. Mais en tournant ainsi en dérision les prétentions des métaphysiciens à établir la vérité, et plus généralement la vocation de l’homme à comprendre le monde et à deviner Dieu, l’« apologie » détruit avant tout les spéculations de Sebond, qui prétendait prouver les dogmes chrétiens sans faire appel à la Révélation, en se fondant sur les vérités « naturelles » accessibles à l’homme, et d’abord sur l’éminente dignité de celui-ci, image de Dieu, bénéficiaire unique de la Création, capable de tout bien et de toute vérité. L’anthropomorphisme théologique et l’anthropocentrisme sont au cœur de tous les arguments du Livre des Créatures, si bien que le plaidoyer en faveur de celui-ci, par un « dernier tour d’escrime » donné explicitement pour suicidaire, l’abat en même temps que ses contradicteurs. Cette étrange argumentation inscrit dans l’armature du discours les traits de la diatribe « pyrrhonienne », qui s’astreint à réfuter les opinions proposées sans accréditer les opinions contraires, afin d’« engendrer la dubitation et surséance [= suspens] de jugement ». Le but est en effet de contester les acquis du savoir, pour ne pas céder à l’illusion des « dogmatiques » qui prétendent détenir la vérité, mais sans ériger la critique en vérité d’ordre supérieur, selon l’illogisme des sceptiques qui s’affirment incapables de rien affirmer. Le paradoxe du plaidoyer-réquisitoire, pour et contre Sebond, recèle ainsi le modèle logique d’un scepticisme « en cherche de la vérité », d’une pensée qui se sait et se veut problématique. Il en résulte, d’abord, la possibilité de conjuguer réserve et véhémence : du moment que le doute est impliqué par l’agencement général du discours, chacun des propos dont celui-ci se compose peut être énoncé avec toute la vigueur que requiert une critique radicale des doctrines et des idoles pour lesquelles, à la même époque, on s’entre-tuait ; la destruction des leurres ne préjuge pas de l’infaillibilité du critique, elle lui donne au contraire un aperçu de ses risques d’erreur, du moment qu’il saisit les divagations d’autrui comme des exemples de l’« incertitude de notre jugement ». En résulte ensuite, pour l’ensemble des Essais, la pratique d’un pyrrhonisme qui s’éprouve (s’essaie) dans le mouvement même des investigations, pourvu que leur élan spontané vers la connaissance se double d’une réflexion sur les illusions dissipées et sur la précarité du savoir qui les supplante – ce qui revient à prendre conscience de l’incertitude que toute entreprise de recherche présuppose, et perpétue en déplaçant seulement son objet.
* La traduction du Livre des créatures, ou Théologie naturelle, de R. Sebond
Dans la préface, adressée à son père, Montaigne attribue à celui-ci le premier rôle, de commanditaire sinon d’auteur, ce qui revient à diminuer le sien : respect filial, ou discrète réserve à l’égard d’un dessein en lequel il ne se reconnaissait pas ? L’exécution de la tâche présente des aspects contrastés, qui avivent le problème. Mireille Habert a répertorié des gauchissements de la traduction, et parfois des incises ajoutées, qui placent à distance d’ironie le texte du théologien ; par exemple, là où celui-ci a prétendu démontrer que l’homme, lorsqu’il n’a pas les moyens de distinguer le vrai du faux, est tenu de croire “ce qui est à son profit et utilité”, le traducteur ajoute à cette énormité gnoséologique : “Voilà la règle naturelle d’affirmer ou de nier dépêchée” (ch. 67). Mais M. Habert a relevé d’autres passages où le recours au style imagé et parfois aux amplifications (notamment dans les chapitres qui évoquent le Calvaire) donne aux argumentations de Sebond le surcroît de ferveur propre à les transformer en méditations ; ce qui marquerait une adhésion à ses visées édifiantes, en dépit de l’armature démonstrative qui les dessèche et parfois les fausse. On pourrait en conclure que Montaigne compensait ainsi les faiblesses du raisonnement par l’appel à l’émotion, selon la recette des rhéteurs anciens. Quoi qu’il en soit, reste qu’il se situait ainsi à distance du texte qu’il rédigeait par obéissance à un tiers et en qualité d’interprète, tout en s’accordant le droit d’en modifier discrètement les traits. L’attitude critique qu’il a observée à l’égard des données enregistrées dans les Essais, et finalement à l’égard de ses propres “fantasies”, a pu être préparée par cette expérience d’écriture par délégation.
11La technique de l’essai est indissociable de ce pyrrhonisme réinventé par Montaigne, et y trouve son sens : inspecter ses opinions, originales ou héritées, pour déchiffrer en elles et évaluer le jugement contingent qui les ratifie, c’est réitérer à l’échelle individuelle l’opération du philosophe qui inspecte le savoir universel pour prendre conscience de la fragilité de ses assises ; dans les deux cas, la visée s’infléchit, de la sentence énoncée d’abord comme vérité vers les conditions aléatoires de sa formation. Seulement, en ce qui était (et reste) singularité d’écrivain errant à l’écart des sentiers battus, l’« Apologie de Raimond Sebond » invite à reconnaître l’application méthodique d’une critique de la connaissance qui corrode l’édifice humaniste, dilue ses scories idéologiques, et le rénove en dévoilant la contingence de la pensée qui l’assume.
12C’est ainsi que Montaigne peut simultanément faire profession de foi catholique et révoquer en doute les théodicées qui réduisent la religion en un système de dogmes à faire prévaloir à toutes forces contre les présumés fauteurs d’hérésie. Il peut, de même, dénier toute rationalité aux coutumes érigées en lois, en dressant simplement le répertoire de leur bizarre diversité (I, 23), et respecter en elles l’expression du vouloir spontané du groupe qui les a reçues et les observe par « commun consentement ». Dans les deux cas, l’assertion téméraire sur l’objet est réfutée ou écartée pour laisser place à une simple ratification du jugement subjectif de l’individu ou de la collectivité ; ce qui suffit à instituer des valeurs, sans faire appel à des garanties métaphysiques frauduleuses. Le livre où s’opère cette ratification prend dès lors une portée éthique considérable : il transforme l’attitude spontanée ou l’opinion en options réfléchies, assumées après examen et proposées à l’assentiment d’autrui. Il n’édicte pas de normes, mais ne se limite pas à constater ou à décrire : il témoigne, et, sans prétendre transmettre des vérités objectives, s’affirme véridique.
D. Essai et communication : une écriture de sollicitation
13C’est surtout dans le troisième livre des Essais, publié en 1588, dans les additions que reçoivent au même moment les deux premiers, et dans celles dont l’écrivain enrichit son livre, ensuite, jusqu’à sa mort, que se précise cette finalité de l’ouvrage, ainsi que la relation qu’elle instaure avec le lecteur. D’une part Montaigne y affirme avec une vigueur accrue ses options morales et politiques, également opposées à la rébellion et à la servitude (III, 1, 9 et 12), sa volonté de rester fidèle à soi, en dépit de la pastorale tridentine du « repentir » (III, 2, 12 et 13), son refus des censures qui prétendent tenir en bride le langage et le. comportement (III, 5 et 9), sa réprobation des violences exercées sous prétexte de civilisation ou d’orthodoxie (III, 6 et 11) : c’est un ensemble de réponses aux sommations de la crise politique et idéologique provoquée par la Ligue. D’autre part, dans ce même troisième livre se multiplient les préambules paradoxaux qui tendent à taxer les propos de futilité ou de témérité (III, 1, 2, 5, 6, 7, 8, 9, 12) ; et tout un chapitre, « De la vanité » (III, 9), revendique le droit d’enregistrer vainement par l’écriture l’inanité de l’errance et de la vie, ne serait-ce que pour en prendre conscience et assumer ce défaut ontologique de manière à en faire un gage de liberté. Montaigne semble vouloir simultanément convaincre le lecteur et lui interdire de céder à l’autorité qu’il se dénie sans cesse ; comme si la relation était conflictuelle, sur le modèle des rivalités ludiques qui attestent l’indépendance de chacun dans les rapports entre pairs, selon le chapitre central, « De l’incommodité de la grandeur », et celui « De l’art de conférer ». « Dégoûté de maîtrise et passive et active » (III, 7), haïssant « toute tyrannie, et la parlière et l’effectuelle » (III, 8), Montaigne refuse de régenter autrui comme d’en être régenté ; mais surtout il doit supposer le lecteur exempt de docilité, pour lui assigner le rôle que lui réserve sa philosophie pyrrhonienne : celui d’un partenaire qui authentifie par son libre assentiment le témoignage subjectif de l’écrivain, et rétablit ainsi, à défaut des Vérités transmises de maître à disciple, la vérité humaine de la communication en confiance réciproque, parachevant virtuellement les Essais.
14Appels à « conférer » et défis ironiques ne font que souligner ce qui transparaît dans la composition des chapitres. Comme le précisent quelques pages incidentes sur une déviation du discours (peu avant la fin de III, 9), il appartient au lecteur de distinguer l’armature logique des propos et de repérer leurs points de convergence : l’écrivain, négligeant les sutures, ne lui fournit que des indices allusifs ou énigmatiques, afin de requérir sa collaboration. Ce n’est pas un jeu, mais une façon de mettre à l’épreuve la connivence du partenaire, préalable à l’entente. Ainsi, dans les Essais de 1580, parlant « De la liberté de conscience » (II, 19), Montaigne avait combiné un éloge de Julien l’Apostat, modèle des princes, avec une citation de son historien, Ammien Marcellin, qui imputait ses mesures de tolérance au dessein de diviser ses sujets pour les dominer ; en guise de conclusion, une alternative : la liberté de conscience avive-t-elle ou apaise-t-elle les dissensions ? La cohérence du texte exige que soit rejetée la conjecture d’Ammien Marcellin, qui attribue au prince parfait un calcul caractéristique du « tyran » ; le lecteur qui l’aura compris admettra, par implication, que les édits de tolérance visent à rétablir la concorde – mais en vertu d’une logique qu’il aura lui-même reconstituée. Ailleurs, il doit saisir et exploiter un simple indice.
15Un chapitre sur la hantise de la sorcellerie est intitulé « Des boiteux » (III, 11) ; est ainsi désignée et privilégiée une anecdote sur un fantasme érotique corroboré par un proverbe et par une explication d’Aristote ! Le titre identifie sur cet exemple la catégorie à laquelle appartiennent les histoires de sorcières – celle des rumeurs colportées par les naïfs et finalement ratifiées par les savants. Muni de ce repère, le lecteur pourra assimiler d’emblée les « cas » allégués par les démonologues à des racontars de corps de garde et d’amateurs de déhanchements, préjuger de leur inanité, et, s’il est magistrat, attendre d’impossibles preuves avant de prononcer une condamnation.
16Cette façon de solliciter le jugement du lecteur sans lui proposer une leçon explicite se retrouve dans des traits de style. La brièveté des formules, accentuée par des effets de discontinuité et de scansion calculés pour que « chaque lopin fasse son corps » (I, 26*), les expressions elliptiques, parfois jusqu’à l’énigme, ouvrent des échappées vers des significations à peine ébauchées. La prolifération de tels énoncés à sens virtuels, la fréquence des métaphores, des comparaisons, des approximations anecdotiques, donnent aux propos une sorte de plasticité favorable aux réinterprétations, surtout lorsque Montaigne annexe la parole d’autrui, par emprunt ou citation, en la « déguisant et difformant à divers service » (III, 12). Les mots mêmes prennent l’allure de matériaux malléables, grâce à des figures étymologiques ou à des paronomases. Tout contribue à faire que les phrases « sonnent à gauche un ton plus délicat » (I, 40) et suggèrent au lecteur, outre leur sens avéré (et jamais oblitéré), des dérives sémantiques d’où il pourra tirer d’« infinis essais » (ibid.). En somme, de même que le travail de remaniement et d’auto-exégèse matérialisé par les additions perturbe le discours et le ratifie, de même ces significations virtuelles, suspendues à la coopération du lecteur attentif, accentuent la contingence du texte et de la pensée plurielle qui s’y invente, mais l’authentifient comme vraie recherche, au mépris des leurres de la rhétorique prétendue démonstrative.
17La portée des investigations en est étendue, jusqu’aux zones obscures de la pensée : à la faveur des surprises de l’écriture affleurent, en marge de la réflexion phénoménologique, des « rêveries » difficiles à capter, à la limite du dicible. Tel, peut-être, l’avant-goût de la mort (éprouvé au cours d’une syncope) que décrit par approximations, métaphores, témoignages indirects et silences marqués le chapitre « De l’exercitation » (II, 6) ; ou l’inquiétude perceptible en mainte page à la perspective du déclin physique et intellectuel et de toutes les formes d’aliénation qui l’accompagnent. En concurrence avec la volonté de maîtrise de soi se profilent de sourdes menaces dans « les rêveries qui sont les songes des veillants, et pires que songes » (II, 12). Car de même que l’extrême lucidité permet de mesurer les risques d’erreur ou d’égarement, de même le contrôle de l’écriture et de la pensée, au plus haut degré de vigilance, décèle leurs écarts, et les impulsions qui les ont sollicités. La réaction orthodoxe serait de réfréner. Montaigne en prend parfois le parti, surtout dans ses écrits de 1580, volontiers sentencieux ; il prend aussi le parti inverse, d’apprivoiser les fantasmes, pour s’en égayer (par exemple, dans le chapitre « De la force de l’imagination », I, 21) ou pour découvrir dans le libre cours de la « fantasie » et les prétendues aberrations qu’elle suggère une composante de son être qu’il se refuse à désavouer. C’est ainsi qu’il assume sans réticence, dans le chapitre « De la vanité », son goût des pérégrinations et l’instabilité dont il témoigne, ou, dans la méditation nostalgique « Sur des vers de Virgile » (III, 5), sa complaisance à évoquer le plaisir charnel, son langage et ses leurres, en dépit des réprobations des vieux maîtres, qui resurgissent aussi sous sa plume ; et s’il admet volontiers sa propension au paradoxe et au jeu intellectuel, il regrette la fugacité de ses « plus profondes rêveries, plus folles, et qui [lui] plaisent le mieux » (III, 5). Il n’y a pas lieu d’opposer cette exploration des caprices de la pensée au souci maintes fois exprimé d’en « régler » le cours, et de réserver le « siège magistral » au « jugement » qui le contrôle. Le dédoublement inhérent à l’essai rend possible cette « exercitation » assimilable à une errance en deçà ou au-delà des confins de l’éthique.
* Le « langage coupé »
18Entre 1588 et 1592, Montaigne a méthodiquement renforcé la segmentation de son texte sur l’Exemplaire de Bordeaux, conformément à l’une des instructions qu’il avait inscrites sur la page de garde à l’adresse d’un futur imprimeur : « C’est un langage coupé/qu’il n’y épargne les points et lettres majuscules ». Ce travail attentif (près de 9.000 retouches autographes à la segmentation de l’éditeur de 1588, Langelier, ou plutôt de ses imprimeurs, qui avaient affaibli celles de 1580 et 1582 dans les deux premiers livres pour la conformer à leurs règles, comme celle du troisième) a été traité avec désinvolture dans l’édition posthume de 1595 (Langelier encore), puis oublié. Il contrevenait à la rhétorique traditionnelle, qui avait transposé en usages typographiques son souci de cadencer le débit oratoire de manière à en privilégier les phases conclusives (« clausules », « chutes ») propres à fixer à chaque étape les acquis de l’argumentation. Montaigne au contraire tend à marquer par des majuscules en début de syntagme des relances imprévues du mouvement de la phrase, comme pour éviter l’arrêt programmé et engager la pensée et la parole en de nouvelles voies. C’est ainsi qu’il infléchit soudain la dernière phrase du chapitre « De l’oisiveté » (I, 8) en désaveu virtuel d’une complaisance déjà ironique à l’égard des divagations de son esprit : « … pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé de les mettre en rôle, Espérant avec le temps, lui en faire honte à lui-même ». Ou bien il donne un accent de hardiesse à ce qui pourrait passer pour une excuse : « … je me mêle ainsi témérairement à toutes sortes de propos : Comme ici. Je ne sais si je me trompe, Mais puisque » (I, 56, p. 318). Parfois il marque ainsi un retour critique sur l’idée en train de s’énoncer : « Ceux qui accusent les hommes d’aller toujours béant après les choses futures […] touchent la plus commune des humaines erreurs : S’ils osent appeler erreur chose à quoi nature même nous achemine… » (I, 3, p. 15) ; ou bien il en accuse l’aspect provocateur : « … qu’on rende hardiment un jeune homme commode à toutes nations et compagnies. Voire au dérèglement et aux excès, si besoin est. » (I, 26, p. 166). De tels effets sont extrêmement fréquents, et presque toujours effacés dans les éditions anciennes et modernes (on constatera que la segmentation des passages cités ici n’est pas mieux transcrite dans l’édition Villey, PUF 1965, pagination de référence, que dans l’édition de 1595). Ailleurs, Montaigne joue sur l’usage courant à son époque de marquer par majuscule le début d’un propos rapporté, citation ou réplique : il use du même procédé pour placer ses propres paroles à distance d’examen, et comme entre guillemets, surtout lorsqu’il a pu y déceler à la relecture une allure sentencieuse ; ce qui sert aussi bien à les mettre en vedette qu’à souligner ce qu’elles ont de factice au lecteur de s’y reconnaître. L’allure d’investigation perpétuelle propre à l’essai, les mouvements de réflexion, de réinterprétation et de remise en cause qui l’articulent selon le « nouveau langage » requis par la logique pyrrhonienne (II, 12, p. 527), sont très fortement accusés par les coupures et relances insolites que marquent les retouches autographes. Et il ne s’agit pas là d’une fantaisie tardive surgie au cours des années de relecture. Dès 1580, lorsqu’il avait recopié la traduction par Amyot de quelques pages de Plutarque pour conclure son « Apologie de R. Sebond » (II, 12, p. 601-603), il avait pris soin d’en accuser les articulations (sous sa plume, le nombre de ponctuations fortes avec majuscules passait de 2 à 16) ; sur l’Exemplaire de Bordeaux, il ajoute encore 8 ponctuations fortes et 15 majuscules de scansion, mais cela ne fait que confirmer l’intention du premier découpage. Il semble pour le moins étrange que ce travail tenace de l’écrivain ait été partiellement escamoté dès le lendemain de sa mort, dans l’édition posthume censée établir le dernier état de son livre, puis systématiquement ignoré au xixe et au xxe siècle alors qu’on avait retrouvé (et reproduit dès 1912 par phototypie) le document authentique qui en portait les traces ; et qu’on détourne encore les yeux des publications qui en font état depuis 1990. Une telle persévérance dans l’inattention doit avoir une raison.
19L’histoire de la première réception des Essais, telle que l’illustre en traits presque caricaturaux le travail de démarquage accompli par Charron (voir p. 308-310), autorise une conjecture que vérifierait une analyse détaillée des infidélités de l’édition posthume. Le caractère problématique des investigations et réflexions de Montaigne portait atteinte à la ratio docendi commune à la culture humaniste et aux ébauches de systèmes rationnels qui allaient la supplanter ; les traits qui l’impriment dans son écriture, non sous forme d’expressions dubitatives ou de désistements, toujours récusables, mais comme structure de la pensée « enquêteuse, non résolutive » (III, 11, p. 1030) et mode d’énonciation approprié, ne répondaient pas aux attentes de « l’âge de l’éloquence » (M. Fumaroli). Charron a procédé à une remise en ordre, à grande échelle, en sélectionnant, classant et ajustant en exposés didactiques ce qu’il pouvait prendre pour des éléments de discours à réutiliser dans sa Sagesse. Les éditeurs de 1595, ou plus probablement les transcripteurs dont ils étaient tributaires (puisqu’il est admis que Marie de Gournay n’a pas disposé de l’Exemplaire de Bordeaux, mais d’une copie de sauvegarde) ont simplement fait prévaloir leurs normes contre les agencements calculés par Montaigne et discrètement placés dans les interstices des énoncés sous forme des ponctuations et scansions par majuscules qui en remodelaient l’articulation. Dans les deux cas il s’agissait de ramener autant que possible le texte des Essais aux formes codifiées de l’exposé doctrinal, qu’il avait faussées à dessein. Dans la suite des temps, les routines typographiques et universitaires ont fait le reste, selon la même intention inavouée, peut-être inaperçue : se prémunir contre l’acharnement de ce franc-tireur de la philosophie à dérégler les modes d’énonciation qui accréditent le discours des maîtres et assurent le confort intellectuel des disciples.
20Il s’ensuit qu’en dépit des arguments de toute espèce mis en œuvre récemment en vue d’accréditer l’édition de 1595, ou sa jumelle révisée, de 1598, la dernière version des Essais qui puisse être considérée comme authentique est celle de l’Exemplaire de Bordeaux : les déclarations de fidélité des éditeurs posthumes sont démenties par leur indifférence envers les modes de segmentation pratiqués par l’écrivain et les consignes expresses qu’il avait laissées à l’imprimeur ; l’argument corrobore les conclusions tirées par Cl. Blum des très nombreuses variantes qui diversifient les éditions successives que Marie de Gournay a procurées entre 1595 et 1635, montrant ainsi qu’elle ne se coudait guère de les conformer à leur unique modèle initial. Mais c’est là justement ce qui fait l’intérêt de ces éditions Gournay : elles portent témoignage des sourdes résistances auxquelles se heurtait le type de pensée et d’écriture inauguré par Montaigne, même auprès de ceux qui pouvaient s’estimer en affinité intellectuelle avec lui, et elles permettent de déterminer avec précision, sur un très grand nombre d’échantillons, ce qui était inadmissible et même illisible pour le lecteur de l’époque, hors toutes considérations d’orthodoxie idéologique, et l’est encore pour bien des lecteurs d’aujourd’hui.
21Gela vaut pour des traits peu perceptibles sans doute, inflexions discrètes, « allures » de phrases parfois à peine identifiables et d’autant plus suggestives. Mais le remembrement le plus massif pratiqué en 1595 a lui aussi pour effet de faire disparaître un agencement textuel particulièrement déconcertant et significatif. Il s’agit du transfert du chapitre 14 du livre I à la quarantième place dans le même livre, opéré sans explication. Il a pour effet de disloquer un groupe de trois chapitres (39, 40, 41 dans l’Exemplaire de Bordeaux comme dans toutes les éditions antérieures, devenus en 1595 38, 39 et 41) dont le montage remettait en question la raison d’être des Essais. Dans les deux premiers de ces chapitres, Montaigne s’en prenait en effet au désir de « gloire » littéraire en raison duquel Cicéron s’était proposé d’occuper sa retraite à écrire et à publier ses écrits (ch. 39), même destinés à ses proches (ch. 40) ; mais le troisième commence par une réplique moqueuse de ce même Cicéron à l’adresse des philosophes qui publient et signent leurs traités contre le désir de « gloire » (ch. 41) et l’on découvre que la raillerie atteint le philosophe qui occupe sa retraite à écrire les Essais, et spécialement les deux discours que l’on vient de lire sur ce même sujet, publiés et signés avec le reste en dépit de leurs préceptes de silence et d’anonymat. Dans l’édition posthume, l’intrusion d’un corps étranger assez volumineux (13 pages en 1595, 20 dans le format de 1598) entre ce dernier chapitre et les précédents fait disparaître le point nodal du paradoxe, et il n’y a plus lieu de s’inquiéter. Inadvertance ? peut-être ; mais du même type que celles qui effaçaient les retouches de segmentation là où elles donnaient aux propos des inflexions inattendues : c’est une censure par méprise, qui vise juste.
22Il faut reconnaître que les escamotages de points ou de majuscules de scansion, dans l’édition posthume, ne sont pas tous significatifs. Assez fréquemment ce sont de simples bourdes, imputables au transcripteur incapable de comprendre ce qu’il recopiait (autre indice d’inauthenticité) ; bien d’autres émoussent l’acuité du texte sans altérer son sens, que fixait déjà l’imprimé de 1588. À la rigueur on pourrait en dire autant du déplacement de chapitre étudié ci-dessus ; car rien n’empêche le lecteur de reconstituer mentalement le montage initial (puisque subsistent ses indices logiques et textuels aux points de raccord des chapitres primitivement associés), et d’attribuer sa dislocation à l’incompétence des éditeurs. Simplement, la lecture incisive ne s’impose plus, et l’on peut en toute quiétude s’en tenir aux sentences moralisantes éparses dans les trois discours dont l’assemblage seul rend évident l’aspect paradoxal. Des générations de lecteurs ont apprécié ce confort, et la tentation doit être puissante, puisqu’elle a pu oblitérer pendant près d’un siècle la segmentation authentique pourtant parfaitement visible sur les reproductions de l’Exemplaire de Bordeaux. Il est temps, peut-être, d’admettre que le vrai texte, avec ses arêtes vives et ses surprises, doit s’imposer en dépit ce genre de paresse ou de timidité intellectuelle.
E. Épilogue
23Il n’en est pas moins difficile de comprendre cette pensée et cette écriture problématiques, irréductibles aux normes du discours humaniste et plus encore à celles du rationalisme classique. Les images contrastées des Essais en témoignent. Ceux qui voient en eux un bréviaire de sagesse traditionnelle, de docilité religieuse et politique et de placidité, ont du mal à en reconnaître l’ironie corrosive, « fantasie » et audace mêlées ; inversement, les lectures plus récentes qui mettent l’accent sur ces derniers aspects, soit pour en accuser l’effet subversif, soit pour le réduire aux jeux d’une esthétique baroque ou maniériste, présentent parfois comme factices, contre toute évidence, les visées éthiques de l’ouvrage. La première condition à observer, pour lire les Essais, est de récuser cette alternative, et d’admettre la possibilité d’une philosophie foncièrement ironique, et de l’écriture spéculaire qui lui correspond.
24L’un des premiers ouvrages importants dérivés des Essais tendait exactement en sens contraire. Lorsqu’en 1601 Pierre Charron publie sous le titre La Sagesse une compilation de passages de Montaigne mêlés à d’autres emprunts textuels (à Bodin, Guillaume Du Vair et Juste Lipse, les phrases imputables à Charron lui-même composant moins d’un quart du livre), son principal souci est de reclasser les énoncés pour les répartir en un livre de constats et deux livres de préceptes, subdivisés selon les taxinomies de la morale et de la rhétorique du temps. Disparaissent ainsi les structures spécifiques de l’essai, les traces de la réflexion et de la recherche, les marques de la contingence – à commencer par la plus manifeste, la présence du sujet-témoin parlant à la première personne. Du pyrrhonisme ne restent que les formules désabusées ; de l’humour, rien. Ce sont les mêmes phrases, mais la logique et les modes d’énonciation sont différents. Mieux que des attaques qui ne devaient venir que plus tard (de Bossuet et de Malebranche notamment), ces altérations peut-être involontaires, qui faussent tout, montrent que la philosophie de l’essai avait peu de chances d’être comprise et reçue au xviie siècle. Cela s’explique. Elle faisait prévaloir la polyphonie issue des pratiques humanistes – allégations, commentaires, et réinterprétations – et accentuée par la réflexivité, contre les exigences d’univocité et de continuité qui régissent le discours dit cartésien ; en même temps, elle compromettait les survivances scolaires et académiques de ce même humanisme, en s’inscrivant en faux contre le principe d’autorité grâce auquel le prestige des maîtres du passé était usurpé par leurs porte-parole du présent. Ces deux traits, qui lui étaient essentiels, la rendaient inadmissible ; ils ont passé pour des défauts, et leur sens est resté inaperçu.
25S’ils resurgissent, dans la production littéraire des décennies suivantes, et au paroxysme de leurs pouvoirs subversifs, c’est sous prétexte de dérision, dans un étrange livre de Béroalde de Verville (1556-1626), polygraphe conscient de la plasticité du langage, des vocations et des croyances (il fut protestant, catholique et libertin par périodes, s’adonna à la poésie baroque de galanterie et de dévotion, à la philologie, à la mécanique, à l’alchimie sans doute, publia des traités versifiés de politique et de morale, des romans peut-être ésotériques, des recueils bigarrés…)* « Imprimé cette année » (– 1616) sans signature, Le Moyen de parvenir (c’est-à-dire d’aboutir, mais on ne sait à quoi) détruit les seuls principes de cohérence retenus par Montaigne -l’identité du sujet écrivant et la pertinence de ses propos. Quelque quatre cents interlocuteurs fantoches, affublés de noms illustres ou inconnus de tous les temps, ou anonymes comme Cettui-ci ou Le Premier Venu, ou L’Autre, qui fausse jusqu’au principe de l’identité, échangent quolibets, contes paillards et sophismes à perdre le sens, en un flux de bavardages presque systématiquement déviés par des commentaires facétieux sur leur propre gratuité et sur le livre qui les enregistre ; le tout scandé à contretemps par cent onze titres de chapitres qui égrènent le vocabulaire des procédés, genres, lieux et usages de la rhétorique, comme pour marquer son impuissance à contrôler le délire verbal. Quant aux matériaux, ils ressortissent à toutes les traditions de la ménippée antique, des jeux de carnaval et de la littérature paradoxale ; ce qui permet au bonimenteur d’affirmer que « ce livre est le centre de tous les livres », puisqu’il parachève les aberrations du passé et du présent et préfigure celles de l’avenir, comme un doublet diabolique des Ecritures authentifié dans le Monde de Piperie concurrent de la Création. L’ouvrage a scandalisé et séduit (La Fontaine, Diderot, Balzac entre autres lecteurs célèbres), mais plutôt par sa verve et ses gaillardises, semble-t-il, que par les anomalies sémiotiques et épistémologiques empreintes dans sa structure. Ce sont pourtant celles-ci qui prolongeaient jusqu’en leurs ultimes conséquences les singularités de Montaigne (l’un des rares écrivains du xvie siècle dont Verville n’usurpe pas le nom – ce qui pourrait constituer un acte paradoxal d’allégeance), sans les munir des garde-fous de la conscience de soi, et conféraient ainsi à l’ensemble du livre son acuité et sa vigueur allègrement dévastatrice. Il faut croire que ces traits étaient trop déconcertants pour apparaître distinctement, même sous le couvert de la déraison.
26Mais revenons aux Essais, pour tirer à leur sujet la conclusion qu’imposent leurs prolongements exactement opposés, en sagesse de tout repos par Charron, en folle fantasmagorie intellectuelle par Verville. Leur succès permanent, attesté par leurs constantes rééditions aux xviie et xviiie siècles (ce qui est exceptionnel pour une œuvre de la Renaissance) ne doit pas faire illusion : il repose en partie sur un malentendu. La pensée de Montaigne remettait en question tous les acquis de son temps, et les rénovait, mais n’inaugurait pas l’âge classique, qui n’a jamais pris la mesure de ses hardiesses parce que les cadres d’investigations avaient radicalement changé. Située au point de clivage, elle reste problématique par situation autant que de propos délibéré, en témoignage d’une époque assez bouleversée pour que toutes les idéologies s’y disloquent, et assez audacieuse pour ménager dans leurs décombres les échappées de la pensée critique, vers un futur encore très lointain.
* L’œuvre de Béroalde de Verville
27On a longtemps admis sans examen que le Moyen de parvenir était le seul ouvrage vraiment hétéroclite de Verville, et se détachait sur une masse de polygraphie sans grand intérêt. N. Kenny a récemment fait apparaître la cohérence paradoxale de l’ensemble : celle d’un projet encyclopédique initial (Les appréhensions spirituelles, poèmes et autres œuvres philosophiques, 1583), morcelé en divers traités (Dialogue de la Vertu, L’idée de la république, 1584), entremêlé d’écrits galants (Les soupirs amoureux, 1583), puis effrité en discours et descriptions qui jalonnent des romans conventionnels déréglés (Les aventures de Floride, 1592-96, Le rétablissement de Troie, 1597, La Pucelle d’Orléans, 1599) pour se résoudre enfin en « curiosités » et en bigarrures philosophiques (partiellement reprises aux traités antérieurs) dans le Cabinet de Minerve (1596) et en énigmes alchimiques un peu trop ostensibles dans le Voyage des Princes fortunés (1610). Dans ces conditions, le feu d’artifice du Moyen de parvenir pourrait être considéré comme l’éclatement en bouffonneries volontiers triviales d’un agrégat instable de pseudo-savoirs, marquant l’échec des ambitions humanistes (déjà mises à mal dans le Palais des curieux, 1610) et le tournant en dérision. À y regarder de plus près, cependant, on décèle dès le début un parti pris d’inconsistance, affirmé en une théorie des « rencontres » d’idées ou d’images, surprises intellectuelles agréées à proportion de leur bizarrerie pour les plaisirs et la liberté qu’elles procurent à l’écrivain comme à son lecteur. Au lieu d’une désagrégation progressive ressentie comme une débâcle, se dessineraient alors les errances de plus en plus sinueuses, jusqu’à l’égarement à peine contrôlé, d’un « curieux », dilettante du savoir qui revendiquerait son droit à l’extravagance, et le manifesterait par des incongruités délibérément provocatrices.
Bibliographie
Bibliographie
Montaigne
Textes
Œuvres complètes, éd. Armaingaud, Conard 1924-1941. Corpus des œuvres de M., CDRom, Cl. Blum, Champion. Est annoncée une édition des œuvres complètes chez Gallimard (Pléiade), par ✝M. Simonin, J. Céard, Ph. Desan et alii (mais les éditeurs ont adopté la version posthume des Essais, reproduite également en « Pochothèque », 2001 ; voir * le langage coupé) Essais, reproduction photographique de l’Exemplaire de Bordeaux, Hachette 1912, réimpr. Slatkine 1988, et reprod. en quadrichromie par Ph. Desan, Schena 2002 Éd. critique par F. Strowski, P. Villey, F. Gébelin, Pech 1906-1933. Éd. critique (restituant la segmentation autographe de l’E.B.) par A. Tournon, Imprimerie nationale, 1998.
Autre éd. sur le même principe, par J.-Y. Pouilloux, O. Guerrier et F. Brahami, à paraître en 2005, Garnier-Flammarion (« GF »). Des éd. actuelles, la plus courante est celle de P. Villey et VL. Saulnier, PUF 1965 (réimp. en collection « Quadrige », 1988).
Journal du voyage en Italie, éd. critique avec introd. et notes par F. Garavini, Gallimard (« Folio »), 1983.
Études
P. Villey, Les sources et l’évolution des « Essais » de Montaigne (1908, reimpr. Hachette, 1933) M. Merleau-Ponty, « Lecture de Montaigne » (in Temps Modernes, déc. 1947) F. Jeanson, Montaignepar lui-même (Seuil, 1951)
F. Gray, Le Style de Montaigne (Nizet, 1958) A. Thibaudet, Montaigne (Gallimard, 1963) H. Friedrich, Montaigne (Gallimard, 1968) M. Butor, Essais sur les « Essais » (Gallimard, 1968) J.-Y. Pouilloux, Lire les « Essais » de Montaigne (Maspero, 1969) et M. – L’éveil de la pensée, Champion 1995.
D. Frame, M. – Une vie, une œuvre (1967) Champion 1994 F. Garavini, Itinerari a Montaigne (Sansoni, 1983) trad., Champion, 1995, et Monstres et chimères (1991) trad., Champion 1993 J. Starobinski, Montaigne en mouvement (Gallimard, 1983) A. Tournon, Montaigne. La glose et l’essai (Presses Univ. de Lyon, 1983, rééd. Champion 2002), Montaigne en toutes lettres, Bordas 1989 et Essais de M., livre 111, Atlande 2002 G. Nakam, Montaigne et son temps (Nizet, 1982) et Les « Essais » de Montaigne, miroirs et procès de leur temps (Nizet, 1984) M. Conche, Montaigne et la Philosophie (éd. de Megare, 1987 rééd. augm. PUF 1996) R. Aulotte, Montaigne : Essais (PUF, 1988).
T. Cave, Pré-histoire : textes troublés au seuil de la modernité, Droz 2001. O. Guerrier, Quand les poètes « feignent » : fantasie et fiction dans les Essais, Champion 2002.
Instruments de travail
R. E. Leake. Concordance des « Essais » (Droz. 1981) P. Bonnet, Bibliographie méthodique et analytique (Slatkine, 1983) à compléter par la bibliographie de H.P Clive, Champion 1990 Bulletin de la Société des amis de Montaigne (articles et recensions).
Béroalde de Verville
Textes
Le Moyen de parvenir, fac-similé et transcription annotée par H. Moreau et A. Tournon, 1984, 2e éd. augmentée Champion 2004.
Études
V. L. Saulnier, B. H.R. 1944, p. 209-236 M. Renaud, Pour une lecture du Moyen de parvenir, 1984, 2e éd. Champion 1997 Sur l’ensemble de l’œuvre de Verville, N. Kenny, The palace of secrets Clarendon, Press, Oxford 1991, et les Actes du colloque Béroalde de Verville 1556-1626. Cahiers V-L. Saulnier, 13, Presses de l’ENS, 1996 (avec bibliographie).
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Histoire de la littérature française du XVIe siècle
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2004
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2000
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Après 1940
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