Les radicaux, Pierre Mendès France et l’artisanat sous la IVe République
p. 195-206
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Texte intégral
1La IVe République est connue pour son instabilité ministérielle et la brièveté de ses gouvernements. Vingt-trois se sont succédé en douze ans, leur durée de vie n’excédant pas une moyenne de six mois. Pierre Mendès France n’échappe pas à la règle. Il ne reste à la présidence du Conseil que du mois de juin 1954 à celui de février 1955. Ses adversaires ne lui laissent pas le temps d’appliquer son ambitieux programme.
2Parmi eux se trouvent les artisans, ou du moins une fraction d’entre eux, celle qui suit le mouvement de révolte mené par Pierre Poujade. Malheureusement pour Pierre Mendès France, c’est la plus virulente. Il est l’une des cibles favorites de Pierre Poujade qui, dans son livre J’ai choisi le combat, consacre tout un chapitre à « Mendès et sa clique1 ». Au passage, il lui enlève la partie « France » de son nom, qu’il juge indigne d’un technocrate apatride2. Les relations de Pierre Mendès France et des artisans apparaissent ainsi sous un jour peu favorable. Mais elles ne peuvent être limitées à cet affrontement verbal.
3D’une part, le poujadisme dépasse de beaucoup les limites du seul artisanat — Pierre Poujade lui-même, le désormais fameux libraire de Saint-Céré, n’est pas artisan mais commerçant —, et tous les artisans ne sont pas poujadistes, loin s’en faut. Les études des politistes montrent plutôt que les artisans se tiennent éloignés à égale distance des deux extrêmes du champ politique national3. D’autre part, Pierre Mendès France appartient au parti radical, traditionnellement proche des classes moyennes indépendantes. En outre, les conceptions des radicaux au sujet de l’artisanat ne restent pas figées mais évoluent au cours de la IVe République, et Pierre Mendès France est de ceux qui impulsent cette évolution. Ses relations avec les artisans apparaissent donc complexes. C’est cette complexité et l’évolution de ces relations que cette communication voudrait éclairer.
Les difficultés de l’artisanat
Le fragile apogée de 1948
4À la Libération et dans les années suivantes, l’artisanat paraît florissant. Il vogue sur une dynamique d’expansion depuis la fin des années trente. En effet, il crée plus d’entreprises qu’il n’en perd et celles-ci sont donc un peu plus nombreuses chaque année. Ce mouvement s’accélère à la Libération. En décembre 1945, la loi de septembre 1939 qui soumettait les créations d’établissement à autorisation est abolie, libérant le flot des installations4. Entre 1945 et 1946, le nombre d’artisans recensés en France fait plus que tripler. Les installations sont un peu moins nombreuses en 1947 et 1948, mais, le nombre de cessations restant inférieur, les artisans sont toujours plus nombreux. Ainsi, en 1948, le nombre d’artisans dépasse la barre du million. Ils n’ont probablement jamais été aussi nombreux depuis le début du siècle, voire plus avant dans le temps5. L’artisanat a gagné 270 000 entreprises en dix ans, à un rythme de croissance moyen de 3,1 %. Il est à un apogée en 1948.
5Mais cette dynamique ne tarde pas à se gripper car ses fondations sont fragiles. En effet, cette croissance présente des caractères opportunistes, c’est-à-dire qu’elle profite quelque peu du contexte particulier de la guerre et de la Libération. D’un point de vue démographique, cette croissance bat son plein à la Libération, alors que, durant la guerre, les créations ont augmenté mais dans des proportions n’ayant finalement rien de comparable à celles de l’après-guerre. Certes, la nécessité d’obtenir une autorisation spécifique est de nature à les contenir. Mais, dans la pratique, les préfets les accordent assez facilement pour subvenir aux besoins des populations, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser problème. Surtout, ce sont les disparitions d’entreprises qui connaissent un minimum, permettant au solde des créations et des disparitions de demeurer nettement positif. En effet, beaucoup d’artisans n’ont plus d’activité réelle mais ne sont pas radiés, notamment les prisonniers de guerre. Si les autorisations d’installation sont aussi facilement accordées, c’est aussi pour couvrir les besoins qui ne le sont plus par ces entreprises en sommeil. Mais, en conséquence, le marché est potentiellement surchargé. Enfin, en 1947 et 1948, quand ce motif du blocage des disparitions disparaît, celles-ci croissent plus vite que les créations même si elles restent, pour l’instant, moins nombreuses.
6Voilà qui conduit à s’interroger sur la valeur économique de ces nouvelles entreprises artisanales. Or, celle-ci apparaît précaire. Les autorisations d’ouverture montrent que ces artisans s’installent avec bien peu de capitaux et de moyens. Leurs entreprises sont sous-équipées, leurs outillages et leurs locaux sont trop souvent insuffisants, vieillissants, voire vétustés et obsolètes. On voit ainsi des couturières s’installer avec une paire de ciseau et des aiguilles et sans machine à coudre... L’artisanat est, certes, prolifique, mais il a grandement besoin de se moderniser.
7Ces entreprises manquent de moyens car ceux qui les créent en manquent aussi. Traditionnellement, les artisans proviennent principalement du monde ouvrier. La guerre voit de nouvelles catégories sociales se tourner vers l’artisanat pour une raison essentielle : le chômage. Privés d’emploi, certains se mettent à leur compte pour trouver des ressources. Beaucoup de femmes en font de même car, en l’absence du mari, elles doivent subvenir aux besoins du foyer. Tous ceux-là ne disposent donc pas de capitaux pour s’installer. De plus, quand le contexte économique s’améliorera, ces personnes risquent de déserter un artisanat qu’elles n’ont rejoint que par nécessité. Les fondements sociaux de la croissance des années 1940 sont donc également fragiles.
Le déclin des années cinquante
8La rupture est brutale. Dès 1949, l’artisanat perd près de 2 % de ses entreprises. Ce déclin se prolonge ensuite selon un rythme cyclique. Il faut attendre les années 1960 pour retrouver, certaines années, un bilan positif. Les années cinquante sont donc les plus difficiles. En dix ans, de 1948 à 1958, l’artisanat perd 16,5 % de ses entreprises. Il paie alors tout le prix des faiblesses de sa croissance antérieure. Les disparitions d’entreprises continuent de croître et ne sont, désormais, plus contrebalancées par les créations. En particulier, l’artisanat souffre alors d’une importante surmortalité infantile. Au début des années 1950, un tiers des entreprises artisanales meurent avant leur cinquième année. En Gironde, par exemple, c’est trois fois plus qu’avant la guerre. Ainsi, nombre d’artisans qui se sont mis à leur compte avec de tout petits moyens pendant la décennie quarante disparaissent rapidement dans les années suivantes. En outre, dans les années cinquante, l’artisanat pâtit toujours de la vétusté et de l’insuffisance de l’équipement de ses entreprises, laissant entier le problème de sa modernisation et de l’investissement6. Dans le Doubs, par exemple, les forges des maréchaux ont entre 20 et 25 ans et les fours des boulangers entre 30 et 40 ans.
9A ses raisons héritées des années de croissance s’ajoute le fait que l’artisanat devient moins attirant qu’auparavant, y compris pour les ouvriers. En effet, les revenus salariaux progressent plus vite que ceux des indépendants, artisans ou commerçants. Entre 1946 et 1967, les revenus des indépendants augmentent de 88 % quand ceux des salariés croissent de 189 %7. Ceux qui auparavant se sont mis à leur compte parce qu’ils se sont trouvés privés d’un emploi ont donc tout intérêt à retourner au salariat. Les ouvriers n’ont financièrement plus intérêt à changer de statut alors que, au contraire, nombre d’artisans gagnent à quitter une situation fragile pour un emploi salarié plus rémunérateur. De plus, le salariat offre une meilleure protection sociale puisque les représentants des artisans sont de ceux qui ont refusé le régime général de la sécurité sociale8. Or, les régimes autonomes ne parviennent pas à garantir le même niveau de prestations sociales.
10Enfin, l’artisanat souffre de son positionnement sectoriel. Trois activités dominent nettement : le bâtiment, l’alimentation et la confection. Or, seul le bâtiment conserve une croissance positive. L’alimentation trop encombrée perd des artisans. Surtout, la confection, de même que le travail du cuir ou du bois, subit le déclin général des industries anciennes, qui fait perdre beaucoup d’entreprises à l’artisanat. Dans les années cinquante, le développement d’activités nouvelles comme la réparation automobile ou le dépannage radioélectrique ne suffit pas à compenser la disparition des plus anciennes.
11C’est donc à un artisanat en pleine reconversion avec d’importants besoins d’investissement que se trouvent confrontés les dirigeants de la ive République, dont les radicaux et Pierre Mendès France. Les problèmes des artisans ne sont que renforcés par le traitement qu’ils reçoivent sur le plan politique... ou plutôt qu’ils ne reçoivent pas car, en effet, arrive alors au pouvoir une nouvelle génération de responsables administratifs et politiques dont une partie au moins a déjà fait son deuil de la petite entreprise artisanale ou commerciale. Comment se situe Pierre Mendès France ?
La position des radicaux et de Pierre Mendès France
Les artisans et les élections
12Les élections à scrutin de liste peuvent donner une idée de la présence des artisans dans l’entourage local de Pierre Mendès France. Lors des élections auxquelles il se présente dans l’Eure, ceux-ci sont plutôt bien représentés. Député de Louviers, Pierre Mendès France en est aussi conseiller municipal après la guerre. Aux élections municipales de 1947, sur un total de 27 noms, sa liste compte 4 artisans — Auguste Leveau, ébéniste, Marcel Allaire et Georges Vallet, tous deux peintres, et André Kuène qui ne précise pas son métier9—, soit près de 15 % des candidats. C’est plutôt beaucoup puisque, en comparaison, les artisans représentent alors 5 % de la population active nationale. On retrouve ainsi le lien particulier qui unit les radicaux et les artisans.
13Mais cette participation a plutôt tendance à diminuer. Aux municipales de 1953, sur la liste de Pierre Mendès France, qui comporte toujours 27 personnes, les artisans ne sont plus que 3, soit 11 % — André Kuène et Marcel Allaire sont toujours présents et ils sont rejoints par René Lestard, un menuisier10. Cette baisse, peu marquée, n’est pas forcément significative, d’autant qu’il faut tenir compte de la diminution du nombre d’artisans dans la population.
14La limite de l’intégration des artisans est surtout idéologique. Sur ce sujet, Pierre Mendès France suit pour l’essentiel la ligne de son parti. Or, les radicaux ne sont guère inventifs et seraient même plutôt passablement dépassés. Ils tardent à comprendre l’évolution de l’artisanat et, en conséquence, ils tardent à y apporter des réponses adaptées. A l’opposé de son image de parti proche des classes moyennes indépendantes, le parti radical paraît en décalage avec les difficultés de l’artisanat.
15Dans les professions de foi des diverses élections auxquelles Pierre Mendès France participe dans l’Eure à la fin des années quarante, l’artisanat est peu présent. Le candidat paraît beaucoup plus attentif aux problèmes des agriculteurs et des salariés. En avril 1945, par exemple, à l’occasion des élections municipales, les radicaux de Louviers présentent la démission de Pierre Mendès France du gouvernement par son souci de lutter contre le marché noir et l’inflation qui pénalise les classes ouvrière et moyennes en menaçant leur travail et leur épargne11. La même année, il reprend ce thème lors des cantonales à Pont-de-l’Arche. À ces mêmes élections, il promet bien d’apporter son « concours à l’industrie, à l’artisanat, au commerce et à l’agriculture » mais sans dire comment. Son programme se décline en treize points dont un sur l’agriculture et un sur la question ouvrière, mais aucun sur l’artisanat ni même le petit commerce12.
16Dans ces années, quand Pierre Mendès France s’approche un peu plus des préoccupations des artisans, c’est au sujet des CO (Comités d’organisation) et de la répartition des matières premières. En effet, les artisans sont plutôt pénalisés par les répartitions effectuées par les CO et, en conséquence, ils en souhaitent vivement la disparition. Dès 1945, un tract radical diffusé dans l’Eure — et peut-être ailleurs — souligne les problèmes d’attribution des matières aux artisans ainsi qu’aux commerçants et aux industriels13. Les CO y sont dénoncés comme des « organismes vichystes » qui bénéficient aux plus puissants et comme une source de paperasserie. En 1946, lors des élections à l’assemblée constituante, Pierre Mendès France réclame la suppression effective des CO qui subsistent sous d’autres noms14. Cependant, le Rassemblement des gauches républicaines, étiquette sous laquelle se présente Pierre Mendès France, édite un tract particulier en direction des paysans mais rien d’équivalent pour les artisans. Les radicaux paraissent donc se concentrer sur cette question des attributions. C’est un thème récurrent dans les documents radicaux de cette période mais, concernant l’artisanat, c’est aussi quasiment le seul. En outre, les artisans y sont assimilés aux commerçants et aux industriels, ce qui n’est pas sans créer une certaine confusion.
17Quand les problèmes de matières premières s’estompent, on voit réapparaître chez Pierre Mendès France, comme chez les autres radicaux, le vieux thème, déjà présent avant-guerre, de la défense fiscale. Un tract du Rassemblement des gauches républicaines de l’Eure dénonce les « charges fiscales et parafiscales dont le total est écrasant et dont la répartition est inégale et inique ». Un autre, de même origine, fait des commerçants et des artisans les victimes de la situation économique générale car ils sont ceux qui paient le plus d’impôt. Il réclame une réforme fiscale qui introduirait plus de justice et d’équité15.
18Au final, depuis la Libération, les documents des campagnes électorales de Pierre Mendès France font d’abord apparaître le thème des attributions de matières premières puis ils voient le retour du traditionnel thème fiscal. L’importante question du crédit, nécessaire à la modernisation du secteur, n’est presque jamais évoquée. Le dossier Pierre Mendès France des archives de l’Eure ne conserve qu’une seule allusion à ce problème. Le tract précédemment cité appelle également à une répartition plus juste du crédit afin que les PME n’en soient pas exclues. Là aussi, la situation des artisans est noyée dans un ensemble plus vaste, ici celui des petites entreprises.
19En somme, bien que Pierre Mendès France et les radicaux se présentent comme des défenseurs des intérêts des classes moyennes indépendantes, dont font partie les artisans, les problèmes particuliers de ceux-ci sont en réalité assez mal connus et, en conséquence, mal pris en compte.
Des artisans mal défendus
20L’année 1948 voit le retournement de l’économie artisanale. Or, c’est aussi le moment où l’État engage des restrictions du crédit artisanal. De plus, depuis deux ans déjà, l’État a une politique fiscale plus exigeante, fondée sur une révision des forfaits. La loi du 23 décembre 1946 engage une révision générale des forfaits pour l’impôt sur le revenu et la suspension du système des forfaits dans les impôts indirects16. En 1948, la réforme fiscale de décembre remplace les anciens impôts cédulaires par une taxe proportionnelle de 18 %. Les artisans perdent le bénéfice de l’imposition réduite due à leur assimilation à la cédule des traitements et salaires au taux moins élevé. Toutefois, le taux est diminué de moitié pour les artisans dont les bénéfices n’excèdent pas 200 000 francs. Mais ce plafond est bas, et il n’est pas révisé dans les années suivantes. Or, en 1954, le forfait moyen des artisans est de 399 000 francs17. En conséquence, les bénéficiaires de cette réduction sont progressivement moins nombreux et l’imposition s’alourdit18. Réformes fiscales et révisions des forfaits causent donc une forte hausse de l’imposition. Les forfaits des artisans augmentent, en moyenne, de 93 % entre 1949 et 195419.
21Ces réformes visent d’abord à améliorer le rendement du système fiscal à un moment où le développement des interventions économiques de l’État, dont celles du Plan, nécessite de trouver des ressources. Mais elles sont aussi l’outil d’une politique structurelle qui vise à faire le tri, sur un marché encombré, entre les entreprises saines et les plus précaires, la masse de ces entreprises non viables étant, de surcroît, jugée responsable de l’hyperinflation qui sévit alors. En 1947, par exemple, la commission du bilan pointe le risque d’hyperinflation lié à un appareil de distribution pléthorique. Or, la lutte contre l’inflation est une des préoccupations majeures de Pierre Mendès France. Pour lui, ponctionner par l’impôt les catégories sociales dont le pouvoir d’achat est excédentaire est un moyen de lutter contre l’inflation. C’est une vision qu’il partage avec d’autres chez qui elle justifie fréquemment le niveau de la pression fiscale. Or, pour beaucoup, cette politique doit viser les classes moyennes indépendantes qui auraient été jusque-là sous-imposées. Telle est l’opinion, par exemple, de Jean Monnet qui préconise, en 1948, d’augmenter les charges fiscales pesant sur ces classes afin de trouver des ressources supplémentaires pour le Plan20. Au-delà de certaines divergences, Pierre Mendès France partage le discours de Jean Monnet sur l’impératif et les priorités du Plan qui peuvent imposer des sacrifices. Il va plus loin encore puisqu’il reproche à Jean Monnet de ne pas suffisamment s’en tenir aux secteurs prioritaires du premier Plan21. Il est vrai que, pour sa part, Pierre Mendès France penche plutôt pour un accroissement de l’imposition du capital et du patrimoine22. Il n’en reste pas moins que la politique fiscale préconisée ou partagée par Pierre Mendès France se réalise finalement au détriment des artisans.
22La politique budgétaire qui s’impose alors ne se contente pas d’accroître les ressources, elle veut aussi contrôler les dépenses. L’évolution du crédit artisanal s’en ressent. Depuis 1923, les artisans bénéficient en effet de prêts financés par un fonds spécial alimenté par l’État et géré par les Banques populaires, elles-mêmes créées en 1917 pour le public des petits entrepreneurs délaissés par les banques classiques. Le crédit artisanal reste longtemps des plus modestes. Après la Libération, il accède aux avances du Trésor et il connaît un premier essor. Mais cet effort est vite interrompu. Les avances au crédit artisanal passent de 250 millions de francs en 1950 à 40 en 195323. L’État compromet ainsi l’effort qu’il a consenti après la Libération : le crédit artisanal ne représente plus que 0,03 % de ses dépenses. Or, à cette date, le soutien de l’État à l’artisanat se limite quasiment au crédit. C’est beaucoup moins que dans d’autres secteurs, en particulier l’agriculture, secteur avec lequel la comparaison a le plus de sens puisqu’il est, comme l’artisanat, composé de petits producteurs indépendants et en pleine mutation. Or, là aussi, Pierre Mendès France est en accord avec la politique budgétaire dont il partage le souci de limiter et même de réduire les dépenses24.
23Ainsi, entre 1948 et 1954, les artisans voient la pression fiscale augmenter alors que diminuent les ressources du crédit artisanal. Il n’est pas exagéré de dire que l’artisanat est sacrifié. L’État attend de lui une participation au financement de ses interventions économiques, mais sans l’en faire profiter. Pourtant, l’obsolescence des équipements de l’artisanat appelle des investissements, alors que ses possibilités d’autofinancement sont diminuées par les ponctions fiscales. Sans en être l’unique responsable, la politique de l’État retarde alors la modernisation de l’artisanat.
24On arrive à ce paradoxe : c’est au moment où les radicaux reviennent sur le devant de la scène politique, en participant au gouvernement de la Troisième Force, que sont prises les mesures défavorables aux classes moyennes indépendantes et aux artisans25. Pierre Mendès France n’échappe pas à ce constat. Il est partisan de la rigueur et il approuve donc les linéa-ments de cette politique budgétaire26. Il est très proche, pour ne pas dire plus, des milieux dirigistes de l’immédiat après-guerre, milieux où l’on fait assez peu de cas de la petite entreprise artisanale ou commerciale. C’est le cas particulièrement de Georges Boris, dont il a fait la connaissance lors de l’expérience du Front populaire, puis qui l’a accueilli à Londres pendant la guerre et qui devient son plus proche conseiller27. Celui-ci rétorque à Henri Queuille en 1943 que le petit commerce a disparu28 et, dans un rapport de juin 1948, il fait un objectif d’empêcher « 400 000 Français ou Françaises » d’avoir autant d’entreprises commerciales nouvelles29. L’influence de Georges Boris sur Pierre Mendès France se voit lors de la ponction monétaire que ce dernier propose en 1945 et qui risque de peser surtout sur les petits entrepreneurs et les paysans, risque qu’il assume car ce sont des catégories socio-économiques marginales ou inefficaces30.
25Ainsi, ses objectifs de politique générale semblent avoir éloigné Pierre Mendès France de la défense des classes moyennes et des artisans. En 1951, par exemple, M. Duveau, le président de la Chambre des Métiers de l’Eure envoie une lettre aux candidats radicaux aux élections législatives pour attirer leur attention sur les problèmes des artisans31. Il n’obtient de Pierre Mendès France qu’une réponse de courtoisie dans laquelle celui-ci s’engage, bien évidemment, à être attentif à ces questions s’il est élu.
Une évolution vers la fin de la IVe République
26Depuis sa démission du gouvernement en 1945, l’action de Pierre Mendès France se situe en marge. Il est présent comme parlementaire mais plus comme ministre, c’est-à-dire qu’il a pu soutenir ou discuter les décisions dont il vient d’être question mais qu’il n’en est pas l’instigateur. En 1954, il réussit à obtenir l’investiture parlementaire pour former son gouvernement. Or, au même moment la révolte poujadiste arrive sur le devant de la scène. Pierre Mendès France et Pierre Poujade sont deux figures marquantes de la ive République ; leur opposition est interprétée comme celle de deux France : une France modernisatrice, celle de Pierre Mendès France, et une France rétrograde, celle de Pierre Poujade. L’introduction a rappelé la participation des artisans au poujadisme. Sans voiler ce que le poujadisme véhicule sur le plan politique, celui-ci est d’abord un mouvement professionnel. C’est la révolte des petits commerçants et des artisans contre une fiscalité qu’ils jugent injuste et oppressante. Pierre Poujade a su habilement transformer cette manifestation en mouvement politique mais, à l’origine, les artisans n’en ont pas moins de réels motifs d’insatisfaction. L’artisanat ne cesse de voir sa situation se dégrader et les gouvernements de la ive République, loin de l’aider, privilégient des politiques qui aggravent sa situation.
27Quand Pierre Mendès France forme son gouvernement, lui et les artisans se retrouvent ainsi dans deux camps opposés. Pierre Poujade fait d’ailleurs de Pierre Mendès France l’une de ses têtes de Turcs, un symbole de la classe politique et donc des difficultés de ceux qu’il prétend défendre. Cette assimilation est défendable si l’on considère que, en effet, Pierre Mendès France soutient, pour l’essentiel, des politiques aux effets défavorables pour les artisans. Mais ce décalage apparaît plus particulièrement au début et au cœur de la ive République, car, sur la fin, le parti radical, notamment sous l’influence de Pierre Mendès France, paraît mieux saisir la situation des entreprises artisanales et mieux y répondre, de sorte que la mise en accusation de Pierre Mendès France par les poujadistes paraît relativement injuste.
28L’évolution des radicaux et de Pierre Mendès France se lit dans les programmes. Jusque-là, la défense des artisans s’est cantonnée de façon vague et dépassée à la fiscalité. Depuis l’entre-deux-guerres, les radicaux veulent protéger les artisans en les épargnant fiscalement. D’une part, ils échouent puisque la fiscalité artisanale s’alourdit alors même qu’ils sont au gouvernement. D’autre part, cela ne suffirait pas pour permettre aux artisans de s’adapter. Il faut permettre aux artisans d’investir. Or, jusque-là, les radicaux, Pierre Mendès France inclus, semblent l’avoir négligé. Mais, au milieu des années 1950, on voit enfin cette question apparaître dans leur programme. Pierre Mendès France en est à l’origine. C’est lui par exemple qui propose la création d’une nouvelle banque de l’artisanat. La proposition soulève dans la pratique bien des difficultés puisque cette nouvelle banque ferait doublon avec les Banques populaires et le crédit artisanal qui ont déjà bien du mal à répondre à ces missions. Mais elle a le mérite de montrer qu’enfin les radicaux ont pris conscience de l’enjeu que représente le crédit aux artisans.
29L’évolution se lit aussi dans l’action gouvernementale. Le gouvernement Pierre Mendès France signe en effet quelques décisions qui amorcent une rupture dans la politique artisanale. En 1954, pour la première fois depuis 6 ans, les avances du Trésor au crédit artisanal augmentent32. Alors qu’elles avaient chuté à 40 millions de francs en 1953, elles repassent à 125 millions de francs. La progression est modeste, elle est loin de combler le retard, et l’avance reste inférieure à ce qu’elle était en 1948. Mais le crédit artisanal en finit néanmoins avec sa période de restrictions.
30Sur le plan fiscal, le gouvernement introduit aussi quelques nouveautés importantes. Tout d’abord, le rythme des révisions de forfait est freiné : seulement 38 % des forfaits sont révisés en 1954 contre 54 % l’année précédente ; le forfait moyen des artisans ne croît que de 6,9 % contre 16,5 % en 1953. Mais il est vrai que cela résulte surtout des consignes de modération donnée par la DGI (Direction générale des Impôts) en janvier 1954, c’est-à-dire avant la formation du gouvernement Pierre Mendès France ; celui-ci n’a fait que les entériner et les confirmer. La patte du gouvernement Pierre Mendès France est plus visible sur d’autres mesures. En décembre, par exemple, la consigne est donnée aux agents du ministère des Finances de faire preuve de largesse dans l’acceptation de l’outillage pour tenir compte du progrès technique33. Jusque-là, une lecture étroite conduisait à refuser aux artisans les avantages de leur statut fiscal si leur production n’était pas strictement manuelle. Cette décision, comme celle sur le crédit, procède d’une vision modernisatrice de l’artisanat. Il s’agit de faciliter les investissements des artisans afin que ceux-ci puissent s’adapter aux évolutions de la production. Enfin, la loi de finances de 1954 comporte l’amendement Dorey qui focalise l’opposition des poujadistes. Ces derniers n’en retiennent que l’aspect répressif contre les fraudeurs du fisc. Pourtant, cette loi avantage les artisans en révisant enfin le plafond de leurs revenus bénéficiant de l’imposition au taux réduit. Elle le fait passer de 220 000 francs, niveau inchangé depuis 1948 malgré la vive inflation, à 440 000 francs, soit un doublement. Le gouvernement signifie ainsi qu’il renonce à la politique de pression fiscale qu’ont subie les artisans jusqu’alors.
31Il ne faut probablement pas surestimer l’influence de Pierre Mendès France. Celui-ci suit une évolution générale du monde politique sur l’artisanat plus qu’il ne la suscite. Il ne fait qu’amorcer quelques changements. Le bilan de son gouvernement personnel est en demi-teinte ou fait charnière, c’est-à-dire qu’il est dans la continuité des restrictions précédentes de la politique artisanale, mais qu’il apporte quelques éléments nouveaux qui vont dans le sens du changement. Le véritable changement n’est sensible que plus tardivement, à compter de 1956, quand le crédit artisanal se développe enfin et que le gouvernement traduit sa volonté de prendre en considération l’artisanat par la création de la commission de l’artisanat du Plan, où il avait été jusqu’alors royalement négligé.
32En outre, Pierre Mendès France n’est pas le seul radical à évoluer au sujet de l’artisanat. On doit citer le cas d’Edgar Faure. Tous deux représentent la génération des nouveaux leaders du radicalisme. Edgar Faure aussi a des relations difficiles avec les poujadistes. Il devance Pierre Mendès France puisque, par exemple, c’est alors qu’il est ministre des Finances qu’est suspendue la politique offensive de révision des forfaits en janvier 1954. Ensuite, quand il succède à Pierre Mendès France à la tête du gouvernement, il prend des mesures qui amorcent également l’évolution de la politique artisanale de l’Etat, notamment sur le plan fiscal. La réforme Faure de 1955 est empreinte du souci d’améliorer la situation fiscale des petites entreprises commerciales ou artisanales34 : les taxes sur le chiffre d’affaires sont simplifiées ; le régime du forfait qui avait été suspendu pour ces taxes est rétabli ; dans le domaine des impôts directs, le plafond des forfaits est relevé et le taux réduit d’imposition ramené de 9 à 5 %.
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33Après la guerre, les radicaux et Pierre Mendès France paraissent hors-jeu s’agissant des problèmes des artisans. Ils demeurent sur des conceptions dépassées. Pire, c’est sous des gouvernements radicaux et modérés que sont décidées des mesures pénalisantes pour l’artisanat, comme la restriction du crédit artisanal ou le durcissement de la fiscalité des forfaits. Cependant un changement se manifeste vers le milieu des années 1950, notamment parmi les figures montantes du radicalisme que sont Pierre Mendès France mais aussi Edgar Faure. Ces hommes intègrent les conceptions de l’artisanat apparues chez les socialistes et les démocrates-chrétiens à la Libération. L’évolution s’effectue ainsi à un moment où ces leaders radicaux sont au pouvoir, et ils contribuent de la sorte à faire évoluer la politique artisanale de l’État. Ultime paradoxe : Pierre Mendès France rapproche les radicaux des positions des socialistes et du MRP mais, après avoir échoué à prendre les commandes du parti radical, il s’en sépare pour rejoindre le PSU. Si bien que l’on peut s’interrogear sur ce qui procède d’une véritable influence sur le mouvement radical et ce qui relève d’une trajectoire personnelle.
Notes de bas de page
1 Poujade (Pierre), J’ai choisi le combat, Saint-Céré, Société générale des éditions et des publications, 1955, p. 107 sq.
2 Ibid., p. 111.
3 Guillaume (S.), Les Classes moyennes au cœur du politique sous la IVe République, Talence, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 1997 ; Lavau (G.), Grunberg (G.), Mayer (N.) (dir.), L’Univers politique des classes moyennes, Paris, PFNSP, 1983 ; Mayer (N.), Michelat (G.), « Les choix électoraux des petits commerçants et artisans français en 1967 : l’importance des variables contextuelles », Revue Française de Sociologie, 21 (1981), p. 503-522 ; Rulhmann (J.), Ni bourgeois, ni prolétaires. La défense des classes moyennes en France au xxe ? siècle, Paris, Le Seuil, 2001.
4 J0, loi et décrets. Loi du 31 décembre 1945.
5 Le nombre d’artisans ne peut être connu avec précision que depuis l’ouverture, en 1936, du registre des métiers où ceux-ci doivent être inscrits. Pour les années antérieures, on ne peut produire que des estimations à partir d’autres sources. Leur recoupement permet d’affirmer qu’ils ne sont jamais plus de 900 000 dans l’entre-deux-guerres et qu’avant cela, leur nombre avait plutôt tendance à diminuer. Cf. Perrin (C.), Les Entreprises artisanales et la politique économique de l’État en France (1938-1970), Tours, thèse d’université, 2001, à paraître au Comité pour l’histoire économique et financière de la France.
6 SAEF, B42254, rapport Levieux. Buquet (L.), Bossan (J.), « Résultats d’une enquête sur le crédit artisanal en France », in Buquet (L.), Hamel (J.). (dir.), Le Crédit artisanal en France et à l’étranger, Paris, Sirey, Institut de droit comparé, 1958, p. 11.
7 Gresle (F.), L’Univers de la boutique : famille et métier chez les petits patrons du Nord : 1920-1975 Lille, Presses universitaires de Lille, 1981, p. 124.
8 Gresle (F.), « Indépendance professionnelle et protection sociale. Pratiques de classes et fluctuations idéologiques du petit patronat », Revue Française de Sociologie, 18 (1977), p. 577-599.
9 Archives départementales de l’Eure, 27, 11J9. Deux d’entre eux sont élus. On n’en sait pas beaucoup plus à leur sujet, sinon que Marcel Allaire est né à Louviers le 27 octobre 1910 (il a donc 37 ans en 1947), qu’il a été résistant et qu’il n’a aucun diplôme particulier.
10 AD, 27, 11J13.
11 AD, 27, 11J7, chronique électorale de Louviers.
12 AD, 27, 11J7, élections cantonales 1947.
13 AD, 27, 11J8, élections législatives 1945.
14 AD, 27, 11J8, assemblée constituante.
15 AD, 27, 11J8, tract du Rassemblement des gauches républicaines, probablement de 1946.
16 Articles 18, 19 et 47 de la loi du 23 décembre 1946.
17 SAEF, B662-664
18 CARO (J.), Le Régime fiscal des artisans en matière d’impôts directs, Rennes, thèse de droit, 1953, p. 130.
19 SAEF, B662-664.
20 SAEF, B33507, note de la commission des investissements pour le président du Conseil du 29 novembre 1948.
21 Margairaz (M.), « Pierre Mendès France, la gauche et les impératifs de l’efficacité économique », in Pierre Mendès France et l’économie, Paris, O. Jacob, 1989, p. 349 ; Feiertag (O.), « Pierre Mendès France acteur et témoin de la planification française 1943-1962 », ibieL, p. 377.
22 Orsoni (G.), « Pierre Mendès France, le budget et la fiscalité », ibid., p. 427.
23 SAEF, B42254.
24 Orsoni (G.), op. cit., p. 426.
25 Marcairaz (M.), L’État, les finances et l’économie : histoire d’une conversion, 1932-1952, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991, p. 1329.
26 Salais (R.), « L’interprétation de Keynes par Pierre Mendès France », in Pierre Mendès France et l’économie, op. cit., p. 104.
27 Toinet (M.-F.), « Pierre Mendès France et Georges Boris », ihid., p. 49.
28 Dard (Olivier), « Henri Queuille face aux questions économiques et budgétaires », in La Direction du budget face aux grandes mutations des années cinquante, acteur ou témoin ?, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998, p. 15.
29 Cité par Margairaz (M.), L’État, les Finances..., op. cit., p. 1072. L’ancien conseiller de Pierre Mendès France dirige alors une mission d’étude sur les services économiques de l’État.
30 Margairaz (M.), « Pierre Mendès France, la gauche et les impératifs de l’efficacité économique », in Pierre Mendès France et l’économie, op. cit., p. 349.
31 AD, 27, 11J 12, M. Duveau, président de la chambre des métiers.
32 SAEF, B34143, rapport sur les opérations de crédit artisanal en 1954. AN, 80AJ 24, Rapport final du IIe Plan.
33 Circulaire DGI du 1er décembre 1954.
34 JO, lois et décrets, 3 mai 1955.
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