Pierre Mendès France, président du conseil général de l'Eure (1945-1958)
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Index géographique : France
Texte intégral
1En 1937, Pierre Mendès France est élu conseiller général du canton de Pont-de-l'Arche. Ce canton, relativement industrialisé (chaussure, textile...), proche de Louviers, fait partie de sa circonscription d'avant-guerre. A l'exception de la période 1940-1944, il sera son représentant jusqu'en 1958. Jusqu'à 1940, le jeune conseiller général exerce discrètement son mandat, s'occupant particulièrement du dossier de la coordination rail-route, destinée à rationaliser et moderniser le réseau de communication départemental. À la fin de la guerre, les bouleversements n'ont pas épargné l'Eure, qui a lourdement souffert des combats pour la libération — un quart du bâti détruit en moyenne dans les villes du département. Logements, édifices publics, ponts, routes sont à reconstruire.
2Par ailleurs, Pierre Mendès France a acquis, par ses combats, son rôle auprès du général de Gaulle, une stature nationale, voire internationale en raison de son action lors des accords de Bretton Woods et par ses responsabilités dans la mise en place des nouveaux organismes financiers internationaux. Le paysage politique local a aussi évolué. Le président sortant du conseil général, le docteur Camille Briquet, s'est retiré de la vie politique. Georges Chauvin, qui briguait sa place avant la guerre, a été élu maire d'Evreux en 1945, député de la première Constituante, et, de ce fait, il délaisse le conseil général.
3Pierre Mendès France, qui a démissionné du gouvernement de Gaulle en avril 1945, s'impose naturellement comme le nouveau leader politique du département. Son accession à la présidence de l'assemblée départementale, fonction et niveau de responsabilités importants, lui permet de mettre en œuvre ses convictions et ses méthodes d'action sur une longue période de treize années, marquées essentiellement par les questions de reconstruction et de modernisation des équipements départementaux.
Rassembler et reconstruire (1945-1951)
Une assemblée « républicaine » et consensuelle
4Le département de l'Eure compte 698 communes et l'un des plus longs réseaux de voirie à entretenir, en raison de son habitat assez dispersé. Le préfet, assisté de deux sous-préfets, aux Andelys et à Bernay, y représente l'exécutif. En tant que directeur des services départementaux, il collabore étroitement avec le conseil général qui, à cette époque, a surtout comme tâche principale de voter le budget départemental, établi à partir du rapport annuel des services et des propositions du préfet. La qualité des relations entre ce dernier et le président du conseil général est donc essentielle, surtout dans un contexte aussi difficile que celui de l'après-guerre.
5Les préfets successifs de cette période, d'abord Edmond Cornu, ancien responsable départemental de la Résistance, en 1944-1945, puis René Chopin de 1946 à 1954, et Pierre Damelon jusqu'en 1958, travaillent étroitement avec Pierre Mendès France et dans une grande connivence administrative, au point que le président obtiendra le passage du département à la première classe, en 1947, pour maintenir René Chopin dans l'Eure, ou que Pierre Damelon posera volontairement sa candidature pour travailler avec Pierre Mendès France1. L'influence de celui-ci sur les mouvements de personnel préfectoral, sous-préfets et secrétaires généraux, est évidente. La nomination de son collaborateur Georges Bourdat aux Andelys, en 1956, en est un exemple concret.
6L'assemblée départementale de l'Eure est composée des représentants des trente-six cantons du territoire, dont le nombre et le découpage ne varient pas de 1945 à 1958. L'assemblée élit à chaque session d'automne — sauf renouvellements partiels de printemps, comme en 1949, 1953 et 1958 — son bureau composé du président, de deux — puis trois et quatre — vice-présidents, de deux secrétaires. Entre les sessions, une commission départementale dont un président et un secrétaire, assiste le bureau. Les élections cantonales sont moins marquées politiquement que les scrutins nationaux, beaucoup d'élus modérés étant élus sous l'étiquette Indépendants. Mais il existe cependant une « couleur » dominante qui permet de dégager une présidence et s'analyse aussi à travers l'attribution des fonctions au bureau et à la commission départementale, après la désignation du président.
7En 1945, la « gauche » compte 26 élus dont six SFIO conduits par Augustin Azémia, conseiller d'Évreux, qui soutient continûment l'action de Pierre Mendès France2, un communiste, un RGR (Rassemblement des gauches républicaines), deux indépendants de gauche, dont Albert Forcinal, résistant, déporté, est la figure majeure. La majorité des élus de gauche appartient au parti radical-socialiste, qui, en raison de la conduite courageuse de ses leaders locaux, n'a pas subi — cela est vrai aussi aux législatives — le recul électoral enregistré au niveau national à la Libération. Face à la gauche départementale, l'opposition de droite n'est pas réellement organisée et à cette époque les fidélités individuelles à la personnalité de Pierre Mendès France prévalent souvent sur les positions politiques de cer-tains élus modérés. Sont entrés au conseil général des hommes nouveaux, comme Gustave Héon, maire de Bernay, Hervieu, proche des milieux agricoles, Guy de Milleville, notaire à Routot. Ils y rejoignent des anciens comme le comte Charles de Boury, conseiller d'Amfreville — il en est membre depuis 1919 —, ou André Thiron et Raymond de Montullé, élus à droite dès 1931.
8De ce fait, Pierre Mendès France bénéficie, sur ce premier mandat, de six ans de majorités confortables. En 1945, il est élu par 30 voix contre 5 à René Mayer, lui-même radical3. En 1946, il recueille 29 voix, en 1947, 30 sur 33. En 1949, en raison du premier renouvellement partiel, il n'obtient que 27 voix. Lui-même commente ce score, affirmant « comprendre certains votes dus à des impératifs politiques ». En 1950, sa marge décroît encore : 25 voix sur 32 votants, dont 5 voix à Georges Bernard, élu RGR, qui commence à s'éloigner de la gauche modérée. Dès lors, le consensus initial est ébranlé. Le président propose alors la création d'une troisième vice-présidence — Augustin Azémia et Albert Forcinal, les deux vicepré-sidents « réglementaires », appartenant à sa majorité, sont réélus chaque année depuis 1945 —, pour représenter l'opposition. Montullé, troisième vice-président, fait dorénavant figure de chef de l'opposition de droite. Il recueille cependant 22 voix, ce qui témoigne de l'esprit « républicain » que fait régner le président du conseil général au sein de l'assemblée4.
9Pendant cette première période, Pierre Mendès France dispose donc d'une réelle autorité politique et morale pour s'attaquer aux graves problèmes auxquels est confronté le département. Et il le fait avec ses qualités de rigueur et de méthode habituelles. Son premier souci est ne pas se laisser enfermer dans des querelles partisanes. Il recherche constamment par la délibération, le débat, l'accord le meilleur sur les questions essentielles. Entre 1945 et 1950, ses discours de président, tout comme ses professions de foi, ne font apparaître que fugacement des allusions aux problèmes nationaux. C'est seulement en 1951 qu'il appelle « à des solutions claires et courageuses pour remettre de l'ordre dans la maison », mais la situation locale est tendue et c'est la période de son retour sur la scène nationale à propos du problème indochinois. Au contraire, dès 1945, il affirme « qu'élu d'une majorité politique, il sera évidemment dans l'exercice de ces fonctions, un arbitre impartial, objectif, loyal de toutes les tendances de toutes les thèses présentées pendant les travaux5 ». Il propose même, si nécessaire, pendant certaines séances, des votes par paragraphes pour rechercher le meilleur consensus sur les textes soumis au vote.
10Il est très attentif aussi à ne pas noyer les décisions et les débats importants sous une inflation de voeux, surtout s'ils ont des implications financières, et en ce cas il impose qu'ils soient d'abord examinés par la commission des finances et chiffrés. Il insiste pour qu'ils soient déposés à l'avance et non directement en séance, mais il n'exerce pas de censure sur leur contenu, quelquefois pittoresque ou anecdotique. D'ailleurs, le 22 septembre 1947, il rappelle fermement à ses collègues qu'« en matière de voeux, nous avons fait très largement notre devoir dans le passé, nous pouvons par conséquent en réduire le nombre au cours de cette session ». Car les sessions sont relativement courtes, et le président du conseil général sou-haite consacrer le maximum de temps aux problèmes urgents et à l'élaboration du budget qui s'avère difficile à « boucler » en raison des dossiers prioritaires concernant essentiellement les opérations de reconstruction dans le département.
Reconstruire en restaurant les finances
11Certes, le conseil général s'occupe de questions fort diverses, qui vont des stocks de chaussures à répartir, au retour de l'ancien évêché au diocèse, alors que la trésorerie départementale y a été installée en 1944 — ce problème est réglé en 1946. Mais l'effort se concentre sur deux dossiers urgents pesant lourdement pour les finances départementales : la reconstruction et l'assistance sociale.
12Le département a pris en charge les deux tiers des coûts incombant aux communes, de façon, comme dans le domaine de la voirie, à soulager leurs budgets grevés par les reconstructions d'urgence (80 % du bâti est détruit dans la commune de Martot, la plus touchée). Il participe aux prêts consentis aux particuliers en liaison avec les dispositions nationales en la matière, mais, surtout, il doit assurer la reconstruction, les réparations et l'entretien de son propre patrimoine, qu'il s'agisse des ponts, des routes, des écluses ou des bâtiments administratifs : préfecture, cité administrative — celle d'Evreux sera la seconde opération menée à terme, dès 1950, après Saint-Lô et avant Marseille ou Rennes —, tribunaux, casernes de pompiers ou de gendarmerie, équipements scolaires.
13Chaque année, un programme d'investissement est voté, comportant le suivi d'opérations en cours et l'ouverture de nouveaux chantiers en fonction des urgences et des ressources disponibles. En 1949, 50 millions sont consacrés au patrimoine, 81 à la reconstruction, 65 aux chemins, 4 aux subventions aux HBM. L'ensemble des opérations est détaillé dans les rap-ports annuels du préfet, joints aux procès-verbaux de chaque session, dont il serait fastidieux d'énumérer tous les dossiers traités pendant une aussi longue période ! En 1949, un premier bilan partiel est communiqué à l'assemblée : 30 % des logements, 50 % des bâtiments industriels sont reconstruits, 450 kilomètres de voirie remis en état, ainsi que la majorité des ponts et des écluses. En matière scolaire, 10 groupes scolaires ont été construits ou reconstruits, 214 écoles rurales, 85 logements d'instituteurs. Ces quelques chiffres permettent de comprendre la situation particulière des départements qui, comme l'Eure, ont subi les plus gros dégâts lors de la reconquête du territoire national.
14Bien qu'il ne s'agisse pas stricto sensu d'un patrimoine départemental, on ne saurait passer sous silence la renaissance de l'abbaye du Bec-Hellouin, à laquelle Pierre Mendès France consacre ses efforts6. Découvrant l'état catastrophique de ses bâtiments, il fait classer le site, avec l'aide d'Edouard Herriot, en tant que monument historique. En 1947, après le changement de la tutelle, passant du ministère des Armées à celui des Beaux-Arts, et les premiers travaux d'urgence, la communauté bénédictine dirigée par le R.P. Dom Grammont peut s'y installer, avec pour mission de redonner vie à l'abbaye, mais aussi d'en faire un centre culturel franco-anglo-canadien. Pierre Mendès France rappelle devant le conseil général son souhait qu'elle soit accessible aux touristes — ce ne fut pas le cas pour la Grande Chartreuse — et l'importance d'un contrôle architectural et esthétique régulier des Beaux-Arts. L'opération n'a pas d'incidence sur le budget départemental, mais le président manifeste ici, comme dans ses professions de foi, le souci de conservation du patrimoine local et du développement touristique de la région.
15Autre domaine « dévoreur » de crédits : les dépenses d'assistance sociale. En 1945, leur poids est équivalent à celui de la vicinalité. En un an, de 1945 à 1946, ce poste passe de 75 à 120 millions ; il augmente de 50 % en 1947. Les ressources sont affectées en priorité aux dossiers consacrés aux enfants et aux vieillards. En faveur des enfants, par exemple, le département mène une politique de développement de colonies de vacances, à l'île de Ré, en Savoie, dans le Jura, en Normandie — 2 500 colons en bénéficient en 1950 —, colonies que le président et ses collègues visitent régulièrement.
16Sachant que le département fait « plus que sa part » dans ce secteur, selon son expression, le président du conseil général demande en conséquence aux maires, et par compensation, de diminuer les centimes communaux, même si, dit-il, « la situation est difficile pour toutes les collectivités ». Il est obligé, encore en 1950, de rappeler que le barème de subvention aux communes, dans le domaine de la solidarité, est très supérieur à ceux des départements voisins. Malgré diverses mesures, comme la nomination d'un médecin contrôleur des hospitalisations — permettant une économie de 50 millions —, ce budget représente 550 millions en 1949. Au total, en six ans, la part des dépenses d'assistance sera passée du quart au tiers du budget total.
17Face à ces charges considérables, la gestion financière est particulièrement délicate, d'autant que Pierre Mendès France souhaite n'exiger des contribuables que la part la plus justement calculée en raison du contexte social. Il combine emprunts, par moments indispensables, ajustement annuel précis des centimes départementaux pour ne pas dépasser des capacités d'emprunt raisonnables7, et économies, avec notamment une diminution de 86 personnes de l'effectif du personnel départemental — mais, en compensation, création d'un statut pour les auxiliaires et augmentation des salaires les plus faibles. Le budget comporte d'ailleurs une ligne « moyen d'équilibre à réaliser en cours d'exercice » qui permet au préfet d'y affecter les subventions nationales complémentaires, lui permettant d'honorer sa signature. Cette ligne est supprimée en 1949. Enfin, en 1950, l'augmentation des centimes est stoppée. Et, pour la première fois, le rapporteur général du budget, Augustin Azémia, peut présenter un budget réellement en équilibre. Il comporte, entre autres, une subvention de 2,5 millions (soit une part de 45 %) destinée à la distribution d'un cinquième de litre de lait par jour aux élèves des écoles du département ! Constamment, le président adjure ses collègues d'être soucieux de rigueur budgétaire, de trouver des économies face aux dépenses incompressibles, de faire des choix au sein des fortes contraintes qui leur sont imposées « sans nouveaux sacrifices pour les contribuables ». Il bénéficie du soutien sans faille du préfet Chopin dans cette action d'assainissement, menée tout en assurant les charges urgentes de reconstruction.
18L'ambiance conviviale et le travail collectif, dans un esprit impartial et républicain, ont été la règle commune pendant ce premier mandat du conseil général. Les élections cantonales de 1951, moment où la droite se ressaisit et où le RPF est à son apogée, modifient cette atmosphère relativement consensuelle et réduisent la marge de manoeuvre du président sortant.
Se maintenir, aménager, moderniser
Le retour des clivages politiques
19Le renouvellement partiel de 1949 avait constitué un signal d'alarme. Lorsque s'ouvre la session d'octobre 1951, le nouveau conseil général est marqué par un rééquilibrage vers la droite. La gauche, depuis 1949, a perdu quatre cantons ; les indépendants et le RPF, qui en gagne trois, en comptent six de plus. Droite et gauche sont donc à égalité de sièges.
20L'élection du président est tendue. Au moment où elle a lieu, le comte de Boury est absent, il arrivera en retard ! Il s'agit du vieil adversaire de droite de Mendès France à Amfreville. Les deux hommes, malgré leurs divergences, se portent une estime personnelle et d'aucuns avanceront plus tard que ce retard fut volontaire, mais rien ne le prouvera. 35 votes sont donc décomptés au lieu de 36. Pierre Mendès France recueille 18 voix contre 17 allant à Raymond de Montullé, candidat officiellement désigné de la droite et vice-président sortant. Seul un modéré, Duguay, s'est rallié à titre personnel à Pierre Mendès France — il rejoindra ensuite les rangs des radicaux.
21Le coup est sévère ! Cependant, Pierre Mendès France, fair-play, commence par se réjouir, lui qui est « féministe » et l'a prouvé depuis 1936 à Louviers, de l'entrée au conseil de trois femmes, dont deux RPF : Madame Lambert, qui a battu Augustin Azémia à Évreux ; Mademoiselle Dugué Mac Carthy, maire de Saint-Étienne-du-Vauvray et victorieuse de son vieil ami Auguste Fromentin ; Madame de Levis-Mirepoix, plus modérée, qui remplace son mari, conseiller de Montfort, récemment décédé. Prenant acte de la nouvelle situation, il propose la création d'une quatrième vice-présidence, destinée à équilibrer la représentation des courants, et il présente ses candidats, Damoiseau et Prévet. Gustave Héon se présente aussi. La droite soutient deux candidats. Ces cinq candidats recueillent : Montullé (indépendant), 27 voix (soit une partie des votes républicains de gauche) ; Jean de Broglie (RPF), 20 voix ; Héon, 19 voix ; Damoiseau et Prévet (radicaux) sont à égalité avec 18 voix. Le premier des ex oequo est élu au bénéfice de l'âge. Prévet garde finalement la présidence de la commission départementale, cependant qu'en compensation, la fonction de rapporteur du budget est confiée à Guy de Milleville, qui s'en acquittera jusqu'en 1958, en très bonne intelligence avec le président.
22Pierre Mendès France, quelque peu déstabilisé par l'attitude offensive de ses opposants, déclare après une suspension de séance que « la décision qui vient d'être prise et qui ne répond pas à l'appel que j'avais fait, semble marquer que le président du conseil général ne dispose pas dans cette assemblée de l'autorité et de la confiance nécessaires à l'exécution de sa tâche ». Après l'élection des secrétaires, Madame de Levis-Mirepoix et le docteur Guilbaud, qui garderont cette fonction jusqu'en 1958, il reprend la parole pour préciser : « nous ne devrions jamais oublier ce qui nous est commun et notre devoir de cordiale collaboration. MM. de Levis-Mirepoix et Maireau, décédés, ignoraient le sectarisme et la haine ; pour la première fois, nous ne sommes pas d'accord ! » Il se déclare prêt à se retirer, « s'il n'existe pas cet esprit habituel de collaboration et cette volonté de surmonter les préférences politiques au profit du bien commun du département ».
23Ce discours manifeste à quel point la tension est réelle. Pierre Mendès France se trouve à nouveau contré, lors de la répartition en commission — traditionnellement faite à l'amiable et avec priorité de choix pour les anciens conseillers —, par Georges Bernard qui l'apostrophe en débutant son intervention par l'expression « nous ne pouvons pas ». Le président l'interrompt : « Au nom de qui parlez-vous ? Vous vous disiez récemment membre du RGR ! Avez-vous changé de parti ? » Ce vif échange inaugure une période de tension, surtout perceptible à chaque élection annuelle. Elle traduit la disparition du consensus républicain et réintroduit dans la vie de l'assemblée les enjeux nationaux et des clivages politiques nettement marqués. D'ailleurs, dès cette séance, Pierre Mendès France n'hésite plus, sortant de sa neutralité habituelle, à évoquer les problèmes de l'heure, les difficultés « parce que l'on a voulu tout faire en même temps sans choisir entre un ensemble de besoins considérables, dans un contexte de dégradation de la monnaie ».
24En 1952, son élection est acquise par 22 voix et 12 votes blancs, et le renouvellement des vice-présidences et secrétariats équilibré manifeste un certain apaisement. Les années suivantes, ses scores sont variables. En 1953, il obtient 21 voix sur 33, en 1954, 25 voix. Sa marge se réduit en 1956 (20 voix) ; en 1957, il rassemble seulement 18 voix sur son nom8. En avril 1958, Montullé obtenant 10 voix, il n'est réélu qu'avec 20 voix. Son vice-président, A. Azémia, qui a retrouvé son siège d'Évreux, ne passe qu'avec 16 voix au second tour de scrutin. Pendant huit ans, il est donc en situation incertaine à chaque renouvellement.
25Malgré tout, le travail départemental continue. L'assemblée connaît quelques moments de convivialité : lors du centenaire de la présence de la famille de Boury à l'assemblée départementale ; en 1955, lors de l'hommage au préfet Chopin pour sa Légion d'honneur ; lors de l'accueil de son successeur, Pierre Damelon, qui souligne à quel point « il est infiniment agréable et flatteur de travailler auprès d'un homme d'État tel que vous et dont la réputation n'est plus à faire sur aucun terrain », avant d'évoquer pour ce premier discours l'histoire du département9. Autre moment symbolique : en tant que président du Conseil, avant l'ouverture de la session normale, il s'adresse à ses collègues de l'assemblée départementale, le 4 octobre 1954, évoquant « notre petite patrie, notre département » et confie à ses collègues : « Je suis comme Antée, reprenant force et courage avec vous, représentants du département de l'Eure, origine des mandats qui m'ont été confiés, de la confiance dont je suis si ému et si fier ». Émotion aussi, au gré des sessions dues aux disparitions de certains qui le touchent de près, comme Octave Bonnel son vieil ami, conseiller du Neubourg, du doyen d'âge Mesnil, qui durant des années ouvrait la session par son discours traditionnel sur le département, souhaitant même, pour Pierre Mendès France, en 1949, une présidence à perpétuité !
L'aménagement et la modernisation du département
26Certes, le budget départemental est en équilibre depuis 1950, mais les questions financières restent sensibles, d'autant que les opérations de reconstruction continuent et que la modernisation ou l'extension des équipements publics absorbent une part importante des investissements.
27Dès 1952, le conseil général se penche sur l'intensification de réseaux téléphoniques, dont le directeur régional des Télécommunications, devant l'assemblée, chiffre le coût à 105 millions pour l'Eure. Électrification et adductions d'eau en milieu rural sont des dossiers prioritairement financés. Un comité départemental pour l'habitat rural a été créé et reçoit des aides, pour ne pas trop pénaliser les zones rurales face aux besoins urbains qui ont été traités en premier rang. Le collège technique Modeste Leroy, l'école normale de garçons, le préventorium de Saint-Georges-Motel, le lycée Aristide Briand — que le département finance à hauteur de 14 % — constituent des opérations immobilières d'envergure, tout comme la nouvelle préfecture qui complète la cité administrative. La construction de piscines est en cours à Bernay, Évreux, Vernon10.
28En 1952, le budget s'élève à 2 884 millions. C'est une année de stabilisation et de pause car le président considère que « dans certains domaines, assistance, adductions d'eau, nous faisons beaucoup plus que d'autres. Le résultat, c'est que dans d'autres domaines, nous sommes obligés d'en faire un peu moins [ne pouvant] faire partout plus que les autres ». Cependant, le département soutient la création d'un service de prématurés à l'hôpital d'Évreux. En 1953, des centimes supplémentaires sont votés, après trois ans de « résistance ». Il est vrai que 20 % du budget est consacré à la voirie, charge incompressible. Dans le domaine de l'assistance, l'Eure est au dixième rang des départements. Le remembrement a été mené énergiquement, l'Eure est un des premiers départements remembrés. L'exposition Dix ans de remembrement rural, en 1954 à Coudres, soutenue par le département, et inaugurée par le président du Conseil, ès qualités, en témoigne. La mise en place de la loi Barangé, en 1952, a conduit le département à confier un quart de l'allocation nationale annuelle à la commission départementale, somme destinée à faire face aux dépenses scolaires urgentes. Le département finance à 100 % les achats de projecteurs et films scolaires à usage intercommunal et crée un dépôt de films éducatifs à Évreux.
29En 1955, le préfet Damelon, lors de la session, commente les rangs de classement de l'Eure : 44e pour la population, 8e pour le nombre de communes, 5e pour le réseau des chemins vicinaux, il se classe au 43e rang pour la dépense par habitant, au 48e pour la dette, mais au 9e pour les charges d'assistance et au 44e pour l'aide sociale et médicale, chiffres significatifs en regard de ses contraintes propres.
30En outre, Pierre Mendès France « n'oublie jamais à Paris, qu'il est le président de l'assemblée départementale », comme le note un de ces collègues. Cette « activité » vaudra à Guy de Milleville d'entendre une réflexion « aigre-douce » d'André Marie, son homologue de Seine-Maritime, sur sa capacité à obtenir des subventions pour son département11.
31Lorsqu'arrive, au printemps 1958, le renouvellement cantonal, auquel est soumis le président sortant, la composition du conseil général a donc été largement modifiée, au gré des scrutins, non renouvellements ou disparitions depuis 1945, date de son premier mandat de président. La reconstruction est achevée, la modernisation des équipements engagée, le budget stabilisé depuis plusieurs années. Malgré une campagne très agitée dans son canton, en raison de ses positions sur l'Algérie, émaillée d'insultes, de tracts violents, de bagarres — on lui oppose même un candidat originaire d'Algérie —, Pierre Mendès France est réélu avec presque 54 % des voix, comme en 1951. Il retrouve sa présidence à une courte majorité.
32Les événements nationaux au cours de l'année « renforcent » son opposition au nouveau régime, incarné par de Gaulle, et cette opposition pèse finalement plus que l'action persévérante et continue menée au niveau local et départemental dans les décisions des électeurs de la circonscription de Louviers. Prenant acte de sa défaite aux législatives, le 23 novembre, Pierre Mendès France démissionne immédiatement de sa fonction de maire de Louviers. Reste le conseil général. L'urgence d'une décision est moindre puisqu'en raison des scrutins nationaux, la session d'automne a été repoussée au 15 décembre.
33Mais très vite, Pierre Mendès France analyse lucidement la situation dans une lettre adressée à son suppléant aux législatives et ami, Gilbert Martin : « il y a parmi ceux qui [me] soutenaient, des hommes susceptibles d'être influencés par la vague qui déferle actuellement, plus je réfléchis, plus je suis persuadé que je dois quitter le conseil général, et dès samedi, je voudrais organiser la suite, comme je l'ai fait à la mairie de Louviers et j'enrage à l'idée qu'avec 21 voix républicaines, nous risquons d'avoir un président du conseil général de droite12 ». Lors de la séance inaugurale, le 15 décembre, et après avoir confirmé la démission du président au préfet de l'Eure13, Gaston Alleaume, le doyen d'âge de l'assemblée, rend hommage à Pierre Mendès France qui, « avec autorité, efficacité et impartialité, a donné le meilleur de son intelligence, de son travail, de sa volonté, pour la prospérité du département14 ». Il fait procéder à l'élection de son successeur. Sur la base de 35 votants et 34 exprimés, Gustave Héon est élu par 18 voix contre 15 à Milleville, candidat de la droite — Jean de Broglie ne s'est pas présenté à ce scrutin délicat. Le président sortant a fait le choix d'un candidat « charnière » modéré, pour assurer, sans rupture véritable à ce moment, la continuité de son action, candidat qui par son « profil » peut barrer la route à la droite et singulièrement au gaullisme départemental, incarné par Jean de Broglie, qui le battra en un affrontement direct à Évreux en 1962. La décision a été mûrie, et même s'agissant des vice-présidences et des secrétariats, les alliés de Pierre Mendès France gardent la majorité. Duguay, Azémia et Damoiseau sont réélus contre le docteur Guilbaud. Le conseil général de l'Eure reste républicain, et c'est cela l'essentiel pour Pierre Mendès France, au moment où il abandonne tous les mandats qu'il a conquis et maintenus pendant trente années de vie politique dans l'Eure.
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34Pierre Mendès France a marqué profondément la vie du département pendant toute la période de la IVe République. Grâce à lui, la reconstruction, la modernisation du département ont été menées avec rigueur et efficacité dans le souci permanent de « faire oeuvre administrative en dehors de toute préoccupation politique et sans sectarisme », selon les termes de sa profession de foi de 1951. Son influence fut telle que le préfet Chopin lui-même, inaugurant le nouveau tribunal des Andelys, soulignait que « rien ne peut se faire dans ce département sans monsieur Mendès France » !
35Cette action de longue durée illustre la vision « mendésienne » de la responsabilité de l'homme politique au service de l'intérêt public, privilégiant une démocratie délibérative respectueuse de ses adversaires, la rigueur financière, une vision moderne et prospective des problèmes économiques et sociaux et le souci de l'aménagement du département. Il aura, à la tête du département de l'Eure, bénéficié du temps qui lui a manqué sur le plan des responsabilités nationales. C'est en cela que ce long mandat est significatif de la cohérence et de la continuité de sa pensée et de son action. Même un de ses adversaires déclarés de cette période, Bonnissent, directeur de L'Impartial des Andelys, reconnaissait « qu'il possédait au plus haut point, deux qualités majeures : l'intelligence et la puissance de travail » ; au-delà des haines et des louanges adressées à une personnalité qui ne laissait personne indifférent, « bien rares sont ceux, ajoutait-il, qui lui dénient ses qualités et son talent15 ». Il sut les mettre au service d'un département qui s'en souvient et lui rend hommage aujourd'hui.
Notes de bas de page
1 Entretien avec l'auteur.
2 Aux législatives de 1951, la SFIO est finalement contrainte de s'apparenter à la liste de Pierre Mendès France, ce qui ne pose aucun problème, mais aussi avec une liste modérée. À Augustin Azémia, réticent jusqu'au dernier moment, Pierre Mendès France confie : « Vous savez, mon cher Azémia, en politique, la reconnaissance, ça n'existe pas ».
3 René Mayer choisit de se faire élire en Algérie en 1947, l'expérience de 1945 lui ayant fait comprendre que face à Pierre Mendès France, et appartenant au même parti, sa carrière contre celui-ci était compromise.
4 C'est en 1950 que l'Union des Maires et Élus du département est créée, avec un bureau par canton. Pierre Mendès France la préside jusqu'en mars 1958, date à laquelle la droite lui oppose, victorieusement, le maire de Bourg-Beaudoin, Monneyron. Une défaite qui en annonce d'autres en cette année 1958 !
5 Lors d'un débat sur les bouilleurs de cru, le 18 novembre 1945, il ne prend pas la parole. Lors d'un débat sur les bouilleurs de cru, le 18 novembre 1945, il ne prend pas la parole.
6 Lors de la disparition de Pierre Mendès France, le Bulletin des Amis du Bec Hellouin, lui rendra hommage.
7 Mais la valeur du centime entre 1945 et 1946abaissé, d'où l'écart important : 1945 : 1 195 ; 1946 : 2356 ; 1947 :2845.
8 Il est d'ailleurs absent, retenu au chevet de son père mourant.
9 Procès-verbal du conseil général, 26 avril 1954. Pierre Mendès France a, de son côté, évoqué ses prédécesseurs dans son discours du 28 septembre 1953.
10 Pierre Mendès France s'oppose à un classement plus favorable pour celle de Louviers que celui qui a été décidé collectivement (témoignage de Paul Astégiani, secrétaire général de Louviers).
11 Témoignage à l'auteur.
12 Lettre du 3 décembre 1958, communiquée à l'auteur par Paul Martin.
13 Le préfet Damelon est déjà remplacé par M. Séverie.
14 Procès-verbal de la séance du 15 décembre 1958.
15 L'Impartial des Andelys, n° 25, 1954.
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