Introduction à la quatrième partie
p. 183-184
Texte intégral
1Alors que le tournant du xiie au xiiie siècle constitue une période essentielle pour la littérature, et d’ailleurs les arts en général, les années charnière entre le xiiie et le xive siècle semblent plutôt marquer un essoufflement de la plupart des grands genres qui ont émergé au cours des cent cinquante années précédentes, et atteint un point de perfection apparemment indépassable. Les conditions sociales et économiques sont en train de changer, et la transition entre un monde globalement prospère, en cours d’expansion, où les pouvoirs spirituel et temporel fonctionnent de manière harmonieuse, à un monde fragilisé, en état de rupture permanente, plein d’incertitude, ne se fait pas sans heurts.
2Au total, le xiiie siècle se caractérise avant tout par son équilibre : la tentative de quadrillage de l’expérience humaine, menée concurremment par la philosophie, c’est-à-dire la théologie et la littérature profane, a à peu près réussi ; les catégories mises en place pendant la seconde moitié du xiie siècle et les premières années du xiiie se sont avérées tout à fait opérationnelles, l’univers est éminemment lisible, les grands systèmes entérinent cet ordre du monde enfin révélé ; en même temps, l’homme du xiiie siècle a vu s’ouvrir très largement le champ de son expérience, et a encouru un certain nombre de mutations fondamentales : les Croisades, qui constituaient déjà une approche de l’Autre, sarrazin ou païen, beaucoup plus réaliste que celle de l’imaginaire féodal, sont désormais remplacées par des liens commerciaux, diplomatiques et culturels, qui désorientent dans une certaine mesure l’Occident habitué à une seule forme de communication, la guerre, mais sont aussi prometteurs et libérateurs ; le premier cadeau de l’Orient est la redécouverte de l’Antiquité, l’apparition du « nouvel Aristote », la réactualisation de tout un savoir devenu légendaire.
3Par ailleurs, la structure féodale de la société, mirage dès le xiie siècle, a été remplacée par une réalité beaucoup plus complexe, et plus souple, autorisant l’émergence d’une nouvelle classe de consommateurs de la culture, et par conséquent d’un nouveau type de créateurs. Le théâtre, forme de littérature éminemment « bourgeoise », a trouvé sa place dans le nouvel espace urbain ; après une longue période de « deuil », la majorité des écrivains, et en particulier des auteurs de romans, est désormais à même de rejoindre le réel au lieu de maintenir le mythe vide de sens de la chevalerie : ce qui était évasion et aveuglement tout au long du xiiie siècle va devenir jeu, mise à distance, parodie. Mais tout ce travail considérable, de mise en ordre, d’innovation, d’ouverture, semble soudain arriver au point mort dans le domaine de la littérature. La coupure entre deux blocs — xiie-xiiie siècles et xive-xve siècles — est beaucoup plus manifeste que celle qu’on établit entre le xve siècle et la « Renaissance » du xvie siècle. Pendant vingt ou trente ans, il n’y a pas de grands textes, ni bien sûr de grands auteurs. On parle de décadence, d’épuisement d’un genre, d’affadissement d’un style. Même les secteurs de l’activité littéraire qui brilleront avec le plus d’éclat à partir des années 1320-1330 sont pendant cette période singulièrement pauvres. On a plutôt l’impression qu’il s’agit effectivement d’un moment de transition, de recueillement : un certain nombre de textes rassemblent en quelque sorte les acquis de ce qui a précédé ; d’autres au contraire posent les bases de ce qui sera la littérature de la période suivante, sans pour autant en faire partie. Il est significatif que la rubrique la plus riche dans une étude par genre soit, pour ces années, celle des textes didactiques, quelque peu en marge du champ littéraire proprement dit.
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