Chapitre IX. Une marche vers la liberté
p. 319-336
Texte intégral
Du travail au savoir-faire
1Comme évoqué en introduction, les habitations caféières sont érigées en Martinique à une période où les structures économiques, sociales et politiques sont établies depuis plus de quatre décennies. Jacques Petitjean Roget situe la période de formation de la société d’habitation entre 1635 et 16851. Ainsi l’essor de l’exploitation caféière s’est appuyé sur le travail des masses laborieuses déportées d’Afrique.
2À l’instar de la roulaison sur les habitations sucreries, la cueillette au sein des caféières correspondait à une période difficile et lourde en charges. Sainte-Croix est un des seuls contemporains à avoir retracé la manière dont était cultivé le café à la Martinique dans la deuxième décennie du xixe siècle. Celui-ci constate « qu’il faut de deux à trois nègres pour entretenir un carré de café, et qu’il en faut cinq pour le cueillir2 ».
3La vérification de ces données n’a été possible que par l’intermédiaire des sources notariales qui ont permis d’évaluer le nombre d’esclaves possédé par habitation. Le dépouillement exhaustif de deux périodes esclavagistes (1776-1786 et 1816-1826) a recensé 847 actes décrivant une habitation caféière. Sur ce nombre, seuls 321 actes précisent la présence d’esclaves. Est-ce à dire qu’aucun esclave n’était attaché à 62 % des habitations caféières recensées ? On ne peut sans risque d’erreurs avancer d’explications quant aux raisons de l’existence d’une grande majorité d’habitations vendues sans esclave, mais ce constat pousse au questionnement. Plusieurs pistes peuvent être envisagées :
La vente des esclaves a-t-elle été négociée avant celle de l’habitation sur les marchés locaux afin d’en obtenir un meilleur prix ?
Ces cas concernent-ils les habitations qui ne se chargeaient pas de la bonification du café, la cueillette étant effectuée par une main-d’œuvre locative ponctuelle ?
La petitesse des ateliers a-t-elle incité le maître à garder sa main-d’œuvre pour assurer sa reconversion ?
Existe-t-il des habitations fonctionnant sur un système familial autosuffisant (sans recours à une main-d’œuvre esclave) commun au sein de la paysannerie européenne ?
4Ce grand nombre de propriétés vendues sans esclave contraste fortement avec les sucreries dont la vente était difficilement envisageable sans atelier par nature attaché à l’habitation.
5Les habitations pour lesquelles les esclaves sont précisés permettent néanmoins un calcul des effectifs moyens des caféières pourvues de main-d’œuvre. L’échantillon de 4 531 esclaves recensés donne alors une moyenne de 15 esclaves par habitation entre 1776 et 1786, et 14 entre 1816 et 1826.
6Au regard des quatre carrés de café cultivés en moyenne par habitation, on obtient un nombre moyen de quatre esclaves nécessaires à l’exploitation d’un carré de café. Ce nombre ne change pas vraiment d’une période à l’autre, alors même qu’on assiste à une diminution considérable du nombre moyen d’arbres plantés par carré de terre : 1 490 pieds entre 1776 et 1786, 1 100 entre 1816 et 1826 et 305 par hectare (soit 0,8 carré) entre 1856 et 1866. David Geggus3 évalue à trois le nombre d’esclaves nécessaires à la culture d’un carré de café à Saint-Domingue. On peut donc conclure que le travail des esclaves caféiers était moins éprouvant à la Martinique qu’à Saint-Domingue, puisque le même travail était fait par un plus grand nombre.
7Le nombre d’esclaves nécessaires à l’exploitation d’un carré de café paraît également élevé au regard de celui nécessaire à un carré de cannes. En effet, entre 1770 et 1789, l’habitation sucrière utilise en moyenne une cinquantaine d’esclaves4 pour une quarantaine de carrés de cannes5, soit environ un esclave par carré de cannes. À Saint-Domingue, Jacques de Cauna a calculé que deux esclaves étaient nécessaires pour l’exploitation d’un carré de cannes dans le nord de l’île6. Ainsi, la charge de travail incombant aux esclaves des sucreries de superficie moyenne de la Martinique devait être plus lourde que celle des esclaves des grandes sucreries de Saint-Domingue. Il n’y a donc pas de corrélation entre la taille d’une habitation et la charge de travail donnée aux esclaves.
8Au cours des années 1830, la charge de travail des esclaves attachés aux sucreries semble s’alléger quelque peu grâce à une augmentation des effectifs : 70 individus en moyenne par habitation d’une quarantaine de carrés, soit presque deux individus par carré. Au sein des caféières, le nombre d’esclaves utilisé par carré de terre exploité reste inchangé. Ainsi quelles que soient la culture et l’île, la charge de travail incombant aux esclaves caféiers martiniquais est moins importante que celle des autres esclaves.
9Concernant les tâches effectuées, les sources ne font aucune distinction de genre dans leur attribution. Pourtant James Delle, archéologue spécialiste de la Jamaïque, précise :
« Under slavery, the planters demanded that men and women perform tasks specific to their gender7. »
10Et il ajoute que sur les habitations caféières la femme était chargée de l’essentiel de la récolte :
« When the list was drawn up, Monday’s gang contained 30 men et 52 women, suggesting that the bulk of the heaviest plantation work was done by women8. »
11Dans les ateliers étudiés, la différence entre les sexes n’est pas aussi marquée (51 % des effectifs sont féminins à la fin du xviiie siècle, 53 % au début du xixe siècle).
12Les descriptifs du travail sur les habitations caféières donnent certains détails intéressants quant aux techniques. Pour la cueillette, les esclaves sont munis de paniers de palmes ; la photographie d’une scène de récolte reproduite en annexe 10 donne un aperçu des techniques de cueillette à la Martinique. Les esclaves cueillent les baies quand elles sont rouge brun. Il s’agit alors pour eux d’un travail attentif et soigné qui nécessite dextérité et acuité visuelle notamment pour différencier les cerises brunes des vertes d’un seul coup d’œil. En effet, l’esclave doit être capable de récolter dans la journée l’équivalent d’un baril de café en cerises qui contient 160 à 180 livres pesant (80 à 90 kg). La minutie dans cette tâche est importante, il en va de la qualité et donc du prix du café… Pourtant les difficultés (ouragans, guerres, occupations) inhérentes à la vie dans les colonies forcent les habitants au pragmatisme. La rentabilité est souvent leur seule préoccupation face à aux incertitudes. Ainsi la recherche de profits immédiats porte à faire passer la qualité du café en second plan. Certaines sources déclarent que l’appât du gain et la rentabilité immédiate régissent les propriétaires caféiers. Ainsi, la récolte est décrite comme rapide et dépourvue d’attention :
« La célérité toujours mal entendue que les habitans veulent mettre pour la cueillette, leur a fait établir l’usage de taxer les nègres à ramasser chacun un baril de cerises par jour, sans considérer l’inégalité qu’il y a toujours dans les esclaves ; […] ils ménagent ni l’arbre ni le choix du café ; ils cueillent indistinctement vert et sec. C’est un vice commun, qui aporte avec lui tous les inconvéniens possibles. Quelques habitans veillent que leurs nègres n’agissent pas de cette manière ils gagnent en cela une meilleure qualité dans les cafés cueillis, et la préservation de leurs fruits pour la récolte prochaine9. »
13Qui dit temps, dit rentabilité or, les étapes de la manufacture du café sont longues et laborieuses et même les planteurs qui se veulent de bons conseillers nient la perte de qualité dans le cas d’une récolte anticipée. En effet, Laborie stipule dans ses conseils que :
« When the crop is urgent, the cherries may be gathered as soon as the yellow color begins to turn red. Such coffee may perhaps be less perfect in taste, but it does well at the mill; and I never perceived it to be different in the quality required at the market10. »
14Le café est vendu sous forme de café vert, seules les deux dernières étapes de la transformation restent à faire : la torréfaction et la mouture. Lorsque la cerise du café arrive à maturité, plusieurs étapes de transformation sont nécessaires avant que celui-ci ne parte sur les navires en partance pour la France. Un mémoire datant du xviiie siècle donne un aperçu du travail effectué par les esclaves, ainsi que les ustensiles et machines utilisés :
« on le ceuille lorsqu’il est d’un rouge foncé, et on le porte au moulin. Ce moulin est composé de deux rouleaux de bois garnis de lames de fer longs de dix huit pouces sur dix ou douze de diamètre, ils sont mobiles, et poule moyennement qu’on leur donne, ils s’approchent d’une troisième pièce immobile qu’on nomme machoire. En dessous des rouleaux est une crémie dans laquelle on met le caffé, qui tombant entre les rouleaux, et la machoire se dépouille de sa première peau, et se divise en deux parties dont il est composé, en sortant de cette machine, il tombe dans un crible de laiton incliné qui laisse passer la peau du grain à travers ses fils, tandis que le fruit tombe dans des paniers, d’où il est transporté dans un vaisseau plein d’eau, ou on le lave après quil a trempé une nuit. Quand la récolte est finie, et bien séchée, on remet le caffé dans une machine qu’on nomme moulin apiller, c’est une meule de bois qu’un mulet ou cheval fait tourner verticalement autour de son pivot. En passant sur le caffé sec il en enlève le parchemin qui n’est autre chose qu’une pellicule détachée de la graine a mesure que le caffé a séché débarrassé de son parchemin on le tire de ce moulin pour être vané dans un moulin a van, cette machine armée de quatre feuilles de fer blanc, posées sur une essieu et agitée avec beaucoup de force, et le van que font ces feuilles de fer blanc netoie le caffé de toutes les pellicules qui si trouvent melées en paille il est posé sur une table, ou lon separe à la main toutes les graines cassées, et les ordures qui pourraient encore restées. Apres ces opérations le caffé peut se vendre11 ».
15Certains vestiges de Saint-Domingue ont permis aux historiens d’appréhender les différentes tâches des esclaves caféiers. Jacques de Cauna en a précisé les principaux aspects12, d’ailleurs le manuel de Laborie décrit avec précisions les étapes de la transformation du café, différentes en fonction de l’habitation. On ne constate alors pas de différence notoire entre les techniques pratiquées à Saint-Domingue et à la Martinique. Seules les quantités de café transformées en modifiaient quelque peu les aspects, l’un tendant vers l’industriel, l’autre vers l’artisanal. Il semblerait que les différences de pratiques entre les îles soient minimes, seuls l’équipement correspondant aux moyens de l’habitant, ainsi que la charge de travail différaient d’une habitation à l’autre.
Le « jardin et la case à nègre », l’acceptation progressive de la propriété servile
16La pratique voulait qu’à la Martinique, le samedi soit accordé aux esclaves pour leur permettre d’exploiter un petit jardin à vivres. Dale Tomich explique que ce procédé évolue dans le temps et intègre la colonie dès le premier quart du xviie siècle avec l’arrivée des réfugiés allemands de Pernambuc. Les planteurs espéraient ainsi diminuer leurs dépenses et échapper à la préoccupation de la distribution des rations alimentaires. Malgré la proclamation du Code noir en 1685 et la succession de déclarations, édits, ordonnances, décrets qui s’y opposèrent, cette pratique se développe et avec le début du xixe siècle les instances sont obligées de la tolérer. Peu à peu, au cours de la première moitié du xixe siècle, le samedi libre est considéré par les autorités comme contribuant à l’harmonie sociale13.
17Que ce soit au début de la colonisation, ou à la fin du système esclavagiste, l’unique raison d’être de cet octroi consiste dans le bénéfice que les maîtres en retirent. Pour ces derniers, le temps accordé aux esclaves doit être rentabilisé d’une manière ou d’une autre. C’est pour cette raison que certains accordent beaucoup d’importance à ces espaces cultivés au moment de la vente de leur habitation. En effet, il n’est pas rare de rencontrer certains vendeurs qui suppriment de la vente à la fois les cases et les jardins des nègres. Un acte précise même que la « venderesse se réserve les jardins de ses nègres pendants 9 mois, la récolte de ce qui s’y trouve, plus la jouissance de 4 cases à nègres14 ». Les jardins des nègres sont donc de manière explicite des objets de rentabilité pour les maîtres qui y voient un moyen de faire des économies et parfois même une source de revenus.
18Les esclaves tirèrent rapidement parti de cet espace de liberté. Dale Tomich a mis en avant qu’:
« It [development of autonomous provision-ground cultivation and marketing] was the result of slaves adapting to the New World conditions and acquiring the skills and habits necessary to produce and market these crops15. »
19D’ailleurs, Michaël Levy précise que ces jardins ont constitué à Saint-Domingue « l’acte de naissance, à l’intérieur même du système esclavagiste, d’une paysannerie embryonnaire16 ». Le « jardin à nègres » constituait pour les esclaves, l’unique moyen de thésauriser grâce à la vente de légumes. Au-delà de cet aspect pécuniaire, il a donné aux esclaves un aperçu du sentiment de propriété. Selon D. Tomich, certains esclaves ont acheté ou loué, dans les hauteurs des mornes, des lopins de terre pour leurs cultures personnelles, révélant ainsi que « access to this property meant that the slaves’ consumption was no longer entirely dependent on the economic condition of the master17 ». Les « jardins à nègres » sont, peu à peu, devenus la propriété des esclaves, quels qu’ils soient : « they pass them on from father to son, from mother to daughter, and, if they do not have any children and its produce were passed on to their relatives18 ». Nul doute alors que les « jardins à nègres » ont constitué l’embryon des habitations vivrières qui pullulent dans les mornes de la colonie après l’abolition de l’esclavage.
20S’il a été mis en évidence que le jardin des esclaves leur avait apporté un début de propriété, l’étude de la « case à nègre » comme lieu de vie et attribut a été moins appréhendée. Certaines habitations possédant une main-d’œuvre sont vendues sans logement dévolu aux esclaves. Est-ce là la preuve que certains esclaves n’avaient pas de logement ? Aucune source ne témoigne en ce sens. Néanmois, Prosper Ève, sans néanmoins préciser sa source, explique que « le tiers des esclaves du Nord et de l’Est de l’île [Bourbon] couchent à la belle étoile. Cette situation est très fâcheuse, car elle entretient le désordre sur les habitations. L’esclave qui n’est pas logé ne s’attache pas à l’habitation19 ». Notons cependant que la proximité géographie de la Réunion et de l’Afrique permet un maintien plus aisé de la culture d’origine des esclaves. D’ailleurs, P. Ève explique la vétusté des cases en précisant « qu’en Afrique, en général, les souverains ne considèrent pas l’habitat comme la marque d’une majesté20 ».
21Dans le cas martiniquais, bien qu’aucun élément ne permette de nier l’existence d’esclaves attachés à une habitation, mais dépourvus de logement, les réalités paraissent quelque peu différentes. Certaines transactions précisent que les logements des esclaves ne font pas partie de la vente. En effet, le maître a pour obligation de fournir un logement à ses esclaves, la construction du logement coûte cher, mais lorsque la case est de facture légère l’attachement des vendeurs est plus difficilement compréhensible. Ceci amène à envisager l’éventualité d’une reconnaissance implicite de la part du maître du principe de propriété immobilière revenant à l’esclave. Celui-ci pourrait alors, au cas où il serait émancipé, partir avec sa case ou demeurer sur l’habitation au sein de sa case. Les Annales du Conseil souverain de la Martinique vont dans ce sens :
« Les articles X18 et X19 déclarent que les esclaves ne peuvent rien avoir qui ne soient à leur maître. Cette disposition est sage ; mais il est bien que les esclaves aient une propriété quelconque qu’ils puissent transmettre à leurs enfans. Cette idée excite en eux l’ambition de travailler, les captivent par l’attachement pour le petit bien-être qu’ils ont su se procurer. Le contraire seroit le sujet de la cause de leur désertion. Comment contenir un esclave qui ne possède rien ? En vain son maître se serviroit d’une force supérieure pour le contraindre à demeurer. Il restera tant qu’on le gardera à vue ; mais n’ayant rien à perdre, aussitôt qu’il le peut, il gagne les bois et les fers sont brisés21. »
22François-Auguste Perrinon, qui parcourt les quartiers ruraux de l’île entre juin et octobre 1848, témoigne de l’attachement des esclaves à leur lieu de naissance. Selon lui, les nouveaux libres répugnent à l’idée de quitter l’habitation où ils travaillent22. On tient là au discours inverse de celui tenu au lendemain de l’émancipation…
23Malheureusement, aucun mémoire sur la Martinique ne décrit le logement des esclaves des caféières, encore une fois toutes les descriptions portent exclusivement sur les sucreries. Jacques de Cauna décrit les cases à nègres d’une sucrerie qu’il a étudiée :
« Murs bousillés entre poteaux, légèrement crépis, toit de pailles de cannes, solage parfois, le tout construit par les charpentiers de l’habitation aux moindres frais. Les meilleures, celles des ouvriers, pouvaient être en bois23. »
24Les actes notariés dépouillés ne sont pas plus bavards. De vétuste facture, les logements des esclaves sont les derniers éléments décrits. Tous ne sont pas des « cases à nègres » individuelles, certains sont des bâtiments divisés en plusieurs compartiments : « bâtiments à nègre ». Sur 539 descriptions de bâtiments composant les habitations étudiées, seules 309 (soit 57 %) précisent l’existence de logements d’esclaves et sur ce nombre : 103 (33 %) bénéficient d’une description bien que succincte. Les informations sont de plusieurs types : le nombre de pièces, le type de couverture et/ou de construction, la longueur et/ou largeur de la case et l’état général des bâtiments. Ces informations ne sont jamais toutes données dans la même description, mais même parcimonieuses, elles permettent d’établir des constantes.
259 cases sont construites en totalité ou en partie en maçonnerie, 35 sont en bois, 16 en gaulettes (bois tressé parfois recouvert d’un torchis à base de sable, de chaux et d’eau additionnés à du fumier), 2 en bambous. Les descriptions témoignent d’une grande précarité : 12 d’entre elles sont présentées comme étant en mauvais état, 7 ont un sol en maçonnerie, mais, pour la plupart, l’intérieur est constitué d’un sol en terre battue. Quel que soit le type d’acte, le mobilier composant le logement des esclaves n’est jamais décrit. Et pour cause, il appartient aux esclaves en personne. Victor Schœlcher précise qu’au moment d’un décès, les biens des esclaves vont à leur famille la plus proche, voire à leurs amis, s’ils sont dépourvus de parenté24. La pratique s’écarte des préconisations du Code noir interdisant toute propriété à l’esclave. Les actes étudiés laissent transparaître une réalité similaire pour le logement des esclaves25. L’absence de logement d’esclaves dans les descriptions serait alors le résultat d’une reconnaissance du droit à la propriété de certains esclaves. Une fois la vente de l’habitation venue, les esclaves qui n’étaient pas vendus avec la propriété pouvaient alors la quitter en emportant leurs biens (mobiliers et immobiliers) vers la nouvelle propriété de leur maître.
De l’esclave à l’homme libre, de l’habitant au paysan
26Avec la disparition de la filière caféière au cours du xixe siècle, les informations concernant la société caféière se font de plus en plus rares. Les descriptions archivistiques s’attardent davantage encore sur le mode de vie et le profil des sucriers qui produisent alors l’essentiel des revenus de la colonie. La correspondance administrative ne mentionne les propriétaires caféiers que pour parler des difficultés agronomiques et économiques qu’ils rencontrent. Les écrits du deuxième tiers du xixe siècle correspondent pour l’essentiel à une littérature de combat abolitionniste. Certaines sources imprimées tentent néanmoins de dépeindre la société créole, mais sans grand succès. Louise de Lafaye sous le titre prometteur de Les créoles se contente de décrire la vie créole sous la forme de poèmes à thèmes26. Seuls les écrits de Pierre Dessalles (sous forme de correspondance et de journal) publiés par Henri de Frémont dans quatre tomes imprimés permettent de toucher au plus près la société et l’évolution historique de la Martinique pendant plus d’un demi-siècle.
27Aucun ouvrage à caractère de source ne permet d’appréhender les mutations opérées par la société caféière peu avant et après l’émancipation. Que sont devenus les maîtres et les esclaves caféiers ? James Delle a remarqué, pour la Jamaïque, un net déclin dans la quantité de café produite suite aux changements dans les pratiques des esclaves pendant la période d’apprentissage :
« Save for a brief rebound in 1838, the production of the estate dropped off every year following the implementation of apprenticeship in 1834, suggesting that laborers began to spend more time cultivating their own crops than in working for the last time the estate27. »
28Peu après 1839, la plantation décrite est sous-divisée et vendue à des petits colons.
29En Martinique, il n’y a pas eu de période d’apprentissage. Cependant, dès 1842, la production caféière décline et cela après une légère augmentation de la production à la fin de la décennie 1830.
Graphique 32. – Production de café en kilogrammes de 1839 à 1849.
30Les questions, portant sur la terre et la case de l’esclave, intimement liées à celle de la rémunération du travail libre, sont posées. Léo Élisabeth, dans une communication sur les résistances ou abolitions, analyse les débats de la période allant de 1842 à 1851, opposant de grandes personnalités plus ou moins inspirées du fouriérisme ou du saint-simonisme telles que Schœlcher, Perrinon, Perrinelle, Pory-Papy. Le principal problème réside dans la possession ainsi que l’occupation de la case et du terrain par le nouveau libre. Une citation de Perrinon permet de résumer la teneur de leurs attentes :
« Il existait généralement chez les travailleurs des prétentions très prononcées à la possession des cases et des jardins […]. À l’opposé des cultivateurs anglais, les nôtres ne sont nullement portés à déserter les champs pour affluer dans les villes, il leur répugne même en général de quitter l’habitation […]. Il y a lieu d’user de rigueur pour faire déguerpir quelques paresseux, qui ont la prétention de conserver leur case et leur jardin28 ».
31La case et le lopin de terre cultivés par les esclaves constituent leur seul bien, leur unique point d’attache. La case a valeur de domicile familial légué de parents à enfants. Schœlcher précise d’ailleurs que les autorités auront « un peu de peine […] à faire comprendre aux nègres que ces biens qu’ils possèdent et qu’ils ont reçus de leurs pères ne leur appartiennent pas29 ». Le lopin de terre a fonction de contrepoids au système coercitif de l’esclavage, il constitue l’unique espace de liberté des esclaves :
« The provision grounds were recognized as a dual space. While the actual land was owned by the plantation, the spaces within the provision grounds were recognized as belonging to the enslaved workers30. »
32Ainsi, un grand nombre de nouveaux libres ont cherché à rester sur les exploitations ou à acquérir un lopin de terre grâce au pécule thésaurisé par le biais du fameux jardin. À l’instar de ce qu’a produit l’émancipation à la Jamaïque – au total 465 habitations s’étendant sur 188,400 acres, ont été progressivement abandonnées entre 1832 et 184831 – l’abolition de l’esclavage à la Martinique, plus tardivement, a considérablement activé l’abandon de la filière caféière. En effet, entre 184632 et 185033, 296 habitations ont disparu (soit : 600 hectares plantés en café). De fait, la diminution des effectifs est patente : 5 960 esclaves puis 2 126 travailleurs aux mêmes dates.
33Pour combler le déficit de main-d’œuvre résultant de l’abolition de la traite et plus tard, de l’émancipation des esclaves, les exploitants agricoles martiniquais ont recours à l’immigration. Par une dépêche du 12 juin 186534, le ministère de l’Outre-Mer demande, au Directeur de l’intérieur, des renseignements destinés à servir d’éléments pour la rédaction de l’exposé général de la situation de l’Empire. Cette requête donne lieu à une multitude de documents issus des bureaux de l’administration locale portant sur la situation générale de la colonie et permettant d’appréhender le poids de l’immigration dans le devenir de la filière caféicole.
34À l’échelle de l’île, la culture du café occupe très peu de travailleurs indigènes. Le 31 décembre 1864, sur un ensemble de 54 625 individus, seuls 958 travaillent dans ce secteur (soit 1,8 %) contre 18 352 dans la canne à sucre, 17 570 dans les vivres et 7 657 dans les autres branches agricoles. Il faut dire que le nombre d’individus employés est proportionnel à la quantité de terres cultivées par chacune des cultures : 19 540 hectares sont cultivés en cannes, seulement 430 hectares en café et 940 en cacao, coton et tabac. Les chiffres du rapport permettent de calculer que la canne emploie un travailleur pour 0,36 hectare, le café un pour 0,45 hectare. Au prorata des terres cultivées, les caféières occupent un nombre plus important d’immigrés que les sucreries. En effet, les conditions de l’emploi diffèrent nettement du modèle général décrit par Léo Élisabeth35 reposant sur trois jours de liberté et une journée d’environ six heures de « travail » pendant cinq jours. Cet historien précise que ce modèle adapté à une économie peu monétarisée reposant sur « la combinaison salaire-jardin prouvera son efficacité lors de la longue crise sucrière et persistera jusqu’à l’avènement d’un autre modèle, basé sur les transferts en provenance de la métropole et la société de consommation36 ». L’exposé rédigé par l’administration du directeur de l’intérieur en 1865 permet de constater que les conditions d’emploi varient en fonction du type de culture. Il précise que les habitations sucreries emploient à la journée ou à la tâche et parfois même en associations connues sous le nom de « colonage partiaire » et que certaines grandes habitations caféières pratiquent également de la sorte. Mais sur la plupart des caféières, les modalités d’emploi diffèrent. Le propriétaire accorde alors au travailleur la disposition d’une case et d’une portion de terre qu’il peut exploiter pour son propre compte en échange de deux journées de travail par semaine. Cette obligation remplie, il est libre de son temps37. Ainsi ce type de contrat de travail correspond mieux aux besoins et attentes des travailleurs indigènes dont l’objectif est d’arriver, par le biais des rémunérations journalières, à thésauriser de quoi acquérir rapidement une portion de terre où ils peuvent alors construire une case et s’adonner à la culture des vivres. Pour cela, ils ne contractent que rarement des engagements sur les propriétés rurales.
35Malgré les libertés accordées au travailleur, le propriétaire post-abolitionniste reste le maître absolu de l’habitation, l’esclavage étant, de fait, encore trop proche. Le patron justifie plus encore son ascendant sur ses ouvriers, dont il maîtrise aisément les faits et gestes, du fait qu’ils soient pour l’essentiel étrangers. Toute la vie de ces immigrés ne dépend plus que de l’habitation sur laquelle ils travaillent et du bon vouloir du patron. Celui-ci est alors le maître absolu des lieux à travers les contrats d’engagement.
36Après l’abolition, la main-d’œuvre attachée à l’habitation diminue d’environ deux tiers et le passage de la condition servile au statut de libre implique qu’elle n’apparaisse plus dans les descriptions notariales. Pourtant, certains actes la décrivent encore comme « attachée » à l’habitation. Les Africains, Asiatiques, Indiens appartiennent alors à l’exploitation au même titre que les esclaves quelques années auparavant. Les contrats de vente ne manquent pas de le préciser :
« À cette habitation [vivrière située dans les hauteurs de Fort-de-France] sont attachés par des contrats d’engagement deux immigrants africains38. »
37Les engagés, ou du moins leur contrat, sont donc vendus avec le complexe agricole, comme les esclaves quelques années auparavant. Trois actes notariés, recensés entre 1856 à 1866, permettent de constater la présence d’engagés sur les plantations caféières. Un d’eux précise même l’existence de travailleurs créoles.
38Le 25 avril 186439, Jules Le Lorrain et Rose Sarah Burot contractent un prêt à la société de crédit foncier colonial de 40 000 francs pour finir le remboursement de l’achat d’une « habitation vivrière, caféière et cacaoyère » achetée 70 000 francs le 21 mai 1858. À l’habitation, sont alors attachés, par contrats d’engagement, 15 immigrants (12 hommes et trois femmes) et trois travailleurs créoles. Cet effectif semble bien faible au regard des 115 hectares de plantations. Les 22 logements laissent supposer une main-d’œuvre bien plus nombreuse, mais leur absence sur le contrat de vente atteste qu’ils n’étaient pas attachés à l’habitation par un contrat de travail.
39Un autre acte, daté de septembre 186440, fait état d’une habitation vivrière d’environ 9 hectares sur laquelle quelques caféiers sont plantés. Elle emploie, par contrats d’engagement, deux immigrants africains. Ceux-ci sont logés dans un bâtiment construit en bois, couvert en paille, divisé en trois chambres, dévolu au logement des travailleurs.
40Un autre acte daté d’octobre 186541 fait état d’une habitation vivrière, caféière et cacaotière de 327 hectares. Y sont attachés 32 cultivateurs immigrants, dont 18 Africains et 14 Indiens « attachés par contrats à ladite habitation ».
41Les autres 162 actes dépouillés ne mentionnent pas la main-d’œuvre de l’habitation, mais les descriptions laissent à penser qu’elle vit sur l’habitation. Les employés ne font pas que travailler au sein de l’habitation, à l’instar des anciens esclaves, quelques-uns y vivent. Dans certains actes, la présence de bâtiments dont la facture et la composition se rapprochent étrangement de celles des anciens logements à esclaves indique que la main-d’œuvre vit encore au sein de l’habitation42.
42Sur l’habitation, les conditions de vie ne sont guère meilleures que celles imposées aux esclaves quelques décennies auparavant. Le logement des travailleurs est presque unanimement appelé case, sauf dans 4 cas sur 37 pour lesquels les termes de bâtiment, chambre ou appartement sont utilisés. Sur 22 cases décrites, 10 sont en bois sur solage, 3 sont palissadés de roseaux, 13 sont couverts en paille et 6 en essentes…
43La liberté obtenue n’a pas apporté d’amélioration dans le quotidien des émancipés d’ailleurs, en réponse à ce changement de statut, les propriétaires caféiers ont, comme les autres cultivateurs, fait rapidement appel à l’immigration. Mais, qu’est donc devenue l’ancienne main-d’œuvre servile ?
44Mickaël Lévy a mis en évidence qu’en Haïti :
« “les descendants d’esclaves ont pendant longtemps été rétifs à la vente de la force de travail et les relations salariales se sont peu développées dans les campagnes. Inertie, évitement, marronnage, occupation et morcellement des plantations ont été les réponses paysannes au projet en quelque sorte restaurationniste d’un développement fondé sur l’exportation de denrées agricoles produites dans les grandes plantations. C’est au contraire un système de contre-plantation” (Casimir, 1980), que la paysannerie, ce “pays en-dehors” (Barthélemy, 1990), a réussi à imposer en Haïti au xixe siècle43 ».
45Selon lui, c’est sous le statut de colonie que s’est constitué un embryon de paysannerie, avec la colonisation des « places à vivres en particulier dans les douze années de crise révolutionnaire et de guerre d’indépendance (1791-1804). La voie prise par Haïti, nouvel État indépendant, au xixe siècle mènera à la consolidation d’une société paysanne avec une large prédominance de la petite propriété44 ».
46Comme Caroline Oudin-Bastide le rappelle :
« On assiste indéniablement, entre la fin du xviie siècle et 1850 […], à “l’ascension soudaine, spectaculaire du travail, passant du dernier rang, de la situation la plus méprisée, à la place d’honneur et devenant la mieux considérée des activités humaines”45. »
47Ainsi qu’importe l’approche et le lieu d’étude, les anciennes colonies françaises auraient valorisé le travail, à travers l’accession à la « propriété » d’un jardin individuel. Ce phénomène a d’ailleurs abouti après 1848 à une double tendance mise en évidence par Christine Chivallon : une prolétarisation des nouveaux libres, ainsi qu’un « mouvement continu d’accession dans les terres hautes et une augmentation des superficies plantées en vivres46 ». Et cela avec d’autant plus de prégnance et de légalité que pendant la période allant de 1860 à 1870 s’opère, toujours selon elle, une « liquidation des terres par les anciens propriétaires et leur rachat par les nouveaux libres47 ». Son étude repose essentiellement sur une analyse des terres des hauts-reliefs de la Martinique et pour cela se rapproche beaucoup de mon sujet, en ce que le café, comme précédemment dit, était cultivé dans ces zones escarpées. La question est donc de savoir quelle part tiennent les terres détenues par les habitations caféières dans ces arpents achetés par les nouveaux libres.
48Cette interrogation a paru dans un premier temps difficile à éluder dans la mesure où la mention de couleur n’apparaît plus dans les actes officiels. En effet, la mention de couleur, devenue obligatoire pour les notaires dans les années 176048 et qui avait permis d’évaluer la part représentée par les Libres de couleur dans le secteur caféier, disparaît des actes à partir de l’arrêté local du 12 novembre 1830. Celui-ci abroge une partie des mesures vexatoires à l’égard des Libres de couleur notamment celle de ne pas leur attribuer de titres. Le dépouillement des registres d’individualité a néanmoins permis de lever le voile sur le profil socioethnique d’un certain nombre d’habitants de la période post-abolitionniste. La correspondance du nom donné par l’officier d’état civil au moment du recensement des anciens esclaves avec celui trouvé dans les actes notariés dépouillés pour la période allant de 1856 à 1866 a permis de déduire qu’il s’agissait parfois des mêmes individus. Ensuite lorsque la commune coïncide, il n’y a alors plus aucun doute. Ces corrélations ont permis de mettre en évidence le fait qu’un certain nombre d’acquéreurs d’habitations caféières étaient des anciens esclaves libérés en 1848 et recensés dans les années qui ont succédé l’abolition. Quatorze d’entre eux ont clairement été identifiés près de dix ans voire vingt ans après leur recensement.
49Cependant, il est plus que probable qu’un certain nombre d’anciens esclaves acquéreurs d’habitations caféières soient passés par maille, deux arguments vont dans ce sens. Le premier réside dans la discontinuité des registres, certains manquent à l’appel notamment ceux de Saint-Pierre disparus suite à l’éruption de la montagne Pelée en 1902. Le second argument consiste dans la grande potentialité que certains nouveaux libres aient changé de patronyme ou se soient ajoutés des prénoms ou sobriquets. Effectivement, Vincent Cousseau a pu constater le décalage qui existait entre le nom d’usage et le nom attribué en 1848-1849 auquel les nouveaux libérés n’étaient pas encore familiers49. Aussi l’ordre d’énumération des prénoms, des surnoms, des noms d’usage et des patronymes officiels diffère-t-il d’un acte à l’autre. Il est difficile et hasardeux d’effectuer des rapprochements.
50Une certaine quantité d’acquéreurs d’habitations caféières possèdent un nom similaire à celui donné à un grand nombre de nouveaux libres. Cependant, leurs prénoms ne coïncident pas. Or, le même historien a encore mis en évidence que si le patronyme attribué en 1848-1849 pouvait changer au profit du nom d’usage, le nom individuel faisait l’objet d’une grande attention parce qu’il résumait la personne50. Aussi le raisonnement ne pouvait-il pas se fonder sur une unique similitude de noms, les présomptions de concordances d’individus auraient été trop approximatives.
51Le dépouillement notarial de 1856 à 1866 a révélé 14 individus dont le nom et le prénom concordaient avec ceux d’anciens esclaves s’étant fait recenser après l’abolition de l’esclavage. Pour 54 autres, la présomption est grande, mais la concordance n’est pas totale, il s’agit souvent que d’une similitude de patronymes…
52L’analyse repose donc uniquement sur les individus dont l’identité semble avérée. Ils sont peu nombreux, constituant 4 % des effectifs totaux des propriétaires caféiers. Leur existence est néanmoins remarquable. Elle met en évidence les possibilités des nouveaux libres d’accéder à la propriété, remettant en question certaines théories qui s’attachaient à dire qu’« après l’abolition, il n’y a pas de constitution d’une véritable paysannerie51 ». Sur les 14 nouveaux libres, aucun ne vend, 13 achètent entre 1857 et 1868 soit environ dix ans après leur libération et un se marie en 1857 en étant déjà propriétaire d’une petite habitation. Ces 13 individus correspondent à 11 % des acquéreurs. Ceci révèle qu’une partie des nouveaux libres inscrits sur les registres d’individualité au cours des années 1848-1852 a accédé, une quinzaine d’années après, à la propriété d’une habitation caféière ou d’un terrain cultivé en café. Ainsi, assiste-t-on avec l’abolition de l’esclavage à un phénomène similaire à celui que James Delle a pu constater à la Jamaïque suite à l’émancipation de 1835 :
« The redefinition of space in the years following emancipation reflected the contradiction between the European desire to create a dependent working tradition between the European desire to create a dependent working class, and the African Jamaican conception of what defined freedom. »
53Cette découverte va dans le sens des récentes analyses en histoire et en anthropologie martiniquaises. Christine Chivallon a souligné le fait que les nouveaux libres ont eu accès à la propriété pendant les décennies faisant suite à l’abolition de l’esclavage et qu’ils n’ont pas seulement occupé et exploité des terrains qui ne leur appartenaient pas comme les discours coloniaux l’ont véhiculé jusque dans l’entre-deux-guerres. Les deux théories fondamentales consistaient à dire premièrement que : « incapables de se livrer à un travail libre pour autrui, les nègres affranchis abandonneraient, aux dires des colons, les cultures d’exportation pour se livrer aux seules cultures vivrières52 », deuxièmement qu’il était dit que « la force seule peut contraindre les Nègres aux travaux pénibles des cultures d’exportation, et cette force, c’est la servitude53 ». Le dépouillement des registres notariés révèle l’écart existant entre les écrits et la réalité : l’antagonisme des discours pro-esclavagistes et antiesclavagistes n’a pas suffi à humaniser l’homme noir, loin des clichés véhiculés par le credo colonial. Que ce soit inhérent à sa nature ou, l’effet de l’esclavage, l’homme noir était, pour ces auteurs, de nature paresseuse, indolente, lascive, etc.
54Du point de vue de mon analyse, l’accession à la propriété, à peine quinze ans après l’abolition de l’esclavage, donne la mesure du travail effectué par ce groupe. D’ailleurs, les chiffres révèlent que la réalité de la condition de ce dernier n’est pas très éloignée de celle du reste de la population créole.
Tableau 57. – Caractéristiques des caféières achetées par des « nouveaux libres ».
Acquéreurs | Superficie (hectares) | Prix (francs) | ||
Médiane | Moyenne | Médiane | Moyenne | |
« Nouveaux libres » | 5 | 7 | 3 325 | 13 871 |
Autres | 6 | 17 | 5 250 | 5 202 |
55Si les moyennes révèlent une différence importante entre l’habitation achetée par les nouveaux libres et celle des autres acquéreurs dont le profil ethnique demeure inconnu, la valeur médiane montre, quant à elle, que l’habitation des nouveaux libres ne s’éloigne pas considérablement de celle de la plupart des autres acquéreurs. La majorité des exploitations acquises par les nouveaux libres mesure cinq hectares et vaut environ 3 325 francs, celles des autres acquéreurs respectivement six hectares et 5 250 francs.
56Si un mot pouvait conclure ce chapitre, il s’agirait de « particularisme ». L’environnement caféier a favorisé l’évolution de certains esclaves caféiers martiniquais en nouveaux propriétaires caféiers dès les années 1860. De facto, pendant la période esclavagiste les esclaves caféiers n’ont pas grand-chose à voir avec le reste de la population servile de leur île et plus fortement des autres colonies du bassin caribéen. Ils fondent leur altérité essentiellement sur le milieu dans lequel ils évoluent, sphère restreinte, mais ouverte sur l’extérieur. Bien que dans une moindre mesure, l’autre élément ayant contribué à leur modélisation constitue la personnalité du maître caféier.
Notes de bas de page
1 Petitjean Roget Jacques, La société d’habitation à la Martinique, un demi-siècle de formation 1635-1685, op. cit.
2 ADM, 4Mi32, Sainte-Croix, Statistiques de la Martinique avec une carte de cette île, 1820, p. 179.
3 Geggus David P., « Sugar and Coffee Cultivation in Saint Domingue and the Shaping of the Slave Labor Force », art. cité, p. 77.
4 Moyennes obtenues à partir du nombre d’esclaves et d’habitations pour ces deux dates par Christian Schnakenbourg.
5 Recensements série G1.
6 Cauna Jacques de, L’Eldorado des Aquitains, Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique (xviie-xviiie siècles), op. cit., p. 220.
7 Delle James A., An Archaeology of Social Space, Analyzing Coffee Plantations in Jamaica’s Blue Mountains, op. cit., p. 77.
8 Bustard Wendy, « An Archaeology of Social Space: Analyzing Coffee Plantations in Jamaica’s Blue Mountains by James A. Delle », art. cité, p. 150.
9 ADM, 1Mi1707, M. Roberjot l’Ategue, observation sur le café, s. d. env. fin xviiie siècle.
10 Laborie Pierre-Joseph, The coffee planter of Saint Domingo, op. cit., p. 151.
11 ADM, Fonds généralités, 1Mi236, s. d., xviiie siècle, Mémoire sur les différents types de cultures de la Martinique.
12 Cauna Jacques de, L’Eldorado des Aquitains, Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique (xviie-xviiie siècles), op. cit., p. 203.
13 Pour plus de précisions voir Tomich Dale W., « Une Petite Guinée, Provision Ground and Plantation in Martinique-Integration, Adaptation and Appropriation », in Trough the Prism of Slavery. Labor, Capital, and World Economy, Oxford, Rowman & Littlefield Publishers, Inc, 2004, p. 152-172.
14 ADM, 1Mi1019, Me Husson, acte de vente le 15 mars 1816, no 460.
15 Tomich Dale W., « Une Petite Guinée, Provision Ground and Plantation in Martinique-Integration, Adaptation and Appropriation », art. cité, p. 159.
16 Lévy Michaël, « Conflits terriens et réforme agraire dans la plaine de l’Artibonite (Haïti) », in Cahiers des Anneaux de la Mémoire, no 6, 2004, (Haïti, matières premières), p. 227.
17 Tomich Dale W., « Une Petite Guinée, Provision Ground and Plantation in Martinique-Integration, Adaptation and Appropriation », art. cité, p. 162-163.
18 Schœlcher Victor, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, Basse-Terre/Fort-de-France, Société d’histoire de la Guadeloupe/Société d’histoire de la Martinique, 1976, p. 9-13 ; Tomich Dale W., « Une Petite Guinée, Provision Ground and Plantation in Martinique-Integration, Adaptation and Appropriation », op. cit., p. 165.
19 Ève Prosper, Le corps des esclaves de l’île Bourbon. Histoire d’une reconquête, op. cit., p. 114.
20 Ibid.
21 ADM, Annales du Conseil souverain de la Martinique publiées en 1786, t. I, fo 262.
22 Archives nationales section outre-mer, Martinique, carton 56, dossier 464, Perrinon au ministre de la Marine et des Colonies, Saint-Pierre, le 29 juin 1848, in Tomich Dale W., « Contested Terrains. Houses, Provisions Grounds, and the Reconstitution of Labor in Postemancipation Martinique », in Trough the Prism of Slavery. Labor, Capital, and World Economy, Oxford, Rowman & Littlefield Publishers, Inc, 2004, p. 177.
23 Cauna Jacques de, Au temps des isles à sucre. Histoire d’une plantation de Saint-Domingue au xviiie siècle, op. cit., p. 117.
24 Schoelcher Victor, Des colonies françaises. Abolition immédiate de l’esclavage, op. cit., p. 9-13.
25 ADM, 1Mi694, Me Clément, le 6 juin 1784, vente.
26 Lafaye Louise de, Les créoles, Paris, impr. de J.-B. Gros, 1847.
27 Delle James A., An Archaeology of Social Space, Analyzing Coffee Plantations in Jamaica’s Blue Mountains, op. cit., p. 89.
28 ANOM, Martinique, carton 56, dossier 454, in Pago Gilbert, « Les femmes dans l’organisation du travail en 1848-1849 à la Martinique », in Esclavage, résistances et abolitions, Paris, Éditions du CTHS, coll. « Comité des travaux historiques et scientifiques », 1999, p. 435.
29 Élisabeth Léo, « Rémunération du travail libre et question agraire à la Martinique et dans les colonies françaises d’Amérique de 1842 à 1851 », in Esclavage, résistances et abolitions, Paris, Éditions du CTHS, 1999, (Comité des travaux historiques et scientifiques), p. 306.
30 Delle James A., An Archaeology of Social Space, Analyzing Coffee Plantations in Jamaica’s Blue Mountains, op. cit., p. 152.
31 Ibid., p. 171.
32 ANOM, Tableaux de population, de culture, de commerce et de navigation formant pour l’année 1846, la suite des tableaux insérés dans les notices statistiques sur les colonies françaises, Paris, Imprimerie nationale, 1850.
33 Ibid., année 1850.
34 ADM, fonds du contrôleur colonial, 1Mi1492, carton 12 dossier 117, Renseignements demandés par la dépêche du 12 juin 1865 no 271 et destinés à servir d’éléments pour la rédaction de l’exposé général de la situation de l’Empire, année 1865.
35 Élisabeth Léo, « Rémunération du travail libre et question agraire à la Martinique et dans les colonies françaises d’Amérique de 1842 à 1851 », art. cité, p. 315.
36 Ibid.
37 Le paragraphe précédent est argumenté autour des informations recueillies dans le fonds récolté sous la série 1Mi1492, carton 12 dossier 117, Renseignements demandés par la dépêche du 12 juin 1865 no 271 et destinés à servir d’éléments pour la rédaction de l’exposé général de la situation de l’Empire, année 1865, administration de M. le Directeur de l’intérieur.
38 ADM, 1Mi965, Me Gentille, Bail, novembre 1864.
39 ADM, 1Mi473, Me Martineau, le 25 avril 1864, société.
40 ADM, 1Mi965, Me Gentille, septembre 1864, bail.
41 ADM, 1Mi475, Me Martineau, octobre 1865, société.
42 ADM, 1Mi1007, Me Huc, le 17 octobre 1861, vente d’habitation.
43 Lévy Michaël, « Conflits terriens et réforme agraire dans la plaine de l’Artibonite (Haïti) », art. cité.
44 Ibid.
45 Oudin-Bastide Caroline, Travail, capitalisme et société esclavagiste, Guadeloupe, Martinique (xviie-xixe siècles), op. cit., p. 14.
46 Chivallon Christine, Espace et identité à la Martinique, paysannerie des mornes et reconquête collective 1840-1960, op. cit., p. 428.
47 Ibid., p. 423.
48 Gauthier Florence, « Au cœur du préjugé de couleur : Médéric Moreau de Saint Méry contre Julien Raimond, 1789-91 », op. cit., p. 54.
49 Cousseau Vincent, « Population et anthroponymie en Martinique du xviie siècle à la première moitié du xixe siècle. Étude d’une société coloniale à travers son système de dénomination personnel », op. cit., p. 475.
50 Ibid., p. 781.
51 Gautier Arlette, « Les familles esclaves aux Antilles françaises, 1635-1848 », art. cité, p. 977.
52 Oudin-Bastide Caroline, Travail, capitalisme et société esclavagiste, Guadeloupe, Martinique (xviie-xixe siècles), op. cit., p. 305.
53 Ibid., p. 308.
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