Introduction de la deuxième partie
p. 127-130
Texte intégral
1Les récents travaux historiques portant sur la Martinique n’ont pas beaucoup étudié la population libre des xviiie et xixe siècles. L’historiographie relative à la société blanche martiniquaise demeure, à l’heure actuelle, le parent pauvre de la recherche historique martiniquaise. Font néanmoins exception la thèse de Léo Élisabeth, forcément généraliste compte tenu de l’ampleur du sujet, et celle, plus récente, de Vincent Cousseau1, en particulier dans les développements de sa forme initiale, considérablement réduite à l’édition. Le chapitre rédigé par Léo Élisabeth, pour le Guide de la recherche en histoire antillaise et guyanaise2, montre bien l’importance du vide qui reste encore à combler. F. Régent s’est aussi positionné dans ce sens en affirmant qu’« aucun travail d’ampleur n’a concerné les groupes sociaux d’origine européenne3 ». Mon analyse sociale des Blancs entend répondre à nombre de problématiques restées en suspens. Notons, néanmoins, qu’elle n’appréhende qu’une frange étroite de la population blanche, celle des propriétaires caféiers.
2L’époque choisie concerne un moment clé de l’histoire sociale martiniquaise, celle de l’émergence des Libres de couleur dont le nombre a dépassé celui des Blancs au tout début du xixe siècle. À l’instar des Européens ou Blancs créoles, les gens de couleur ont pendant longtemps été délaissés de la recherche historique.
3Mais ce constat ne se vérifie pas pour Saint-Domingue où ce groupe a tenu un rôle non négligeable dans les sociétés urbaines et rurales de la fin du xviiie siècle. La thèse de Dominique Rogers4 a permis de mieux percevoir son évolution et ses possibilités d’intégration au sein des villes. Stewart King a, quant à lui, révélé qu’en se faisant les pionniers de l’exploitation caféière de Saint-Domingue, les Libres de couleur étaient parvenus à devancer leurs principaux rivaux, les petits Blancs, venus tenter leur chance aux colonies grâce aux possibilités offertes par l’essor du café dans la seconde moitié du xviiie siècle5. Il a également mis au jour qu’ils avaient été, pour certains d’entre eux, de gros propriétaires d’esclaves. David Geggus et Michel-Rolph Trouillot ont également mis en avant la place prépondérante, par eux, occupée au sein de l’économie caféière dominguoise.
4M.-R. Trouillot a mis en exergue : « three categories of coffee growers: the whites of moderate resources who did not own sugar plantations but, up to the 1760’s, lived off the socioeconomic complex of sugar; the freedmen “of color”; and the newcomers who reached the island after the Peace of Paris (1763)6 ». Cette typologie laisse entrevoir la pluralité des profils composant la société caféière de Saint-Domingue à la différence des colonies anglaises au sein desquelles la politique envers le groupe de couleur est plus stricte. En effet, James Delle et Kathleen Montieth ont expliqué que les Libres de couleur de la Jamaïque n’ont eu accès à la propriété de plantations qu’après les années 18307.
5Qu’en est-il des Libres de couleur martiniquais ? Quel rôle ont-ils joué dans le secteur caféier ?
6Portées par l’orientation de la recherche scientifique actuelle8, les nouvelles thèses d’Abel Louis et de Jessica Pierre-Louis relatives aux Libres de couleur à la Martinique9 témoignent d’un nouvel intérêt pour ce groupe dont seules les études d’Yvan Debbasch10 et d’Émile Hayot, respectivement datées de 1967 et 196911, avaient esquissé les contours. La réalité sociale et économique de cette catégorie, dont les sources ne parlent que pour fixer le statut et les marges de manœuvre, est difficile à appréhender. C’est pourquoi l’intérêt porté à ce groupe ethnosocial n’a débuté que dans les années 1980 concomitamment à la valorisation des thématiques délaissées et mises à l’écart par l’historiographie. Mais ces derniers travaux demeurent insuffisants pour l’appréhension de cette catégorie sociale complexe et notamment parce qu’ils ne tiennent pas suffisamment compte des nouveaux enjeux de la recherche historique demandant une mise en perspective de la réalité coloniale à travers son hétérogénéité. Pour reprendre les propos de Gad Heuman :
« The social structure of the slave societies in the Caribbean can best be understood by examining the complex interplay of race, colour, gender, occupation, caste and class12. »
7Dans cette logique, l’orientation actuelle de la recherche qui tend vers ce qu’on appelle l’intersectionnalité13 met en relief la perméabilité des structures ethnoraciales. L’historiographie a trop souvent fait des groupes raciaux, composant la société martiniquaise, des sortes de castes étanches dans lesquelles aucune perméabilité ni fluctuation n’était possible. La réalité coloniale martiniquaise s’avère bien plus complexe.
8Le dépouillement notarial permet d’appréhender l’altérité du profil social caféier, qu’il convient d’extraire de sa gangue, à travers son statut, sa profession, sa couleur, son genre, son mode de vie et son niveau économique.
9Les calculs n’ont pas toujours été simples. Les actes ont révélé qu’une habitation caféière appartenait dans 56 % des cas à une personne seule14 et dans 44 % à un couple de propriétaires qu’il soit marié, associé ou lié par des liens familiaux. Ces pourcentages rapportés au nombre total de 955 habitations recensées en 1785 donnent un total d’environ 1 375 individus exploitant le café. Cette activité a donc occupé, entre 1776 et 1786, environ 18 % de l’ensemble de la population libre (blanche ou de couleur) évaluée en 1775 à 7 833 individus adultes.
10Or, les actes dépouillés mettent en scène 929 propriétaires, l’analyse porte donc sur 68 % des propriétaires caféiers (voir tableau 11).
Tableau 11. – Habitations caféières et exploitants caféiers martiniquais pendant les trois périodes d’étude.
1776-1786 | 1816-1826 | 1856-1866 | |
Nombre d’habitations caféières précisées dans les recensements | 955 | 878 | 295 |
Nombre d’exploitants caféiers précisés dans les recensements | 1 375 | 1 273 | 372 |
Population totale martiniquaise | 57 295 | 64 204 | 88 517 |
Pourcentage de caféiers sur la population totale | 2,3 % | 2 % | 0,4 % |
Pourcentage de caféiers sur la population libre | 20 % | 10 % | – |
Nombre de propriétaires caféiers étudiés | 929 | 911 | 334 |
11Pour la décennie allant de 1816 à 1826, la réalité n’a pas beaucoup changé : 55 % des caféiers exploitent seuls leur habitation, les autres sont en couple ou accompagnés. Le nombre d’exploitations a un peu diminué avec 878 unités en 1826. À cette date, la culture du café mobilise donc 1 273 libres, soit environ 10 % des 13 095 adultes composant la population libre en 181915. Le dépouillement de 1816 à 1826 a mis en évidence 911 propriétaires, soit 72 % de l’ensemble des caféiers martiniquais.
12Entre 1856 et 1866, 74 % des caféiers sont seuls à posséder leur habitation. À raison de 295 habitations en 1864, le nombre de caféiers s’élève à 372 adultes. L’activité mobilise donc 0,4 % des 88 517 Martiniquais recensés16. Il paraît compliqué d’apprécier ce dernier pourcentage, la population n’étant plus scindée entre libres et non libres après l’abolition.
13Ces chiffres révèlent, d’une part, que l’échantillon étudié est suffisamment important numériquement pour que les résultats qui en émaneront soient représentatifs d’une certaine réalité sociale. Ils mettent, d’autre part, en évidence la diminution de la représentativité démographique des caféiers qui est passée de 20 % à 10 %, puis à 0,4 % en fonction de la période étudiée. Ce rapprochement permet d’apprécier les évolutions de l’exploitation.
Notes de bas de page
1 Cousseau Vincent, Population et anthroponymie en Martinique du xviie siècle à la première moitié du xixe siècle. Étude d’une société coloniale à travers son système de dénomination personnel, thèse de doctorat d’histoire, université des Antilles et de la Guyane, Schœlcher, 2009, 910 p.
2 Élisabeth Léo, « La société de la Martinique au xviiie siècle. Sources et travaux », in Guide de la recherche en histoire antillaise et guyanaise, France, Académie des sciences d’outre-mer/CTHS, coll. « Collection Orientations et Méthodes », 2011, p. 401-410.
3 Régent Frédéric, « Esclavage et société, Guadeloupe, Martinique, xviie-xviiie siècle. Bilan de la recherche en histoire sociale dans les Antilles d’ancien Régime », op. cit., p. 411.
4 Rogers Dominique, « Les libres de couleur dans les capitales de Saint-Domingue : fortune, mentalités et intégration à la fin de l’Ancien Régime (1776-1789) », op. cit.
5 King Stewart R., Blue Coat or Powdered Wig. Free people of Color in Pre-Revolutionary Saint Domingue, Georgia, University of Georgia Press, 2001, p. 123.
6 Trouillot Michel-Rolph, « Motion in the system: Coffee, Color, and Slavery in Eighteenth-century Saint-Domingue », op. cit., p. 349.
7 Montieth Kathleen, « The Coffee Industry in Jamaica, 1790-1850 », op. cit., in Delle James A., An Archaeology of social space, Analyzing Coffee Plantations in Jamaica’s Blue Mountains, op. cit., p. 83.
8 Geggus David, « Esclaves et gens de couleur libres de la Martinique pendant l’époque révolutionnaire napoléonienne : trois instants de résistance », art. cité.
9 Louis Abel, « Les libres de couleur en Martinique des origines à 1815 : l’entre-deux d’un groupe social dans la tourmente coloniale », op. cit. ; Pierre-Louis Jessica, Les libres de couleur face au préjugé : franchir la barrière à la Martinique aux xviie-xviiie siècles, thèse de doctorat d’histoire, université des Antilles et de la Guyane, Schœlcher, 2015, 431 p.
10 Debbasch Yvan, Couleur et liberté. Le jeu de critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, vol. 1, Paris, Dalloz, 1967.
11 Hayot Émile, « Les Gens de couleur libres du Fort-Royal, 1679-1823 », art. cité.
12 Heuman Gad, « The social structure of the slave societies in the caribbean », in General history of the caribbean, The slave societies of the Caribbean, J, Caribbean/Unesco Publishing, 1997, p. 138-168.
13 Problèmes sociaux (stratification, domination ou discrimination) relevant d’un croisement des variables de genre et de race.
14 Ce pourcentage ainsi que celui qui suit ont été obtenus à partir d’un calcul basé sur le pourcentage de vendeurs vendant seuls ou accompagnés durant la période allant de 1776 à 1789. Il a été considéré que cette période avait bénéficié d’un contexte politico-économique suffisamment stable pour qu’elle garantisse une homogénéité des caractéristiques des caféiers.
15 ADM, 1Mi1790, état comparatif des recensements des années 1769, 1787,1811 et 1819.
16 ANOM, Tableaux de population, de culture, de commerce et de navigation pour l’année 1864.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008