Chapitre 5. La naissance du théâtre
p. 175-180
Texte intégral
1La littérature latine faisait une large place au théâtre ; mais pour des raisons faciles à comprendre, le christianisme s’est élevé dès l’origine contre cette forme de littérature, qui plus qu’une autre fait disparaître la frontière entre réel et fiction, vérité et mensonge, et met de surcroît en scène des « exemples » invariablement mauvais. Si le théâtre grec disparaît tout simplement au Moyen Age — qui ignore presque totalement cette langue — le théâtre latin, et plus précisément les tragédies de Sénèque et les comédies de Térence, font partie de l’héritage antique que sauvegardent, paradoxalement, les monastères. On a très tôt les témoignages ulcérés d’abbés et abbesses, qui trouvent navrant que leurs ouailles prennent plaisir à jouer des pièces scabreuses, voire franchement obscènes. Pour lutter contre cette influence délétère, certain(e) s composent même de nouvelles pièces, toutes remplies de vertus chrétiennes, en latin. Par ailleurs, d’autres membres du clergé, en proie à une saine émulation, écrivent de nouvelles pièces latines, des comédies en particulier, qui rivalisent de légèreté avec celles de Plaute. On se trouve donc au xiie siècle à la tête d’un fort contingent de pièces modernes, reprises de l’Antiquité mais mises au goût du jour, qui exploitent en général les registres les moins nobles. Il n’y a pas cependant de théâtre en langue vulgaire qui en découle directement ; au xiiie siècle, le réservoir de motifs du théâtre latin est mis à contribution par les fabliaux, qui présentent souvent des caractéristiques dramatiques certaines. Mais, rien de comparable avec l’essor des farces et des soties du xive et du xve siècles. L’origine du théâtre médiéval n’est pas à chercher du côté de l’héritage antique.
A. Les jeux liturgiques
2Aussi étrange que cela puisse paraître, on découvre l’origine du théâtre médiéval dans l’Église, pourtant opposée à toutes les formes d’histrionisme. Très tôt, la liturgie a laissé une place au « jeu » — ludus —, c’est-à-dire à la représentation mimée de certains passages cruciaux des textes, et en particulier des Évangiles de Noël et de Pâques1. La nécessité d’une telle tolérance est évidente : aussi longtemps que la liturgie était en latin, les fidèles n’en comprenaient pas le premier mot ; il était donc nécessaire de dramatiser un discours autrement monotone, et de mimer les scènes narrées par l’Écriture. Peu à peu, ces « parenthèses » dramatiques prirent une ampleur plus considérable : au lieu qu’un narrateur lise le texte cependant que des personnages muets représentaient les gestes décrits, on eut plusieurs personnages échangeant les répliques au style direct, et le narrateur en fut réduit à lire les parties de récit ; puis les « acteurs » en vinrent à traduire en langue vulgaire les paroles de leurs dialogues — ou, parfois, à les redoubler en langue vulgaire, à les gloser après les avoir directement prononcées selon l’Écriture. Il y eut de véritables saynètes, interrompant ou ralentissant le déroulement de la liturgie, et exigeant des moyens techniques importants, jusqu’au moment où les « jeux », en dépit de leur caractère indubitablement chrétien, furent mis à la porte de l’église ; ils continuèrent d’ailleurs longtemps à se donner sous le porche, comme une sorte de prologue aux mystères authentiques. Dans l’ensemble, cependant, toutes les formes de « théâtre » restèrent jusqu’à la fin du xiie siècle entre les mains des clercs, sans que se constituent des troupes régulières, ou un répertoire stable. On ne conserve guère de « jeux » en langue vulgaire complets du xiie siècle, à l’exception du Jeu d’Adam, qui s’écarte par son contenu — dramatisation de la Genèse, et accentuation particulière des scènes avec le Diable-serpent — du corpus le plus répandu. Mais il est clair que toutes ces pièces restaient liées à la liturgie chrétienne et que le concept de « représentation » tel que nous le connaissons maintenant n’avait pas cours.
B. Saint Nicolas
3À la fin du xiie siècle, les choses commencent à changer dans la mesure où des confréries locales, sans rapport avec la « clergie » classique — en particulier dans les grandes villes drapières où la bourgeoisie s’est très tôt distinguée comme classe — commencent à commanditer des pièces, et à se constituer en troupes d’acteurs. L’exemple le plus significatif de cette évolution qui va faire naître une nouvelle forme de théâtre est sans doute celui du Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel. Le sujet en est encore religieux, mais il n’a plus de rapport avec la liturgie proprement dite. En choisissant un épisode de la vie de saint Nicolas, protecteur des étudiants, saint « bon vivant » et populaire, aux deux sens de ce mot, Jean Bodel — connu par ailleurs comme poète lyrique — crée véritablement un nouveau genre. L’invention verbale se donne libre cours dans cette pièce finalement édifiante — les païens se convertissent après l’intervention miraculeuse du saint — mais qui en cours de route parodie tous les genres « nobles », la chanson de geste, la chanson de croisade en particulier, et se livre avec enthousiasme à la représentation de « mauvais garçons » fort peu édifiants, installés presque à demeure dans une taverne qui deviendra l’archétype du lieu marginal dans la littérature ultérieure. La « merveille », c’est-à-dire l’intervention de saint Nicolas qui effraie tellement les voleurs qu’ils remettent en place le trésor dérobé, est insérée dans un cadre comique, et les scènes de jeu de dés ou de beuverie occupent plus de place que les apparitions surnaturelles ; d’ailleurs saint Nicolas se met à la portée des truands en parlant leur langage, un langage singulièrement grossier et familier.
4Le Jeu de saint Nicolas a sans doute été représenté pour la fête du saint, en l’an 1200. Commandé à Jean Bodel pour cette occasion particulière, il n’est pas entré ensuite au répertoire d’une hypothétique confrérie d’acteurs arrageois ; cependant, malgré cette carrière extrêmement courte, qui montre bien que le théâtre ne fonctionne pas encore au début du xiiie siècle comme un genre littéraire de consommation courante, on peut dire qu’il a ouvert la voie à de nouvelles formes d’écriture dramatique pour les soixante ans qui suivent. En fait, il constitue un phénomène relativement isolé ; de la première moitié du xiiie siècle on n’a guère conservé de pièces dramatiques, à l’exception des jeux liturgiques qui continuent leur carrière, et commencent le mouvement d’amplification qui les conduira aux « Mystères » et aux « Passions » des xive et xve siècles. Ce vide n’est peut-être pas dû, toutefois, à l’absence de pièces de ce type, mais simplement aux conditions précaires de leur diffusion ; on conserve tout de même une intéressante variation de la Parabole de l’Enfant prodigue, transposée dans un monde profane2 et dotée d’une morale peu compatible avec l’Évangile : il s’agit de Courtois d’Arras, composé dans les années 1202- 1204. Par ailleurs, on date des années 1260 un texte hybride, en vers, Le Garçon et l’aveugle. Il n’est pas sûr que cette pièce ait été effectivement destinée à la représentation ; en effet, il est souvent difficile de faire la différence entre un « fabliau dialogué » et un prototype de farce.
C. Théophile
5À peu près à la même époque, Rutebeuf s’essaie au théâtre, composant son Miracle de Théophile. C’est la première fois que cette histoire, très connue dans toutes les langues3, se voit donner une forme dramatique. Bien que par certains côtés, le texte de Rutebeuf ressemble à celui de Jean Bodel, en introduisant des scènes de comédie « exotique » dans une aventure qui ne prête guère à rire, la tonalité dominante de la pièce reste grave, et les méditations de Théophile, décidé à renier Dieu ou se repentant de son erreur, sont encore proches du lyrisme. D’un point de vue strictement théâtral, le Miracle de Théophile représente plutôt une régression par rapport au Jeu de saint Nicolas, dans la mesure où la spécificité de l’art dramatique, c’est-à-dire la construction dialoguée, est employée avec une virtuosité supérieure par Jean Bodel. Cependant le choix de cette forme de « cantate dramatique » pour présenter un miracle bien connu est significatif des nouvelles tendances de la littérature, et préfigure les grandes pièces profanes d’Adam de la Halle, cependant que l’on voit dans un texte très court de Rutebeuf, le Dit de l’Herberie 4, l’ancêtre du « monologue dramatique » qui se développera dans les siècles suivants, et aboutira à la typologie farcesque.
Bibliographie
Textes
Courtois d’Arras, éd. E. Faral, Paris, Champion, 1967.
Jean Bodel, Le Jeu de saint Nicolas, éd. A. Henry, Genève, Droz, 1980 ; voir éd. et trad. J. Dufoumet, Paris, GF Flammarion, 2005.
Le Jeu d’Adam, éd. P. Aebischer, Genève, Droz, 1964.
Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, éd. G. Frank, Paris, Champion, 1967.
Études
Cohen (G.), Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français du Moyen Âge, Paris, 1926.
Duvignaud (J.), Les Ombres collectives, essai de sociologie théâtrale, Paris, PUF, 1977.
Frappier (J.), Le Théâtre profane en France au Moyen Âge, Paris, 1965.
Rey-Flaud (H.), Le Cercle magique. Essai sur le théâtre en rond à la fin du Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1973.
— Pour une dramaturgie du Moyen Âge, Paris, PUF, 1980.
Rousse (M.), Le Théâtre des farces en France au Moyen Âge, Rennes, 1983.
Strubel (A.), Le Théâtre au Moyen Âge. Naissance d’une littérature dramatique, Paris, Bréal, coll. « Amphi Lettres » dirigée par Colette Becker, 2003.
Notes de bas de page
1 Dont le contenu affectif est beaucoup plus fort que celui des autres fêtes de l’année liturgique. Alors que le théâtre en langue vulgaire va s’attacher surtout à la représentation des scènes de la Passion, les premiers jeux latins sont surtout axés sur Noël : Lucius de nato infante minficus, jeux des Bergers, des rois Mages, etc.
2 Comme le titre l’indique, l’action se passe à Arras, et apparemment au temps des spectateurs ; le système spatio-temporel du Jeu de saint Nicolas est infiniment plus complexe, puisqu’il joue sur une sorte d’inversion sarrasine d’Arras et sur un Orient de rêve habilement parodié.
3 Outre de nombreuses versions en latin, il en existe une en allemand, et bien sûr on la rencontre dans les collections de Miracles de la Vierge, et particulièrement chez Gautier de Coinci.
4 Il s’agit apparemment du discours d’un bonimenteur-charlatan, vantant sa marchandise, c’est-à-dire une pharmacopée peu engageante, en multipliant les allusions obscènes, sur un ton proche de celui des fabliaux.
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Histoire de la littérature française du Moyen Âge
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