Témoignage
p. 245-248
Note de l’auteur
La totalité de ce témoignage est audible sur la webTV de l’université de Poitiers, à l’adresse suivante : [https://uptv.univ-poitiers.fr/program/francois-mitterrand-et-les-territoires-sensibilite-et-pouvoirs/video/43441/representations-et-mises-en-scene-des-territoires-table-ronde-n2-et-cloture-du-colloque/index.html].
Texte intégral
1Mon vécu vient parfois confirmer, parfois infirmer l’analyse des historiens. C’est particulièrement le cas pour Solutré. Au-delà des nombreuses interprétations, je peux par exemple témoigner de l’origine de ce rendez-vous qui est d’abord familial. Comme on le sait, mes grands-parents maternels, après avoir été révoqués par Vichy du collège de Villefranche-sur-Saône, ont passé la guerre dans leur maison de Cluny où ils étaient en contact avec la Résistance. La maison Gouze (Romada) a ainsi hébergé Henri Frenay et Berty Albrecht du réseau Combat, puis, accueilli début 1944, François Mitterrand qui avait rencontré Danielle à Paris par l’intermédiaire de sa sœur Christine – Gouze Rénal, membre du réseau de mon père. Après la Libération, le frère de maman, Roger Gouze, a fait découvrir à mon père le pays lamartinien, en Mâconnais voisin. Cette balade en terre lamartinienne, où l’on parlait paysage, histoire, littérature, architecture, etc., se terminait par la roche de Solutré. C’est de cette façon qu’elle est devenue, à partir de 1946, un rendez-vous avec la famille Gouze, auquel se sont toujours joints des amis de la Résistance, puis à partir des années 1960, des amis de la vie politique. Il fallait trouver un temps où chacun pouvait se rendre disponible. Pour Solutré, ce fut longtemps Pâques mais du fait d’une météo capricieuse, ce fut ensuite la Pentecôte. Rien de métaphysique dans ce choix, ni de volonté de célébrer l’esprit de la Résistance pour faire oublier les soi-disant errements vichystes ! Pour François Mitterrand, il s’agissait d’un temps de partage familial et amical. Étant donné les activités de chacun, et les siennes en particulier, il importait de fixer une date annuelle, récurrente, ayant fonction de repère pour un rendez-vous, et quasi valeur d’engagement pour être sûr de pouvoir se retrouver. Un rite si l’on veut. Mais ni un rituel, ni un cérémonial, ni un pèlerinage qui sous-entendraient d’autres fondements. C’était comme cela que nous fonctionnions tout au long de l’année pour préserver nos différents moments plus intimes.
2Lorsqu’il est devenu président de la République, le rendez-vous a connu quelques évolutions, ne serait-ce que par la présence des services de sécurité et de la presse qui en ont nécessairement modifié la nature. François Mitterrand ne pouvait échapper à ces obligations et s’y prêtait de bonne grâce. La montée médiatique de la Roche, suivie d’un entretien avec la presse, devenait alors un moment étranger au rite originel. La famille était certes associée à l’événement, sauf à choisir d’elle-même de ne pas l’être, par exemple en faisant l’ascension de la Roche une heure avant l’ascension officielle… Une fois, même, pour signifier que l’emballement médiatique avait ses limites, nous avons tous ensemble et tous complices, avec le Président, gravi la roche de Vergisson, située à côté de celle de Solutré. Les journalistes présents pour couvrir l’événement étaient furieux ! Le rapport de François Mitterrand à ce site perdura durant 50 ans, bien davantage que les quatorze ascensions publiques de cette Roche sujettes à bien des exégèses !
3Au-delà des lieux emblématiques, François Mitterrand entretenait des rapports étroits avec de nombreux territoires. Louis Mexandeau aurait pu témoigner de ses liens avec la Normandie. Michel Charasse aurait pu évoquer les parties de pêche du lac Chauvet, car le Puy-de-Dôme fait aussi partie de sa géographie personnelle. Il s’imprégnait de bien d’autres lieux à forte évocation, souvenirs personnels ou propices à un dialogue intérieur. Le point commun de tous ces territoires, c’est indubitablement l’amour que François Mitterrand portait à la géographie comme à l’histoire, de même qu’à ce qu’ils exhalent de sérénité. Quand mon frère et moi étions enfants, il n’était pas rare qu’il nous rejoigne dans notre chambre pour jouer à nous interroger, carte murale de la France physique à l’appui. Nous devions alors localiser les sites qu’il désignait : la Puisaye, la forêt de la Woëvre, la pointe de la Coubre, le cap Gris-Nez… Nous étions incollables. Et, bien plus tard, lorsque je l’accompagnais dans ses déplacements en avion ou en hélicoptère, nous vérifiions par le hublot que les différents sites survolés étaient bien conformes à ceux précédemment repérés sur la carte.
4Était-il pour autant un nomade, au sens « partout chez lui » mais finalement de nulle part ? Au-delà de sa connaissance profonde du territoire, il y a ses lieux intimes – ceux des racines et de l’enfance qui vont toutefois plus loin que la seule Saintonge car nous avions des grands-parents qui avaient vécu à Limoges, ou en Sologne, ou en Berry, ou en Bretagne, et d’autres à côté d’Aubeterre, à la lisière de la Charente et du Périgord. Par son mariage et la vie politique, il se rattache ensuite à la Bourgogne, ce qui était une manière de réunifier l’histoire des Armagnacs et des Bourguignons !
5Enfin, il y a les Landes. Au départ, mon père souhaitait passer ses vacances à l’île de Ré ne concevant la côte Atlantique qu’aunisienne ou saintongeaise comme lorsqu’il était enfant. Mais après un été particulièrement pluvieux, ma mère chercha un autre lieu de villégiature. C’est sa sœur qui l’oriente vers Hossegor où les Mitterrand louent finalement une grande villa avec Georges Beauchamp en 1950. François Mitterrand se plaît à Hossegor et a souhaité y revenir les étés suivants. En 1965, le maire de Moliets lui fait découvrir Latche qui appartenait alors au baron Etchegoyen. Il tombe sous le charme de cette maison de gemmeur et de sa bergerie mais l’acquisition ne fut pas simple car, entre le compromis de vente de la maison et la signature de l’achat, le propriétaire lui reprocha sa candidature contre de Gaulle à l’élection présidentielle. Etchegoyen ne put s’opposer à la vente de la maison, mais refusa toute nouvelle transaction sur le terrain alentour. François Mitterrand y a néanmoins pris racine et, avec le temps, façonné sa clairière. Il y avait chez lui cette jubilation d’appartenir à cette terre plutôt que de la posséder. C’était pour lui, non pas un refuge ou un repli sur soi, mais un espace d’évasion, de ressourcement, de partage familial et amical. C’était aussi une table ouverte où il avait plaisir à recevoir des écrivains, journalistes, scientifiques, politiques, et personnalités internationales tels Olof Palme, Mario Suarez, Felipe Gonzales, Willy Brandt, Helmut Schmidt, Helmut Kohl, Shimon Perez, Mikhaïl Gorbatchev, etc. La famille n’était pas exclue de ces moments de convivialité qui se déroulaient sans protocole. François Mitterrand croyait fermement à la relation personnelle qui fonde les actes politiques. C’était donc une façon informelle de faire de la politique.
6Latche et Solutré ont fait partie de ces lieux où il avait la possibilité de faire se rencontrer les sphères intimes et politiques qui faisaient son unité personnelle.
Auteur
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