La voix argentine de Griselda Gambaro1
Déshabillez-vous !
p. 237-245
Texte intégral
1Pièce en un acte
Titre original El despojamiento
Traduite de l’espagnol (Argentine) par Albert Bensoussan
Et maintenant place au théâtre !
2(Sur scène une table basse avec des revues, une chaise et un petit fauteuil. La femme entre en scène. Elle est habillée avec une élégance prétentieuse : jupe à mi-jambes, chemisier et manteau court. Elle porte des boucles d’oreille et des chaussures à hauts talons, tordus et usés, un sac à main ordinaire et une grande enveloppe. Elle parle en souriant, tournée vers l’extérieur :)
– Oui, oui, je sais que je suis en avance. Je ne suis pas pressée, j’attendrai. Merci ! (En aparté) Bande de crétins ! Pourquoi donner un rendez-vous en fixant une heure ? Ils disposent de votre temps comme si c’était le leur. (Elle regarde autour d’elle) Ils pourraient faire mieux comme salle d’attente avec le fric qu’ils gagnent. Quels radins !
3(Elle pose sur la table son sac et la grande enveloppe. Elle enlève son manteau. Elle hésite. Elle le remet. Elle fait quelques pas, elle réfléchit, puis elle enlève son manteau. Elle le plie et le dépose délicatement sur le dossier de la chaise. Elle ouvre son sac, en sort un miroir, se regarde.)
– Quels yeux ! Je les regarde et j’ai tous les hommes à mes pieds. (Elle songe, elle soupire.) Enfin, pas tous maintenant... (Elle range son miroir.) N’importe comment, sur les photos on voit pas les rides, on voit pas les peines... Mensonge ! Les photos qu’il m’a faites, cet enfoiré ! C’est sûr qu’il m’en voulait. (Elle rit tout bas.) Je l’ai pas payé. Bien fait pour sa gueule. Et ces pattes d’oie que j’ai là-dessus, je suis quand même pas une oie blanche. (Elle regarde alternativement le fauteuil et la chaise sans savoir où s’asseoir. Elle choisit le fauteuil.) Mais si je montre pas mes photos, ils vont penser que je suis une... rien du tout. Elles sont moches, mais utiles : j’apporte l’original. Y’a qu’à me regarder et c’est dans la poche. (Soudain troublée) Ou alors j’ai tout faux : “Ah ! c’est vous sur les photos ? Elles ne vous avantagent pas, madame ! On ne dirait jamais que vous êtes cette fillette, (s’enfonçant) cette femme...” Ce qu’on peut changer... ! (Elle reste un instant silencieuse, puis brusquement elle se lève) J’espère que Jo va pas rentrer avant l’heure. Je lui ai pas laissé de quoi manger, et il a de ces exigences ! Tout doit être prêt et à point. Comme si j’étais sa bonniche. Je sais pas pourquoi je le supporte. (Triste) Je l’aime, c’est ça...
4(Le garçon entre. Son comportement est dépersonnalisé, comme s’il n’avait affaire qu’à des objets, y compris la femme, qui lui seraient indifférents. Sans prêter attention au sourire qu’elle lui adresse, à son regard, à ce simulacre de séduction, il s’approche de la table, après y avoir localisé l’enveloppe, la prend et sort.)
– Grossier personnage ! Il pouvait me le demander ! J’espère qu’ils remarqueront celles où je suis bien. Sur quelles photos je suis bien ? Sur presque toutes, je crois. J’étais plus maigre à l’époque, j’avais pas ce bide. (Elle rentre le ventre. Elle rit d’un ton acide.) Sans bide, mais avec des pattes d’oie ! Et quelle idée d’amener aussi mes photos de jeune fille ? Jaunies qu’elles sont. Et moi, fière de montrer que j’étais autrement, sans rides, chaste et pure... Ils vont voir... comme j’ai vieilli. Je me suis énervée, quelle idiote je fais ! Tout va de travers. Même Jo. Pauvre mec ! (Le garçon revient. Elle sourit instantanément.) Alors, comment ils les ont trouvées ? Jolies, non ? (Avec un geste qu’elle n’achève pas.) Ils ont remarqué celles au bord de la mer où j’ai la main tend... ?
5(Le garçon s’arrête un instant, traverse la salle et sort du côté opposé. Elle reste la bouche ouverte sous l’effet de l’étonnement. Elle se ressaisit.)
– Un sous-fifre. Ce genre de gaffes, c’est tout moi. Je crois que n’importe qui, tout le monde, a la même valeur. Suffit qu’on soit correctement habillé et me voilà lancée. Je n’apprendrai jamais à faire la différence. Je suis trop anxieuse. Et ce qu’il faut c’est de la... (elle ne trouve pas le mot) condescendance.
6(Elle sourit. Elle s’assoit, croise les jambes, adopte avec difficulté une attitude qu’elle suppose attirante. Elle se durcit dans la pose. Elle y renonce. Elle ouvre son sac, cherche.)
– Plus une cigarette. C’est idiot ! Si j’allais en acheter... Non, mieux vaut pas bouger. D’autres filles peuvent rappliquer et me chiper mon tour. Et après, où se plaindre ? Ils me diront d’aller me faire foutre. Je pourrais appeler quelqu’un et lui demander... (Elle se fait petite) Mais va-t-en lui dire que je fume les cigarettes les moins chères ? Et puis... il faudrait lui donner un pourboire.
7(Le garçon entre. Elle s’en aperçoit une seconde plus tard. Rapidement, elle reprend son sourire et sa pose élégante. Le garçon l’ignore, il cherche quelque chose. Il repère le manteau, le prend et l’emporte. Elle regarde, surprise, et se lève.)
– Qu’est-ce que vous faites ? De quel droit ? (Elle va derrière lui, anxieusement.) Vous en avez besoin ? Faites bien attention, je vous en prie ! Le manteau est pas à moi ! (Le garçon s’arrête et l’observe.) Si, bien sûr qu’il est à moi. Je disais ça pour que vous en preniez soin. Pliez-le bien. (Timidement, elle le reprend des mains du garçon, le plie et le lui rend.) Il tombe très bien, très élégant. À la mode. Ma copine me le prête toujours. (Elle rectifie.) Je le lui prête toujours. Comme s’il était à moi. Elégant, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que vous allez en faire ? (Le garçon ne répond pas et sort.)
– Quelle conne je fais ! Pourquoi me justifier ? Est-ce que je lui dois des explications ? J’apprendrai donc jamais à me taire ! Tiens, je me couperais la langue ! Et c’est moi-même qui lui ai mis le manteau dans les mains ! O.K., du calme, être aimable ça peut pas me faire du tort. Au contraire, c’est sûrement le directeur qui l’a demandé. Il voudra savoir ce que j’ai sur le dos. Un manteau, c’est pas tout le monde qui porte un manteau. (Elle fredonne, en détonnant, contente d’elle-même.) Viens, mon cœur t’appelle, / Mon corps te réclame, / Ton œil m’ensorcelle / Viens (sa voix s’enroue) ô mon âme... Ce que je chante mal ! Et c’est vraiment dommage. Ça pouvait être une autre corde à mon arc. Ils paient tous avec plaisir pourvu qu’on leur graisse les oreilles. (Elle chantonne brièvement.) Sauf que Jo il me laisse jamais chanter. “Tais-toi donc, casserole !” Un frustré, voilà ce qu’il est, Jo. Ce qu’il fait pas, faut que les autres le fassent pas non plus. Ni il mange ni il laisse les autres manger. Est-il rentré à l’heure qu’il est ? Mais quand est-ce qu’on s’occupe de vous ici ? Ils sont capables de commencer à onze heures, comme si y’avait personne pour les tirer du lit. Quelle heure peut-il bien être ? Si je demandais ? Qu’est-ce que j’ai à perdre ? (Digne) “S’il vous plaît, quelle heure est-il ?” (Elle se répond) “Vous avez pas de montre ?” (Perdant pied) Qu’est-ce qu’ils vont penser de moi, que je suis une crève-la-faim ! Jo oui, suffit de le regarder, vous fondez devant lui. Quel pauvre mec ! Il a vraiment rien pour lui. J’ai pas repassé sa chemise, je lui ai rien laissé à manger. Il va encore pousser une de ses gueulantes. “Tu sers à quoi si je peux même pas avoir une chemise propre ?” Comme si on était sur terre pour ça, alors qu’on est là pour... (Elle se décourage. Brusquement, elle ouvre son sac, tire le miroir, se regarde, touche sa pommette.) Non. Ça se voit pas. Quel coup il m’a flanqué ce salaud. De quoi m’arranger. C’est tout noir. (Elle s’assoit. Nerveusement, elle se poudre abondamment la pommette. Elle éloigne le miroir, se regarde.) Ils croiront que je suis mal maquillée. (Elle se frotte la joue. Elle se regarde, désolée.) Ah ! les dégâts ! Mais les gens ne sont pas à l’affût des bleus sur votre visage, ils regardent les yeux, ils cherchent ce que vous êtes et alors, avec ce regard-là... (Elle rit) je suis sûre de chanter victoire ! J’ai encore des yeux pour... Quand il reviendra ce pauvre garçon, je le regarderai comme ça (Elle prend un regard pathétiquement coquet.), séductrice et... il va tomber raide. “Petit morveux, as-tu déjà vu des yeux comme ceux-là ? “Non, mieux vaut ne pas parler. Pas de familiarités. Pas de risques ! (Le garçon entre.) Mais je peux lui demander s’ils ont aimé les photos et... (Elle s’interrompt. Elle croise les jambes, sourit. Elle remonte un peu sa jupe, balance la jambe droite. Elle tente de le regarder intensément. Malgré elle) Et le manteau ? (Il ne répond pas). Rendez-moi mon manteau, s’il vous plaît.
8(Le garçon s’approche, retire la chaussure qu’elle balance en l’air et il l’emporte. Après un instant de total ahurissement, elle se lève rapidement et va derrière lui.)
– Ce culot ! Venez par ici ! Comment osez-vous ? (Il sort, comme s’il ne l’avait pas entendue, la laissant plongée dans la perplexité.) Et si l’on m’appelle maintenant ? Qu’est-ce que je leur dis ? Que je balançais ma jambe et que ce petit con m’a volé ma chaussure ? Et s’il est pas là ? S’il est allé au cabinet ? “Je me suis laissé prendre ma chaussure, monsieur”. Je suis pas dans la merde ! Pour qui il me prend ? Non, j’y vais et je la lui réclame. (Elle se dirige en boitant vers la porte. Elle s’arrête, se regarde et arrange son chemisier. Elle revient, prend son sac, s’en retourne vers la porte et trébuche sur le garçon.) Rendez-moi ma chaussure ! C’est à vous que je parle. Ce sont des souliers neufs. Je les ai achetés pour venir ici. Ils m’ont coûté assez cher ! Non, je m’en fous. J’en ai d’autres, mais chez moi. Peut-être que...le metteur en scène veut savoir comment je suis chaussée ? Ils sont pas de très bonne qualité, mais... ils m’ont plu, ils m’ont tapé dans l’œil. Croyez pas que j’ai l’habitude de porter ce genre de souliers. J’en ai de meilleurs, en cuir, en daim, des sabots, des sandales. Ceux-là je peux vous en faire cadeau. Ils valent rien. Pas maintenant, bien sûr. Mais demain je vous les apporte. (Sans conviction, péniblement) Vous devez avoir une petite amie à qui vous voulez... faire plaisir. Je vous comprends. Mais vous, comprenez que je peux pas aller nu-pieds ou à moitié chaussée, pas vrai ? À moins que vous ayez d’autres chaussures au vestiaire que vous pensez mieux assortir à... (Le garçon la regarde, immobile.) Enfin, c’est à vous de décider. Je suis là pour ça. (Humble) Dites au metteur en scène de me recevoir. (Soudain, mais sans brusquerie, le garçon tend la main vers son visage, comme s’il allait le caresser, quoique son geste soit dépourvu de charge émotive. Elle le regarde, interdite, comme devant un geste imprévu d’amitié. Le garçon garde la main immobile puis, d’un mouvement brusque, il lui arrache une boucle d’oreille. Elle pousse un cri.) En voilà des façons ! Vous m’avez fait mal ! (Le garçon sort.)
– Si seulement Jo était là ! Jo, mon Jo ! Non, pourquoi est-ce que je crie ? Du calme. Il aurait pu m’arracher l’oreille. Et si c’était de l’or, hein ? Si c’était de l’or ? Ils vont se rendre compte que c’est du toc. À l’oreille elles donnent le change, elles font chic. Au moins j’aurais pu lui dire que les vraies se trouvent chez moi ou dans un coffre à la banque. Mais pourquoi ils viennent pas me voir tout entière ? Quand ça sera mon tour, je vais leur dire : cet employé que vous avez, c’est qu’une brute épaisse, une brute sans éducation. De mon temps... on travaillait autrement. J’écoute et j’obéis. Lui, non, il fait ce qui lui chante. Il vous traite comme si on était de la crotte. Avec moi, il est tombé sur un bec. Il a trouvé à qui parler. Du calme, ma vieille. Ils me mettent à l’épreuve. Ils veulent savoir jusqu’où on est capable de... Ils viendront me dire : Madame, vous avez un calme olympien. Nous vous félicitons. (Perplexe) Mais pourquoi ils ont besoin de calme ? Je peux bien me débrouiller, je sais évoluer sur scène, y’a pas de rôle trop petit ni trop grand pour moi. Et photogénique avec ça ! Même s’ils savent pas mettre les éclairages, mon visage est lumineux de nature... le grain de peau ! (Elle retire l’autre boucle d’oreille, est sur le point de la ranger dans son sac, elle se ravise et la remet.) Ils savent pas ce qu’ils perdent s’ils me prennent pas ! Et j’ai tellement d’idées ! Quand il va revenir, je lui dirai : les idées naissent en moi à la pelle, comme des fleurs. “Poupée, quelle imagination tu as !” il me dit, Jo. C’est un atout de plus dans ce métier : on me donne un scénario et je vous l’enrichis. Les gens, ils ont l’esprit au ras des paquerettes, mais moi, je m’envole ! Cette histoire, tu te rappelles, ma vieille ? La fille allait se marier avec un fiancé pauvre parce qu’ils pensaient, cette bande d’idiots, que c’est toujours l’amour qui triomphe. Avec du fric il triomphe bien mieux. Alors moi aussi sec je suis allée trouver le metteur en scène, je connais tellement bien la vie ! et je lui ai dit : non, c’est mieux si le fiancé est millionnaire, il abandonne tout pour elle, maison, famille, situation, tout, sauf les millions. Et ensuite on lui pardonne, sa belle-mère lui pardonne, elle l’appelle ma petite fille, et quand arrivent les petits-enfants ! (Elle soupire doucement.) Quel succès j’ai eu ! Le metteur en scène m’a embrassée et il m’a dit : “Tu es une perle, Poupée !” C’est la dernière fois que j’ai été une perle pour quelqu’un. Je me rappelle comment j’étais avant. C’est pas par hasard que j’ai réussi à faire du cinéma. Et puis après, manque de bol... Je jouais les ingénues, les jeunes amoureuses. Jusqu’à ce que les traits de mon visage sont devenus comme du plomb, d’un lourd. Les filles du quartier me regardaient, elles regardaient ma pomme dans les revues et elles se tordaient de rire. Les petites garces ! Et depuis, les ingénues... rien ! Sauf les coups de Jo... l’amour de Jo.
9(Le garçon entre, il la regarde.)
– Ah, vous voilà ! Et alors ? Je suis là à attendre ! Rendez-moi ce que vous m’avez pris ! Tout ! Pour un peu... vous m’arrachiez l’oreille ! Si on abîme mon manteau ou si on me le perd, eh bien !... on va voir ce qu’on va voir ! C’est un manteau qui coûte cher, qui... il n’est même pas à moi ! Rapportez-le-moi tout de suite ! Qu’est-ce que c’est, ces gens ? Des voleurs ? Où est-ce que je suis tombée ? Dans un repaire de bandits ? (Le garçon fait demi-tour pour s’en aller.) Venez ici, salopard. Répondez-moi. (Le garçon s’arrête et la regarde. Une pause. Elle s’effondre.) Je n’ai pas voulu dire ça. Je... je me suis emportée. Vous auriez pu être plus poli, je joue pas les bêcheuses avec vous, alors pourquoi abuser ? Et j’attends sans impatience, vous voyez. Quand il s’agit de travail, je peux attendre le temps qu’il faut, oui, je vous le prête ! mais... quand le metteur en scène m’appellera, je veux être... (Elle achève par un geste. Le garçon montre sa jupe du doigt, impavide. Elle se regarde, le regarde.) Que voulez-vous ? Vous êtes fou. J’appelle. Allez-vous-en. (Le garçon fait demi-tour et sort.)
Mais... ! (Elle se ressaisit.) Oh mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? Je l’ai chassé. Et maintenant ? C’est con de perdre la tête comme ça ! Je changerai jamais. Mon fichu caractère et... c’est toujours comme ça ! Mais pourquoi ils me disent pas qu’il leur faut une... je sais pas, une girl ? C’est d’accord, j’ai rien contre. Le travail c’est... le travail, faut se montrer... souple. C’est O.K.. Nue, ça non ! Une girl, d’accord, je sais encore lever la gambette. (Elle le fait.) Si Jo me voyait ! “Fais gaffe à ce que tu vas faire. Apporte-moi les photos, Poupée.” C’est facile pour lui d’exiger. Une serpillière, voilà ce qu’on est. Quand même pas, pas moi en tout cas, je sais encore me faire respecter. J’ai bien fait de gueuler un bon coup. Qu’est-ce qu’ils croient ? Que j’ai pas de caractère, que je me laisse écraser ? (Elle sourit.) Je me rappelle quand Jo m’a battue jusqu’au sang, les voisines ont appelé la police et moi j’ai dit : “C’est rien, je suis tombée dans l’escalier.” (Elle rit.) Ils en sont restés comme deux ronds de flan. Et Jo est venu et il m’a embrassée sur les deux joues. Tandis que si je l’avais accusé, pauvre Jo ! quelle humiliation ! Pour lui, pour moi. (Elle réfléchit un moment.) Pour moi surtout, doublement humiliée à cause des coups. (Un temps d’arrêt. Elle fredonne.) Une girl pour des photos, je peux le faire, c’est comme monter en grade. On me paiera davantage, sûrement. (Elle chante et danse maladroitement.) Si Jo me voit, il m’étripe ! (Elle rit.) Je n’ai qu’à lui donner le nom d’une autre revue, il l’achète, et rien ! J’y suis pas. Mais s’il s’agit de cartes postales où... Toute nue, ça non ! Il me tue. Il veut pour moi des rôles de dames, de maîtresses de maison, de mères de famille. de grands-mères ! Il a jamais voulu que je pose toute nue, il vérifiait mes décolletés, et maintenant il a un bon prétexte. (Elle rit, d’un ton acide.) “Tu es trop ridée pour te mettre toute nue.” Conard, va ! Et pourquoi il le saurai ? Je peux lui mentir, le protéger... (Elle ouvre brusquement son sac.) Je vais en remettre un peu. Ça c’est trop discret et ma peau est... J’aurais l’air trop pâle, anémique. (Elle se poudre grossièrement.) Comment cacher ces poches sous les yeux ? Ces taches-là ? Ils pourraient bien me faire faire ce bout d’essai et en finir une bonne fois ! Qu’est-ce qu’ils veulent ? Qu’est-ce que je dois faire ? (Elle défaille.) À quel endroit on dit comment il faut me tenir ? À quel endroit ? Où ?
10(Le garçon entre. Rapidement, elle range son poudrier dans son sac et le ferme. Elle se lève et sourit.)
– Excusez-moi. J’étais nerveuse. Quelle heure est-il ? Non, l’heure c’est sans importance, je vous l’ai déjà dit. Je peux faire n’importe quoi. Je pensais que c’était quelque chose de plus sérieux, non, pas plus sérieux. Plus adapté à mon âge, non, pas à mon âge, à mon expérience de... Je sais même danser ! Chanter, non ! (Elle rit.) Enfin, on chante pas sur des photos, n’est-ce pas... ? (Le garçon s’approche, essaie de lui arracher sa jupe.) Mais qu’est-ce que vous cherchez ? Lâchez ça ! Lâchez, je vous dis ! (Elle s’écarte. Le garçon, impavide, montre sa jupe du doigt.) Arrêtez de m’arracher des choses ! On vous a pas appris la politesse ? Demandez-moi ce qu’il vous faut ! Vous me prenez pour qui ? Vous pourriez être plus aimable !... Vous pourriez être plus... délicat... Qu’est-ce que ça coûte ? Ça coûte rien, vous me dites... le metteur en scène est occupé, il a besoin de savoir comment vous êtes habillée pour décider si... vous faites l’affaire, si vous pouvez... rester. Et je vous la donne ! Chacun travaille comme il l’entend. Moi, question méthode, j’y connais rien. Je suppose que comme ça c’est... plus rapide, plus efficace. Tenez ! je vous la donne. (Elle dégrafe sa jupe et la lui tend.) Vous voyez ? Nous sommes amis. Pourquoi est-ce que vous me mettez en colère alors qu’avec un peu de délicatesse... on se comprend et on travaille mieux ? (Le garçon sort.) Et tout le monde est content. Mais si vous avez le culot de m’arracher mes affaires de force, ça me met hors de moi, je sais plus ce que je dis. Je suis capable de... foutre le camp. Comme ça, vous obtiendrez rien. Vous pouvez me croire ! Moi non plus j’obtiendrai... rien. (À voix basse.) Que c’est dur... (Elle se regarde, ferme son chemisier. Essayant de prendre un ton moqueur.) Quelle allure... ! Un peu extravagante. Ce qui se passe, c’est que j’ai plus l’entraînement. (Elle regarde ses jambes.) Etre en forme, voilà ce qui compte. Etre docile. Si j’avais des cigarettes. (Elle se redresse.) C’est pas mal, c’est chic. Je vais devoir envoyer le manteau au pressing avec tout ce tripotage. Si je le rends taché, elle me le prêtera plus. (Elle enlève son soulier, se frotte le pied, se rechausse.) Ça me serre ! (Elle rit d’un ton acide.) C’est que je fais une pointure de plus ! J’espère qu’ils vont pas me perdre l’autre. Non, ils vont sûrement m’en ramener de plus élégantes du vestiaire. Je leur montrerai que y’a pas de rôle que je puisse pas interpréter avec... talent. J’en suis pourrie, de talent ! Quand je joue devant Jo, il en reste baba. “Poupée, qu’il me dit, fais-moi l’ingénue.”
(Elle baisse les yeux, elle joue.) “Non, monsieur, non monsieur ! Maman m’a interdit de parler à des inconnus. Quelles sont vos intentions ?” (Elle rit, en faisant la sainte nitouche. Elle se balance pathétiquement. Elle s’immobilise.) Ils veulent une girl. Quel dommage ! Avec mon expérience dans les rôles d’ingénues ! J’aurais appris à danser. Si j’avais su que c’était ça qu’ils demandaient, je me serais préparée. J’arrive toujours trop tard. Mais à mon enterrement je serai juste à l’heure, là oui ! (Elle rit d’un ton acide.) Qui sait ! Peut-être que cette fois je vais avoir du bol. Les voilà qui m’attendent au cimetière et moi je leur glisse entre les mains. C’est pour le coup que Jo va se fâcher. “Poupée, tu changeras jamais ! J’ai pleuré pourquoi ? pour des nèfles ? Crève !” (Elle rit.) Et ce serait bien mieux. Oui, ne pas manquer ma sortie... là. À quoi est-ce que je m’attendais ? Un rôle d’ingénue ? Même si je naissais à nouveau je pourrais plus l’être parce que... dans ce monde rien ne s’efface, pas vrai ? Jo doit mourir de faim, j’aurais dû lui laisser des œufs... Je dois pas avoir peur du travail, ils mettront peut-être de la musique, ils seront très gentils. Y’en aura d’autres où est-ce que je serai... seule ? Mais y’a des filles plus jeunes, plus jolies. (Elle sourit péniblement.) La concurrence. Pourquoi me choisir, moi ? Pourquoi... moi ? Une... vieille qui n’est même pas en forme ? Toute ridée et... bancale. Et l’autre que j’ai flanqué dehors ! Il n’avait pas à se fâcher, si les gens parlent, dialoguent, ils se comprennent. Aura-t-il compris ? Est-ce que j’ai été claire ? Suffisamment devant un tel culot ! Je regrette de pas lui avoir dit que j’avais des idées pour jouer sur le champ. Une girl danse, fait de l’œil, remue le popotin. Je trouverai bien une idée géniale ! Je les laisserai tous la bouche ouverte. Et après tout, pourquoi qu’ils se plaindraient de moi ? C’est moi-même qui lui ai donné le manteau, la jupe. Et s’il m’avait dit qu’il voulait mes boucles d’oreille, je les lui aurais données aussi. Quel sauvage ! Je suis habituée à plus de manières. Je l’ai engueulé. Pourquoi qu’il tarde tellement ? Un larbin, voilà ce que c’est. Pas très sympa, mais la sympathie ça nourrit pas son homme. Si ça se trouve, il est toujours comme ça, ce petit con. Ils croient qu’ils ont les pieds sur terre et qu’ils vont pas se casser la gueule. Il veulent pas une girl, peut-être qu’ils veulent une pu... une prostituée. Et alors, sur des photos ! Ça veut rien dire. Ils mettent Femme Galante. Et si c’est pas ça... ils ont peut-être une autre idée. Ils vont me le dire. Moi, qu’est-ce que j’en ai à foutre ? C’est eux qui engagent, qui font les photos, qui s’arrangent pour que tout baigne. Moi, ils me donnent les indications, le scénario et je me lance avec mon talent, ma souplesse. Je peux jouer n’importe quel type de mères, des folles, des tendres, des distinguées. Jo doit être à m’attendre, j’aurais dû lui laisser des œufs... Je jouerai les mamans et ensuite les mémés, et ensuite ils vont se rendre compte que je suis jeune, et je pourrai faire la jeune fille amoureuse ou l’ingénue... (Elle se déchausse, retire lentement ses bas.) Et ensuite... ensuite...
11(Le garçon entre et emporte la table basse.)
– Quand il reviendra, je le regarderai avec ces yeux... il n’a pas encore remarqué mes yeux, mais quand il les verra, il en sera ébloui, et je lui dirai que mon imagination est inépuisable. J’enrichis un scénario, si on me laisse faire je le... remanie. Dans cette scène, je peux embrasser papa, et ensuite, dans l’autre, je me déshabille... et ça sera... très tendre, très émouvant. Il faut jouer avec naturel, comme si j’étais ingénue. (Elle essaie de rire.) L’ingénuité c’est la dernière chose qu’on perd ! Quand on en a, et moi, bien sûr... Y’a pas de travail indigne. Le travail c’est ce qui se voit, c’ est au dehors. Et dedans, comment on doit être dedans pour certains boulots ? Faut être brisée ou morte. Moi non ! Pas moi : moi je suis couverte de marguerites ! Une petite fille qui se balance dans son hamac comme au bout d’une corde, car je suis... heureuse. Je vais leur donner du plaisir, et c’est déjà beaucoup, non ? Pauvres types... tout seuls. On vous touche même pas, c’est un boulot qui humilie... personne. Ils s’excitent même pas. Tellement... habitués. On vous... photographie, seule ou... en compagnie, d’enfants ou de vieillards. Je serai l’entremetteuse ou... ou bien ils mettront dans le lit une belle fille et moi... je serai que le miroir, le miroir où tout va finir... Non, non ! Je peux encore servir, encore ma beauté... (Elle rit. Elle se cache la bouche.) Allons, je dois pas baisser les bras. Qu’est-ce que t’as, Poupée ? C’est ton petit déjeuner qui t’est resté sur l’estomac ? Avec ce courage tu vas pas aller loin ! Je peux encore... plaire... Ils peuvent encore... être fous de moi. On me paiera bien. Pour des poses... agréables. Et y’aura du feu pour qu’on ait pas froid... (Elle s’assoit sur la chaise, dégrafe son chemisier, ouvre son décolleté d’un geste pathétiquement provocant, les jambes écartées. Le garçon entre et emporte le fauteuil. Elle ne bouge pas, elle le suit de ses yeux écarquillés avec un sourire stéréotypé. Moqueuse.) Je suis prête ! (Son sourire se pétrifie, elle baisse la tête, éclate en sanglots.) Jo !
Notes de bas de page
1 Afin d’introduire la lecture dramatique de l’acte intitulé Déshabillez-vous, je voudrais préciser que Griselda Gambaro est une dramaturge argentine très connue dans son pays, peut-être la voix majeure de l’Argentine, forte d’une œuvre prolixe qui a été publiée – 5 volumes jusqu’en 1991 (ediciones de la Flor, Buenos Aires). On y trouvera des pièces longues, mais surtout des œuvres courtes où elle excelle, dans une inspiration proche du théâtre de l’absurde et de la cruauté. En France, trois pièces ont été représentées, dont deux ont été traduites par mes soins. L’homme qui dit oui, jouée en off à Avignon du 12 juillet au 3 août 1989 (Tequila production, théâtre “Casa d’Irène”), et repris en 1994 (production de Claude Guerre) par France-Culture – un dialogue dramatique entre un coiffeur et son client qui, dans un crescendo paroxystique, s’achève par l’égorgement de ce dernier sous le rasoir fatidique ; et Déshabillez-vous, un acte en forme de monologue, assez proche des grands textes d’un Cocteau, où une actrice sur le retour qui répond à une petite annonce découvre progressivement l’ignoble piège des annonceurs et l’étendue de sa misère. Cette pièce, dans la traduction d’André Camp et sous le titre pirandellien de Dévêtir celle qui est nue a été donnée à plusieurs reprises sur les scènes françaises. (Griselda Gambaro m’a accordé l’exclusivité de la représentation de ces deux pièces jusqu’au 14 avril 1994.)
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2016
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2011