Conclusion générale. Des ordres de vérités
p. 253-258
Texte intégral
1Les descriptions actualisées des déséquilibres sociaux décrits dans ces pages pourraient être projetées sur la diachronie de mes séjours. Entre le Huautla des années 1990 et celui des années 2020, le contraste est conséquent. Le virage de la modernisation amorcé avant mes premières enquêtes n’a cessé de se poursuivre tout en ne prenant pas pour autant la forme d’un passage d’un état à un autre. Il serait en effet schématique de conclure en prétendant que la société mazatèque des hautes terres est passée de la tradition à la modernité, que le chamanisme a cédé le pas au néochamanisme, que le tourisme constitue le seul espace de réalisation de ce dernier et que la culture n’est que marchandise. Au long de cet ouvrage, j’ai souhaité au contraire relever les dynamiques contradictoires liées à une situation d’hybridité résultant des récents changements sociohistoriques. Nous avons ainsi décrypté l’historicité des images du chamanisme et de leurs appropriations locales, tout en privilégiant une approche qui traverse les façades touristiques du chef-lieu. Il s’agissait alors de remonter les processus qui ont conduit aux exhibitions d’éléments soustraits aux relations interethniques jusqu’à la moitié du siècle dernier.
2On a ainsi pu constater que le tourisme du chamanisme ne s’est pas superposé à la société locale. Tout d’abord, son développement a participé de changements économiques, politiques et sociaux déjà en cours et il a été encouragé par des dirigeants du municipe inspirés par l’idéologie du progrès de l’époque. On a ensuite observé combien cette venue d’étrangers s’intégrait dans les adaptations des pratiques sociales du compadrazgo, de l’hospitalité et d’une économie du prestige en lien avec les coutumes et l’ethos de la réciprocité. Quant au déploiement de la publicité autour des éléments du chamanisme, il a été au centre de plusieurs circonstances politiques conflictuelles qui ont marqué l’entrée du municipe dans une modernité composite. Leur diffusion sous forme d’images sociales a tout d’abord été intégrée dans une sphère publique assimilable à un espace de discursivité sociale contradictoire1. Le dialogue y fut notamment engagé autour de la chamane María Sabina érigée en victime et en figure de subversion, mêlant la transmission de la culture vernaculaire, les interprétations néo-indiennes et New Age, ou la dénonciation sociale de l’indigence des Indiens. L’éclectisme de ces écrits est à l’image de leurs auteurs qui, au Mexique, ont conduit à ouvrir un espace discursif postcolonial dont María Sabina est l’une des muses. J’ai par ailleurs montré que l’image sociale ainsi lestée d’un capital discursif autochtone garde une certaine efficacité dans le cadre de revendications politiques indianistes, de célébrations folkloristes ethnicisées ou dans celui des politiques culturelles mazatèques du municipe. Tour à tour argument touristique, commercial ou politique de diverses élites, cette figure est cependant au centre de multiples controverses à l’échelle locale.
3Les contradictions inhérentes aux usages de la représentation d’une indienne pauvre devenue l’instrument des puissants et du marché du chamanisme ressurgissent avec violence dans la situation sociale déséquilibrée des hautes terres. La pluralité des temps sociaux que nous avons soulignée n’est cependant pas réductible à des principes économiques. On l’a constaté avec l’étiologie de la maladie de Julia, migrante de la classe moyenne soumise jusque dans la capitale à la voracité du Chikon Tokoxo. On l’a également établi en revenant sur les paradoxes de la mise en patrimoine de ce Maître de la montagne. Les rituels néo-indiens des promoteurs et militants culturels mazatèques l’investissent pour actualiser une mémoire héroïque définie comme vivante, prolongeant ainsi par les actes les idées subalternes oppositionnelles portées par María Sabina. Mais la montagne n’est pas seulement le sujet d’une mémoire historique néo-indianisée et contradictoirement nationalisée, puisqu’elle condense diverses pratiques, rituelles ou non, et diverses modalités de croyances. Elle est en effet également conçue comme animée, au cœur de rapports d’échanges et des revers étiologiques de la prédation et de la contamination. Les Gens de savoir du chamanisme horizontal vernaculaire sont sans doute les principaux artisans d’un bricolage offensif concrétisé par de nouvelles pratiques rituelles. Le remodelage sauvage de la tradition – hors des cadres du patrimoine et des rituels religieux – s’exprime en outre dans les flux de la parole vive, mais aussi dans le creux de ses silences, les tourbillons de ses allusions, les énigmes de ses paraboles ou dans les détours des accusations.
4Prendre la mesure de ces hétérogénéités sociotemporelles permet de comprendre que l’articulation du chamanisme et de la modernité est complexe, inclusive et antagonique. Le chamanisme est en effet impliqué dans différentes sphères d’actions et de pratiques enchâssées les unes dans les autres, aussi bien patrimoniales et touristiques que magico-religieuses, de guérison et de production (milpa). Entre l’espace public et celui de l’intimité sociale, il se trouve engagé dans au moins deux espaces discursifs, où il est tour à tour employé comme levier de contestation et comme argument de légitimation du pouvoir en place. Certes, avons-nous vu, ce phénomène religieux est polarisé par ses spécialistes entre l’espace du pouvoir, de l’Église et du tourisme d’un côté, et celui de la production agraire et de l’intimité sociale de l’autre. Il n’est à ce titre pas tout entier assimilable à un mécanisme de contre-pouvoir. Il n’en demeure pas moins fortement impliqué dans la production de ce que James Scott2 a désigné comme des « textes cachés », contestations discursives voilées impliquées dans le détournement de la domination et de la subordination.
5Les spécialistes du chamanisme sont en outre à cheval sur deux domaines d’actions orientés vers des objectifs et des valeurs distincts. L’un est centré sur la vérité patrimoniale dont la valeur spirituelle est simultanément potentiellement marchande ; l’autre sur celle du mythe non canonisé, en mouvement, dont les valeurs sont celles de l’échange, de l’alliance et de la circulation. L’un et l’autre appartiennent en tout cas à différents régimes de vérité et d’historicité mis en œuvre dans un système de partage et d’exclusion de discours qui fonctionnent comme vrais dans certaines circonstances sociales et pas dans d’autres3.
6Dans cette perspective, le Maître de la montagne apparaît au croisement de plusieurs programmes de vérité. Dans les circonstances qui relèvent de la politique générale de la vérité patrimoniale, paré de l’extériorité des regards touristiques et pastoralistes, il est érigé comme le héros indiciel incarnant la mémoire historique, montagne des autochtonies et ambassadeur d’une culture positive et bienveillante en phase avec les idées New Age, néo-indiennes ou catholiques. Dans les contextes de l’intimité sociale, la parole vive est partiellement déliée de la vérité d’une culture canonisée même si elle compose aussi avec les figures chrétiennes. Le Chikon-saint Martin personnifiant la montagne s’y détache comme un spécialiste de la mobilité, acteur mythique versatile et ambivalent engagé dans un corps à corps avec les mutations de la société locale. Mais même dans ce domaine du mythe vivant, il apparaît comme un héros du changement. En dépit de son ambivalence et de ses multiples identités, il fait tout d’abord office de gardien des seuils et des carrefours, qui rappelle les trickster, divinités païennes du passage4. Parfois, le passage devenu boulevard n’est plus gardé. Les rumeurs qui courent autour de sa fuite le positionnent alors comme un héros vaincu dans le cadre discursif de la nostalgie structurelle qui encourage par ailleurs la nécessité de sa restauration patrimoniale. Surtout, il constitue une figure d’autorité de l’administration de la prospérité agraire et du commerce, au fondement d’une théorie indigène de la circulation des richesses. Il s’y profile à la fois comme l’expression de l’ethos et la sentinelle d’une éthique de la réciprocité sociale et de l’alliance dont il balise les contours.
7Cette éthique, avons-nous vu, ne vise pas le commerce en soi, mais ses dérives. On remarque alors tout comme Pascale Absi5 que ce n’est pas tant le capitalisme qui est la cible de l’hyper prédation, mais son « accomplissement libéral, entendu comme un affaiblissement de la médiation sociale du profit, et donc un manque de socialisation ». Le Chikon finalement, ne fait que rappeler les contours du commerce et la dette symbolique qui le lie aux humains. Mais le Cháto, contrairement au Chikon, ne vise pas tous les commerçants. Il conduit à identifier seulement les plus enrichis. Le Cháto ne convoite pas tant le profit que la spéculation pure, séparée de toute perspective de redistribution, dissociée du travail, coupée de toute origine. À ce titre il constitue une radicale inversion de l’héroïsme aussi bien patrimonial que du mythe, au titre de la personnification du sadisme dont Marc Augé6 souligne qu’il exprime le comble de la négation (du sujet, de l’objet, des rapports de parenté et de filiation, etc.) animé par une volonté purement perverse au-delà des codes moraux et éthiques. En somme, le Chikon est à l’ethos de la réciprocité sociale et des échanges liés à l’agriculture et au commerce, ce que le Cháto est à l’économie occulte.
8Pour la doxa néo-indienne ou pastoraliste, le Chikon respectivement Quetzalcóatl et/ou saint Martin à cheval est bénéfique pour tous. Telle une carte d’identité formelle, il est censé réunir une communauté imaginée hétérogène à l’instar de l’image sociale María Sabina. Comme le déclame un promoteur culturel : la culture « est réellement ouverte pour tous ». Mais dans l’autre programme de vérité de la mytho-praxis, l’acteur mythique et son double choisissent : le Chikon rencontre ceux qui sont intégrés aux rapports sociaux de réciprocité, le Cháto vise les contrevenants destructeurs du lien social. Cette double perspective inclusive et exclusive conduit alors à redessiner les frontières mouvantes de l’appartenance communautaire, en contrepoint de l’ethnogenèse moderne fondée sur le tourisme et les images sociales du chamanisme.
9Dans tous les cas, la contre-vérité du patrimoine est tout entière tournée vers la question de l’administration des richesses et du commerce, comme si se trouvait révélé dans le mythe ce qui est plus ou moins masqué dans le négoce du chamanisme et l’exhibition culturelle. Il est vrai que le processus de marchandisation de la culture lié aux retombées de l’économie néolibérale n’a cessé de s’intensifier et a connu une certaine recrudescence avec l’octroi du label Pueblo Mágico. Cette reconnaissance touristique formelle a contribué au renforcement de l’institutionnalisation d’un chamanisme spirituel partiellement encastré dans l’infrastructure touristique (hôtels, restaurants, chambres d’hôtes, etc.). Les tactiques des médiateurs impliqués dans l’économie de bazar du chamanisme s’affrontent alors à une rude concurrence, dans l’ombre des stratégies et des calculs de la professionnalisation du tourisme de l’extase. Les rumeurs et les récits du mythe vivant apparaissent ainsi comme la mise à nu d’une utopie du don devenu fonds de commerce, quand la vérité patrimoniale se trouve de son côté engagée dans la requalification de ce qui est aussi devenu une marchandise.
10Alors que le mythe se transforme historiquement dans l’action7, les politiques culturelles engagent des actions en faveur de sa fixation comme vérité historique. Depuis 2018, le récit du mythe de l’Aigle mangeur d’enfants a ainsi été figé dans une éternité patrimoniale, gravé dans une plaque de fer sur la nouvelle place centrale de Huautla baptisée place de l’Identité. Terrible ironie d’une actualité tragique, ces dernières années la réalité humaine a dépassé l’imaginaire de la prédation cosmologique. Le développement d’une économie occulte liée au narcotrafic a débouché sur une série de disparitions d’habitants et fait couler le sang à coup de mitraillette en plein jour dans la rue principale de Huautla. Mais hors des ombres de la violence extrême, les promoteurs culturels continuent d’orchestrer des néorituels dédiés à un Maître de la montagne fondu dans une mère terre cosmique et bienveillante. Leurs messages de paix et de résistance par la culture y revêtent une autre intensité. Ceux du Cháto accusateurs, véhiculés par la parole cachée, tout autant.
Figure 5. – Plaque commémorative du mythe de l’Aigle prédateur, Huautla, octobre 2019.

Notes de bas de page
1 Benrahhal Serghini et Matuszak, 2009.
2 Scott, Domination and the Arts of Resistance, op. cit.
3 Foucault, L’Ordre du Discours, op. cit., p. 43 ; Foucault, « La fonction politique de l’intellectuel », art. cité.
4 Roger Bastide (2000, p. 216-218) note l’importance de ces figures composites du seuil. Il cite à l’appui l’adoption de l’Exu africain au Brésil, identifié à Saint Pierre et au passage entre mondes superposés. À son emprise croissante sur les chemins, l’espace et l’orientation, s’ajoute son intégration dans le dualisme chrétien, dont dérive sa satanisation alors en contradiction avec l’ambivalence qui lui est constitutive. James Scott (Domination and the Arts of Resistance, op. cit., p. 162) cite également les trickster comme l’une des manifestions de la résistance des faibles par le détour des textes cachés.
5 Absi, 2006, p. 8.
6 Augé, op. cit., p. 156.
7 Salhins, Des Îles dans l’Histoire, op. cit.
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