1Dans cette partie, en reprenant la circulation de la découverte de Gordon Wasson dans la sphère publique, j’ai mis en évidence les enjeux liés à ses réinterprétations et la part active de Mazatèques bilingues dans les chassés-croisés discursifs établis autour de la figure María Sabina. Nous avons ainsi parcouru les circonstances historiques conflictuelles propre à la construction des images du chamanisme mazatèque, ce qui nous a permis d’identifier la fixation d’une situation d’opposition Indiens/gouvernement dans leur mise en signification et de feuilleter les discours convergeant vers leur implication dans la transmission de la mémoire vivante des racines préhispaniques et de l’autochtonie. On a ainsi observé la rencontre du chamanisme mazatèque avec les valeurs du néo-indianisme engagé dans un projet néocolonial de résistance fondé sur la mémoire.

2La charge oppositionnelle prend d’autant plus son sens dans le cadre de relations conflictuelles entre des dirigeants ou des militants qui se définissent comme Mazatèques face à des interlocuteurs contestés. Mais elle tend simultanément à être désamorcée et dépolitisée dans des situations d’exposition touristique consensuelles, comme on l’a notamment observé sur la scène folklorique dont on a souligné qu’elle constituait en même temps une mise en scène du pouvoir régional « autorisée ». Dans tous les cas, différents acteurs usent des images sociales du chamanisme dans des circonstances et pour des objectifs aussi divers que ceux du tourisme, des revendications politiques ou de la célébration d’une appartenance ethnique. Leur circulation entre plusieurs sphères (familiales, bureaucratiques, nationales, internationales) comme le notent Julien Bondaz, Cyril Isnart et Anaïs Leblon1, au sujet des biens patrimoniaux, débouche alors sur « une confrontation de représentations et d’objectifs s’accordant plus ou moins sur la valeur et le sens de l’objet de la transmission ». Si ces confrontations ont lieu au niveau plus large des interactions extra-locales, elles ont également cours à l’échelle du municipe. Qu’il s’agisse de María Sabina ou du Chikon Tokoxo Maître de la montagne, ces héros du chamanisme sont en tout cas au cœur de plusieurs médiations institutionnelles et des rapports de pouvoir des élites.

3Ces héros patrimonialisés du chamanisme mazatèque sont aussi concrètement employés dans les négoces touristiques locaux qui n’ont cessé de se développer ces vingt dernières années. La modernité de certaines offres d’hôtels ou de pensions spirituelles le dispute aux accueils plus « artisanaux » et souvent moins confortables chez l’habitant, dont on a observé dans la première partie les affinités avec la transformation du compadrazgo, l’économie de prestige et l’art commercial du « lien social chaud ». À mesure que les offres se sont diversifiées, il est vrai que les écarts se sont creusés. Les hôtels et pensions proposent plutôt l’accès à une « authenticité froide2 », centrée sur une connaissance érudite puisée dans le bagage des écrits cités dans cette partie. Des hôteliers font ainsi part de leur savoir issu des livres, quand d’autres offrent l’accès aux principales publications portant sur le chamanisme mazatèque. Les gérants de locations chez l’habitant, en l’occurrence souvent des guérisseuses patentées, sont en revanche moins axés sur l’explication de la coutume que sur le partage d’une « authenticité chaude » centrée sur l’émotion3. Elle est d’ailleurs généralement plus en phase avec la quête des visiteurs, orientée vers l’expérience, le lien social, l’hospitalité quand bien même celle-ci est incluse dans un négoce, comme on l’a observé avec l’exemple de Tante Rosa.

4Les deux perspectives sont cependant souvent combinées : rappelons à ce sujet la présentation du Chikon Tokoxo, « Dieu des ancêtres » que me firent les fils de tante Rosa, alors que cette dernière, par ailleurs fervente catholique et membre de la hermandad, privilégiait le versant catholique de son savoir. Dans cet espace social travaillé par les concurrences, ladite « médecine des pauvres », censée ne pas avoir de prix, est en tout cas devenue un sujet convoité par de multiples intermédiaires dont les Gens de savoir n’ont plus le monopole. Car l’appropriation par les mazatèques lettrés, de la diffusion du chamanisme que l’on a analysé dans cette partie, est mise en œuvre dans un espace social sapé par de profondes inégalités. Ainsi, à la mobilisation du chamanisme mazatèque dans le cadre des relations de pouvoir et des rapports politiques, répond son implication dans les rapports économiques où il est concrètement employé et érigé comme une contre-richesse.