Chapitre VI. Entre particularisme et diversité : un univers social à part ?
p. 203-246
Texte intégral
1Selon M.-R. Trouillot, les cultivateurs de café de la fin du xviiie siècle de Saint-Domingue sont des outsiders. En dehors du système socio-économique sucrier dominant, ils sont rejetés de la classe dominante. Ils se comportent d’ailleurs comme des reclus au sein de leur habitation des hauts mornes. Si les Libres de couleur sont familiers de ce phénomène de marginalisation, les petits blancs venus du continent, qui s’orientent dans cette voie, supportent difficilement cette exclusion.
2Dans les années 1770, la réussite économique du milieu caféier dominguois draine tout de même beaucoup d’aventuriers plus ou moins argentés. M.-R. Trouillot pour Saint-Domingue et D. Rogers pour les villes de Port-au-Prince et du Cap-Français, ont mis en évidence l’absence d’entité sociale des Blancs parallèlement à l’existence d’une unité du corps caféier, indépendamment de la couleur. Qu’en est-il en Martinique ? Les habitants caféiers martiniquais constituent-ils un groupe à part ?
3Cette étude sociale qui vise, en grande partie, à étudier le tissu relationnel des caféiers reposera sur l’analyse des contrats de mariage trouvés dans le notariat martiniquais dépouillé sur les trois périodes d’étude (1776-1786, 1816-1826, 1856-1866). Elle part du « principe que la parenté est l’élément fondamental qui sous-tend les échanges et la sociabilité des ruraux1 ». L’esquisse des réseaux sociaux tissés dans ce groupe permettra de dégager des constantes sociales et comportementales. À la suite des travaux, engagés depuis une vingtaine d’années, qui se sont intéressés aux témoins des mariages civils des xixe et xxe siècles en France, nous nous intéresserons à l’ensemble des protagonistes des contrats de mariage recensés. Si le nombre de témoins des actes de mariage est de quatre maximum, il n’est pas limité dans les contrats ce qui permet d’avoir une plus grande visibilité sur l’entourage du couple. Restons néanmoins prudents dans l’interprétation. L’énumération de témoins peut être, comme le précise Vincent Gourdon, l’opportunité pour certaines familles d’« afficher, lors de la signature, l’ampleur de leur réseau social2 ».
4Notons qu’il existe une importante disproportion du nombre de contrats de mariage dans chaque période étudiée. C’est seulement au début du xixe siècle que le contrat de mariage semble se généraliser. En effet, la coutume de Paris privilégie la communauté de biens comme régime matrimonial systématique lors du mariage civil, le contrat de mariage passé devant le notaire n’est donc pas obligatoire. Il faut attendre la deuxième période d’étude pour avoir un nombre de contrats de mariage intéressant. Ensuite, avec l’abolition de l’esclavage, leur nombre diminue considérablement. Nous tenterons d’en expliquer les raisons dans la partie qui suit.
Le mariage
Régime matrimonial
5À la Martinique, une fois l’accession à la propriété opérée, le niveau économique du futur couple importe peu dans le choix de la rédaction d’un contrat de mariage. La grande majorité des propriétaires y a recours au début du xixe siècle, même ceux de peu de biens. L’apport minimal au mariage recensé est constitué de la somme de 2 000 livres3 pendant les deux premières périodes (1776-1786 et 1816-1826), de celle de 502 francs pendant la troisième (1856-1866). Cette dernière valeur n’est pas sans signification au regard de la paupérisation du milieu intervenue dans la seconde moitié du xixe siècle.
6De 1776 à 1786, l’ensemble des 17 mariages est conclu sous le régime de la communauté de biens. Entre 1816 et 1826, la séparation de biens concerne 2 des 62 contrats de mariage recensés, entre 1856 et 1866, elle semble se systématiser avec 11 des 14 contrats.
7Pour le début du xixe siècle, le choix de la séparation de biens exprime une défiance entre futurs époux peu fortunés ; les deux seuls contrats de mariage concernés ont une particularité commune : un apport au mariage du futur époux bien moins important que celui de l’épousée. Le premier, daté de 18174, unit Elizabeth-Etienne Lointain Sainthe-Marthe, habitant à Grande-Anse possédant un capital de 47 828 livres, à demoiselle Elizabeth-Joseph Lalung, habitante à Grande-Anse pourvue d’une somme de 81 658 livres. Le second, acté en 18235, unit Rose Eulalie La Croix Sévère dotée d’un capital non négligeable de 128 366 livres à Pierre-Jean Smith, habitant des Anses-d’Arlet d’un capital de 20 419 livres.
8Le régime de la séparation de biens, justifié par la disproportion des apports, ne concerne pas le xviiie siècle et met un certain temps à s’imposer dans le courant du xixe siècle.
9En Martinique comme dans le nord de la France et ce, jusqu’à la promulgation du Code civil en date du 21 mars 1804, la communauté de biens, comme tous les autres états ou actes législatifs, a été régie par la coutume de Paris6. À partir du règne de Louis XV, « elle devint une sorte de droit supplétif qui avait vocation à combler les lacunes des autres coutumes et à s’appliquer là où il n’existait pas de droit7 » en l’absence de contrat de mariage, le code de lois civiles impose la communauté de biens sans qu’aucun contrat de mariage ne soit fait. Elle consistait à considérer que « tous les biens, meubles et conquests, immeubles faits constant le mariage » appartenaient réciproquement à la communauté. Cependant, la coutume de Paris prévoit une clause différente de celles appliquées pour les autres droits coutumiers en usage notamment dans le sud de la France, l’article 225 précise :
« Le mari est seigneur et maître des meubles et conquêts immeubles par lui faits durant et constant le mariage de lui et de sa femme, en telle manière qu’il les peut vendre, aliéner ou hypothéquer et en faire ou disposer par donation ou autre disposition entre vifs, à son plaisir et volonté, sans le consentement de ladite femme, à personne capable et sans fraude8. »
10Cette mesure donne l’ascendant de l’homme sur la femme dans le couple. Cela explique les précautions prises par certaines habitantes caféières martiniquaises lors de la rédaction du contrat de mariage. Le cas d’Elizabeth-Joseph Lalung en constitue une démonstration :
« Les futurs époux sont au demeurant séparés de biens ; en conséquence la demoiselle future épouse aura l’administration de tous ses biens meubles et immeubles et la disposition libre de ses revenus. Néanmoins, ladite future épouse crée et constitue, par ces présentes, son mandataire général et spécial, le dit sieur futur époux, à l’effet de gérer, gouverner et administrer tous les biens meubles et immeubles qu’elle a et pourra avoir par la suite ; recueillir et vendre tous fruits, revenus et denrées9… »
11À la tête d’un capital s’élevant au double de celui de son futur mari, Elizabeth-Joseph cherche, par ce contrat, à se prémunir d’un éventuel abus de pouvoir de la part de son futur époux. Mais au-delà de ça, il s’agit pour elle de protéger ses enfants d’éventuelles spoliations, dans le cas d’un remariage, si elle venait à décéder.
12À partir de la seconde moitié du xixe siècle, le régime de la séparation de biens concerne des couples aux apports à peu près similaires. Le niveau économique de chacun ne semble plus inférer dans le choix du régime, mais davantage l’origine sociale. La séparation de biens est choisie par des couples issus de famille souvent monoparentale : 8 des 16 futurs époux sont déclarés naturels. L’absence de patronyme pour 8 des 32 parents des futurs mariés laisse supposer un nombre important de nouveaux libres. La séparation de biens semble donc choisie en priorité par des anciens esclaves. Faut-il voir dans cet acte de prudence, un stigmate de l’esclavage ?
13À l’inverse, la communauté de biens est préférée des couples nés légitimement de parents déclarés et ayant évolué au sein de familles organisées autour d’un père et d’une mère.
14Qu’en est-il de l’âge ? se peut-il qu’il ait influé sur le type de régime ?
Âge moyen au mariage
15En France, l’âge moyen au moment de l’engagement des époux augmente considérablement au cours du xviie et du xviiie siècle. Scarlett Beauvalet-Boutouyrie explique ce phénomène par « les impératifs économiques et notamment la nécessité de posséder un établissement indépendant afin de pouvoir se marier. De fait, on attend d’avoir reçu sa part dans l’héritage familial, la fin de son apprentissage, ou tout simplement qu’une place soit libre pour fonder un nouveau foyer10 ». L’analyse et les chiffres de cette étude révèlent que, bien que l’homme soit toujours légèrement plus âgé que la femme, « les âges des conjoints sont le plus souvent en rapport, et les écarts d’âge restent limités, du moins en ce qui concerne les premiers mariages11 ». Les moyennes françaises données oscillent entre 26 et 28 ans.
16En Martinique, pour la période de la fin du xviiie siècle, les contrats étudiés montrent une réalité bien différente et bien plus proche de la réalité coloniale esquissée par Jacques Houdaille12 qui met en avant le fait qu’avant 1760 les femmes se marient en moyenne à 19,7 ans et après à 21 ans. Entre 1776 et 1786, 13 des 19 femmes étudiées sont mineures (soit un peu plus de 3/5 des effectifs) ; l’âge n’est précisé que pour l’une d’entre elles qui a 18 ans. Concernant les hommes, le constat est quelque peu différent : sur 19 hommes, 6 seulement sont mineurs et 3 ont 20, 21 et 37 ans (seuls âges renseignés pour cette même période).
17Afin que les chiffres ne soient pas biaisés, les veuves et les veufs ont été exclus du calcul de l’âge moyen au mariage. Au sein du monde caféier, les mariages semblent précoces chez les jeunes femmes, plus tardifs chez les hommes, formant un écart d’âge important entre les époux. De manière générale, le jeune homme majeur épouse une jeune fille mineure. Vincent Cousseau explique cet écart d’âge par le déséquilibre du marché matrimonial dans lequel la femme est sous-représentée13. Scarlett Beauvalet-Boutouyrie va plus loin en catégorisant la pratique, elle explique que « les différences sont proportionnelles au niveau socio-économique : dans les strates supérieures, le mari est pratiquement toujours plus âgé que la femme, alors que l’inverse n’est pas rare parmi les couches inférieures14 ». Pour la période moderne, Pierre Chaunu distingue, par ailleurs, « deux structures : un mariage tardif, majoritaire dans les milieux populaires ; un mariage plus précoce dans le milieu aristocratique15 ». Ces deux dernières analyses ne s’appliquent pas pour les caféiers dont la particularité est de ne pas être très fortunés. Les pratiques maritales aux Antilles diffèrent sensiblement des réalités métropolitaines16, ce qui confirme l’assertion de S. Beauvalet-Boutouyrie selon laquelle les variables géographiques sont à prendre en compte.
18Les moyennes d’âge observées chez les caféiers renvoient à des particularismes coloniaux sans parvenir à se rapprocher des spécificités de la société créole mises en évidence par L. Élisabeth qui calcule une moyenne d’âge au mariage de 24 ans pour la femme entre 1723 et 176617. Ainsi les femmes caféières se marient-elles plus jeunes que la moyenne des femmes martiniquaises. La comparaison n’a pu malheureusement être faite pour les hommes puisque L. Élisabeth ne donne pas d’âge moyen les concernant.
19Cet historien précise néanmoins qu’à la Martinique l’âge au premier mariage ne cesse d’augmenter au fil des décennies et cela dès le début du xviiie siècle. Le groupe étudié entre 1816 et 1826 a révélé la même tendance, la majorité des femmes qui se marient sont majeures : 35 sur 58 et la moyenne d’âge s’élève à 23 ans. De la même manière, la quasi-totalité des hommes sont majeurs : 53 sur 55, la moyenne d’âge est de 28 ans.
20En l’espace de trente années, l’âge moyen des futurs époux a lui aussi évolué, laissant néanmoins un écart d’âge tout aussi marqué. L’augmentation de l’âge moyen au mariage met en exergue le changement de pratiques de la société créole caféière entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle. Les difficultés économiques engendrées par la période révolutionnaire en constituent la principale explication. La dégradation de la situation financière des femmes n’y est, sans doute, pas étrangère. La valeur médiane du capital de la future épouse marque un net fléchissement : 23 320 livres entre 1776 et 1786, 14 000 livres entre 1816 et 1826.
21Concernant la période post-esclavagiste, aucun calcul n’a pu être envisagé en raison de l’absence d’informations concernant l’âge des futurs époux. Néanmoins sur les 11 mariages, un futur époux est déclaré mineur, 4 futures épouses le sont. La plupart de ces mariages mineurs semblent arrangés, des fois au sein d’une même famille : « Monsieur Louis Marie Wouilly Huyghues, appelé en famille Wally, sans profession, demeurant sur l’habitation sucrerie dite Belfond chez ses pères et mère : fils mineur et légitime […] » épouse « Mademoiselle Éliette Joséphine Mathilde Huyghues Dérivry, sans profession, demeurant et domiciliée en la commune de la rivière Salée chez ses père et mère, fille mineure et légitime […]18 ». Malheureusement, le manque de précisions n’a pas permis d’établir de règles pour cette période.
22L’analyse des contrats de mariage nous a permis d’esquisser quelques dynamiques matrimoniales des caféiers au fil des décennies.
Réseaux et sociabilité
23La fonction et le lieu de résidence des futurs époux et de leurs parents renseignent de manière fine sur les comportements sociaux des caféiers. Je me propose ici de parler de réseaux et de sociabilité.
24Gardons à l’esprit que les contrats de mariage touchent dans la plupart des cas un groupe social débutant. Qui sont ces fiancés ? Quel est leur statut au début de leur vie conjugale ?
25Sur un ensemble de 37 contractantes mineures recensées sur les deux premières périodes d’étude (1776-1786, 1816-1826), 7 épousent des jeunes hommes aussi mineurs. Tout porterait alors à croire qu’il s’agit de mariages arrangés. Pourtant, à y regarder de plus près, ces jeunes gens font preuve d’une maturité précoce. Sur ces 7 futurs couples, 3 jeunes hommes sont émancipés d’âge, 3 et 5 sont déclarés « habitants » et « propriétaires ». Pour les jeunes femmes : 2 sont émancipées d’âge, et 2 déclarées « habitantes ». Enfin, lorsqu’ils sont propriétaires d’une habitation, mais ne sont pas précisés « habitants », ils sont fils ou filles d’habitant. Ces quelques cas permettent de constater que l’apprentissage du métier d’habitant se fait depuis le plus jeune âge de père en fils, de mère en fille. L’univers semble clos, les fils d’habitants sont habitants et ceux qui ne sont pas encore déclarés comme tels le deviendront.
26Les données révèlent que les femmes rentrent tôt dans la vie active. Sur 37 futures mariées mineures, 6 ont déjà une profession : 5 sont habitantes et 1 marchande. Quant aux hommes, les 7 mineurs sont tous habitants et 3 ont une profession. Pour les hommes, le décès du père de famille entraîne une rapide mise en marche dans la vie active, à plus forte raison lorsque leur tuteur est lui aussi habitant et qui peut les initier au métier (c’est le cas pour 3 d’entre eux). Pour les jeunes femmes, une est orpheline et trois autres ont un père défunt. De manière générale, l’espérance de vie du père ou des parents a influé sur la précocité de l’entrée en activité des enfants. Cependant, ce n’est pas toujours le cas. À 18 ans, issue de deux parents habitants toujours en vie, Victoire-Rose Poullet Bellecour est qualifiée d’« habitante19 ». La voie professionnelle semble prétracée par la fonction et le patrimoine des parents. Ainsi une grande majorité des futurs époux ont au moins un des quatre parents « habitant ».
27Tous ces futurs couples ont un point commun, ils sont tous à la tête d’une habitation caféière issue du patrimoine d’un des deux conjoints. Il arrive même parfois que chacun des contractants ait sa propre habitation. Cependant, la fonction d’habitant et la propriété d’une caféière ne déterminent pas systématiquement l’activité principale. Les Blancs appartiennent à ce seul secteur, les Libres de couleur paraissent s’être davantage tournés vers les professions extérieures.
Tableau 32. – Profession des futurs époux blancs ou libres de couleur pendant les deux périodes dépouillées (1776-1786 et 1816-1826).
Habitant | Autres métiers | Nombre total | ||
Groupe des Blancs | Future épouse | 25 | 0 | 91 |
Futur époux | 42 | 7 | 91 | |
Groupe des Libres de couleur | Future épouse | 6 | 1 | 28 |
Futur époux | 8 | 7 | 28 |
28Tout comme les ventes, le tableau révèle que le profil professionnel des futurs époux n’est pas systématiquement renseigné. Les lacunes sont encore plus nombreuses pour les femmes. La profession des femmes est renseignée dans 36 %, celle des hommes dans 68 %.
29Pour les parents des futurs époux, l’imprécision est encore plus palpable avec cependant un écart moindre dans les précisions d’un genre à l’autre : la profession est précisée dans 30 % des cas pour les mères dans 50 % pour les pères. Ces lacunes semblent davantage à incomber aux négligences du notaire qu’à l’inactivité des couples.
30Le tableau infra met en évidence une catégorie sociale cloisonnée dans laquelle l’altérité trouve difficilement sa place. Les habitants caféiers se marient majoritairement entre eux.
Tableau 33. – Profil professionnel des 63 couples blancs entre 1776 à 1826.
31Les caféiers blancs ont plutôt tendance à se marier au sein du même groupe socioprofessionnel constitué essentiellement d’habitants. Mais cette constante ne se vérifie pas chez les couples de couleur (tableau infra). Est-ce là la preuve d’une réelle absence d’endogamie ou est-ce davantage le résultat du manque de reconnaissance du statut d’habitant pour les libres de couleur par les notaires ?
Tableau 34. – Profil professionnel des 28 couples libres de couleur de 1776 à 1826.
32La diversité professionnelle des Libres de couleur constitue un élément de réponse. Elle induit une plus grande indépendance. Ainsi environ un cinquième des futurs mariés libres de couleur ont une profession en dehors du secteur de l’habitation, ce qui est rare chez les fiancés blancs. Les Libres de couleur se distinguent des Blancs par leurs pratiques plus ouvertes sur l’extérieur.
33Cependant, la tendance globale, quelle que soit la couleur, est à l’endogamie socio-économique. Qu’en est-il alors des parents des futurs mariés, appartiennent-ils eux aussi au groupe socio-économique des caféiers ? (tableau 35).
Tableau 35. – Profession des parents des futurs mariés de 1776 à 1826.
Profession des parents | Nombre |
Militaire | 27 |
Artisan | 1 |
Cultivatrice | 1 |
Fonction administrative | 3 |
Marchande | 1 |
Habitant(e) | 66 |
Propriétaire | 39 |
Habitant propriétaire | 14 |
Déclarés « sans profession » | 5 |
Sans précision | 316 |
34Lorsque la profession des parents est mentionnée, les fonctions d’habitants, habitants-propriétaires et propriétaires sont majoritaires. La profession semble, de manière générale, une affaire de famille.
35Il a été vu que d’un point de vue social, les Libres de couleur se distinguent quelque peu des Blancs. Ils paraissent, de façon prégnante, moins dépendants d’un carcan socio-économique prédéfini. Qu’en est-il de l’origine géographique ? Peut-on parler d’endogamie géographique à l’égal de l’endogamie sociale démontrée supra ? (tableau 36).
Tableau 36. – Lieux de résidence des futurs époux (périodes 1776-1786 et 1816-1826 confondues).
Anses-d’Arlet | Carbet | Fort-Royal | François | Grande-Anse | Gros Morne | Lamentin | Macouba | Marigot | Marin | Précheur | Rivière Pilote | Rivière Salée | Robert | Saint-Pierre | Saint-Esprit | Sainte Luce | Sainte Marie | Trinité | Trou-au-chat | Vauclin | |
Anses-d’Arlet | 2 | ||||||||||||||||||||
Carbet | 1 | 1 | |||||||||||||||||||
Fort-Royal | |||||||||||||||||||||
François | 2 | 1 | |||||||||||||||||||
Grande-Anse | 6 | 1 | |||||||||||||||||||
Gros Morne | 1 | 21 | 1 | 1 | 1 | ||||||||||||||||
Lamentin | 3 | 2 | 3 | 1 | |||||||||||||||||
Macouba | |||||||||||||||||||||
Marigot | 1 | ||||||||||||||||||||
Marin | 1 | 1 | |||||||||||||||||||
Précheur | 2 | ||||||||||||||||||||
Rivière Pilote | 1 | 1 | 1 | ||||||||||||||||||
Rivière Salée | 1 | ||||||||||||||||||||
Robert | 4 | ||||||||||||||||||||
Saint-Pierre | 1 | 2 | 1 | ||||||||||||||||||
Saint Esprit | 1 | 1 | 3 | ||||||||||||||||||
Sainte Luce | 1 | 1 | |||||||||||||||||||
Sainte Marie | 1 | 1 | 1 | 3 | |||||||||||||||||
Trinité | 2 | ||||||||||||||||||||
Trou au chat | 2 | ||||||||||||||||||||
Vauclin | 1 | ||||||||||||||||||||
Basse Pointe | 1 | ||||||||||||||||||||
François | 1 | ||||||||||||||||||||
Sainte Anne | 1 | ||||||||||||||||||||
Trois îlets | 1 |
36Sans distinction de couleur, la grande majorité des contractants se marient avec des personnes vivant à proximité dans leur domicile. 55 des 91 couples se sont choisis au sein de la même paroisse, 32 dans les paroisses voisines. L’endogamie géographique semble être une constante dans le milieu caféier à l’inverse de ce qui semble se pratiquer au xviiie siècle à la Martinique de manière générale. Sur 68 contrats de mariage blancs, contractés avant 1798 dans la paroisse de Case-Pilote et étudiés par Bernard David, seuls 27 cas ont les deux conjoints vivant au sein de la même paroisse20.
37Quelle place la sédentarité tient-elle dans l’apparent cloisonnement caféier ? La comparaison du lieu de naissance et du lieu de résidence des futurs époux a permis de mettre en évidence une relative mobilité sur le long terme. Sur 63 individus dont les lieux de naissance et de résidence sont connus, 35 vivent dans un lieu différent de celui de leur naissance, les 28 autres vivent dans la même paroisse. Ces résultats aident à nuancer le propos.
38Sans pour autant conclure à la sédentarité totale des caféiers blancs, cette étude met en évidence leur fort cloisonnement sociogéographique à la différence de ce que Bernard David avait pu constater à l’échelle de l’île.
39Les Libres de couleur, quant à eux, sont plus sédentaires que les Blancs : 20 couples de couleur sur 28 se marient avec des conjoints logeant dans la même paroisse. Au regard des 35 km2 de superficie moyenne des paroisses martiniquaises, le mauvais état des routes et les moyens de transport archaïques de l’époque ont limité la mobilité des habitants des mornes ainsi que les occasions de faire de nouvelles rencontres21. V. Cousseau explique que « les liaisons terrestres sont extrêmement difficiles […]. Pour le plus grand nombre, la côte caraïbe, et donc la ville, est totalement inconnue. Vers le Sud, les communications sont moins difficiles, mais les distances deviennent vite importantes22 ».
40Concernant les mariages exogènes, ils concernent 1/3 des effectifs étudiés par Bernard David à la fin du xviiie siècle et une femme sur deux analysées par Léo Élisabeth. Au sein du groupe caféier, seuls 10 % des effectifs se marient avec des non-créoles. En somme, les résultats convergent, mais les caféiers sont bien plus marqués par l’endogamie qu’elle soit économique ou géographique que le reste de la population martiniquaise.
41Le profil socio-économique des caféiers, tout autant que leurs pratiques comportementales, ne change pas clairement entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe siècle. Les caféiers évoluent dans le monde de l’habitation et se marient majoritairement avec leurs voisins qui font eux-mêmes partie du même univers. Néanmoins, bien que ce groupe semble relativement cloisonné, les mariages consanguins ne sont pas répandus : 15 % des cas au xviiie siècle, aucun au xixe siècle.
42La diminution de la consanguinité au fils des décennies s’explique par la mise en place du Code civil rendant les contrôles obligatoires et plus sévères. Pourtant, B. David avait trouvé que la consanguinité touchait un quart des mariages de la paroisse de Case-Pilote entre 1802 et 184323 et 46 % de ceux de Rivière-Pilote entre 1806 et 182124. Les caféiers se distinguent donc définitivement de la norme martiniquaise annoncée par l’historiographie : « les familles apparentées deviennent nombreuses, avec un enchevêtrement régulier des deux branches de parenté. La propension aux mariages consanguins est répandue et se maintient du fait d’autorités religieuses accommodantes […]25 ».
43Dans ce milieu, l’alternative n’a pas le maître mot. La voie est toute tracée, l’habitant, fils d’habitants, choisira la jeune fille qui lui conviendra le mieux dans son milieu social, mais surtout dans sa paroisse dans le segment strictement restreint par la prépotence parentale. Cette catégorie sociale n’est donc pas, de façon significative, ouverte sur l’extérieur. Néanmoins, certaines exceptions permettent d’ouvrir des perspectives : quelques habitantes blanches se marient avec des nouveaux venus, les Libres de couleur marquent eux aussi une rupture dans ce monde fermé. Ils font preuve d’ouverture, l’habitation représente pour eux autre chose qu’un univers aux perspectives limitées.
44Qu’en est-il après l’abolition de l’esclavage ? Les tendances conjugales ont-elles évolué au même rythme que le profil socio-économique de la branche ?
45Le dépouillement du notariat de 1856 à 1866 n’a recensé qu’un nombre restreint de 11 contrats de mariage concernant des caféiers. Malgré l’exiguïté des effectifs, le profil de cette dizaine de couples aide à percevoir les évolutions. Avec l’avènement de la seconde moitié du xixe siècle, le statut des caféiers change considérablement. Les futurs époux sont rarement qualifiés d’« habitants » et sont, majoritairement, « propriétaires ».
Tableau 37. – Statut des futurs époux caféiers recensés pendant la période 1856-1866.
46La mention « propriétaire » remplace souvent la profession, comme si la propriété d’un bien justifiait l’inactivité inhérente à ce statut. Pourtant les individus ayant une profession sont plus importants.
Tableau 38. – Profession des 11 futurs couples caféiers recensés pendant la période 1856-1866.
47La disparition du qualificatif « habitant » et la multiplication des professions ne permettent plus de savoir si les propriétaires d’habitations caféières se marient au sein d’un même groupe socioprofessionnel. Le statut des parents n’aide pas davantage puisqu’aucune profession les concernant n’est donnée, seul le statut de propriétaire est mentionné. L’accent est mis sur la propriété et, il est à noter que, lorsque la future épouse est déclarée « propriétaire », le futur l’est systématiquement aussi, mais le cas inverse ne se vérifie pas. Un seul des futurs époux est déclaré « habitant », il se marie avec la fille d’un propriétaire lui aussi déclaré « habitant ». Le caractère unique de ce cas met en évidence la transformation du complexe de l’habitation dans la seconde moitié du xixe siècle.
48Concernant l’endogamie géographique entre 1856 et 1866, elle est toujours aussi importante. La majorité des contractants choisissent des partenaires dans la même commune : six sur onze. Cinq vont les chercher dans une commune voisine et pour le dernier couple l’éloignement n’excède pas la distance séparant Sainte-Anne de Rivière-Salée (soit une trentaine de kilomètres) il faut dire que les moyens de communication ne se sont pas beaucoup améliorés… À la fin du xixe siècle, l’état des routes demeure le principal obstacle à la libre circulation des personnes et des biens.
49La comparaison des pratiques matrimoniales entre les périodes esclavagistes et post-abolitionnistes se complique du fait du changement des critères de descriptions entre ces deux périodes. Néanmoins, avec la seconde moitié du xixe siècle, le milieu se diversifie notablement, l’activité au sein de l’habitation se double d’une profession, dans presque la moitié des cas.
50Au regard de ce développement peut-on parler d’une réelle endogamie sociale au sein des caféiers martiniquais des xviiie et xixe siècles ?
51À en croire les écrits du début du xviiie siècle, le mariage par intérêt est chose courante et déjà dénoncé par les autorités : « rien n’est plus ordinaire que de voir des personnes en qui les pensées humaines et temporelles font toute la règle de cet engagement ; on n’écoute le plus souvent que les intérêts de la fortune, les mouvemens de l’ambition, ou les saillies d’une passion déreglée qui font trouver le Mariage plus ou moins désirable26 ». Vincent Cousseau précise l’importance des stratégies matrimoniales dans le choix des alliances à une époque où la coutume de Paris était susceptible d’entraîner le morcellement des exploitations. Dans cette partie, la question sera de savoir dans quelle mesure les petits propriétaires terriens s’attachaient à la question du patrimoine. L’analyse a été poussée au-delà du contrat de mariage afin de percevoir l’étendue du réseau social caféier. Dans cette enquête, plusieurs types d’analyses s’imposent : une étude prosopographique, une analyse des réseaux de sociabilité et des jeux d’alliances. Y a-t-il au sein de l’univers caféier, à l’instar de ce qui s’est passé dans le cercle fermé des possesseurs des terres à sucre, des stratégies familiales ou financières, une main mise sur les territoires propices à l’exploitation caféière ? Quels enjeux se cachent dans les ventes comme dans les échanges intrafamiliaux, mais également dans les tentatives de remise en valeur de l’habitation caféière familiale en période de crise ? Quels sont les noms des familles les plus concernées ?
52À l’aide de la base de données Access constituée dans ce but, j’ai pu repérer les familles dont les noms reviennent de manière récurrente dans les transactions.
Tableau 39. – Récurrence de l’apparition des noms de certaines familles caféières dans les actes notariés.
Noms (aux différentes variantes) | Occurrence des noms dans les actes | Lieu de résidence | Intervalle de dates |
Adenet (Laronde) | 5 | François, Basse-Pointe, Robert | 1783-1825 |
Bénéteau (Cardin, Cardin-Montout, Laprairie, Laprière) | 11 | Grande-Anse et Sainte Marie | 1778-1826 |
Birot (Avenant, Bienvenu, Mondelui, Prospert, Tourville) | 13 | Gros-Morne | 1778-1823 |
Boucher (Baufond, Laguerre) | 7 | Lamentin, Prêcheur, Saint-Pierre | 1778-1824 |
Caffié (Descotières, Desrivières, Maison) | 12 | Gros-Morne, Prêcheur, Sainte Marie | 1777-1820 |
Capoul | 5 | Saint-Esprit | 1777-1820 |
Cavallier, Cavelier ou Cavilliers | 6 | Basse-Pointe, Gros Morne, François, Vauclin | 1783-1820 |
Chatenay (Vaucourt, Rivanday) | 8 | Gros Morne, Lamentin, Saint-Pierre, Trinité | 1785-1862 |
Chesnelong (Latouche) | 7 | Saint-Pierre, Trou-au-Chat | 1778-1822 |
Chevalier (De Lassalle, De Massiac) | 7 | Carbet, Rivière Pilote, Saint-Pierre | 1777-1822 |
Courché (Montout) | 5 | Robert, Saint-Pierre, Trinité | 1817-1858 |
Crocquet (de Beaubois, Legrand, Saint-André, de Béligny) | 5 | Prêcheur, Saint-Pierre | 1782-1865 |
D’abadie (de Lurbe) | 7 | Trinité, Rivière Pilote, Saint-Esprit | 1777-1863 |
Durand (de Cour, de Dorinville, de la Joubardière, Saint Omer) | 11 | Saint-Esprit, Trou-au-chat, Gros Morne, Lamentin, Troisîlets | 1778-1817 |
Duval (Dugué, Duvallon, Valmont) | 10 | Fort-de-France, Grande-Anse, Prêcheur | 1784-1860 |
Gaudin (de Foter, de Romenil, de Virmont) | 9 | Gros-Morne, Lamentin, Trinité | 1778-1825 |
Gigon (desgranges, Désormesis, Duredier) | 18 | Carbet, François, Gros-Morne, Robert | 1777-1825 |
Goujon (Bellaire, Mont-Louis) | 6 | François, Lamentin, Saint-Esprit, Trou-au-chat, Vauclin | 1806-1858 |
Gravier (Montplaisir) | 7 | Gros-Morne, Rivière-Pilote, Robert, Saint-Esprit | 1818-1857 |
Gros (Desormeaux, Dubois) | 7 | François, Rivière-Pilote, Saint-Pierre, Vauclin | 1778-1865 |
Hardy (Desruisseaux, Dessources) | 14 | Grande-Anse, Saint-Pierre | 1777-1824 |
Huyghues (Cadrous Cadevaux Lacour) | 5 | Rivière Pilote, Trou-au-chat, Vauclin | 1777-1826 |
Jaham (de Plainval, Desvalières Dorival) | 8 | Lamentin, Marigot, Saint-Pierre, Trinité | 1778-1863 |
Joseph | 6 | Fort-Royal, Lamentin, Marin, Saint-Pierre, Vauclin | 1783-1865 |
Jouaneau (Courville, des Falaises) | 5 | Gros-Morne | 1777-1826 |
Julien | 5 | Lamentin, Sainte Luce, Sainte-Marie | 1779-1865 |
Lagarigue de Survillers de Laissée | 9 | Sainte Marie | 1778-1817 |
Lahoussaye (Contatmon, Dumoco, Sainte-Croix) | 5 | Gros-Morne, Lamentin | 1778-1817 |
Lallemand (Bechere, Levignan) | 5 | Carbet, Lamentin | 1784-1821 |
Lalung (Bonnaire, Bouvaire, Ferol) | 12 | Ajoupa-Bouillon, Grande-Anse, Gros Morne, Sainte Marie, Saint-Pierre | 1778-1826 |
Landais (Lesferrières, Lestaupinière) | 6 | Fort-Royal, Gros-Morne | 1810-1824 |
Le Sage | 5 | Sainte Marie | 1778-1817 |
Lecomte (Desbonnières, Saint-Louis) | 7 | Grande-Anse, Gros Morne, Marigot | 1778-1818 |
Lefort (Decaille, Desmarinières) | 6 | Marin, Sainte Luce, Vauclin | 1784-1865 |
Maugée | 5 | Fort-Royal, Gros Morne, Trou-au-Chat | 1777-1826 |
Million (Briant, Desvignes, Sainte-Claire) | 9 | Gros Morne, Lamentin, Précheur, Robert, Sainte Marie | 1780-1825 |
Montval (Roche Saint-Arroman, Valmont) | 5 | Sainte Marie, Trinité | 1781-1822 |
Morin (Morinière Sogrin, Sogrin Maisonneuve) | 11 | Gros Morne, Lamentin, Sainte Marie | 1778-1825 |
Oneill (de Agronne) | 5 | Basse-Pointe, Saint-Pierre | 1777-1804 |
Papin (L’épine) | 5 | Gros-Morne, Lamentin, Sainte Marie | 1779-1825 |
Poulet (Bellecour, Duchero, Marcussy) | 16 | Lamentin, Gros Morne, Sainte-Marie | 1779-1826 |
Roger | 7 | Carbet, Diamant, Gros Morne, Saint-Pierre | 1776-1821 |
Roy (Belleplaine Camille, Lareinty, Rendente, Saint Amour) | 8 | Ajoupa Tracée, François, Gros Morne, Rivière Pilote, Rivière Salée, Sainte Marie | 1777-1820 |
Ruire ou Ruyr (Descassy, Descostierres) | 7 | Basse-Pointe, Trou-au-Chat | 1777-1823 |
Siméon (Montval, Roche Montval, Valmont, Monval Saint-Arroman) | 6 | Lamentin, Trinité | 1778-1809 |
Sorhaindo (Desrivaux, Dusausay, Beaumanoir) | 6 | Basse-Pointe, Grande-Anse, Macouba | 1777-1823 |
Vautor (Vaudray la Scaulière) | 7 | François, Gros Morne, Lamentin, Diamant | 1779-1821 |
53Ce tableau reprend les noms qui reviennent plus de cinq fois dans les transactions mettant en jeu une habitation caféière. Cette récurrence laisse penser que ces familles ont eu une certaine importance dans le secteur. Ces noms semblent concerner de grandes familles caféières et parfois des investisseurs qui ont trouvé dans cette branche de quoi tirer quelques profits. Seule une étude prosopographique détaillée permettrait d’appréhender les raisons de la multiplication des transactions au sein de mêmes familles. En effet, certains noms reviennent plus de dix fois dans les actes dépouillés : Bénéteau, Birot, Caffié27, Durand, Gigon, Hardy, Lalung, Morin, Poulet. Du fait de la longueur d’une telle étude, je prends la liberté de la laisser à un travail ultérieur.
54Néanmoins, un aspect se détache à première vue de ce tableau. Les noms de famille fréquemment rencontrés dans les actes notariés de la fin du xviiie et du début du xixe siècle n’apparaissent pas dans ceux de la fin du xixe siècle. Ce constat confirme la thèse selon laquelle les caféiers de la fin du xixe siècle ne sont plus ceux de la fin du xviiie et du début du xixe siècle. Une étude du profil social de ces nouveaux propriétaires confirmera sans aucun doute la paupérisation de la société caféière, selon la thèse développée dans une partie infra.
Une catégorie sociale moderne et libérale ?
Divorces et unions libres
55L’indissolubilité du mariage commence à être contestée par les philosophes et les penseurs dès le xviie siècle ; le « mariage se compose alors de deux éléments qui lient les époux : un contrat civil soumis comme tel au droit des contrats, et un sacrement qui relève de l’Église28 ». Au cours du xviiie siècle, le divorce se répand peu à peu en France, dans l’officialité de Cambrai « entre 1710 et 1791, 593 actions en divorce ont été repérées29 », à Tours on « relève 399 demandes entre 1716 à 178830 ». Néanmoins, « la demande en séparation reste somme toute une procédure relativement peu utilisée31 » et reste un phénomène marginal aux xviiie et xixe siècles. Malgré son instauration par la loi de floréal an II de la Constituante (en 1792), « les abus qu’entraîna cette loi très libérale, contraignirent le législateur à revenir, en thermidor an III, à une procédure plus stricte32 ». Le Code civil le légalise néanmoins définitivement en 1816 malgré les luttes de ses opposants33.
56Sur les 1 021 actes notariés dépouillés, la mention de divorce est rencontrée deux fois dans la deuxième décennie du xixe siècle :
Le 26 octobre 1824, Marguerite Lucile Guitonne Julien, habitante propriétaire au Lamentin, est divorcée d’Antoine Rainaude de son vivant chirurgien en l’île de la Martinique et dont il est absent depuis de longues années. Par acte du contrat de mariage, elle se remarie avec Joseph Poullet Marenssy, habitant du Gros-Morne34. Notons qu’elle est propriétaire d’une habitation caféière et à la tête d’un patrimoine de 80 066 livres, capital huit fois plus élevé que celui de son futur mari.
Le 30 octobre 1826, Magdelaine Danois, femme de couleur libre, jadis femme Longchamp divorcée de son mari, est habitante au Lamentin. Associée à une autre libre de couleur demeurant ordinairement à Castries, elle vend son habitation caféière de 14 362 livres35.
57Ces cas martiniquais sont des plus étonnants. En effet, au début du xixe siècle, le divorce dénote de la part de ses partisans, un état d’esprit et de mœurs aussi libertin qu’avant-gardiste, dans une plus grande mesure encore aux Antilles françaises où la religion catholique fait loi.
58Dans les premiers temps, le divorce en France ne fut autorisé qu’avec des restrictions très sévères, les couples divorcés étaient perçus par le reste de la communauté comme des libertins sans aucune moralité. On imagine alors le comportement de la société vis-à-vis de ces couples. Ces femmes divorcées, qui ne se remarient pas, restent au regard de la société les épouses de leur ancien mari. En effet, Madelaine Danois continue à être appelée par le nom de son ancien mari alors même qu’elle est divorcée : « la nommée Adélaïde Lombois loge actuellement chez ladite Longchamp36 ». Ce cas laisse supposer qu’aux Antilles, le divorce était perçu comme l’officialisation d’une séparation de corps, ne remettant nullement en question, dans les mentalités, les liens conjugaux. Néanmoins, le premier cas recensé se remarie…
59En métropole, le divorce constitue l’apanage des classes urbaines moyennes. Bien que l’effectif insignifiant de ces deux cas ne permette pas d’établir de règles quant au profil social des divorcés, il permet néanmoins d’affirmer qu’en Martinique, le divorce concerne Blancs comme Libres de couleur à la campagne comme à la ville. Ces deux cas vont dans le sens de ce que l’historiographie a souvent mis en évidence en Martinique, c’est-à-dire le « développement d’une morale privée, qui ne concorde pas toujours avec la morale publique, qu’elle soit religieuse ou non37 ». Car les créoles sont peu réputés pour le respect des principes religieux.
60Les travaux de L. Élisabeth, tout autant que ceux de V. Cousseau ont mis en avant le fait que les naissances illégitimes touchaient une part non négligeable de la population blanche. Elles concernent en effet : 9,5 % entre 1810 et 1819 et 5,2 % entre 1820 et 1829 de la population blanche des paroisses du Fort-Royal, du Carbet, de Case-Pilote, des Anses-d’Arlet, du Marin, de Grande-Anse, du Prêcheur et du Lamentin38. Aux mêmes dates et dans les mêmes paroisses, les naissances illégitimes chez les Libres de couleur concernent 65,3 % et 64,6 % du nombre total des naissances.
61L’historiographie aborde souvent la question des relations mixtes hors mariage des hommes blancs, mais très peu celles des femmes blanches adultères, ou non, avec naissances illégitimes. Vincent Cousseau est le seul à avoir tenté une approche de ces femmes blanches, mais comme il l’explique les conclusions sont difficiles39. Il objecte cependant que le contrôle social est plus poussé chez les filles ou femmes blanches, lesquelles ne sont pas toutes, comme le précise Pierre Dessalles, irréprochables. Si néanmoins une naissance survient, l’enfant illégitime est abandonné, le maintien d’une distance maximale avec l’enfant « paria » est vivement souhaité40. Qu’en est-il des enfants élevés par une fille mère ?
62Bien que l’exiguïté du nombre de naissances illégitimes recensées parmi les futurs époux étudiés rend l’exercice délicat, leur existence permet de constater que la pratique n’est pas si rare chez les Blancs créoles et qu’elle est bien acceptée au sein du milieu rural. Ainsi, en 1819, demoiselle Marianne, âgée de 16 ans, native de la paroisse de Sainte-Marie, est fille naturelle de demoiselle Jeanne Élisabeth Thiery et a pour parrain et marraine des membres de la petite société d’habitation41. Les termes du contrat de mariage42 ont révélé le faible niveau économique de cette fille naturelle et de sa mère alors fille mère. Néanmoins, la jeune femme fait un beau mariage. Elle épouse un jeune homme de 26 ans, habitant de la paroisse voisine et propriétaire d’une habitation caféière de 58 610 livres, alors qu’elle n’apporte pour sa part au mariage qu’une dote de 14 409 livres. Le mariage précoce de cette jeune femme montre qu’elle est bien intégrée à la classe intermédiaire des Blancs créoles, et cela, alors même que son statut social semble relativement médiocre. Son illettrisme ainsi que celui de sa mère en est le principal marqueur. En effet, selon M.-R. Trouillot seulement 20 % des femmes blanches créoles de Saint-Domingue étaient analphabètes.
63Ce cas ne fait pas figure d’exception puisque l’acte de baptême de Marianne est précédé dans le registre paroissial d’un cas similaire. Le dépouillement des registres d’état civil de certaines années du xixe siècle révèle que l’illégitimité n’est pas rare chez les Blancs et qu’elle se concevait et semblait acceptée dans le milieu caféier. Les enfants illégitimes apparaissaient même parmi les légataires testamentaires. C’est ainsi que Marie-Victoire Poullet Duthero, veuve de Guillaume le Comte, habitante au Gros-Morne, lègue la somme de 500 livres à Michel, fils naturel de la demoiselle Claire Deslorieux. L’intégration de l’illégitimité et du divorce au sein du milieu caféier laisse supposer une certaine ouverture d’esprit. Qu’en est-il alors de la barrière de couleur ?
Rigidité ou perméabilité de la barrière de couleur
64À la Martinique, il est délicat de conclure sur la rigidité des barrières ethnojuridiques en ce que les mariages mixtes sont difficilement repérables au sein des contrats de mariage. À Saint-Domingue, la difficulté est la même, bien que certains éléments permettent d’entrevoir une certaine porosité. Michel-Rolph Trouillot explique que plusieurs quarteronnes sont devenues blanches après leur mariage avec un Blanc, il précise d’ailleurs que « it is now impossible to verify how many light-skinned people of Afro-European descent crossed over the “racial” line43 ». Ainsi, selon toute vraisemblance, il arrivait que la couleur blanche d’un des deux futurs époux efface la couleur noire de l’autre. Dans ce sens, les recherches de Jacques Houdaille révèlent l’existence d’une mulâtresse, quant à elle, devenue quarteronne à la suite de son mariage avec un Blanc44. Dans ces cas, il devient impossible de mettre en évidence le franchissement de la barrière de couleur sans remonter la généalogie des familles. Entre la soutenance de ma thèse en juin 2014 et la publication de sa version remaniée que vous lisez ici, Jessica Pierre-Louis, historienne moderniste, spécialiste de l’histoire sociale martiniquaise, a soutenu une thèse sur le franchissement de la barrière de couleur. Elle explique que bien que le critère économique ne suffise pas pour parvenir à franchir la barrière de couleur certains y parvenaient du moins au regard de l’administration. Selon elle, le métissage est la condition sine qua non à laquelle il convient d’associer un niveau d’éducation, un comportement social, une alphabétisation, ainsi qu’une légitimité sociale des relations. Ce « franchissement » concernerait 2 % des actes étudiés par Jessica Pierre-Louis et particulièrement la classe dominante des libres de couleur à une période qui précède notre bornage chronologique et qui tend vers davantage de mixité raciale qu’à la fin du xviiie siècle45.
65Au regard des données récoltées par nous, les mariages mixtes entre les Libres de couleur et les Blancs créoles ne semblent pas avoir été une pratique des caféiers. Dans la droite ligne du constat d’A. Louis qui n’a recensé aucun mariage mixte postérieur aux années 1750 dans les paroisses du Carbet, du Précheur, de la Basse-Pointe, de Saint-Pierre et de Fort-Royal46, le dépouillement des registres notariés entre 1776 et 1829 a mis en évidence les mêmes absences.
66Par opposition, les mariages mixtes entre Blancs métropolitains et femmes de couleur libres sont plus fréquents47, quoique peu nombreux au regard des pourcentages atteints à Saint-Domingue. En effet, selon Jacques Houdaille, ils concernent 17 % des mariages célébrés dans le sud de Saint-Domingue entre 1781 et 179048. L’absence de mariage mixte au sein des caféiers (essentiellement petits blancs) incite à penser que les clivages sociaux étaient plus verrouillés au sein des basses couches de la société.
67Dans le même sens, il a été constaté qu’au sein des caféiers, les Libres de couleur et les Blancs ne s’associent jamais et ce, contrairement à ce qu’a pu observer Dominique Rogers au sein des villes du Cap-Français et de Port-au-Prince (entre 1776 et 1789). Son étude de la société des Libres de couleur de ces deux villes a mis en évidence l’existence de quinze contrats d’association, dont 60 % unissent Blancs et Noirs. 67 % de ces contrats concernent le milieu agricole. Dans la sphère professionnelle, Saint-Domingue semble bien plus ouvert à la mixité raciale que la Martinique où, sur un total de 15 sociétés formées autour du café, aucune ne concerne ou n’associe des Libres de couleur à des Blancs.
68Les seuls actes présentant conjointement Blancs et Libres de couleur sont des contrats de mariage. Les Blancs sont alors les témoins de mariage des Libres de couleur. Ces choix relèvent-ils d’une stratégie ou d’une réelle sociabilité entre ces deux groupes ? A. Louis a constaté qu’entre 1680 à 1769, dans les paroisses du Carbet, du Prêcheur et de Basse-Pointe environ 55 % des baptisés libres de couleur avaient des parrains et marraines blancs, mais qu’à l’inverse, aucun baptême blanc n’avait recours à un parrain ou une marraine libre de couleur. Il explique cette mixité sociale comme étant le reflet de filiation inavouée ainsi que l’apanage d’une volonté de nouer des relations afin de construire des réseaux d’appuis, d’entraide et de clientèle. Au sein des caféiers, les Libres de couleur choisissent plus souvent des Blancs que leurs semblables pour témoins, tandis que l’inverse ne se vérifie pas. Sur 28 contrats de mariage libres de couleur, 11 couples choisissent des témoins de couleur, le reste préfère des témoins blancs.
69Si l’article 76 du Code napoléonien fixant les règles en matière de témoignage du mariage civil précise que doivent être énoncés : « les prénoms, noms, âges, professions et domiciles des témoins, et leur déclaration s’ils sont parent ou alliés des parties, de quel côté et à quel degré49 », le Code civil ne légifère par sur ce point et les contrats de mariage restent plutôt flous sur la nature des liens présidant aux relations. Lorsque les liens sont précisés, l’amitié concerne 36 % des cas, la parenté 18 %.
70Les mariages blancs sont davantage discriminants dans les mécanismes de mobilisation et de sélection des personnes qui assistent les époux.
71Pour les 17 contrats faisant mention de témoins blancs dans les mariages de couleur, aucune précision n’est donnée sur le type de relations entretenues. Néanmoins, il paraît peu hasardeux de voir dans le choix de ces témoins la garantie d’un potentiel soutien financier ou professionnel. Les Blancs jouent alors le rôle de protecteurs. À l’inverse, le carcan idéologique et mental colonial, faisant de l’homme de couleur un subalterne, empêchait le franchissement de la barrière de couleur. Pourtant, la réalité intime et quotidienne semble bien loin de la réalité publique et affichée. C’est ainsi que le concubinage (précédemment abordé) de certains Blancs avec des femmes de couleur libres était su de tous, mais jamais officialisé, ni avoué, même quand celui-ci est affiché par une descendance. Ces enfants naturels héritaient, par le biais de ventes fictives, d’une partie du patrimoine du père blanc avec lequel ils vivaient et grandissaient. Mais ces relations intimes vues et connues de tous ne pouvaient être affichées publiquement. Aussi assiste-t-on au décalage entre la sphère intime et la sphère publique. Société fermée, aux clivages sociaux marqués, la sphère caféière ne semble pas avoir montré davantage d’ouverture que les milieux martiniquais. La barrière du politiquement correct se fixait, encore une fois, à la pigmentation.
72À l’instar des nombreux chercheurs ayant travaillé sur les Libres de couleur, cette analyse conclut sur l’existence de relations entre Blancs et gens de couleur libres, néanmoins difficiles à cerner. Certains travaux sur la Martinique mettent en avant des relations souvent issues d’un rapport de force. Tous les testaments cités par A. Louis en font état :
« “en reconnaissance des bons services qu’elles lui ont rendu […]”50, “qu’elles vinssent à quitter son service et l’abandonner, le présent demeurerait caduque […]”51… »
73Pour conclure, les réseaux mixtes au sein de l’univers caféier martiniquais sont infimes voire nuls au regard de ce qu’avait constaté Michel-Rolph Trouillot au sein de l’univers caféier de Saint-Domingue, et ce malgré une proximité contextuelle et économique. Ce constat pousse à penser que les petits blancs caféiers, qui à la Martinique ont eu à souffrir de la condescendance des grands Blancs sucriers, ont en réaction cru devoir garder une certaine distance avec ceux qu’ils considéraient comme leurs inférieurs. La similarité des modes de vie des habitants caféiers blancs et libres de couleur a été certes démontrée, mais qu’en est-il de la proximité géographique de ces deux groupes ethnojuridiques ?
Ségrégation spatiale ?
74De fait, les différents recensements des xviiie et xixe siècles donnent la répartition de chacune des ethnoclasses uniquement par paroisse puis commune (à partir du décret du 12 juin 1837). À partir d’informations aussi générales, il paraît compliqué d’enquêter sur d’éventuelles formations de quartiers blancs ou libres de couleur. Les recensements montrent une répartition assez homogène des Libres de couleur sur l’ensemble du territoire, avec néanmoins une prédominance dans les communes urbaines (en 1826, sur un total de 10 736 libres, 4 268 habitent soit à Fort-de-France, soit à Saint-Pierre) et dans celles aux reliefs accidentés et au climat humide favorables à l’exploitation caféière, telles que : Le Lamentin, Grande-Anse (actuel Lorrain), Sainte-Marie, La Trinité et le Carbet.
75Aucun recensement ne précise la couleur des propriétaires d’habitation caféière. Néanmoins, le détail d’un envoi statistique de la colonie, daté de 1836, aide à mieux appréhender l’occupation géographique des sols par les différentes ethnoclasses. Cette source ventile le secteur agricole et le type de propriétaires par commune. Ainsi, apprend-on que la population libre de couleur exploite par ordre décroissant 223 carrés de café à Rivière-Pilote, 155 au Vauclin, 146 au François, 71 au Saint-Esprit, 69 au Robert, 65 au Lamentin, 46 à Sainte-Marie et 41 à Saint-Hyacinthe.
76La carte 5 permet de constater qu’à l’échelle des communes, il ne semble pas y avoir de « pigmentation spatiale » dans le secteur caféier. Au vu de la carte, il est difficile de déterminer une organisation ethnique du territoire. On remarque néanmoins un contraste entre le Nord caraïbe, où les Libres de couleur sont moins présents, et le centre de l’île où ils sont davantage représentés.
Carte 5. – Répartition des Blancs et des Libres de couleur propriétaires d’habitations caféières sur les communes de la Martinique en 1836.
ADM, Série géographique, 1Mi1489, le 15 février 1837. Envoi de renseignements statistiques pour 1836.
77Il arrive que l’activité caféière de certaines communes occupe exclusivement ou majoritairement des planteurs blancs, c’est le cas de Saint-Pierre, Ducos, Précheur, Case-Pilote et Diamant. À l’inverse au Robert, François, Vauclin, à Rivière-Salée et aux Trois-îlets, les Libres de couleur dominent dans cette branche.
78L’échelle communale de cette répartition ne permet pas de statuer sur une éventuelle ségrégation spatiale au sein des quartiers. Il a donc fallu se reporter à la localisation de chacune des habitations. Cette spatialisation a été effectuée à partir du notariat. Quel que soit le type d’actes dépouillés, la description d’une habitation comprend celle de ses limites. En guise de bornes géométriques, le notaire énumère le nom des voisins aux quatre points cardinaux. Le profil ethnojuridique du voisinage révèle qu’il n’y a pas non plus de ségrégation spatiale du point de vue de la microéchelle. Notons cependant une pigmentation plus foncée dans le voisinage d’un Libre de couleur. Le graphique infra représente sous forme chiffrée le phénomène observé.
Graphique 22. – Profil ethnojuridique du voisinage des propriétaires blancs et libres de couleur caféiers entre 1816 et 1826.
79Pour la période allant de 1816 à 1826, les limites de 139 habitations ont été étudiées. Sur les 105 habitations appartenant à des Blancs, seules 36 sont bornées par un Libre de couleur (soit 34 %), tandis que sur les 34 appartenant à des Libres de couleur, 19 sont dans ce cas (soit 56 %). Les Libres de couleur s’entourent plus spontanément d’autres Libres de couleur. C’est la résultante d’un phénomène économique plus que d’un choix social. Idéalement situées à la frontière entre la campagne et la ville, les habitations de Saint-Pierre, du Prêcheur, et du Carbet étaient très prisées les rendant ainsi hors de portée des classes peu fortunées auxquelles les Libres de couleur appartenaient majoritairement. On constate, en effet, que le carré de terre d’un Libre de couleur vaut moins cher que celui d’un Blanc : 1 903 contre 2 202 livres entre 1816 et 1826. Les Libres de couleur achètent en fonction de leurs moyens, ils occupent alors les mêmes secteurs géographiques.
80Néanmoins, quelques Libres de couleur se distinguent de la majorité par une ascension économique promue notamment par le biais du négoce.
Café et monde du négoce
Habitation versus négoce ?
81La recherche historique sur les métiers du négoce est aux Antilles un véritable défi. Très peu de mémoires, de livres de compte, de journaux intimes de marchand sont parvenus jusqu’à nous. Les catastrophes naturelles, les vicissitudes du temps, les aléas climatiques (ouragans tout particulièrement) sont venus à bout d’un grand nombre de sources. À plus forte raison, l’éruption de la montagne Pelée qui a détruit Saint-Pierre, capitale commerciale des Antilles, n’a laissé aucune chance de survie aux papiers des maisons de commerce de Saint-Pierre et notamment de la maison de la bourse. Restent aux historiens qui travaillent sur le négoce aux Antilles : la correspondance administrative qui donne un aperçu du fonctionnement du commerce (échanges, départs et arrivées de marchandises dans les principaux ports de l’île), les mémoires et descriptions des gouverneurs, intendants, voyageurs-naturalistes, chroniqueurs, ou autres observateurs qui témoignent des pratiques et usages de la colonie, les avis officiels ou publicitaires de la presse qui renseignent sur l’organisation du commerce local, enfin les archives notariales qui décrivent le statut économique et le patrimoine des marchands.
82Cependant, de manière générale, les documents d’archives évoquées s’attardent davantage à décrire le principal secteur économique de la colonie : l’agriculture. Parallèlement, les petits métiers en plein essor à la fin du xviiie siècle, dont font partie les artisans appelés bien souvent « marchands » restent du domaine de l’intraité à la Martinique et ce quelle que soit leur appellation (négociant, marchand, commerçant). Bien qu’enrichie entre-temps par les apports de la thèse d’Anne Pérotin-Dumon52, l’historiographie guadeloupéenne n’est pas plus documentée sur le sujet : « no detailed study of Basse-Terre and Pointe-à-Pitre merchants exists53 ».
83Toutefois, la recherche historique de ces dernières années a permis d’appréhender, notamment à travers la prosopographie, la mise en place des structures commerciales du xviiie siècle. Ces recherches se sont particulièrement orientées vers les marchands/négociants et leurs réseaux en Europe et dans le bassin méditerranéen. Mais qu’en est-il de l’aire antillaise ? Que sait-on des marchands ou négociants vivant et commerçant à la Martinique ? À vrai dire, pas grand-chose à l’inverse des négociants des ports atlantiques français. Pourtant inutile de rappeler combien sont nombreuses les divergences opposant ces deux mondes. Le nom de « commissonnaires » attribué aux négociants martiniquais rappelle que ces derniers vivent, du moins au départ, aux dépens de plus grands. Anne Pérotin-Dumon, dans un article sur les habitants de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, consacre quelques lignes à la définition du ceux-ci :
« regularly visited by French merchant ships, Saint-Pierre on Martinique eventually became the home of a powerful group of merchants known as commissionaires. The term soon became inappropriate since, by the beginning of the eighteenth century, Saint-Pierre commissionaires ceased to be mere factors and began importing and exporting independently. Martinique thus became an active center for a busy reexport trade. Because of their local facilities, commissionaires could arrange “prompt and convenient sales” to ship captains. Their stores served both as warehouses for cargoes from Europe and as display rooms for potential local customers. They could also arrange the redistribution of goods in the other French islands and arrange in advance the collection of their harvests. After a commissionaire had concluded a sale with a shop captain acting either in his own interest or as the agent of a French merchant, all that remained was to load the outward cargo for the journey across the Atlantic. In this way, docking time in the Caribbean was cut from one year to between four and six months. By allowing the commissionaires of Martinique to redistribute goods they had brought from Europe, as well as collect the crops to be loaded in return among the islands, merchants in French ports realized a substantial saving of time and money54 ».
84Comme le précisent ces quelques lignes, le terme « commissionnaire » avait été initialement attribué pour désigner les intermédiaires locaux des négociants de métropole. Cependant, bien plus que le correspondant des grandes maisons de commerce métropolitaines, les commissionnaires avaient pour principale fonction de soulager les habitants dans l’écoulement de leurs denrées. Le terme, qu’il y ait eu un glissement sémantique ou pas, continue à être usité d’un siècle à l’autre malgré l’évolution de ses fonctions :
« ces commissionnaires sont des marchands qui s’engagent à fournir à l’habitant les choses dont il a besoin et celui-cy lui adresse des denrées, sur la vente desquelles il paye cinq pour cent de commissions, ainsy le commissionnaire est un homme qui est maître du prix des denrées que l’habitant vend et qu’il achete, il taille et rogne sur cela suivant sa cupidité sans que personne ait droit de lui en demander raison55 ».
85Selon ce mémoire de la fin du xviiie siècle, les commissionnaires ne sont plus aux ordres des négociants métropolitains, mais de simples grossistes chargés de l’exportation et de la vente des denrées coloniales. La description que fait Pierre Dessalles, des problèmes qu’il rencontre avec sa commissionnaire, donne un aperçu des relations entretenues par les deux corps sociaux (habitants, commissionnaires) :
« Pendant mon séjour à Saint-Pierre je n’ai pas manqué d’aller voir Mme Dupuy ; la chère dame est d’une avarice si sordide que je crains beaucoup qu’elle ne puisse pas continuer les affaires. Son fils, jeune homme sans expérience, va être à la tète de cette maison. Comment se vendront nos sucres ? Mme Dupuy menace de ne pas pouvoir continuer à vous faire compter 36 000 fr par an, elle demande que nous lui donnions 5 pour cent sur les sucres que nous embarquerons pour France. Elle doit vous en écrire, mais n’y consentez jamais. Si elle ne veut pas vous continuer les 36 000 fr, n’ayez aucune inquiétude, je chargerai alors touts les sucres de l’habitation et vous recevrez moitié de leur valeur, je ne les enverrai pas tous à Bordeaux. Nous éviterions par ce moyen commissions, etc. et au résultat nous y gagnerions56. »
86On perçoit, au fil de la correspondance, la dépendance de P. Dessalles vis-à-vis de sa commissionnaire pour l’achat de ses « nègres nouveaux » et l’embarquement de ses denrées à bord des navires. Les commissionnaires-négociants se sont faits les maîtres du commerce. Il devient, alors très difficile, pour les habitants de trouver à embarquer leurs denrées sur les navires sans l’appui d’une maison de commerce locale. Et pour cause, ces marchands spécialisés dans la transaction font souvent des avances de fonds. Les habitants deviennent alors débiteurs des négociants dont ils dépendent57.
87Mais alors que cette définition reste centrée sur le rôle et l’activité des commissionnaires, le profil de ces personnages, dont on ne connaît en réalité que peu de choses, nous échappe. Dans l’attente des résultats de la thèse de Rébert Charles qui lèveront certainement un coin du voile sur les milieux négociants de Saint-Domingue, son questionnement méthodologique, ainsi que ses pistes de lecture, permettent déjà d’entrer dans le sujet presque par effraction. Il déplore, dans son enquête sur les milieux négociants58, « l’opposition inconciliable » annoncée par l’historiographie entre les milieux du négoce et de l’habitation. Il donne d’ailleurs pour exemple quelques passages de l’ouvrage commun de Louis Dermingny et de Gabriel Debien59 :
« À la Martinique, plus qu’à Saint-Domingue encore, l’opposition des marchands et des planteurs était vive et ancienne. »
88À cela il ajoute une nuance apportée par Jacques de Cauna60 qu’il précise :
« Très proche des “habitants” sont les gros négociants des ports, le terme de “marchands” étant réservé à une situation sociale moins bien établie. Ils sont souvent procureurs d’habitation pour les propriétaires absents, en même temps que leurs banquiers, ce qui crée des liens, mais aussi des jalousies, suspicions et rancunes, parfois très vives. Ils s’apparentent à des grands Blancs par des situations très aisées […] ».
89Rébert Charles, quant à lui, déplace le cadre d’analyse vers les milieux négociants, en réinterrogeant le sujet de manière plus sociale et anthropologique. Il considère que les négociants forment davantage un milieu qu’un groupe. Le premier ouvre des perspectives de rapports humains plus riches et plus complexes, l’autre renvoie à un certain cloisonnement. Il fonde son étude sur la confrontation de sources littéraires et notariales, qui par le biais de la microhistoire permet d’approcher activités et solidarités du milieu.
90C’est ici que nos réflexions se croisent, le monde commerçant caféier n’a été, jusqu’ici, que très peu abordé et pour cause, les archives à caractère économique (rôle d’armement, état de commerce, mercuriales) rendent compte d’un aspect bien limité du milieu négociant/marchand (état chiffré des marchandises vendues et achetées). Les relations entretenues entre ce milieu et celui des caféiers restent alors du domaine de l’inconnu. Le dépouillement des registres notariés a néanmoins mis en évidence l’existence de liens indubitables. À l’instar de R. Charles, je reste alors convaincue qu’ils ne sont pas diamétralement opposés.
91Nombre de négociants, commerçants ou marchands ont su tirer parti de l’opportunité économique offerte par l’exploitation agricole coloniale. Le secteur caféier ne fait pas exception. Sur les 1 705 propriétaires d’habitation caféière étudiés, 100 ont une profession liée au commerce. Cependant, seuls 6 des 70 négociants sont également déclarés « habitant » et aucun des 24 marchands et des 6 commerçants.
92Comme nous l’avons déjà vu, le propriétaire qui n’exploite pas son habitation n’est pas considéré comme habitant. Ceux qui associent négoce et exploitation caféière sont installés non loin de la ville ou d’un bourg pour les besoins de la cause… Ainsi sur les six cas rencontrés, deux habitations sont sises à Saint-Pierre, deux autres au Précheur (commune limitrophe de Saint-Pierre), une au Lamentin (alors que le magasin du négociant est implanté dans le bourg du Lamentin). Ces quelques chiffres permettent de conclure que les négociants cumulent davantage de charges que les marchands.
93Cependant, la différence professionnelle entre les marchands et les négociants n’a pas encore été clairement établie par les historiens. Certains, tel que Charles Carrière, disent que la différence se situait dans le degré de fortune :
« Qui sont ces “négociants” ? Et d’abord comment les distinguer des marchands ? En définitive, le seul critère du négociant reste la fortune avec ce qu’elle implique d’ampleur des affaires, des relations, de “capacités”61. »
94Or, cette citation porte sur le monde négociant du port de Marseille, les réalités structurelles des Antilles aux xviiie et xixe siècles semblent quelque peu différentes. Pour la Guadeloupe, Anne Pérotin-Dumon, est moins catégorique et les distingue uniquement à travers la nature de leur commerce :
« No absolute distinction can be drawn, but the former [négociants] are properly merchants while the later are retailers engaged at times in export trade62. »
95Dans les deux cas, la différence se situe d’un point de vue hiérarchique.
96À celle-ci s’ajoute le préjugé de couleur appuyé sur de solides fondations ségrégationnistes qui n’ont cessé de compliquer les rapports sociaux. Et cela malgré les facilités offertes par le milieu urbain :
« On the two shores of the Atlantic linked by commerce there was already a common “Western civilization” in the eighteenth century. In the towns some Caribbean societies began breaking away from racist and segregationist patterns built on plantations, acquiring characteristics similar to those of other tropical Atlantic port cities63. »
97La ville a certes constitué le creuset social et économique pour les Libres de couleur des xviiie et xixe siècles, mais certaines professions semblaient dévolues à la seule classe de l’élite blanche.
98Dans ce sens, les recherches historiques ont toujours répété à l’envi que le négoce avait été strictement réservé aux Blancs. Après un dépouillement exhaustif des délibérations du Conseil souverain et du code de la Martinique, aucun texte de loi faisant interdiction aux Libres de couleur de commercer en gros n’a pu être recensé. Cette assertion historiographique est certainement le résultat d’un amalgame associant cette profession élitaire à la série de restrictions juridiques interdisant aux Libres de couleur d’accéder aux fonctions publiques. Cependant, la découverte de négociants libres de couleur dans nos effectifs64 remet en question l’imperméabilité de la profession.
99Fanfan Eleuther, homme de couleur libre, propriétaire d’une habitation caféière, est à tour de rôle qualifié par les actes de « marchand », « négociant » puis « commerçant » à la Trinité65.
100Ce cas permet de comprendre que la désignation de négociant ne s’appuie ni sur un critère économique ni sur un critère social. Fanfan, homme de couleur libre du début du xixe siècle, tient une boutique à la Trinité dans laquelle il est marchand-commerçant avec sa femme. Néanmoins, lorsqu’il spécule à demi pour un voyage de poterie sur la goélette La Flèche, il est alors précisé négociant-commerçant. C’est donc l’activité bien plus que le statut qui détermine la désignation. Les marchands commercent dans la colonie. Les négociants prennent nécessairement part à des transactions avec l’étranger.
101Mais quelles sont la personnalité et la fonction de ces hommes polyvalents et multifonctionnels ? Il s’agit d’appréhender l’organisation du négoce caféier dont se chargent les marchands des bourgs de la Martinique. Le tableau infra détaille les métiers du commerce exercés par les propriétaires caféiers durant les trois périodes d’étude (tableau 40).
Tableau 40. – Métiers touchant au commerce des propriétaires d’habitations caféières.
1776-1786 | 1816-1826 | 1856-1866 | |
Négociants | 32 | 22 | 16 |
Commerçants | 0 | 2 | 4 |
Marchands | 6 | 12 | 3 |
Total de propriétaires exerçant une profession commerciale | 38 | 38 | 24 |
Propriétaires dont la profession est précisée | 241 | 148 | 149 |
Propriétaires caféiers | 843 | 852 | 344 |
Ces chiffres ont été obtenus du dépouillement exhaustif du notariat des Archives départementales de la Martinique.
10215 % des caféiers dont la profession est précisée sont dans le commerce entre 1776 et 1786, 26 % entre 1816 et 1826 et 16 % entre 1856 et 1866.
103Les Libres de couleur apparaissent dans les effectifs au cours du xixe siècle. Au nombre de 10, 7 sont marchands, 2 commerçants et un, dont le profil a déjà été développé, est négociant. Ce groupe ethnojuridique représente donc, au début du xixe siècle, 20 % des propriétaires caféiers exerçant dans le commerce avec, néanmoins, une prédominance du petit et moyen commerce. Bien que cette étude se cantonne aux seuls propriétaires de caféières, elle ouvre une fenêtre sur la représentativité de ce groupe au sein du commerce et de vérifier les chiffres donnés dans le recensement de 1826 retranscrit dans le tableau ci-dessous.
Tableau 41. – Répartition des Blancs et Libres de couleur de sexe masculin par catégorie économique et professionnelle pour l’année 1826 (statistiques officielles).
Hommes blancs | Hommes de couleur libres | |
Propriétaire de terrain ou de maisons | 1 624 | 915 |
Gens de loi non salariés | 29 | |
Médecins, chirurgiens et apothicaires non salariés | 36 | |
Commerçants en gros | 50 | |
Marchands au détail | 193 | 122 |
Colporteurs | 38 | 18 |
Fabricants | 38 | |
Artisans et ouvriers | 15 | 141 |
Marins du commerce | 126 | 181 |
Pêcheurs | 2 |
ADM, Série géographique, 1Mi1319, cahiers de statistiques envoyés en exécution de la circulaire ministérielle du 25 février 1823, cahier no 8, population 1826.
104À la même date, 1826, les archives notariales révèlent l’existence de Pierre Marie Porry Papy, négociant libre de couleur à Saint-Pierre66. Bien plus qu’une erreur, l’absence de Libres de couleur commerçant en gros dans le recensement est probablement le résultat d’un refus affiché de l’administration blanche d’admettre l’accession des Libres de couleur à des charges auparavant dévolues aux Blancs. Par contre, cette ethnoclasse est bien représentée chez les marchands au détail…
105Il n’a malheureusement pas été possible de définir avec précision la différence entre un marchand et un commerçant. Les deux commerçants trouvés pour la période allant de 1776 à 1826 sont mari et femme. Les autres apparaissent entre 1856 et 1866. Anne Pérotin précise qu’« un homme commerçant est souvent un artisan qui s’est mis à vendre des produits ayant à voir avec son métier », elle donne ainsi l’exemple d’un « boucher-charcutier et d’un cuisinier qui s’étaient associés pour vendre des comestibles, de la graisserie et “diverses marchandises”67 ». Sa définition s’applique parfaitement à l’un de nos cas : Fanfan Eleuther, horloger de profession, épouse Paule-Adélaïde-Julie, marchande68. Leur profession évolue à la suite de leur mariage, ils deviennent alors commerçants69. Le changement d’appellation n’implique cependant pas l’abandon par Fanfan de sa profession initiale, mais indique seulement un élargissement de son champ d’activité par le biais du commerce de sa femme.
106Ces deux cas mentionnés, l’attention est mise sur deux corps de métier bien plus représentés à la fin du xviiie et au début du xixe siècle : ceux des propriétaires caféiers négociants ou marchands.
Négociants
107Il n’existe pas de négociants spécialisés dans la vente de café parce qu’il était, pour eux, préférable de diversifier les marchandises afin de pouvoir faire face aux fluctuations de la demande. Les propriétés caféières détenues par les négociants sont dans 44 % des cas en société. On comprend que l’habitation est perçue comme un placement qui sera, en temps opportun, changé de case sur l’échiquier de la réussite économique.
108En adéquation avec leur statut, les négociants possèdent des habitations d’une taille supérieure à celles des marchands : 21 contre 7 carrés en moyenne. La valeur globale de l’habitation n’est pas proportionnelle à sa taille, mais reste tout de même plus importante pour celle du négociant : 57 554 livres contre 30 744 livres.
109Les aléas du commerce caféier, qui font suite à la période révolutionnaire, semblent avoir considérablement inquiétés le milieu négociant qui se détourne alors de l’investissement caféier. Les achats d’habitations caféières par des négociants diminuent considérablement dans la seconde décennie du xixe siècle, tandis que les ventes augmentent.
110L’habitation caféière ne tient qu’une place de second plan dans la carrière des négociants, celui d’un investissement ponctuel et opportun. Entre le métier agricole et la profession commerciale, le choix du métier à transmettre à sa progéniture est vite fait. Le négoce paraît se perpétuer de père en fils, et cela indépendamment des dispositions ou des compétences de ces derniers en matière de commerce. Il faut dire que cette profession constitue « depuis longtemps le plus court chemin pour arriver à une fortune considérable presque toujours commencée avec les fonds d’autrui70 ».
Graphique 23. – Pourcentage de négociants vendeurs et acquéreurs d’habitations caféières durant les trois décennies étudiées.
111Parmi les négociants dont la trace a été retrouvée, Jean-Louis Hugounouc-Cassaigne, homme majeur demeurant à Trinité, est le fils de Jean-Louis Hugounouc-Cassaigne lui-même négociant à Saint-Pierre en 177771. Il épouse une jeune fille mineure, Anne Charlotte Clauset, qui possède alors, en indivision avec sa sœur, une portion de terre plantée en café et cacao sur laquelle se trouvent uniquement les bâtiments de manufacture pour transformer les fruits de la récolte. Ce cas tranche considérablement avec la vision qu’on se fait de l’exploitation caféière comme lieu de travail et de vie. Ici pourtant l’exploitation prend bien l’appellation d’habitation, et ce, alors même qu’aucun logement n’y est recensé et que le couple vit en ville. En outre, la future épouse possède 12 esclaves dont la fonction pose question puisqu’ils ne sont attachés à aucune exploitation, ni activité. Aucun logement, pas même ceux des esclaves, n’est recensé sur l’habitation. Cette main-d’œuvre semble constituer un fonds d’investissement davantage qu’un atelier.
112Il faut dire que le milieu du négoce s’est souvent appuyé sur celui de l’habitation par des alliances ponctuelles et stratégiques, notamment lorsque le négociant, d’origine métropolitaine avait besoin d’un appui local. L’union se faisait alors entre les deux principaux protagonistes de l’économie martiniquaise trop souvent opposés par l’historiographie.
113C’est ainsi que Silvain Benjamin Gaillard, âgé de 23 ans, négociant demeurant au bourg de la Trinité, natif de Nantes et fils légitime de Mathurin Gaillard marchand demeurant à Nantes, épouse en 1824 Anne-François-Senecé Château, habitante de Sainte-Marie, âgée de 26 ans72. Les 5 000 livres d’apport au mariage du futur époux sont bien maigres au regard des 39 817 de la future épouse. Bien que le couple s’engage dans une communauté de biens, le contrat de mariage stipule que l’époux demeurera à charge envers son épouse de la somme des biens apportés. L’habitante constitue alors un excellent parti pour le négociant tout récemment arrivé de métropole.
114Le monde de l’habitation est indubitablement lié à celui du négoce de sorte que si un marchand n’a pas commencé sa carrière professionnelle par l’achat d’une habitation, il en achète une tôt ou tard. Le fait d’être habitant semble assurer une reconnaissance assortie d’un ancrage dans le tissu social absent de la sphère citadine. D’ailleurs, le silence des archives administratives concernant le mode de vie urbain (aussi bien à Saint-Pierre qu’à Fort-Royal) révèle un certain mépris envers la masse laborieuse et affairiste des villes. Seuls les habitations et les chiffres du commerce semblent dignes d’intérêt. L’habitation, où se succèdent les générations, représente la pérennité de l’ancrage seigneurial très présent dans les mentalités qui s’oppose à l’éphémère négoce trop sujet aux conjonctures qui font et défont si aisément les fortunes nouvellement acquises et dont l’image reste ternie par l’histoire (noblesse versus négoce).
115Les cartes et les plans des villes sont le reflet de ce désintérêt : les légendes précisent uniquement les bâtiments administratifs, religieux et militaires. Il est alors vain de chercher des informations sur le commerce à travers l’indication d’entrepôts, de magasins ou autres. Seuls quelques plans de la ville de Saint-Pierre indiquent le nom des rues et permettent de localiser à tâtons maisons de négociants et boutiques de marchands. Peu de lieux de commerce sont indiqués, on peut néanmoins compter sur l’incontournable siège des transactions, avant que les denrées ne soient embarquées sur les navires, bien connu des historiens économistes : La place Bertin (construite au début du xixe siècle) et parfois sur les places de marché : celle pour les habitants, celle pour les esclaves (plus à l’écart de la ville) appelée : « marché à nègres ».
116Les réseaux mis en place entre les habitants et les négociants font émerger la domination de l’habitation en tant que référent de l’estime et du prestige. Quelle place l’habitation caféière tient-elle donc chez les marchands dans cette aspiration à la réussite et à la reconnaissance ?
Marchands
117Au-delà des bénéfices économiques qu’elle peut apporter, l’habitation constitue pour l’homme de commerce une agréable retraite, loin de la chaleur, des mauvaises odeurs et des affres de la vie citadine. Robin Charles explique le plaisir que constituait la possession d’habitations reculées de l’atmosphère empoisonnée de la ville coloniale : « le charme de respirer un air pur et libre, de jouir d’une ombre fraîche, semble être le privilège de l’opulence ; et le nécessiteux, obligé d’exister par son travail et son industrie, vit resserré, privé d’air, sous des toits embrasés73 ».
118Une seule des habitations des marchands reçoit l’appellation d’« habitation caféière et vivrière74 », les autres se contentent de la terminologie plus neutre d’« habitation75 ». Bien plus qu’une exploitation, ces habitations ressemblent davantage, au début du xixe siècle, à des résidences secondaires dans lesquelles il fait bon venir se reposer, loin de la chaleur oppressante de la ville, là où les plantations prennent l’aspect de jardin exotique à l’anglaise à la mode à la fin du xviiie et au début du xixe siècle76.
119Joachim Claire, nègre libre, et Reinette-Rosa, métive libre, marchands-confiseurs à Saint-Pierre et propriétaires d’une habitation caféière constituent un exemple. Ils vendent leur habitation en 1825 alors qu’ils l’avaient précédemment acquise en 1817, lors d’un échange avec une habitation qu’ils possédaient depuis 1809. Au rythme des transactions, ce couple garde la même profession de confiseurs. L’habitation, qui ne forme pas leur résidence principale puisqu’ils résident tous deux en ville, semble constituer un lieu de retraite, une résidence secondaire pour la fin de semaine, dont tant de contemporains louent les mérites dans un Saint-Pierre à l’air étouffant. Néanmoins, ce couple a su allier l’utile à l’agréable en faisant de l’habitation une source de revenus. On ne connaît pas les raisons exactes de l’échange de leur habitation initiale, on ne peut cependant douter, au regard de la métamorphose subie par l’habitation, qu’il s’agissait d’une spéculation ou d’une stratégie économique. En l’espace de huit ans, l’habitation est passée de quelques plantations77 à 8 000 pieds de café, dont 3 000 en rapport78…
120Peu d’éléments semblent éloigner le marchand propriétaire de caféières martiniquaises (de la fin du xviiie et du début du xixe siècle) du marchand guadeloupéen de la fin du xviie siècle décrit par Anne Pérotin-Dumon :
« C’est bien décrire les activités polyvalentes des marchands aux îles à la fin du xviie siècle […]. Ici encore, la correspondance […] montre la diversité des opérations : collecter le montant des dettes, préparer les chargements de retour, mais aussi acquérir des habitations pour y cultiver le sucre et le tabac, se procurer la main-d’œuvre engagée et esclave79. »
121La grande polyvalence des marchands n’est pas seulement le fait de l’opportunité émanant de la construction d’une nouvelle colonie. De facto, à la fin du xviiie et au début du xixe siècle, l’habitation exerce une certaine attractivité sur les marchands. Les colons semblent définir leur activité et constituer leur patrimoine au gré des possibilités offertes, se reconvertissant au rythme des fluctuations de la demande.
122La profession de marchand est souvent mentionnée dans les sources administratives qui font état des impositions. Ainsi a-t-on pu distinguer une classification au sein des professions du commerce : le marchand tenant boutique s’écarte clairement de l’itinérant colporteur, ou de la vendeuse au panier… La presse donne une typologie encore plus détaillée. Au fil des avis, les capitaines marchands apparaissent. Ils se différencient nettement du reste des marchands puisqu’ils sont locataires de magasins pour l’entrepôt de leurs marchandises. Leur activité s’éloigne considérablement de la vente au détail des simples marchands tenant boutique.
123Quels sont donc les fonctions et profils socioprofessionnels de la catégorie marchande possédant des habitations caféières ?
124Comme le montre le tableau aucun des 22 marchand(e)s recensé(e)s n’est dit habitant.
Tableau 42. – Profil socio-économique des 21 marchands caféiers recensés de 1778 à 1858.
Année | Habitant/propriétaire, lieu de résidence | Couleur | Lieu et superficie habitation | |
Marchand(e) | 1778 | Rivière-Pilote | Blanc | 3 carrés, Rivière-Pilote |
1781 | Sainte-Marie | Blanc | 7,5 carrés, Sainte-Marie | |
1784 | Lamentin | Blanc | 13,3 carrés, Lamentin | |
1784 | Saint-Hyacinthe | Blanc | 3 carrés, Saint-Hyacinthe | |
1817 | Lamentin | Blanc | 25,75 carrés, Anses-d’Arlet | |
1817 | Fort-Royal | Homme de couleur libre | 7 carrés, Fort-Royal | |
1818 | Trinité | Fille de métive libre | 4,25 carrés, Sainte-Marie | |
1821 | Saint-Pierre | Homme de couleur libre | 6 carrés, Sainte-Marie | |
1822 | Gros-Morne | Blanc | 16,8 carrés, Gros-Morne | |
1823 | Saint-Pierre | Homme de couleur libre | 9 carrés, Précheur | |
1823 | Propriétaire, Saint-Pierre | Homme de couleur libre | 13,5 carrés, Saint-Pierre | |
1825 | Gros-Morne | Blanc | 7 carrés, Gros-Morne | |
1825 | Propriétaire, Saint-Pierre | Mulâtre libre | 3,75 carrés, Saint-Pierre | |
1826 | Saint-Pierre | Fille de couleur libre | 6 carrés, Saint-Pierre | |
1828 | Propriétaire, Fort-Royal | Blanc | 7 carrés, Saint-Esprit | |
1856 | Femme propriétaire, Marin | 10,338 hectares, Marin | ||
1856 | Saint-Pierre | 109,87 hectares, Précheur | ||
Marchand boulanger | 1858 | Marin | 3,8 hectares, Marin | |
Marchand horloger | 1783 | Saint-Pierre | Blanc | 2 carrés, Saint-Pierre |
Marchand orfèvre | 1790 | Saint-Pierre | Blanc | 6 carrés, Saint-Pierre |
Marchand(e) confiseur(euse) | 1825 | Saint-Pierre | Nègre libre | 3,75 carrés, Saint-Pierre |
1825 | Saint-Pierre | Métive libre épouse du précédent | 3,75 carrés, Saint-Pierre |
ADM, 1Mi456, Me Martin, le 12 décembre 1778, vente ; ADM, 1Mi693, Me Clément, le 20 avril 1781, vente ; ADM, 1Mi1172, Me Sergent, en octobre 1784, vente no 559 ; ADM, 1Mi694, Me Clément, le 14 janvier 1784, vente ; ADM, 1Mi557, Me Bartouilh, septembre 1817, estimation ; ADM, 1Mi557, Me Bartouilh, mai 1817, vente ; ADM, 1Mi508, Me Noël, le 27 janvier 1818, contrat de mariage ; ADM, 1Mi540, Me Recules, septembre 1821, contrat de mariage ; ADM, 1Mi500, Me Holozet, le 10 septembre 1822, vente ; ADM, 1Mi456, Me Martin, le 1er septembre 1778, vente ; ADM, 1Mi741, Me Damaret fils, le 29 octobre 1823, vente no 61 ; ADM, 1Mi999, Me Holozet, décembre 1825, vente ; ADM, 1Mi435, Me le Maître, novembre 1825, vente ; ADM, 1Mi743, Me Damaret fils, le 25 septembre 1826, vente no 73 ; ADM, 1Mi621, Me Bouet, novembre 1828, vente ; ADM, 1Mi1089, Me Riffard, le 31 octobre 1856, affectation ; ADM, 1Mi468, Me Martineau, le 12 février 1856, vente ; ADM, 1Mi378, Me Esch, le 21 novembre 1858, vente ; ADM, 1Mi1125, Me Rossignol, juillet 1783, vente ; ADM, 1Mi536, Me Ponsard, le 27 avril 1790, achat ; ADM, 1Mi435, Me le Maître, novembre 1825, vente.
125Si les Libres de couleur sont absents du secteur marchand de la fin du xviiie siècle, ils sont surreprésentés au début du xixe siècle. Entre 1816 et 1826, on en compte neuf pour quatre Blancs. Cet écart dans les effectifs pose question. Pourquoi les Blancs désertent-ils le milieu ? À mesure de l’avancée du xixe siècle, comme a pu le constater Anne Pérotin-Dumon, « la hiérarchie dessinée par les activités correspond en gros à celle des castes de couleur80 ». Si dans certaines régions coloniales américaines l’identité raciale au sein de la ville tend à baisser à la fin du xviiie siècle81, ce phénomène ne se vérifie pas à la Martinique même au début du xixe siècle.
126Au xviiie siècle, les Libres de couleur semblent évoluer essentiellement dans les métiers de l’artisanat. Ensuite, avec le début du xixe siècle, les Libres de couleur commencent à appartenir au monde du négoce (petit ou grand). Cependant, il faut réellement attendre 1830, et plus particulièrement la loi du 24 avril 1833 abolissant les distinctions colorifiques, pour voir apparaître en nombre cette catégorie dans cette branche.
127En 1837, « un petit nombre d’hommes de couleur libres de nos colonies se livrent à l’industrie agricole. La majeure partie habite les villes. Les uns sont établis comme négociants, ou employés comme commis chez des négociants ; les autres exercent des professions manuelles, telles que celles de charpentier, de menuisier, de tailleur, ou se livrent à la navigation du cabotage ; d’autres, et c’est le plus grand nombre, trouvent des moyens d’existence dans la pêche ou dans l’exercice de diverses industries urbaines82 ».
128Pour la période 1856-1866, l’absence de mention de couleur n’a pas permis de distinguer les Blancs des Hommes de couleur (nouveaux ou anciens libres).
129À l’instar des hommes, les femmes libres de couleur tiennent peu à peu, avec le début du xixe siècle, une place de choix dans le commerce, tandis que les femmes blanches sont absentes de cette profession à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle (1/3 des effectifs : deux métisses libres et une fille de couleur libre). L’une d’entre elles, Marie Louise Adélaïde Jonquille, fille de couleur libre, achète seule en 1826 une « habitation caféière et vivrière » de six carrés au Parnasse pour la conséquente somme de 40 000 livres83. L’acte ne précise malheureusement pas le nombre de versements nécessaires à l’acquisition.
130Les deux autres femmes marchandes sont accompagnées de leur mari, tous deux aussi dans le commerce. C’est à croire que les affaires se construisent à deux chez les Libres de couleur. Ainsi Reinette-Rosa, métive libre, « marchande confiseuse » est mariée à Joachim-Claire, nègre libre, « marchand confiseur » en la rue Landais paroisse du Mouillage. En 1817, ils échangent une habitation localisée à Château Gaillard, précédemment achetée en 1814, contre une autre surnommée la Plaisanterie plantée en café, cacao et bananes et localisée au morne Finistère (banlieue de Saint-Pierre) qu’ils revendent quelques années plus tard en 1824.
131Le deuxième couple met en évidence une réalité similaire : les deux époux appartiennent au même corps de métier.
132De manière générale, les couples de couleur semblent unis dans leur activité professionnelle. Le mari et la femme agissent de concert pour le bien de la communauté. Ces exemples révèlent un monde de l’habitation imbriqué dans celui de la ville. L’accession à la propriété agricole est souvent la première étape de l’ascension professionnelle.
133Cependant, l’habitation du marchand a des caractéristiques propres. Tout d’abord, pour des raisons évidentes de commodité, elle est localisée à proximité du lieu de travail de son propriétaire, soit non loin d’un centre urbain.
134Les informations relatives aux pratiques de ce milieu restent sporadiques. Néanmoins, il semble vraisemblable que des marchands, tenant boutique dans les villes et les bourgs, aient vu dans l’habitation caféière le prolongement de leur fonds de commerce. Ils y trouvent les denrées du cru demandées pour la consommation locale.
135En effet, un grand nombre d’exploitants livrent leurs marchandises (sucre, café, cacao, vivres) aux marchands pour la consommation locale. L’avis officiel du 5 janvier 1825 de la Gazette de la Martinique84 demande « aux habitants du voisinage des villes et des bourgs » qui vendent leurs denrées « au détail, en totalité ou en partie, pour la consommation intérieure » de faire une déclaration sur leur intention vente, au bureau du domaine de l’arrondissement, dans le premier mois de chaque semestre, afin qu’il leur soit prélevé un droit de consommation de 3 % sur le produit des dites ventes au détail.
136Il devait être alors profitable de jouir du double statut de producteur et de vendeur. Le cumul des deux fonctions permettait tant l’exonération d’une partie des frais que le cumul des marges. En outre, cette polyvalence supprime le rôle de l’intermédiaire assurant ainsi des bénéfices plus importants.
137Les habitations appartenant à des marchands sont, pour la plupart, dépourvues de manufacture à café, de bâtiments ou d’ustensiles servant à la transformation du café. Seules trois d’entre elles possèdent un moulin à café, élément de base pour la transformation du café. Dédié à la consommation locale, le café produit était alors vendu soit en cerise, soit bonifié par l’intermédiaire d’une manufacture à café. Néanmoins, aucun recensement ne mentionne l’existence de bonifieries telles qu’Anne Pérotin-Dumon en révèle l’existence en Guadeloupe. Toutefois deux actes notariés permettent de théoriser leur existence. Dans ceux-ci, le producteur de café précise qu’une quantité de la production (variant du tiers au quart) sera soustraite pour la manufacture.
138Le café en cerises est vendu moins cher pour la consommation quotidienne des citadins dont les domestiques se chargent de la bonification. Dans ce sens, l’ordonnance85 du 12 mars 1739 réclame que les particuliers cessent de vanner leur café dans la rue au risque d’aveugler les passants par les pailles engendrées par cette activité.
139Les habitations, possédées par les marchands, ont en moyenne bien moins de plantations que les autres. Sur les 21 propriétés recensées, seules deux ont des plantations de café conséquentes (3 000 pieds et 1 000 pieds), les autres se contentent de quelques pieds. Du fait de leurs activités commerciales, les marchands ne peuvent consacrer que peu de temps à la gestion et l’exploitation de leurs terres. Dans le même sens, très peu d’habitations possèdent des esclaves (seulement six). Il faut dire qu’en période de cueillette le propriétaire avait la possibilité de louer des esclaves à la journée en ville.
140Alors que les négociants exercent généralement dans les grands centres urbains (Saint-Pierre, Fort-Royal, Trinité, Lamentin), les marchands sont davantage établis dans les bourgs. Le degré de spécialisation des marchands détermine leur lieu d’implantation. Les marchands qualifiés sont généralement localisés à Saint-Pierre. Les autres, plus diversifiés, tiennent boutique dans les bourgs. Les avis divers de la Gazette de la Martinique donnent un aperçu de la variété des marchandises composant leurs magasins. De l’ustensile de ménage insolite, en passant par les comestibles pour finir par les soieries, les vêtements et les chapeaux, ils vendaient pour les habitants de la colonie toutes sortes d’objets, divers et variés. Une gravure datée du xviiie siècle86 (cf. annexes) illustre une rue de la Martinique et donne un aperçu de l’aspect éclectique de ces boutiques.
141La localisation géographique des différentes professions associées au commerce évolue considérablement au fil du temps. À titre d’exemple, les marchands-boulangers exclusivement implantés dans les grands centres urbains au cours du xviiie et au début du xixe siècle, gagnent la campagne avec la fin xixe siècle. Les habitudes de bouche évoluent, la profession essaime et investit une grande partie des bourgs de l’île.
142Entre 1856 et 1866, la réalité est toute autre, les marchands ne paraissent plus cumuler leur métier avec la propriété d’une habitation caféière trop peu rentable. Quelques marchands sont néanmoins rencontrés parmi les vendeurs et les acquéreurs. Il s’agit cependant de cas isolés permettant de constater que l’exploitation d’une habitation caféière n’est plus considérée comme un complément de ressources avantageux. Trois cas seulement sont recensés.
143Le premier, Marie Appoline Duquesnay, marchande au Marin en 1856, se sépare, après la mort de son second mari, de son habitation transformée peu de temps auparavant en habitation sucrerie87. La vente de la propriété fait suite au décès du mari à l’origine de la reconversion.
144Le deuxième, Rupert Sébastien Iman, marchand boulanger au Marin, vend en 1858 une partie de son habitation caféière et vivrière possédée pour moitié avec son frère88. L’habitation leur a été léguée par leurs parents défunts. Cette vente semble émaner d’une reconversion du propriétaire vers le secteur marchand. Alors qu’un acte, daté du 19 novembre 1857, le déclarait habitant-propriétaire, un an plus tard, le 21 novembre 1858, il est marchand boulanger…
145Enfin le dernier concerne deux marchandes Louise Aricie Laboissière et Rose Marguerite Argélus associées à Louis Cocquéty, maître charpentier, dans l’acquisition d’une « habitation vivrière » cultivée en café89. L’achat de la propriété, localisée au Précheur alors que les trois acquéreurs vivent à Saint-Pierre, laisse supposer qu’il s’agit d’un fonds de commerce destiné à approvisionner en vivres la boutique des deux jeunes femmes.
146À l’issue de cette étude, l’exploitation caféière apparaît comme un secteur dans lequel il fait bon d’investir en complément de revenus des professions commerciales. Elle sert également de lieu de villégiature. Cependant, ces observations ne se vérifient plus à la fin du xixe siècle où l’activité ne semble plus intéresser les métiers du négoce qu’il soit petit ou grand.
147Si à la lumière de ce développement, le monde du négoce n’apparaît plus si éloigné du monde de l’habitation, nul doute qu’un développement prosopographique traçant quelques familles et parcours de vie aurait révélé des liens (qu’ils soient professionnels ou familiaux) entre les habitants caféiers et les sucriers que seule la considération économique séparait. L’étude qui suit permet d’approcher les esclaves, leur marge d’actions et leur devenir sur ce territoire insulaire où tous et toutes paraissent liés par un déterminisme social et économique.
Notes de bas de page
1 Gourdon Vincent, « Aux cœurs de la sociabilité villageoise : une analyse de réseau à partir du choix des conjoints et des témoins au mariage dans un village d’Île-de-France au xixe siècle », 1er mars 2005, p. 1.
2 Ibid., p. 3.
3 ADM, 1Mi694, Me Clément, le 10 octobre 1786, contrat de mariage.
4 ADM, 1Mi559, Me Bartouilh, le 16 juillet 1823, contrat de mariage.
5 ADM, 1Mi737, Me Damaret, le 21 mai 1817, contrat de mariage.
6 Droit commun coutumier de la vicomté et prévôté de Paris codifié en 1510.
7 Dictionnaire de l’ancien régime, Paris, PUF, 1996, p. 370.
8 BNF, F-28713, Baratier Léonce, Du régime en communauté et de l’administration des biens communs par le mari. De emptione et venditione, 1860, p. 11.
9 ADM, 1Mi737, Me Damaret, le 21 mai 1817, contrat de mariage.
10 Beauvalet-Boutouyrie Scarlett, La population française à l’époque moderne, démographie et comportements, Péronnas, Belin Sup Histoire, 2008, p. 141.
11 Ibid.
12 Houdaille Jacques, « Quelques données sur la population de Saint-Domingue au xviiie siècle », art. cité.
13 Cousseau Vincent, Prendre nom aux Antilles. Individu et appartenances (xviie-xixe siècle), op. cit., p. 157.
14 Beauvalet-Boutouyrie Scarlett, La population française à l’époque moderne, démographie et comportements, op. cit., p. 141.
15 Chaunu Pierre, Histoire en science sociale. La durée, l’espace et l’homme à l’époque moderne, Paris V, SEDES, 1974, p. 330.
16 Beauvalet-Boutouyrie Scarlett, La population française à l’époque moderne, démographie et comportements, op. cit.
17 Élisabeth Léo, La société martiniquaise aux xviie et xviiie siècles. 1664-1789, op. cit., p. 111.
18 ADM, 1Mi895, Me Esch, le 29 mai 1865, contrat de mariage no 46.
19 ADM, 1Mi1171, Me Sergent, le 10 octobre 1780, contrat de mariage.
20 David abbé Bernard, « La paroisse de Case-Pilote 1760-1848. Notes d’histoire sociale », in Mémoires de la Société d’histoire de la Martinique, no 4, 1975, p. 20.
21 Un grand nombre de mémoires datés de la fin du xviiie siècle décrivent le mauvais état des voies de circulation de la Martinique, archives consultables aux ADM sous format microfilms : 1Mi1790.
22 Cousseau Vincent, Population et anthroponymie en Martinique du xviiie siècle à la première moitié du xixe siècle. Étude d’une société coloniale à travers son système de dénomination personnel, op. cit., p. 196.
23 David abbé Bernard, « La paroisse de Case-Pilote 1760-1848. Notes d’histoire sociale », art. cité, p. 22.
24 David abbé Bernard, « La population d’un quartier de la Martinique au début du xixe siècle d’après les registres paroissiaux : Rivière-Pilote, 1802-1829 », op. cit., p. 339.
25 Cousseau Vincent, Prendre nom aux Antilles. Individu et appartenances (xviie-xixe siècle), op. cit., p. 158.
26 Tubermont Guérin de, Traité des contrats de mariage, contenant un recueil des maximes les plus approuvées pour les régler et les dresser avec précaution…, op. cit.
27 Pour ce cas, l’homonymie du nom de famille « caffié » et du nom qui correspondait parfois dans les sources à l’habitant caféier, ou au plant de café « le caffié » est surprenante pourtant le nom Caffié existait en Martinique avant même l’arrivée du café dans l’île.
28 Beauvalet-Boutouyrie Scarlett, La population française à l’époque moderne, démographie et comportements, op. cit., p. 130.
29 Ibid., p. 132.
30 Ibid., p. 133.
31 Ibid., p. 136.
32 Sardon Jean-Paul, « L’évolution du divorce en France », in Population, no 3, 1996, p. 717-750.
33 « La Restauration le supprima lorsque la religion catholique redevint religion d’état. Il ne fut rétabli que le 27 juillet 1884, sous la IIIe République, par la loi Naquet », in Sardon Jean-Paul, « L’évolution du divorce en France », Population, no 3, 1996, p. 717-750.
34 ADM, 1Mi937, Me Gallet de Saint-Aurin, le 26 octobre 1824, contrat de mariage no 28.
35 ADM, 1Mi934, Me Gabourin, le 30 octobre 1826, vente.
36 ADM, 1Mi934, Me Gabourin, le 30 octobre 1826, vente.
37 Élisabeth Léo, La société martiniquaise aux xviie et xviiie siècles. 1664-1789, op. cit., p. 195.
38 Ibid., p. 196.
39 Cousseau Vincent, Population et anthroponymie en Martinique du xviie siècle à la première moitié du xixe siècle. Étude d’une société coloniale à travers son système de dénomination personnel, op. cit., p. 353-364.
40 Ibid., p. 355.
41 ANOM, registres paroissiaux, Sainte-Marie, le 24 octobre 1819, acte de baptême no 37.
42 ADM, 1Mi508, Me Noël, le 5 octobre 1819, contrat de mariage.
43 Trouillot Michel-Rolph, « Motion in the system: Coffee, Color, and Slavery in Eighteenth-century Saint-Domingue », op. cit., p. 359.
44 Houdaille Jacques, « Quelques données sur la population de Saint-Domingue au xviiie siècle », Population, 18, no 1, mars 1963, p. 102 ; Trouillot Michel-Rolph, « Motion in the system: Coffee, Color, and Slavery in Eighteenth-century Saint-Domingue », op. cit., p. 359.
45 Pierre-Louis Jessica, Les libres de couleur face au préjugé : franchir la barrière à la Martinique aux xviie-xviiie siècles, thèse de doctorat d’histoire, Schoelcher, université des Antilles et de la Guyane, juin 2015, p. 335.
46 Louis Abel, « Les libres de couleur en Martinique des origines à 1815 : l’entre-deux d’un groupe social dans la tourmente coloniale », op. cit., p. 269.
47 18 mariages ont été célébrés dans trois paroisses du Nord caraïbe (Carbet, Précheur et Basse-Pointe) de 1677 à 1789 et 66 unions à Fort-Royal de 1679 à 1789, in ibid., p. 275.
48 Houdaille Jacques, « Le métissage dans les anciennes colonies françaises », Population (French Édition), 36e année, no 2, mars 1981, p. 267-286 ; Rogers Dominique, « Les libres de couleur dans les capitales de Saint-Domingue : fortune, mentalités et intégration à la fin de l’Ancien Régime (1776-1789) », op. cit., p. 544.
49 Grange Cyril, « Les choix des témoins au mariage des Israélites à Paris. Intégration à la société globale et cohésion socio-professionnelle (1875-1914) », in Les minorités. Une démographie culturelle et politique, xviiie-xxe siècles. Population, famille et société. Vol. 2, Berne, Peter Lang, 2004, p. 200.
50 ADM, 1Mi425, Me Lecamus, le 9 novembre 1786, testament, in Louis Abel, « Les libres de couleur en Martinique des origines à 1815 : l’entre-deux d’un groupe social dans la tourmente coloniale », op. cit., p. 274.
51 ADM, 1Mi902, Me Fenelous, le 13 février 1790, contrat de mariage, in ibid.
52 Pérotin-Dumon Anne, La ville aux îles, la ville dans l’île, Basse-Terre et Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1650-1820, op. cit.
53 Pérotin-Dumon Anne, « Cabotage, Contreband, and Corsairs: The Port Cities of Guadeloupe and Their Inhabitants, 1650-1800 », in Knight Franklin et Kiss Peggy (éd.), Atlantic Port Cities, Economy, Culture, and Society in the Atlantic World, 1650-1850, Knoxville, Te University of Tennessee Press, 1991, p. 58-86.
54 Ibid.
55 ANOM, F2C7, fo 217. Mémoire sur les colonies en général s. d. fin xviiie siècle.
56 Dessalles Pierre, La vie d’un colon à la Martinique au xixe siècle, op. cit., p. 62.
57 Ce paragraphe est inspiré des dires du l’ouvrage ayant valeur de source : La Cornillère E. de, La Martinique en 1842, critères coloniaux, souvenirs de voyage, Paris, Gide, 1843, p. 65.
58 Charles Rébert, « Enquêter autrement avec les milieux négociants dominguois sous l’Ancien Régime », Cahiers des Anneaux de la Mémoire, no 6, 2004, coll. « Haïti, matières premières », p. 172.
59 Dermigny Louis et Debien Gabriel, « La Révolution aux Antilles. Marin et colons-Marchands et petits blancs (août 1790-août 1792) », Notes d’histoire coloniale, 2019, coll. « 1955 », p. 63.
60 Cauna Jacques de, L’Eldorado des Aquitains, Gascons, Basques et Béarnais aux Îles d’Amérique (xviie-xviiie siècles), op. cit., p. 173.
61 Cavignac Jean, « Charles Carrière. Négociants marseillais au xviiie siècle. Contribution à l’étude des économies maritimes. Marseille, A. Robert, 1973. 2 vol. gr. in-8o, 1. 111 pages (Institut historique de Provence) », Bibliothèque de l’école des chartes, vol. 133, no 2, 1975, p. 402-404.
62 Pérotin-Dumon Anne, « Cabotage, Contreband, and Corsairs: The Port Cities of Guadeloupe and Their Inhabitants, 1650-1800 », art. cité.
63 Ibid., p. 61.
64 C’est le cas de Pierre Marie Porry-Papy, négociant à Saint-Pierre rue long champ et propriétaire d’une habitation caféière, sise à Château Gaillard de 3,75 carrés en 1826 (ADM, 1Mi1007, Me Huc, juillet 1826, vente).
65 Les minutes notariales de Me Noël et de Me Recules permettent de retracer les différentes transactions opérées par cet homme et sa famille de 1818 à 1825 : ADM 1Mi508-509 et 1Mi540.
66 ADM, 1Mi1007, Me Huc, juillet 1826, vente.
67 Rossignol Bernadette et Philippe, « Les réfugiés des Antilles en France », chapitre iii, communication présentée au 12e congrès national de généalogie, Vichy, 1993, in Pérotin-Dumon Anne, La ville aux îles, la ville dans l’île, Basse-Terre et Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1650-1820, op. cit., p. 534.
68 ADM, 1Mi508, Me Noël, le 27 janvier 1818, contrat de mariage.
69 ADM, 1Mi509, Me Noël, le 6 septembre 1825, vente.
70 ANOM, F2C7, fo 238-239. Mémoire sur les colonies en général, s. d. seconde moitié du xviiie siècle.
71 ADM, 1Mi656, Me Catala, le 25 mai 1777, contrat de mariage no 779.
72 ADM, 1Mi509, Me Noël, le 3 août 1824, contrat de mariage no 858.
73 Robin Charles-César, Voyages dans l’intérieur de la Louisianne, de la Floride occidentale, et dans les Isles de la Martinique et de Saint-Domingue pendant les années 1802, 1803, 1804, 1805 et 1806, op. cit., p. 36.
74 ADM, 1Mi893, Me Esch, le 21 novembre 1858, vente.
75 ADM, 1Mi536, Me Ponsard, le 27 avril 1790, achat d’habitation ; 1Mi1125, Me Rossignol, juillet 1783, vente ; 1Mi435, Me le Maître, novembre 1825, vente ; 1Mi539, Me Recule, le 22 février 1817, échange.
76 Notons qu’il s’agit de la période de création du jardin botanique de Saint-Pierre, lieu de promenade et de détente, en plus de sa vocation initiale de laboratoire agricole, créé par arrêté le 30 pluviôse an XI (19 février 1803) [Annuaire de la Martinique, Fort-de-France, Imprimerie du gouvernement, 1889, p. 85].
77 ADM, 1Mi539, Me Recules, le 22 février 1817, échange.
78 ADM, 1Mi435, Me le Maître, novembre 1825, vente.
79 Pérotin-Dumon Anne, La ville aux îles, la ville dans l’île, Basse-Terre et Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1650-1820, op. cit., p. 114.
80 Ibid., p. 509.
81 C’est ce qui est observé dans la ville mexicaine par Chance Jonh K. et Taylor Williams B., « State and Class in a Colonial City: Oaxaca in 1792 », Comparative Studies in society and History, no 19, 1977, p. 454-487 ; Anne Pérotin-Dumon, La ville aux îles, la ville dans l’île, Basse-Terre et Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 1650-1820, op. cit., p. 514.
82 Le vice-amiral de Rosamel, Notices statistiques sur les colonies françaises, op. cit., p. 3.
83 ADM, 1Mi743, Me Damaret fils, le 25 septembre 1826, vente.
84 ADM, Gazette de la Martinique, volume 18, no 2, le 5 janvier 1825.
85 ADM, Conseil souverain de la Martinique, B6, 12 mars 1739, fo 189 vo. Enregistrement ordonnance du lieutenant général Champigny et de l’intendant La Croix.
86 Musée régional d’histoire et d’ethnographie de la Martinique : Une rue de la Martinique, Beyer, xviiie siècle, gravure (17 × 27 cm), no d’inv. 1989.41.4.
87 ADM, 1Mi1089, Me Riffard, le 31 octobre 1856, affectation.
88 ADM, 1Mi892, Me Esch, le 19 novembre 1857, vente.
89 ADM, 1Mi759, Me Martineau, le 12 février 1856, vente.
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