Les sources sérielles de l'étude des victimes en histoire contemporaine
p. 95-112
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1À l'évidence, les victimes de crimes et délits ont peu intéressé les historiens de la période contemporaine. Elles n'ont fait l'objet, en tant que telles, d'aucune recherche. L'histoire est ici un peu au diapason des autres sciences humaines, la victimologie étant une discipline toute récente dont la naissance accompagne la montée des victimes au sein du processus pénal dans les dernières décennies du xxe siècle. Encore faut-il remarquer que cette matière nouvelle déborde largement le champ traditionnel de la criminalité, puisqu'elle ajoute aux victimes d'infractions pénales toutes les personnes atteintes par les accidents de circulation, les catastrophes naturelles ou les guerres1. Une telle extension de la notion, si elle reflète le désir de voir pris en charge par la société les intérêts spécifiques d'une partie nombreuse de la population, pose sans doute des problèmes, tant apparaît variée l'origine des préjudices subis.
2À s'en tenir au domaine de l'histoire de la criminalité, l'absence d'étude traduit bien la faible place des victimes dans le processus judiciaire. Cette discrétion fait qu'il est pratiquement impossible d'obtenir, pour le passé, l'équivalent des informations recueillies dans les enquêtes récentes de victimation conduites par les sociologues du pénal2. Quant aux données statistiques, le Compte général de l'administration de la justice criminelle est consacré, pour l'essentiel, aux criminels et délinquants, ainsi qu'au travail de la justice. Aussi nombre de questions abordées par la victimologie ou la sociologie pénale peuvent difficilement être reprises par l'historien. On le vérifie rapidement en reprenant le parcours judiciaire de la victime, en s'interrogeant sur les possibilités d'approches de ce thème, tel qu'il est abordé, incidemment, dans quelques travaux historiques, ou à la lumière de la problématique développée dans les autres disciplines. C'est un préalable nécessaire pour suggérer, ensuite, quelques sources susceptibles de contribuer à une histoire sérielle des victimes d'infractions pénales.
comment étudier les victimes ?
3Pour retrouver les traces laissées par les victimes dans les sources dont l'historien peut disposer, il faut partir des faits qui sont à l'origine du préjudice subi, examiner les recours dont elles disposent, et pour ce qui est de l'appel à la justice, voir enfin leur place dans le déroulement de l'instruction et du procès.
4À ses origines, la victimologie a mis l'accent sur les liens entre victimes et délinquants, cherchant à comprendre comment les premières ont pu favoriser le passage à l'acte des seconds3. C'était suivre la pente d'une conception traditionnelle de la notion de victime, très liée à l'idée de sacrifice. Ce fut d'ailleurs pendant longtemps l'acception la plus fréquente du terme, celle qui domine par exemple dans le Littré. Ne dit-on pas aussi communément qu'il n'y a pas de victime innocente ? Que cette dernière mérite bien ce qui lui arrive ? (« Elle l'a bien cherché »). Par leur négligence, leur faiblesse, leur vulnérabilité ou leur provocation, certaines personnes seraient ainsi des cibles attractives4 pour la délinquance.
5Le « couple pénal » est donc au centre de ces approches et il se retrouve également dans certains aspects de la répression judiciaire. Le code pénal peut excuser le crime dans le cadre des « faits justificatifs » : quand il y a légitime défense ou consentement de la victime (hypothèse du suicide collectif ou du duel), l'acquittement est prononcé. C'est un point toujours abordé par les historiens du droit analysant le contentieux des assises, même s'il présente bien sûr un caractère très exceptionnel5. Le Code suggère également une autre façon de prendre en considération les victimes : la qualité de certaines d'entre elles entre dans la définition de l'infraction (nouveau-né et infanticide, parents et parricide) ou est un facteur aggravant les pénalités, et l'on sait, dans ce dernier cas, combien la croissance des atteintes aux mœurs dans les affaires jugées aux assises, pendant la seconde moitié du xixe siècle, témoigne de la volonté de protection des mineurs. À cette époque c'est l'enfance qui est progressivement privilégiée comme catégorie spécifique de victime, dans l'évolution même de la législation, avec création d'incriminations nouvelles visant à la protéger6
6Pour le reste du contentieux traité aux assises, les études insistent sur « l'apparentement entre le criminel et sa victime7 ». Généralement il y a proximité géographique et sociale entre les deux. En grande majorité, ils se connaissent : à 85 % dans les assassinats commis en Seine-et-Oise où les acteurs du drame ont des relations familiales, professionnelles ou de voisinage. On souligne également l'identité des caractéristiques sociologiques (âge, sexe, profession) et du profil psychologique : comme l'agresseur, la victime évoquée devant le jury est souvent alcoolique et violente. Ainsi sans parler des affaires de crimes passionnels où la personne jugée apparaît aux yeux des jurés comme un justicier, il n'y aurait pas beaucoup de victimes innocentes. En fait il y a là, en partie, une fausse évidence induite par le contentieux très spécifique abordé dans les thèses d'histoire du droit citées. Elles portent toutes sur la criminalité la plus grave (assassinats, empoisonnement), passible de la peine capitale. Or, rapidement, après les lois de 1832 et 1863 correctionnalisant une bonne partie des vols, les jurés connaissent surtout la criminalité violente, portant atteinte aux personnes. Dès lors il y a deux cas de figure différents. Quand le crime est l'aboutissement d'un conflit, le plus souvent dans un cercle étroit qui aggrave son acuité (famille, voisinage), le « lien » entre criminel et victime est évident, et il est intimement lié au drame, en étant pour partie un des ressorts. À la limite d'ailleurs, les positions sont interchangeables : la victime aurait pu être le criminel. Par contre la proximité cesse en cas d'assassinats pour vol. Dans ce cas c'est plutôt la vulnérabilité qui est susceptible de l'emporter chez la victime. En Eure-et-Loir, par exemple, les dossiers de condamnés à des peines perpétuelles au long du xixe siècle pour ce genre d'affaires montrent que généralement les victimes sont des femmes, plutôt âgées, habitant dans des endroits isolés8.
7On retrouve cette différence dans la délinquance ordinaire jugée en correctionnelle. Les quelques travaux qui ont pris soin de dépouiller les dossiers de procédure aboutissent en effet à des conclusions similaires. À considérer l'exemple des affaires jugées en Loire-Inférieure dans les premières décennies9 on voit très bien que les rixes et autres violences se font principalement à l'intérieur d'un même groupe social (entre laboureurs, marins, journaliers, artisans), que la proximité géographique est de règle pour cette violence verbale (circonscrite à l'aire villageoise) ou physique (celle-ci impliquant davantage les villages voisins). Par contre les vols accroissent l'écart social (les commerçants sont une cible privilégiée) et géographique entre victimes et prévenus.
8Ces quelques aperçus historiographiques suggèrent ainsi deux directions majeures de recherches. Si on laisse de côté le mouvement des incriminations et la manière dont une société traduit dans la loi une prise en compte plus spécifique de certaines catégories de victimes, une approche plus globale porte attention au profil sociologique des victimes et aux rapports qu'elles ont eus ou non avec ceux qui leur ont porté atteinte. Sans reprendre les présupposés de la victimologie originelle sur la question de la responsabilité, il apparaît pertinent de poser la question de la vulnérabilité à la délinquance de certaines populations, en fonction des critères d'âge (jeunes et personnes âgées davantage victimes ?), de sexe (femmes ?), de domicile ou de milieu social. Dresser le profil sociologique des victimes est une première étape utile. La comparaison avec les caractéristiques des auteurs d'infractions en est le complément indispensable, prolongé, selon la nature des faits en question, par l'analyse de la proximité éventuelle entre les deux populations. Une telle enquête apparaît réalisable à partir des dossiers de procédures, les décisions judiciaires (arrêts et jugements) donnant trop peu d'informations sur les victimes pour cela.
9On pourra également, grâce aux plaintes et témoignages recueillis, s'interroger sur la souffrance des victimes : sentiment de culpabilité, repli sur soi ou réaction violente, de colère dominée par l'esprit de vengeance. A ce stade, on devine combien le filtre judiciaire peut fausser l'enquête. Les deux attitudes évoquées écartent de l'appel à la justice, mais dans la seconde, la victime peut se retrouver en position d'agresseur, incriminée pour coups et blessures volontaires... D'où le constat souvent fait que plus le lien entre auteur du délit et victime est éloigné, plus il y a de chances que le recours en justice ait lieu, alors que la proximité joue naturellement en sens inverse. On hésitera à porter plainte pour des faits de violence (sauf si l'auteur n'est pas connu), car à la honte liée au sentiment d'avoir été impuissant à faire respecter sa personne10, ou son bien, s'ajoute l'incertitude quant à l'issue du parcours judiciaire. Il faut dire aussi que la justice pénale a tout fait, dans les premières décennies du xixe siècle, pour écarter les plaintes relatives aux querelles de personnes jugées peu graves11. Le déclin des poursuites intentées à la requête des parties civiles et le monopole du ministère public en la matière donnent une parfaite illustration de la réussite de cette politique pénale qui vise en priorité le maintien de l'ordre public.
10Dès lors, au niveau des recours dont peut disposer la victime, l'enquête de l'historien est délicate. La courbe des constitutions de partie civile est un indice ambigu : elle reflète difficilement l'évolution de la volonté de défense des victimes, d'autant que le poids de la consignation des frais tend à limiter cette pratique aux couches aisées de la population et que le contentieux est particulier (diffamation et injures, conflits familiaux dominent). D'autre part, dans le cas de simples plaintes, on sait que le parquet est seul maître de l'opportunité des poursuites. L'importance des abandons de poursuite, notamment de ceux qui ont pour motif l'absence de crime et délit (on y retrouve les plaintes estimées non justifiées) ou la faible gravité des faits dénoncés, est considérable. Au niveau des affaires jugées il ne reste donc qu'une petite partie des victimes.
11De plus, une fois leur plainte validée par le parquet et l'auteur incriminé, ces dernières disparaissent pratiquement du procès pénal. Il faut ici reprendre toutes les critiques faites encore aujourd'hui sur l'infériorité du statut de victime dans la législation pénale12. L'instruction de type inquisitorial ne leur laisse aucune place : il suffit de rappeler que, si l'avocat de la défense obtient l'accès au dossier de son client en 1897, il faut attendre 1921 pour que la même faveur soit donnée au représentant de la partie civile. Quant au jugement, il n'a pas la valeur cathartique attendue, la victime, reléguée au rang de spectatrice, est bien souvent déçue par la qualification des faits et les pénalités infligées, sans compter que les réparations éventuelles sont rarement exécutées, étant donné l'insolvabilité de l'auteur de l'infraction. Écartée de la scène judiciaire, la victime apparaît à l'historien principalement au point de départ du processus pénal, lors du constat des faits dans les procès-verbaux de police. C'est pourquoi, si l'on veut éviter l'évaporation due aux classements sans suite, les archives policières doivent être privilégiées. Certes on retrouve les rapports de police ou de gendarmerie dans les dossiers pénaux, mais seulement pour les affaires jugées, les dossiers sans suite étant très peu présents dans les archives. Pour avoir une vue plus large des victimes, les archives policières sont préférables13. Elles seules autorisent une mesure de la population concernée en rapport avec les préjudices causés, exception faite des cas où la victime garde le silence. C'est la principale limite à une étude sérielle et il faut bien avoir conscience qu'elle est étroitement liée à la nature des faits et à la distance entre les protagonistes, tous aspects qui peuvent être abordés par le biais des archives de la gendarmerie, pour les campagnes, et des archives de la police dans les zones urbaines. Les procès-verbaux de ces deux institutions étant rarement conservés - hormis dans le cadre des dossiers pénaux -, nous proposons d'examiner l'intérêt offert par des documents de synthèse, donnant une vue d'ensemble du travail effectué par les forces de répression.
les archives de la gendarmerie : les tableaux d'arrestations et d'événements
12La richesse des procès-verbaux de gendarmerie n'est plus à démontrer14 : présents dans les dossiers d'assises des départements ruraux, ils permettraient, s'ils étaient disponibles en séries homogènes, complètes et régulières15, une étude approfondie des victimes, y compris quant à leurs réactions face à ce qui constitue souvent un drame pour elles. A défaut, on peut consulter les « Tableaux sommaires des arrestations opérées et des crimes, délits et événements constatés par les brigades de l'arrondissement » confectionnés en application de l'article 111 du décret du lermars 1854. Envoyé périodiquement - tous les 5 jours à la fin du xixe siècle - aux autorités préfectorales, ce tableau contient au recto la liste des arrestations opérées (avec l'identité des personnes et le motif de leur arrestation) et, au verso, ce qui nous intéresse plus particulièrement, « l'analyse des crimes, délits et événements divers constatés par des procès-verbaux ».
13Nous avons utilisé pour le département de l'Eure-et-Loir les tableaux retrouvés en collection complète pour les deux arrondissements de Chartres et de Châteaudun de l'année 189516. Les « événements » (au nombre de 913) l'emportent nettement sur les arrestations (350). Beaucoup ne concernent pas d'infractions, même s'il y a des victimes : on trouve mention des accidents (liés au travail, aux transports), des incendies (très nombreux dans cette région, plus d'une centaine, pour la plupart accidentels), des morts accidentelles et soudaines (une cinquantaine), des suicides (en ordre de grandeur équivalent). Une centaine de faits de violence (109 exactement), une trentaine de destructions de biens (mutilations d'arbres, bris de clôture) et 357 vols réunissent les faits impliquant des victimes. Une brève analyse résume chacun d'eux. Deux exemples montreront les informations disponibles et leurs limites. Dans l'état du 5 au 8 août 1895, la brigade de Courville signale avoir rédigé un procès-verbal le 5 pour « vol d'une paire de bottines estimées 25 francs commis au préjudice du nommé Jousselin (François), 32 ans, berger à Pontgouin (Eure-et-Loir). Auteur soupçonné le nommé Jolivet (Louis), 24 ans, journalier au même lieu ». La brigade de Voves a verbalisé uniquement, le 6, les « coups portés à la nommée Clavelou (Emilienne), veuve Goussard, 41 ans, demeurant à Moutiers par le nommé Bucher (Casimir), 31 ans, vacher au même lieu ». Pour les arrestations, un tableau classe par brigade les dates des procès verbaux et reprend l'identité de la personne (nom, prénoms), son âge, son lieu de naissance, sa profession et le motif de l'arrestation. On a donc trois catégories d'individus : les victimes, les auteurs soupçonnés par elles (partie « événements » du tableau) et les personnes arrêtées (partie « arrestations »), pour lesquelles on connaît sexe, âge, profession et domicile (sauf les dernières, écrouées). Ces quelques informations suffisent à esquisser le profil sociologique des victimes, à le comparer avec celui des auteurs soupçonnés et des personnes arrêtées, de même qu'à voir quels liens s'établissent entre les protagonistes.
14Une première différence apparaît nettement entre hommes et femmes. Peu présentes dans les arrestations - moins d'une femme sur dix -, car ces dernières visent surtout les mendiants et vagabonds (en majorité nés hors du département), elles sont fortement représentées parmi les victimes (document 1).
Document 1 : Répartition par sexe des personnes présentes dans les procès-verbaux de gendarmerie, (arrondissements de Chartres et Châteaudun, année 1895, en %)
15Dans l'ensemble une femme sur quatre figure au rang des victimes, et plus encore quand il s'agit de violence (plus d'une sur trois dans cette hypothèse), alors qu'à proportion, elles sont nettement moins soupçonnées comme auteurs d'infractions (un soupçon sur cinq se porte sur une femme). Il semble donc que, dans ces campagnes beauceronnes de la fin du xixe siècle, les femmes forment une catégorie peut-être plus vulnérable qu'il n'y paraît, même si elles restent minoritaires parmi les victimes recensées.
16La répartition par âges des effectifs analysés (document 2) met également l'accent sur un autre trait original des victimes : elles sont relativement âgées. Ainsi 40 % des arrestations concernent des moins de 30 ans, plus de la moitié des soupçons visent ce groupe d'âge, mais ce dernier n'implique que 13 % des victimes. La moitié de celles-ci ont 50 ans et plus, contre 12 % des auteurs soupçonnés. Les mêmes nuances se retrouvent à délit égal : pour les vols, par exemple, 43 % des victimes dépassent la cinquantaine contre moins de 8 % des auteurs présumés. De plus, parmi les victimes, les femmes sont plus âgées que les hommes : la moitié ont 50 ans et plus pour 43 % des hommes.
Document 2 : Répartition par âge des personnes présentes dans les procès-verbaux de gendarmerie, (arrondissements de Chartres et Châteaudun, année 1895, en %)

17Si, par définition, les victimes habitent les localités surveillées par les brigades de gendarmerie (sauf quelques rares horsains venus participer aux grandes foires de la région), la comparaison avec les personnes soupçonnées perd son sens, car beaucoup de vols, par exemple, n'ont pas d'auteur connu. Les deux tiers des victimes de prédations sont impuissantes à désigner un coupable éventuel. Par contre quand on est victime de violence, il n'y a que 8 % d'agressions par « inconnu ». La comparaison des domiciles pour l'ensemble des protagonistes ne peut donc être faite : elle mettrait en valeur une fausse proximité.
18La comparaison reste pertinente au niveau du profil socioprofessionnel, autant que l'on puisse le lire à travers la mention de métiers consignée dans les procès-verbaux Afin d'écarter la signification variée des délits il importe ici de s'en tenir à un seul, celui des vols, en considérant uniquement les hommes pour lesquels le classement social est plus facile (document 3).
Document 3 : Répartition sociale des protagonistes du vol (hommes seuls) (arrondissements de Chartres et Châteaudun, année 1895, en %)

19Comme il est attendu, c'est la possession de biens qui désigne certaines catégories de victimes plus que d'autres : propriétaires (absents parmi les auteurs) et surtout cultivateurs. La part des salariés agricoles - près d'une victime de vol sur quatre - s'explique par le fait que l'on n'a pas dans cette région un véritable prolétariat rural, nombre d'ouvriers possédant une petite exploitation parcellaire, avec leur maison, un lopin de terre et des animaux de basse-cour. Les plus démunis - et encore beaucoup sont-ils propriétaires - sont les journaliers : or ils ne représentent que 16 % des victimes, moins que la part occupée par l'artisanat et le commerce. Si, par hypothèse, on tient compte de la composition sociale de la population de référence, manifestement les victimes appartiennent aux catégories possédantes : rentiers, propriétaires, cultivateurs sont surreprésentés.
20Ainsi, à dresser à grands traits le portrait des victimes on trouve sans grande surprise les deux caractéristiques majeures de la « cible attractive » pour le délinquant : offrir un profit (couches sociales détenant les richesses) et limiter les risques (population, plus vulnérable, des femmes et des personnes âgées). Encore faut-il préciser, pour le premier aspect, que les préjudices sont souvent modestes. La nature des vols est en soi éloquente : dans ce monde rural, la première convoitise se porte sur poulaillers et clapiers. Les vols de poules et de lapins sont de loin les plus nombreux. Un volé sur trois est concerné par ce genre de prédations, les vols d'argent étant deux fois moins nombreux, alors que comestibles ou linge et vêtements sont encore moins prisés. La nature du préjudice explique son faible montant (document 4), encore que nombre de vols d'argent soient des plus modestes. Près de la moitié n'atteignent pas le seuil de 30 francs, seuil au-dessous duquel se situent 69 % de l'ensemble des vols. Là encore il ne faudrait pas en conclure que l'on a une population relativement pauvre offrant de maigres possibilités aux prédateurs : comme ces derniers sont en majorité des salariés, ils se contentent de peu... et si l'on considère que bien souvent l'auteur est inconnu, on est enclin à prendre en considération les soupçons pesant sur les errants, nombreux à traverser la région.
Document 4 : Répartition des vols par montant du préjudice subi (francs, en %) (arrondissements de Chartres et Châteaudun, année 1895)

21Quant au lien éventuel entre victime et auteur il mérite d'être repris plus attentivement. Les comparaisons qui viennent d'être faites souffrent, on l'a vu, de la fréquence des vols par inconnus. Les différences entre catégories de victimes n'apportent pas d'élément utile sur ce plan : si de 30 à 33 % des ouvriers agricoles, des propriétaires ou cultivateurs, désignent un coupable, alors que la moitié des commerçants et artisans le fait, ce n'est probablement pas par une peur éventuelle des représailles. Les conditions de la réalisation du vol rendent compte certainement de cette différence : l'isolement des habitations rurales favorise l'incognito du voleur, alors que le commerçant peut davantage surveiller sa boutique, et bénéficie de l'aide des voisins plus nombreux dans le bourg. Pour une grande part, les vols semblent bien commis par des gens de passage, étrangers à la région, comme le montre bien, a contrario, la part bien réduite (37 %) des natifs du département d'Eure-et-Loir parmi les personnes arrêtées pour vol.
22Par contre, quand on examine le profil des « auteurs », il s'agit bien de ceux que les victimes privilégient dans leur soupçon. Il n'est pas inintéressant de noter, à cet égard, que l'on a plus de soupçons, à proportion, à l'égard des salariés agricoles (à 61 %), la part des personnes arrêtées appartenant à cette classe sociale étant moindre (53 %). Si l'on avait des effectifs plus étoffés, il serait nécessaire d'affiner le questionnement en examinant par catégorie sociale de victimes les directions privilégiées du soupçon. Ainsi à considérer les cultivateurs faisant part de leurs suspicions aux gendarmes, on trouve, sur 26 auteurs désignés dont la profession est identifiée, 18 salariés agricoles, soit un taux impressionnant17 de 69 %, alors que trois cultivateurs seulement (11,5 %) sont désignés par leurs pairs. Il est probable que la source utilisée révèle ici les tensions sociales sous-jacentes à ce monde rural, où les conflits entre classes prennent rarement une forme collective.
23D'autres tensions apparaissent dans les faits de violence. Là également il ne faut pas se contenter de comparer le profil des victimes d'un côté et des auteurs supposés de l'autre. D'abord, bien souvent, il n'y a pas, dans le résumé des tableaux de gendarmerie, de victimes désignées, car l'affaire relève de rixes où les torts sont manifestement partagés. Dans une affaire de violence sur cinq, les gendarmes s'abstiennent de mettre une étiquette sur les protagonistes, à l'image de ce résumé type fait par la brigade de Cloyes pour un « événement » du 29 octobre 1895 : « Bris de clôture, rixe, ivresse et tapage nocturne par les nés [...] tous demeurant à Montigny le Gannelon ». Dans ce genre d'affaires, le terme de rixe est usuel et désigne donc une bagarre de jeunes, appartenant souvent au même milieu social, résidant dans le même village et se défoulant au sortir du cabaret. Pour les intéressés comme pour les gendarmes, il n'y a pas lieu de distinguer ici des victimes. Restent alors les procès-verbaux qui en font mention. À regarder les « couples pénaux » on peut se demander si, à ce niveau, on vérifie bien la vulnérabilité des femmes, par exemple, comme le suggérait un tableau précédent (document 1). Les plus nombreux concernent des gens du même sexe (53 violences entre hommes, 15 entre femmes), les couples « mixtes », moins nombreux, révélant un déséquilibre certain au détriment des femmes : 17 victimes de coups de la part d'un homme contre 3 hommes se plaignant des violences d'une femme. Les femmes battues se trouvent donc aussi, nombreuses, dans les campagnes, mais elles ne représentent pas la figure dominante de la violence dans le monde rural. Sans compter qu'il faut faire la part des représentations : l'homme battu, figure inversée des rôles sociaux, a certainement moins tendance à se plaindre auprès des gendarmes. Les données sont trop peu nombreuses pour examiner de même la violence en fonction de l'âge : rixes déduites, il semble que ce facteur n'entre pas en compte.
24Il est difficile d'aller plus loin dans l'exploitation de ces tableaux d'arrestations et d'événements. Ils sont utiles pour appréhender plus largement que ne le font les jugements correctionnels les vols, car on prend connaissance avec eux d'un grand nombre de victimes qui ne pourront jamais obtenir réparation faute de pouvoir orienter la gendarmerie vers le coupable. Sans doute cette dernière peut-elle, postérieurement au constat, retrouver le voleur. Mais la différence entre nombre de victimes et auteurs est significative de la fréquence des classements sans suite (faute de coupable arrêté) qui seront opérés par la suite, d'autant plus que les soupçons, socialement orientés, n'emportent pas preuve. C'est là également un autre intérêt de cette source : outre qu'elle confirme le profil attendu des victimes de prédation (population disposant de biens, estimée plus vulnérable), elle permet également de voir, pour une part, comment les victimes perçoivent les faits qui leur portent préjudice. Elles semblent orienter leur suspicion en fonction de leur position sociale : les classes aisées paraissent, en cette fin du xixesiècle et en cette région, suspecter en priorité les couches populaires, particulièrement les salariés agricoles. L'autre enseignement est que la violence, du moins celle qui vient à la connaissance des forces de l'ordre, il est vrai attachées en priorité au maintien de l'ordre public, paraît moins impliquer de victimes, les protagonistes étant souvent placés sur un pied d'égalité quant aux responsabilités. On retrouve en grande partie ces conclusions en passant à l'étude des victimes dans le milieu urbain.
les archives de la police : les répertoires des commissariats
25Là encore l'idéal pour l'historien serait de disposer des procès-verbaux constatant les infractions. N'étant que très rarement présents dans les archives en série complète, même pour quelques années, on ne peut les utiliser pour une étude sérielle de la délinquance et des victimes. Mais les procès-verbaux sont généralement résumés dans des rapports d'activité des commissariats, confectionnés chaque jour, du moins à partir des années 1870 à suivre l'exemple donné par ce qui est conservé aux archives de l'Ille-et-Vilaine18. Ces rapports journaliers sont un peu l'équivalent des Tableaux de gendarmerie évoqués précédemment, couvrant, comme eux, un champ d'informations plus large que celui de la déviance, incluant les constats d'accidents, de suicides, etc., et apportant même des renseignements sur la vie économique et sociale. Comme les victimes sont citées dans ces résumés, c'est une source à considérer pour les villes de province.
26Dans la capitale que nous prendrons pour cadre d'étude, il existe bien des rapports quotidiens du préfet de police - conservés aux Archives de la Préfecture de Police pour les années 1880-1910 -, mais ils sont trop succincts pour être comparés aux précédents : ils se bornent, naturellement, à donner connaissance au gouvernement des faits les plus notables, donc de la déviance la plus grave, soit la criminalité, en citant très rapidement les noms des victimes. Par contre les procès-verbaux se trouvent assez bien résumés - mieux sans doute que dans les rapports journaliers - dans les répertoires analytiques des procès-verbaux tenus dans chaque commissariat de Paris. Pour chacun des 80 quartiers, nous disposons, à partir de la fin du xixe siècle, et pour une bonne partie de la première moitié du xxe siècle, de ces répertoires communément assimilés aux « mains courantes19 ». Afin de comprendre leur intérêt pour le sujet qui nous concerne, il importe de bien voir la différence entre les deux documents. La véritable main-courante - il n'en subsiste que de très rares exemplaires pour Paris - est un registre sur lequel les policiers inscrivent, au jour le jour, les plaintes des particuliers qui n'entendent pas donner une suite judiciaire immédiate à leurs démarches. Il s'agit en quelque sorte, pour les plaignants, de donner un dernier avertissement à la partie adverse. Sont donc inscrites sur la main courante des affaires relativement bénignes ou plus graves, mais dont les victimes souhaitent un règlement à l'amiable, sous les auspices d'un « conciliateur », le commissaire. C'est donc un document très intéressant pour analyser l'attitude des victimes, avant l'entrée dans le circuit judiciaire : les études contemporaines montrent bien d'ailleurs que le contentieux en cause est bien différent de celui qui est traité par les tribunaux, nombre de différends familiaux ou de voisinage, d'incivilités, trouvant plus ou moins une solution à ce stade20. Malheureusement cette source fait défaut pour la capitale, au moins pour le premier xxe siècle.
27Il nous reste seulement les répertoires des commissariats qui, au jour le jour, relèvent tous les procès-verbaux dressés par la police municipale parisienne, qu'ils concernent des infractions (de la contravention au crime) ou des affaires à caractère plus administratif : accidents, suicides, enquêtes d'aliénés, objets trouvés, etc. On y trouve également mention des enquêtes effectuées sur commission rogatoire d'un juge instruction et des enquêtes préliminaires sur instruction du parquet21. Pour chaque infraction, nous disposons de sa date précise, du lieu où elle a été commise, des personnes impliquées (mais l'identité des victimes est moins précise que celle des auteurs), d'un résumé, plus ou moins long, donnant les circonstances de l'affaire. On peut donc, à l'aide de cette source, étudier le profil sociologique des victimes et appréhender, partiellement, leur comportement en liaison avec la connaissance qu'elles ont ou non des auteurs d'infractions. Le dépouillement que nous avons fait pour trois quartiers - Faubourg du Roule dans l'Ouest aisé, Belleville dans le Paris populaire de l'Est, et Saint-Merri, quartier commercial du Centre - pour l'année 1900 apporte quelques éléments à ces deux points de vue.
28Le profil sociologique peut être abordé à partir du seul vol, délit pour lequel les réticences des victimes à porter plainte sont des plus réduites. On retrouve alors des conclusions identiques à celles qui sont obtenues dans le monde rural, à commencer par un plus grand nombre de femmes que parmi les prévenus de vols (document 5). On notera que dans le quartier bourgeois du faubourg du Roule les femmes sont presque aussi nombreuses que les hommes parmi les victimes : cela tient notamment au fait qu'elles ont une vie sociale intense, se déplacent beaucoup dans le quartier et aux alentours, donnant autant d'occasions aux prédateurs divers (vols dans les voitures au cours des promenades, vols à la tire, vols au domicile lors de l'absence). Il reste que relativement à l'ensemble de la population, pour chaque quartier, les femmes ont toujours une place inférieure à celles des hommes. Est-ce à dire qu'elles sont moins vulnérables, contrairement à ce que laisse apparaître la seule comparaison entre victimes et accusés ? En fait la source est ici insuffisante, car beaucoup dépend des modalités du vol. Quand celui-ci s'exerce dans la sphère commerciale, à prendre l'exemple de Belleville, les femmes sont victimes dans un cas sur trois. Il est possible qu'une telle proportion soit proche de la place des femmes dans les structures commerciales de ce quartier. Quand le vol s'opère dans la rue, on ne trouve que 3 femmes pour 26 hommes. Le vol à la tire épargne-t-il alors : davantage les femmes ? En considérant précisément cette technique, c'est à-dire en écartant vols divers de matériaux, voitures, bicyclettes se trouvant exposées dans la rue, donc en prenant seulement les vols de porte-monnaie il reste toujours ces 3 femmes pour 9 hommes parmi les victimes. L'intensité des déplacements, dans ce quartier populaire, peut varier selon le sexe et suffirait à expliquer la différence. Pour les cambriolages, effectués i domicile, les femmes représentent un tiers des victimes. Mais on peut st demander si la déclaration du vol à la police n'est pas faite de manière privilégiée par le mari. L'absence de renseignements précis sur le statut matri monial des plaignants empêche ici d'aller plus loin.
Document 5 : Part des femmes dans le délit de vol en 1900

29Un raisonnement de même nature permettrait également de s'interroger sur la composition par âges des victimes, partout à l'image de celle donnée dans le quartier de Belleville (document 6).
Document 6 : Les victimes de vols à Belleville : composition par âge (en %)

30Là encore la comparaison renseigne plus sur la jeunesse des délinquants relativement à l'âge de leurs victimes. Mais pour démontrer la plus grande vulnérabilité des personnes âgées, il faudrait se rapporter à la composition par âges de l'ensemble de la population et calculer des « taux de victimes » par catégories d'âge, pour faire abstraction de la partie la plus jeune de la population. Une telle opération ne peut se faire que sur des effectifs importants, ce qui l'interdit pour notre sondage.
31De même on restera prudent sur le profil social des personnes déclarant un vol à la police (document 7). Au premier chef, il est évident qu'il reflète la composition sociale de chaque quartier. Dans celui de Belleville la dominante ouvrière ne surprend pas, et il est attendu de voir peu de victimes parmi rentiers ou domestiques, ces deux groupes étant peu représentés en milieu populaire. À l'opposé, dans le quartier aisé du Faubourg du Roule, les domestiques sont sans doute représentés à l'égal de leur place dans la société, comme le sont aussi les rentiers, alors que dans le centre de la capitale, dans le quartier de Saint-Merri, l'importance des activités commerciales explique le grand nombre de victimes employées ou de statut patronal.
Document 7 : Composition sociale des victimes de vols (%, catégories les plus importantes)

32Quant à la comparaison avec les accusés de vols, à prendre le cas du seul quartier de Belleville (document 8), elle montre évidemment un déséquilibre important au niveau des couches populaires massivement représentées parmi les premiers (70 % d'auteurs de vols sont des ouvriers).
Document 8 : Victimes et auteurs de vols à Belleville ( %, catégories les plus importantes)

33L'ensemble de ces constats, auxquels on pourrait ajouter l'évidence de victimes résidant pour leur immense majorité dans le quartier étudié (sauf celles se déplaçant pour leur travail ou leurs loisirs)22 ne permet pas finalement de répondre véritablement à la question de la vulnérabilité de certaines parties de la population parisienne, qui les prédisposerait en quelque sorte à devenir des victimes. Certes, du point de vue des voleurs, on vérifie pour la capitale ce que nous avions noté pour les campagnes : la prise en compte du risque les conduit à choisir préférentiellement une population plus âgée, plus féminine. L'opportunité compose également avec le profit espéré, plus élevé parmi une population établie, relativement âgée. Mais par rapport à l'ensemble de la population, il reste à démontrer que les victimes ont un profil particulier, selon les critères disponibles dans la source utilisée. Les questions rapidement évoquées à propos des femmes orientent plutôt vers l'étude concrète de chaque délit. Vouloir appréhender les victimes dans leur ensemble présente un faible intérêt, tant est grande la diversité des situations à l'égard du préjudice subi, de sa nature et de ses modalités.
34La distance entre auteurs d'agressions et prédations de toute nature détermine aussi pour une bonne part le comportement des victimes et le degré de leur présence dans la source policière. Sur ce plan, on voit très bien, par le biais des instructions du parquet, qu'un bon nombre de différends commerciaux ou financiers, parmi la population aisée des quartiers de Saint-Merri et du faubourg du Roule notamment, sont réglés hors du circuit judiciaire. L'un des protagonistes se pose certes en victime devant le commissaire, mais c'est pour faire pression sur l'adversaire, le contraindre à négocier, à cesser de temporiser, et le policier sait parfaitement ne pas prendre à la lettre les accusations lancées d'escroquerie et d'abus de confiance. À Saint-Merri, ces instructions, nombreuses (un dixième de l'activité du commissariat), visent pour plus de la moitié d'entre elles à l'élucidation de transactions douteuses : créances impayées, vente détournée d'objets précieux, prêts occultes et contestés, marchandises non livrées, tromperie sur la clientèle lors de la vente de fonds de commerce, argent distrait des fonds d'une société, spéculations hasardeuses conduisant à mettre en cause l'intermédiaire, objets gardés en gage contre paiements dus, traites non payées à temps, contestations sur les sommes dues pour commissions, détournement supposés de biens ou de successions, etc. Dans un cas sur cinq, le répertoire fait mention du désistement de l'une des parties. Il est donc évident que bon nombre de « victimes » de délits financiers trouvent le moyen de s'arranger entre elles, avec la conciliation éventuelle du parquet et de la police.
35La même stratégie est adoptée en matière de violence. Les coups et blessures de nature bénigne et susceptibles d'être renvoyés au tribunal civil (réparations d'honneur, violences légères lors de bagarres) font eux aussi l'objet d'arrangements au stade de l'enquête préliminaire. La preuve en est, a contrario, que les procès-verbaux relevés dans les répertoires sont peu nombreux : une cinquantaine dans le quartier de Belleville où ils sont les plus fréquents. En examinant ces affaires (coups, homicides, meurtres selon le libellé des agents) on voit qu'elles ont une gravité certaine, les coups de couteau et l'usage d'armes à feu entraînant la mort parfois. En majorité il s'agit de conflits familiaux qui tournent mal ou d'agressions par inconnus qui, dans ce cas, témoignent d'agressions crapuleuses dans le dessein de dévaliser la victime. Dans le premier cas, la gravité des faits ne permet pas de les cacher à la police et alors la proximité entre les protagonistes ne joue pas, dans le second, on est dans le registre du vol où la distance avec l'auteur est manifeste.
36Elle l'est tellement qu'il est bien difficile de reprendre l'analyse faite sur les auteurs soupçonnés dans le cadre rural. En effet, le taux de plaintes contre X, de cas de vols où l'auteur est inconnu est considérable, dépasse toujours 70 % pour atteindre même 82 % dans le quartier du Faubourg du Roule. Les « couples pénaux » qui nous restent sont trop peu nombreux pour explorer cette direction de recherche. On devine néanmoins le soupçon qui pèse, dans le Paris bourgeois, sur les domestiques et les salariés venus travailler dans les appartements. Certes les questions de la police orientent forcément vers l'entourage et les personnes ayant fréquenté récemment un appartement cambriolé. Mais le fait que l'on cite les noms des domestiques pour affirmer qu'on les voit mal commettre un délit peut aussi être une manière indirecte de les désigner... Ajoutons que dans ce quartier du Roule, la négligence semble être partagée par nombre de gens peu habitués à compter : on se promène en semant nombre de bijoux, porte-monnaie et pièces de fourrure dans divers lieux publics (le répertoire du commissaire a un nombre record de « pertes » déclarées), et les réceptions données laissent la porte ouverte à beaucoup d'aigrefins. Il se dégage à la lecture des procès-verbaux résumés une certaine insouciance dans le comportement des bourgeois de la capitale.
37Sans doute une étude plus approfondie, prenant en compte des échantillons plus étoffés, permettrait d'éclairer un peu plus le comportement des victimes. Mais, sur ce point, les résumés d'affaires présentés ici - les Tableaux d'arrestations et d'événements de la gendarmerie comme les Répertoires analytiques des commissariats de police - ne valent pas l'original : les procès verbaux d'enquête comme les témoignages sont certainement plus utiles sur ce plan. Cependant pour une approche sérielle des victimes, les sources proposées nous semblent incontournables, car elles seules autorisent une mesure d'ensemble des victimes, certes incomplète, mais toujours bien plus large que celle proposée par l'instance judiciaire. Leur utilisation montre également la nécessité d'étudier la victimation dans son contexte social et dans ses liens avec les auteurs du préjudice. L'intérêt d'une telle étude peut, en retour, conduire à s'interroger sur les analyses de la délinquance. Parler des victimes, c'est nécessairement insister sur l'importance de la notion de proximité entre les protagonistes des faits incriminés par la loi. Au-delà de la taxinomie juridique, on perçoit assez bien trois déviances différentes. Les atteintes à l'ordre public sont sans victimes et fournissent bien souvent - dans les enquêtes présentées ici - la majorité des personnes interpellées. Les conflits de personnes, quel que soit leur cadre (familial, professionnel, de voisinage, etc.) ou leur forme (atteintes aux personnes, mais aussi pour partie aux biens), apparaissent beaucoup moins en justice, car si leur résolution conduit à enfreindre la loi, il y a, dans ce cas, une grande tolérance dans l'opinion. Les victimes sont les plus visibles, au regard de la justice comme de la société, dans les comportements asociaux : prédations et agressions qui leur sont souvent liées. Le degré de présence des victimes dans les sources, comme l'indulgence ou la sévérité du jury criminel23 met assez bien en valeur ces trois niveaux différents de la criminalité. La victime est d'autant mieux reconnue - et se reconnaît comme telle - que le comportement dont elle est la cible est considéré comme un danger pour l'ensemble de la société.
38Jean-Claude Farcy
Notes de bas de page
1 Pour une vue d'ensemble de la victimologie cf. G. Filizzola et G. Lopez, Victimes et victimologie, Paris, PUF, Que sais-je ?, n° 3 040, 1995, 128 p. ; G. Lopez, Victimologie, Paris, Dalloz, 1997, 264 p.
2 R. Zauberman, P. Robert, du côté des victimes, un autre regard sur la délinquance, Paris, L'Harmattan, 1995, 295 p..
3 B. Mendelsohn, La victimologie. Une nouvelle branche de la science biopsychosociale, Revue internationale de criminologie et de police technique, X, 1956, n° 2, p. 95-109 ; voir également E.-A. Fattah, Le rôle de la victime dans le passage à l'acte : vers une approche dynamique du comportement délictuel, Revue internationale de criminologie et de police technique, XXVI, 1973, n° 2, p. 173-188.
4 Thème particulièrement développé par les sociologues américains, cf. G. Filizzola et G. Lopez, Victimes et victimologie, op. cit., p. 50.
5 Seulement 3 % des assassins jugés à Versailles au xixe siècle ont recours à la légitime défense d'après T. Geoffroy, Les assassinats commis en Seine-et-Oise et dans les Yvelines de 1811 à 1995, thèse, histoire du droit, Paris II, 1997, dact., p. 798-807. Dans la Gironde, on ne relève que deux cas de légitime défense avant 1832 : E. Burgaud, La criminalité jugée par la cour d'assises de la Gironde (1811-1914), thèse, histoire du droit, Bordeaux I, 1994, dact., p. 372.
6 Sur la mise en cause de la puissance paternelle et la répression des sévices à enfants, on lira J.-J. Yvorel, L'enfant, la puissance paternelle et le juge au xixe siècle, Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 28, 2e trimestre 1997, p. 17-31 ; La justice et les violences parentales à la veille de la loi de 1898, Le temps de l'histoire, 2 mai 1999, p. 15-45.
7 M. Catez, L'évolution de la criminalité et de la répression dans le Nord de 1815 à 1980, thèse, droit privé, Lille II, 1987, dact., p. 153.
8 G. Mickeler, La peine de mort et les travaux forcés à perpétuité devant la cour d'assises d'Eure-et-Loir (1811-1900), thèse pour le doctorat en droit, Paris-Saint-Maur, 1999, dact, p. 143, 430 et 519.
9 B. Desmars, La délinquance en Loire-Inférieure entre 1800 et 1830, thèse, histoire, Nantes, 1990, dact. Cette thèse est une des rares à aborder la question des victimes et de leurs rapports avec les prévenus. On se reportera, en particulier, aux analyses croisant les domiciles des deux catégories, p. 280-288 ; développement plus rapide à propos de la violence dans la thèse d'A. Pauquet, La société et les relations sociales en Berry au milieu du xixe siècle, Paris, L'Harmattan, 1998, p. 466-480.
10 F. Héritier, « Les matrices de l'intolérance et de la violence », in Séminaire de Françoise Héritier. De la violence II, Paris, Éditions Odile Jacob, 1999, p. 341.
11 M.-R. Santucci, Délinquance et répression au xixe siècle. L'exemple de l'Hérault, Paris, Economica, 1986, p. 316 ; voir également N. Arnaud-Duc, La discipline au quotidien. La justice correctionnelle dans la Provence aixoise du xixe siècle, Dijon, EUD, 1997, p. 176 et tableau p. 268. Le déclin du rôle des particuliers dans la saisine du tribunal va de pair avec le monopole du parquet : B. Schnapper, « L'action pénale, le ministère public et les associations : naissance et contestation d'un quasi-monopole (xixe-xxe siècles) », Archives de politique criminelle, n° 10, 1988, p. 19-34.
12 À titre d'exemple, on lira le plaidoyer argumenté de J. Collard, Victimes. Les oubliés de la justice, Paris, Stock, 1997, 240 p.
13 Elles ont, en outre, l'avantage - mais ce n'est pas ici notre propos - de présenter un spectre large des victimes, dépassant le cadre des infractions pénales, puisqu'on y trouve constats d'accidents de la circulation, d'incendies, de suicides, etc.
14 Nous nous permettons de renvoyer à deux articles exploitant cette source pour le département d'Eure-et-Loir : Incendies et incendiaires en Eure-et-Loir au xixe siècle, Revue d'histoire du xixe siècle. 1848. Révolutions et mutations au xixe siècle, 1996, n° 12, p. 17-29 ; Le suicide en Beauce, Sociétés et Représentations, juin 1998, p. 231 -253.
15 Sur les archives de la gendarmerie on attend avec impatience le Guide de recherches préparé sous la direction de J.-N. Luc.
16 Archives départementales d'Eure-et-Loir (ADEL), 4M 196.
17 La proportion de salariés agricoles est la même parmi les auteurs de bris de clôture et mutilation d'arbres.
18 J.-F. Tanguy, Le maintien de l'ordre public en Ille-et-Vilaine, 1870-1914, thèse de doctorat, histoire contemporaine, Rennes II, 1986, dact., p. 341-343 et 359-360.
19 Appelés ainsi et utilisés par P. Miquel, La main courante. Les archives indiscrètes de la police parisienne 1900-1945, Paris, Albin Michel, 1997, 379 p.
20 J. Bernat de Celis, Police et victimisation : réflexions autour d'une main-courante, Archives de politique criminelle, n° 6, 1983, p. 147-168.
21 Pour une description plus détaillée de cette source, sa critique et ses possibilités d'utilisation, on se reportera à notre article : Archives policières : les répertoires de procès-verbaux des commissariats parisiens, Recherches contemporaines, 2000, à paraître. Plusieurs maîtrises ont travaillé cette source. Parmi les plus récentes, on citera celle de Camille Terracol, Les registres des commissariats de police : une étude de la délinquance dans quatre quartiers de Paris en 1897 et 1898, Université de Paris IV, 1999, dact., 204 f° + annexes.
22 Par contre en matière de vols, les répertoires de commissariats analysés montrent parfaitement que les voleurs viennent souvent, quand ils sont reconnus ou interpellés, de quartiers éloignés.
23 À titre d'exemple, pour l'Eure-et-Loir, on lira avec intérêt la thèse de G. Mickeler, La peine de mort..., op. cit. Il montre parfaitement que la sévérité des jurés sanctionne les comportements asociaux, en particulier les assassinats commis par cupidité, alors que l'indulgence est nettement perceptible pour les crimes où la victime a été partie prenante d'un conflit déjà ancien, dans lequel la part des « responsabilités » peut être discutée.
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