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Chapitre 1. Grandeur et décadence du roman

p. 185-190


Texte intégral

A. Saturation

1Ce sentiment est particulièrement vif en ce qui concerne les formes romanesques ; elles ont constitué l’essentiel de la littérature du xiiie siècle, elles ont pris une place gigantesque depuis leur apparition cent vingt ans plus tôt, elles ont à peu de choses près absorbé le genre plus ancien de la chanson de geste… et tout d’un coup, il semble que la belle époque est finie. Il ne s’agit pas simplement d’un temps d’arrêt avant une seconde floraison ; au total, il n’y aura pas de « renaissance » pour le roman avant deux siècles ! Bien sûr, on continue à écrire des romans au xive et au xve siècles ; mais proportionnellement au reste de la littérature, ils sont en minorité ; en outre, la quantité de romans originaux est encore plus réduite : on n’en finit pas de reprendre les textes composés au xiiie siècle, de les réécrire, de les combiner autrement, de les adapter aux besoins nouveaux des commanditaires. De manière caractéristique, les premiers romans imprimés ne seront pas les œuvres des contemporains de Jean le Noir ou de Pierre Vérard, mais les romans arthuriens, recopiés, dérimés et compilés sans interruption depuis la fin du xiiie siècle.

2Il est évident que dans les années 1270 le lecteur potentiel de romans – et il ne faut pas oublier que le public littéraire est très restreint à cette époque – est quelque peu saturé, et que d’autre part la veine dominante, c’est-à-dire la veine arthurienne des grands Cycles en prose, est à peu près épuisée. On a raconté en détail toutes les aventures de tous les chevaliers de la cour arthurienne ; on a remonté le temps pour élargir le champ de la fiction, on a essayé toutes les ressources de la combinatoire pour donner au moins l’impression d’un assemblage nouveau. Mais, quel que soit le charme de la répétition, on s’en lasse. Et de toute façon, l’état du roman en prose est déprimant pour un auteur : il est clair qu’il n’a pas besoin de créer quelque chose – ce n’est d’ailleurs pas possible ; il suffit de reprendre les mêmes données et de les mélanger une fois de plus. Le roman en vers ne va pas tellement mieux, bien qu’il ait récemment bénéficié de l’apport de sang neuf causé par son absorption du genre épique. Le roman des années 1275-1330 souffre d’une terrible crise d’inspiration. De manière frappante, tous les textes de cette époque existent en quelque sorte en double.

3C’est le cas, par exemple, du Cléomadès d’Adenet le Roi et du Meliacin de Girart d’Amiens. Il s’agit de deux romans d’aventures, en vers, situés dans l’espace méditerranéen – Espagne, Italie, Afrique du Nord, Sicile, etc. – et dans un temps indéterminé. Les personnages ont des noms tout à fait différents ; mais à part ça, les deux œuvres racontent exactement la même histoire. C’est au point qu’un scribe distrait, ou fantaisiste, a pu effectuer la fusion des deux romans en un seul, en passant de l’une à l’autre des deux sources, et en attribuant les noms des personnages de Girart à ceux d’Adenet… Sans doute, les commanditaires des deux poètes, rivaux de longue date, leur ont-ils donné le même sujet afin de voir ce qui sortirait de leur émulation. Quoi qu’il en soit le conte du « Cheval de fust » a bénéficié ainsi d’un double traitement qui manifeste assez clairement les tendances de l’esthétique nouvelle, particulièrement chez Adenet le Roi : insistance sur la plausibilité des événements racontés, importance des intrigues amoureuses, développées au détriment de tout autre motif d’aventure, structure d’épisodes à rebondissements, happy ending systématique et généralisé1, distance prudente du poète par rapport à sa matière, et soumission appuyée aux désirs des mécènes.

4Dans des genres différents, le même phénomène se reproduit : le Roman de la fille du comte d’Anjou, paru sans doute aux alentours de 1315, et attribué à Jean Maillart, reprend le scénario de la Manekine de Philippe de Beaumanoir. En toute innocence, l’auteur du Dit de la Panthère d’Amour reconnaît sa dette à l’égard du Roman de la Rose, que son récit, fiction onirique à plusieurs niveaux où la « douce Panthère » a remplacé la Rose, est très loin d’égaler. Il n’est pas étonnant que le thème de la gémellité fascine par la suite les auteurs de romans tardifs, comme on le verra pour le xve siècle !

5Quelques romans en vers, exploitant des recettes passablement usées depuis un demi-siècle, s’efforcent de conserver un semblant de vie au roman d’aventures : c’est le cas par exemple pour Blancandin et l’Orgueilleuse d’Amour, qui ne présente pas un intérêt exceptionnel, ou pour Sone de Nansay, qui reprend la thématique arthurienne, et même celle du Graal, qu’il associe à la légende du Chevalier au Cygne.

B. Perceforest

6Beaucoup plus intéressante, en ce qui concerne la matière de Bretagne, est la tentative que constitue le Roman de Perceforest (commencé sans doute aux alentours de 1315). Cette œuvre gigantesque – six livres, douze volumes manuscrits – se situe dans la lignée des grandes compilations arthuriennes en prose ; comme beaucoup, son auteur se heurte à la désolante certitude qu’il n’y a plus rien à dire sur le règne du roi Arthur, ni même sur celui de son père ou de son grand-père. Au lieu, cependant, d’inventer tout simplement un nouveau chevalier artificiellement plaqué sur la trame devenue classique des « romans de la Table ronde », il choisit d’opérer une rupture drastique, en remontant le temps avant l’arrivée du Graal en terre d’Occident, c’est-à-dire avant la naissance du Christ. Le Brut de Wace lui fournit le cadre minimal dont il a besoin pour imaginer une Grande-Bretagne d’avant la christianisation, mais, de crainte sans doute que le dépaysement ne soit pas suffisant, il décide par un coup de force inédit de fondre la matière arthurienne et la matière antique, le royaume de Logres et la légende des voyages d’Alexandre le Grand. Alexandre ne joue d’ailleurs qu’un rôle limité dans le roman : après une excursion touristique en Grande-Bretagne, il est rappelé en Grèce par son destin, et on ne tarde pas à annoncer sa mon aux héros principaux du nouveau roman. Mais il a eu le temps d’engendrer un fils qui sera l’ancêtre du roi Arthur, ce qui double d’un fil héroïque le fil biblique du lignage arthurien. C’est là que se découvre l’originalité fondamentale du Perceforest, « prolongement rétroactif de la Vulgate » selon l’expression d’E. Vinaver. Tous les personnages, et toutes les aventures, qui se rencontrent dans les grandes compilations du xiiie siècle sont préfigurés dans le personnel du roman « antique », et on va jusqu’à rejouer, à deux reprises, la Queste del saint Graal et la Mort Artu. Si intéressant que soit, du point de vue de la structure et du point de vue d’une appréhension interne des œuvres romanesques du siècle précédent par les écrivains médiévaux eux-mêmes, le Perceforest présente les défauts habituels du roman à cette époque de décadence du genre : en particulier, il n’hésite pas à répéter un schéma aventureux d’une extrême banalité des dizaines de fois, et il consacre des centaines de pages au récit détaillé de tel tournoi livré pour les beaux yeux de douze pucelles à marier…

C. Le retour de l’Antiquité

7Le retour d’Alexandre dans Perceforest, ainsi que le goût pour les séries d’aventures ou d’exploits parallèles, désespérément répétitifs et monotones, sont peut-être suscités d’ailleurs par l’apparition, aux alentours de 1312, des Vœux du Paon, de Jacques de Longuyon2, qui sera suivi quelques années plus tard, par le Restor du Paon. L’intérêt essentiel, au demeurant limité, de ces textes appartenant au Cycle d’Alexandre est d’inventer, ou plutôt de réactualiser le système des « vœux » ou des « gabs », qu’une série de chevaliers s’engagent à accomplir, en général dans un délai d’un an. A partir de ces données de base, on peut évidemment composer à peu de frais un roman « entrelacé » qui rend compte de l’accomplissement des différentes promesses.

8Il semble qu’au tournant du siècle se produise un réveil du goût pour l’Antiquité, ou du moins pour le genre byzantin. Les Sept Sages de Rome, fréquemment repris et adaptés, donnent naissance à un cycle romanesque centré sur les deux empires rivaux et cousins de Rome et de Constantinople, et qui comporte les textes assez médiocres de Laurin, Marques de Rome – sans doute le plus intéressant de la série —, Cassidorus, Peliarmenus et Kanor. Derrière l’exploitation systématique d’un matériau narratif étiré jusqu’à la corde, on peut percevoir dans ces œuvres la fascination du xive siècle pour le « roman lignager », qui remonte jusqu’aux origines d’une famille et met en scène la transmission du nom et des vertus d’un héros à travers les générations. Le même intérêt pour la « matière byzantine » conduit à la première adaptation en prose française du vieux roman latin d’Apollonius de Tyr, dont les aventures rocambolesques, reprenant d’ailleurs souvent des motifs folkloriques déjà présents sous une forme dispersée dans d’autres œuvres du xiiie, voire du xiie siècle, rencontrent un grand succès dans les deux derniers siècles du Moyen Age.

Bibliographie

Textes

Adenet le Roi, Cléomadès, 2 vol., éd. A. Henry, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1971.

Apolonius de Tyr, trad. M. Zink, Paris, 10/18, 1982.

Blancandin et l’Orgueilleuse d’Amour, éd. F. P. Sweetser, Genève, Droz, 1964.

Cassidorus, 2 vol., éd. J. Palermo, Paris, SATF, 1963-1964.

Laurin, éd. L. Thorpe, Cambridge, 1960.

Marques de Rome, éd. J. Alton, Tübingen, 1889.

Nicole de Margival, Dit de la Panthère d’Amour, éd. H. H. Todd, Paris, SATF, 1883.

Perceforest, sont à l’heure actuelle éditées chez Droz la Première Partie (vol. 1) par Jane Taylor, la Deuxième Partie (vol. 2) la Troisième Partie (vol. 3) et la Quatrième Partie (vol. 4) par Gilles Roussineau. Restent à éditer la Cinquième et la Sixième Parties.

Philippe de Beaumanoir, La Manekine, trad. Ch. Marchello-Nizia, Paris, Stock Plus, 1978.

Roman de la fille du comte d’Anjou, éd. M. Roques, Paris, Champion, 1931.

Notes de bas de page

1  Tous les personnages, à l’exception du méchant, sont heureusement mariés ; on fait habilement mourir en cours de route quelques conjoints, au demeurant fort sympathiques, afin de pouvoir rédupliquer l’alliance des jeunes héros par celle de leurs parents, sans parler des sœurs, des anciens prétendants, et même des serviteurs généreusement récompensés.

2  Texte en vers, plus précisément en alexandrins ; c’est-à-dire que la tradition « alexandrine » se maintient encore au début du xive siècle.

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